Édouard Garand (p. 21-23).

IX


Dès neuf heures moins vingt, les étudiants commencèrent à manifester leur impatience.

Ils étaient à peu près 160, les trois années de droit et de notariat, étant réunis pour le cours de droit civil.

Le professeur expliquait le chapitre des servitudes. Cela ne les intéressait plus depuis qu’un papier, annonçant une assemblée, venait de circuler de main en main.

On était au début des élections de la faculté. Les candidatures s’ébauchaient.

Jean Morin, la veille au soir, avait annoncé à ses amis qu’il se portait candidat à la présidence. Ce matin, sur les murs du grand corridor au rez-de-chaussée, son manifeste affiché à trois endroits faisait les frais de la conversation.

Morin, officier dans l’ancien conseil, assumait la responsabilité de ses actes. Il était chef de groupe. On chuchotait que l’élection se ferait entre deux clans, que les candidats aux diverses charges formeraient deux « tickets ».

Qui viendrait contre Morin ? Jusqu’ici aucun opposant ne s’était affirmé. On se doutait, par ses activités, que Jules Mercier qui n’aimait pas Morin — pour quelle raison, personne ne le savait — aurait un adversaire à lui opposer personnellement, ainsi qu’à ses candidats.

C’était lui l’auteur du billet.

Des frottements de pieds contre le parquet se firent entendre. Une voix cria : « Assemblée » !

— Assemblée, répétèrent d’autres voix en chœur. Le professeur fit un signe de la main pour rétablir le silence, acheva sa démonstration, et, complaisamment abrégea son cours.

Jules Mercier se leva de son siège, descendit l’allée jusqu’à la chaire, gravit les gradins, et demanda, pour légaliser l’assemblée, d’élire un président.

On choisit un confrère de troisième qui, avec la dignité qui incombait à ses fonctions, déclara les délibérations ouvertes.

Mercier commença donc son petit discours.

Morin représentait l’ancien conseil. L’élire à la présidence, c’était approuver les actes de cet ancien conseil. Ce qu’il ne fallait pas. Dans la personne de son ami, Fabien Picard, étudiant en notariat de deuxième année, il avait trouvé un candidat idéal, et par le fait, un futur président idéal : bel orateur, dévoué à ses amis, prêt à rendre service à tous sans ménager ses efforts, et en même temps capable de représenter dignement la faculté chaque fois que l’occasion se présentera.

On connaissait peu Fabien Picard, sauf ceux de son entourage immédiat. Travaillant de nuit au bureau de poste, il n’avait jusqu’ici paru qu’à très peu de manifestations universitaires. Il fréquentait bien certains salons, se permettait quelques parties de théâtre avec des jeunes filles, mais on le voyait rarement aux vrais fêtes d’étudiants où dans la fumée des cigarettes et des pipes, et autour d’un bock de bière, on s’échauffe pour des sujets politiques et littéraires…

On savait qu’aux dernières élections provinciales, il s’était mêlé de la lutte dans son comté. Quand à juger de ses talents et de ses capacités oratoires il fallait auparavant le voir à l’œuvre.

L’auditoire le plus difficile à contenter est un auditoire d’étudiants, surtout quand c’est un étudiant qui parle. Imaginez 160 jeunes gens, égaux par l’âge et l’instruction, et qui sont là, épiant la moindre faute, prêt à faire jaillir comme une pluie d’étincelles, les interruptions et les commentaires.

Acclamé par les siens, Fabien Picard se dirigea vers la chaire du professeur.

De son séjour d’au-delà d’un an à la ville, il avait acquis le souci de l’élégance. Cependant, un observateur avisé, aurait pu constater qu’il y avait encore un peu de paysan en lui, et qu’il lui manquait ce je ne sais quoi d’indéfinissable qui fait l’homme véritablement chic.

« Monsieur le président, commence-t-il, monsieur le président, mes chers confrères ». La voix était bien posée, grave, une belle voix de baryton. Il était sur de lui-même, improvisait avec facilité, regardait ses auditeurs bien en face, pointait ses gestes vers ceux qu’il visait, quand il dénonçait l’ingérence et l’insignifiance de l’ancien conseil.

L’effet fut favorable. On l’écouta avec attention, avec bienveillance, même avec enthousiasme quand, dans une envolée oratoire, il décrivit le rôle social de la jeunesse étudiante, aristocratie intellectuelle de demain. Les paris commencèrent à s’engager sur le succès de sa campagne, il eut des partisans comme il eut ses adversaires, et le grand couloir du rez de chaussée fut le témoin, avant le départ pour le bureau, de discussions fort animées.

La lutte dura une semaine. Les assemblées avaient lieu après chaque cour et chaque soir.

Le jour de la votation. Jules Mercier mobilisa son auto et avec l’aide de quelques amis, fit tant et si bien que son candidat l’emporta haut la main.

Fabien Picard devint le président du conseil de régie des étudiants en droit de l’Université de Montréal.

Il émergeait tout à coup de la foule, devenait un personnage dans son milieu.

Le soir la Presse et la Patrie publiait son portrait en première page.

Première ascension vers le succès !

Fabien se félicita de sa victoire et, soit calcul, ou besoin d’être seul pour savourer mieux ce triomphe, présage d’autres plus grands, il refusa toutes les invitations qui l’assaillaient et s’enferma dans sa chambre.

Confortablement installé dans un fauteuil, les pieds étendus sur une chaise, il se laissa bercer par le rêve et édifia pour l’avenir les projets les plus ambitieux comme les plus fantastiques.

À la vérité, Fabien Picard était encore dépaysé au milieu du brouhaha de la grande ville. On n’est pas, s’il est permis d’employer ce terme, le résidu de générations et de générations de terriens, dont l’existence toute entière s’est écoulée dans le labeur ardu de faire rendre à la terre le centuple de ce qu’ils y déposaient, sans garder au fond de soi, des caractéristiques ataviques. Malgré lui, à certaines heures, le paysan perçait au travers de l’écorce du citadin, et il en souffrait tout le premier.

Orgueilleux, vaniteux plutôt, il aurait voulu, dans le milieu adopté comme le sien, faire converger vers sa personnalité, l’attention et l’intérêt.

Fabien Picard « étudiant en notariat » n’était rien que cela. Il passait inaperçu ou presque, dans les salons, où, avec l’adresse de l’arriviste, il se faufilait.

Depuis longtemps, il rêvait les honneurs. Quel plus grand honneur que d’être le premier d’entre ses confrères, leur représentant, celui, qui, dans les grandes circonstances, incarnerait l’entière faculté de droit.

Jules Mercier ne fut que l’instrument. Il lui avait laisser voir ses intentions et entendre qu’il fallait mieux que sa candidature semblât venir d’ailleurs.

Mieux valait que, poussé par ses confrères, il eut l’air de céder à leur pression.

Depuis tout à l’heure qu’il est rentré, après avoir cheminé rue Ste-Catherine, la tête haute, fier comme un paladin antique, s’imaginant que les passants en le voyant, se disaient : « C’est lui, » il se grisait intérieurement, lisant et relisant dans les journaux ce qu’on disait de lui, l’abrégé que l’on donnait de sa courte carrière, avec l’énumération de ses succès collégiaux.

Il regardait son portrait, puis marchait vers la glace de son bureau, où il se contemplait, s’étudiait et se souriait.

On frappa à la porte.

C’était la maîtresse de maison, l’avertissant qu’on le demandait au téléphone.

« La troisième fois depuis que je suis entré. » songea-t-il.

Les pouces dans les entournures de son gilet, il descendit en sifflant.

Il reconnut de suite la voix au bout du fil.

Lucille Mercier le félicitait, et l’invitait à un party chez elle, le samedi suivant, en son honneur.

Pour la forme, et pour le plaisir de la voir insister, se croyant déjà important, il se récusa d’abord, alléguant un autre engagement. Enfin, il accepta.

De retour à sa chambre, il regarda de nouveau sa photo, se contempla de nouveau dans la glace.

L’invitation le laissa perplexe. On devait souper au dehors. Il n’avait pas d’habit de soirée. En emprunter un ! À qui ? D’autant plus que son prestige en souffrirait. En louer un ! Il consulta ses finances. Il avait en poche $3.85 Cela coûte $5.00 un habit.

Une ressource lui restait. Faire appel aux finances paternelles. Le mois ne faisait que commencer. Les élections lui avaient coûté cher et comme Cyrano, il pouvait s’écrier : « Pension paternelle, en un jour tu vécus ! »

Il s’assit donc à sa table, découpa aux ciseaux, l’article du journal, le conservant, et raconta à son père par le menu, les diverses péripéties de sa campagne. Il savait frapper juste. En flattant l’orgueil paternel, il atténuait ce qu’avait de pénible pour le brave cultivateur de St-Chose, les déliements des cordons de sa bourse. Il lui mandait, avec toutes les précautions oratoires voulues, que l’honneur à lui conféré, entraînerait des dépenses extraordinaires. qu’il devait se produire dans le monde, qu’il lui fallait pour cela un habit de gala, et qu’un chèque de cent dollars serait pour son gousset ce qu’est une pluie bienfaisante pour une terre desséchée.

Les yeux clos, il évoqua devant lui, l’image de son père. Il vit sa joie en apprenant l’heureuse nouvelle comme aussi sa grimace de mécontentement à la fin de la lettre. Mais il savait qu’elle ne durerait pas, il savait que le père serait fier de voir son fils faire sa trouée, se hisser de par ses propres forces vers les sommets, et partout faire rejaillir sur lui un peu de la gloire qui était sienne.

En post scriptum, il ajouta :

« J’irai à St-Chose le mois prochain.”

Il voulait s’exhiber devant ses co-paroissiens et leur conter ce qu’il était devenu : César, le grand César, le maître du monde ne considérait-il pas, plus important d’être le premier dans un petit village que le second à Rome ?

Or lui, il était le premier d’entre ceux de son monde, le premier dans sa sphère d’activités. N’avait-il pas raison de s’enorgueillir ?

Il découpa un autre extrait de journal. Celui-là, il le destina à une jeune fille dont il gardait encore sur les lèvres le goût d’un baiser dérobé un soir doux de septembre. Et voilà qu’il s’attendrit. Voilà que sous sa plume, au fur et à mesure qu’il écrit, les phrases se font plus sentimentales, plus tendres. Cela lui fait du bien que de vider son cœur.

Il évoque Suzanne, ses yeux candides, ses lèvres rouges comme une framboise mure, sa taille souple, et jusqu’à la légèreté de sa démarche.

Il a hâte de la voir et il le lui écrit à elle aussi, il annonce son prochain voyage à St-Chose.

Il devine qu’elle va l’attendre. Il vit, par anticipation la soirée qu’il passera en sa compagnie, à lui faire part de sa vie, à lui raconter son existence quotidienne, déroulant devant elle, toute la féerie d’un monde inconnu.