Éditions Édouard Garand (p. 39-42).

XII


La route régionale qui va de Québec à la Malbaie est l’une des plus pittoresques qui se puisse trouver dans notre province. De la Baie St-Paul elle court sur le sommet des montagnes ; elle domine des paysages d’un grandiose émouvant. La vue embrasse des étendues immenses, tellement que l’horizon recule ; à certains endroits, on y voit la mer par delà des montagnes.

Établie sur ces montagnes, une population de cultivateurs y vit, qui, depuis de nombreuses générations, cultive avec amour le même coin de terre. L’élevage du mouton — l’agneau de Charlevoix est très apprécié sur les marchés, — l’élevage des dindons en sont les sources les plus payantes de revenus. Depuis quelques années, imitant l’exemple d’une compagnie établie à la Baie St-Paul, plusieurs se sont livrés à élever des renards argentés et avant peu d’années, le comté de Charlevoix pourra rivaliser sous ce rapport avec l’Île du Prince-Édouard.

La construction de la route régionale, en permettant aux automobilistes de faire ce trajet par les hauteurs jusqu’à la Malbaie, a contribué davantage à faire admirer la beauté de ces sites uniques.

En août, lorsque les moissons sont mûres, l’on aperçoit des côteaux entiers que l’incendie jadis a ravagés, découpés comme des damiers aux diverses couleurs. Les champs de blés alternent avec des champs de sarrasins et dévalent le long des pentes sur des distances de plusieurs milles.

Les habitations de pierre sont presque toutes enfouies dans le feuillage et presque toutes, conservent, à côté d’elles, le vieux four à pain de jadis.

La lumière était exceptionnellement belle et l’atmosphère éclaircie permettait de voir jusqu’au lointain recul de l’horizon.

Vêtu d’un pantalon blanc en flanelle, veston bleu, le feutre gris pâle aux revers blancs, Julien Daurey portait beau, ce jour-là, quand, le matin, il arriva devant l’hôtel chercher la compagne de son voyage.

Adèle avait revêtu la petite robe de jersey gris qu’elle avait la première fois qu’elle rencontra Julien.

Ils formaient un couple idéal. Les pensionnaires des Laurentides les regardèrent monter en voiture, les jeunes filles enviant le sort d’Adèle, les jeunes gens celui de Julien.

Mesurant près de six pieds, il la dépassait de toute la tête et d’un peu plus.

Il prit place au volant. Elle s’installa près lui. Ils saluèrent de la main leurs amis, puis, le moteur en marche, l’auto démarra dans un nuage de poussière. Comme un bolide, elle s’élança sur la route, qu’elle dévorait jusqu’à l’immense côte qui conduit au village. Elle la gravit comme en se jouant. Le moteur ronfla un peu plus fort, mais on sentait que cet escalade n’était qu’un jeu pour la puissante machine.

Une fois St-Hilarion franchi, ils prirent la route gravelée. Elle se déroulait devant eux, jaunâtre, décrivant des courbes, s’élevant ou s’abaissant, selon la nature du terrain.

L’auto filait lentement. Julien, tête nue, s’adonnait à la griserie du moment. Il exultait. Il était heureux, pleinement heureux. La jeunesse chantait en lui. De temps à autre, il se détournait vers la jeune fille, pour admirer la pureté de son profil. Elle souriait, heureuse, elle aussi…

Ils avaient toute la journée devant eux, une longue journée qui leur appartenait, à eux, à eux seuls, et qu’ils pourront employer à admirer des beautés que leur état d’âme présent rendait plus belles encore.

S’il est vrai que chaque paysage est un état d’âme, ils étaient doublement favorisés. Jeunes, beaux, ils pouvaient aller vers l’avenir et échafauder sur leur amour une vie magnifique. Ils ne songeaient pas à demain. L’instant, qui pourtant fuit si vite, leur suffisait.

— Quel rêve ! dit-il, une fois qu’ils eurent atteint une hauteur d’où l’on apercevait au loin, bien loin, par delà les cimes, la mer verte et bleue à la fois. Un paquebot géant, semblable dans ce lointain à un jouet d’enfant, rentrait de l’océan vers Québec.

L’auto arrêté, il descendit, cueillit quelques églantines au bord de la route, les piqua dans les cheveux d’Adèle, et son bras étendu dans un geste large, sembla prendre possession de tout ce que le regard embrassait. « Pouvoir admirer enfin ! pouvoir vibrer devant une nature grandiose ! Mais tout cela, Adèle, ce chef-d’œuvre d’harmonie, de lignes, de couleurs, n’est rien comparé à l’ivresse de vous voir. Vous voir ! c’est déjà du bonheur. Vous voir dans ce décor ! Vous avoir à soi, rien qu’à soi, c’est quelque chose de féerique comme un conte de Shéhérazade. »

— Vous êtes poète à vos heures, monsieur Gosselin ?

— Qui ne le serait pas à une heure pareille ?… Savez-vous, Adèle, quand je vois ces montagnes, là-bas, j’éprouve comme la hantise d’un mystère qui s’y cache ; je voudrais y pénétrer avec vous, violer leur solitude, découvrir leur secret…

Un camion, chargé de marchandises les dépassa qui vint interrompre leur causerie. Ils remontèrent en voiture.

— Êtes-vous peureuse, Adèle ?

— Oui ! Mais pas avec vous…

— Gagez-vous que vous allez avoir peur ?

— Je vous défie…

Il pressa sur la pédale à essence.

En peu de secondes, ils avaient dépassé le camion. Devant eux, un parcours assez étendu, le chemin s’étendait sans aucune courbe.

— Aimez-vous la vitesse ?

— J’en raffole.

— Regardez l’aiguille !

Il pesa davantage sur la pédale. L’auto s’élança comme prise de folie. Les clôtures fuyaient sans qu’on en put distinguer les piquets ; les poteaux de télégraphe se rapprochaient jusqu’à presque se toucher.

— Avez-vous peur ?

— Non !

Mais elle se serrait plus près de lui.

Il accentua la vitesse. Le moteur grondait, il trépignait de rage.

— 65… 66… 67… 68… 69… 70… 71…

L’air devenait plus vif. Fendu à une vitesse vertigineuse, il sifflait. Il frappait au visage.

— Henri ! Vous êtes fou ! Pas si vite !

Le compteur marquait 75 à l’heure.

Julien ralentit, juste assez tôt pour effectuer un tournant : il faillit capoter.

— Vous avez failli nous faire tuer !

— Où serait le mal ? Nous serions morts ensemble. Quelle plus belle mort pouvons-nous espérer ?

— Mais je ne veux pas mourir si tôt. Il y a tant de belles heures devant nous. Vous aimeriez mourir, vous ?

Le front du jeune homme se rembrunit.

— Oui ! dans quelques semaines. Mais avec vous, la mort me serait douce.

Ils approchaient de la Malbaie. À gauche, on voyait les deux lacs de Ste-Agnès, le grand et le petit, et, plus loin, des montagnes, toujours des montagnes pleines de mystères.

— C’est la première fois que vous allez à la Malbaie ?

— Oui. Vous ?

— Moi ? J’y ai déjà passé un été avec ma mère. Il y a trois ans de cela. J’avais 20 ans, alors. Voyez-vous ce lac ? J’ai campé durant trois jours sur ses bords.

Il se raidit contre une pensée désagréable. Il était jaloux, jaloux du passé de la jeune fille. Il aurait voulu être le premier dans sa vie.

— Et cela vous rappelle des souvenirs ?

— Beaucoup de souvenirs !

— Agréables ?

— Un peu, mais ils sont effacés par le présent.

Elle voulut lui conter que ce matin-là elle avait engagé un flirt avec un médecin de Montréal qui y avait passé quinze jours de vacances et qui, par la suite, revenait périodiquement y passer les fins de semaines. Il l’en empêcha. Il n’aimait pas entendre parler du temps où il ne comptait pas pour elle. La vie commençait de cet été.

— Voulez-vous, Adèle, vous ne me parlerez jamais de votre passé. Je ne tiens pas à savoir qui vous êtes, ce que vous avez été, les aventures que vous avez vécues. Je ne vous parle jamais de mon passé, moi ! Faites de même. Je suis jaloux ! Je vous l’ai déjà dit et ma jalousie, pour employer un terme légal, a un effet rétroactif.

Ce silence, qu’elle avait observé chez le jeune homme pour tout ce qui le concernait, l’avait intriguée depuis les débuts de leurs relations. Souventes fois, elle aurait voulu l’interroger, percer le voile qui recouvrait les événements antérieurs à leur rencontre. Jamais, elle ne l’avait osé. Qui était-il ? Que faisait-il ? Quelles étaient ses relations, ses occupations, sa fortune, elle l’ignorait totalement. Elle savait qu’il était « Lui », qu’elle l’aimait et qu’elle l’aimerait toujours. Elle l’avait même confié à Thérèse, la veille. « Jamais, lui avait-elle dit, je n’en aimerai ni en épouserai un autre », advienne que pourra. Jamais il ne pourra m’être indifférent.

Cela n’empêchait pas sa curiosité féminine d’être en éveil. Rien dans les propos du jeune homme n’ouvrait la moindre perspective.

L’occasion lui semblait propice à une question à poser. Il lui avoua simplement qu’il était avocat, indépendant de fortune, et qu’elle était la première jeune fille qui eut existé pour lui.

Elle insista.

Les yeux gris reprirent leur couleur d’acier ; ils brillèrent à nouveau de cette petite flamme qui lui avait fait peur, une fois, à bord du train.

La voix redevint métallique, rauque, dure, et les traits sur la figure se figèrent.

— Adèle ! si vous voulez me faire plaisir, ne me questionnez plus sur ce sujet. D’ailleurs, vous en savez assez sur moi ; il y a quelque chose de mort que je ne veux pas déterrer.

Elle comprit qu’il y a avait un drame secret et sa curiosité s’en aviva davantage ; elle se pressa plus près de lui et, câline, ensorceleuse :

— Racontez-moi tout, Henri. Je voudrais tout connaître de vous, prendre ma part à vos douleurs, si vous en avez.

Il se retourna vers elle, lui prit le poignet, qu’il serra à briser et la voix étranglée :

— Adèle, je vous ai dit de ne plus me parler de cela ! Que vous importe mon passé.

Et une expression de souffrance si intense couvrit ses traits, qu’elle n’osa plus remuer ses souvenirs qu’elle pressentait douloureux.

Ils étaient rendus au village et longeaient la petite rivière. Sur ses bords, des maisons étaient bâties qui s’y reflétaient.

— Où va-t-on luncher ? demanda-t-il. Je vous fais mon cicerone. Vous connaissez mieux cet endroit que moi.

— Nous irons à la Pointe-au-Pic, si vous voulez. Nous dînerons au Château et nous souperons au Manoir. Cela vous va ?

— Vos désirs me sont des ordres.

Quelques instants après, l’auto stoppa devant le Château Murray.

En pénétrant dans la salle à manger, Julien lit rapidement le tour des personnes présentes, de crainte d’y rencontrer des connaissances qui auraient dévoilé sa véritable identité. Heureusement, il ne connaissait personne.

Après dîner, il demanda à Adèle s’il y avait quelques promenades intéressantes à faire dans les alentours.

— Nous pouvons visiter les trois villages : La Malbaie, la Pointe-au-Pic et le Cap-à-l’Aigle.

Ils sautèrent dans l’auto, gravirent le Boulevard où s’échelonnent les somptueuses résidences des millionnaires américains et canadiens qui y passent les mois d’été. Ils retournèrent à la Malbaie, gravirent le Cap-à- l’Aigle, admirèrent les panoramas grandioses que l’on y aperçoit d’un peu partout.

— Si vous le voulez, monsieur Grosselin, nous prendrons le thé au Manoir et nous retournerons de clarté.

— À vos ordres, toujours.

Le fait de songer que cette promenade rappelait à sa compagne des souvenirs où il n’était pour rien lui gâta un peu son plaisir. Il n’était pas fâché d’abréger son voyage.

Il visita le Manoir, son jeu de golf, ses pelouses, ses coins charmeurs, véritables sentiers d’amoureux, y sirota une tasse de thé, aux sons d’une valse langoureuse, et repartit pour les Éboulements à l’heure où le soleil, commençant à décliner, embrasse êtres et choses dans une lumière plus tendre.