Édouard Garand (p. 7-9).

II


Le « Manoir Bienville », avec ses pavillons flanqués de tourelles, ses galeries immenses, ses vérandas ensoleillés peut rivaliser pour l’élégance et le confort avec n’importe quel établissement des « summer resorts » du continent. Situé sur une pointe, il fait face au Lac-aux-Grenouilles, avec, dans le fond, comme décor, la silhouette imposante du Mont-Vert. Son jeu de golf, ses jardins aux allées sinueuses qu’ombragent les peupliers, les sapins ou les érables, sa plage de sable fin, doux comme une caresse aux pieds qui le foulent, son lac aux eaux claires et bleues avec les rivières qui l’alimentent et qu’on peut remonter en canot jusqu’aux forêts prochaines en font le rendez-vous de la jeunesse élégante de Montréal ou de Québec comme celui des hommes d’affaires qui s’y ruent aux fins de semaine.

Devant la vogue de plus en plus grandissante de son établissement, Monsieur Johnson avait ajouter une aile nouvelle. Salons et salles diverses de réceptions occupaient tout le rez de chaussée. Les étages supérieurs ne contenaient pas moins de 140 chambres pourvues des dernières commodités avec eau courante partout chaude et froide.

Communiquant avec la grande salle de réception une pièce attenait toute imprégnée d’une atmosphère de terroir, plafond bas aux poutres de pin équarries à la grand’hache ; immenses foyers de pierre ; catalognes aux couleurs vives étendues sur le plancher ; meubles rustiques. Le maître avait gardé le souci de la couleur locale. Dans le but de fournir à ses hôtes habituels un spectacle dont ils n’étaient pas coutumiers, il avait mobilisé les violoneux des alentours et convié pour le grand bal du soir toute la population de Jeanville et de Saint-Chose. Séraphin Johnson voulait faire de cette inauguration officielle une date dans les annales mondaines et sportives.

* * *

Vers quatre heures de l’après-midi, un touring, une puissante Lasalle, stoppa devant la demeure des Picard. Deux personnes en descendirent, un jeune homme et une jeune fille.

Fabien qui les attendait se porta au devant des visiteurs, les deux mains tendues. En face de la jeune fille, la timidité l’arrêta brusquement et fit rougir son front sous l’impulsion du sang.

— Mon ami Fabien Picard… ma sœur Lucille, présenta le jeune homme.

— Mon frère m’a si souvent parlé de vous que je suis heureuse de vous connaître.

— Eh ! moi ! Donc !

Spontanés, les mots avaient jailli des lèvres.

— Vous nous restez à souper, offrit-il ?

— Impossible, nous avons rendez-vous au Manoir avec des amis. Nous venons te cueillir au passage.

— Un instant, je suis à vous… Papa, c’est mon ami Mercier avec sa sœur. Le cultivateur essuya la paume de sa main sur le revers de son habit et la tendit toute grande.

— Comme cela, vous étiez dans la même classe que Fabien ?

— Oui… Mais il me battait aux examens… c’est joli chez vous.

Flatté d’entendre louanger sa place, le bonhomme se rengorgea.

— Vous avez raison, monsieur. C’est de la bonne terre… pis de la bonne terre et si mon garçon veut…

— A-t-il l’intention de s’y établir ?

— C’est bien ce que je voudrais. Voyez-vous, monsieur, un habitant qui est instruit, aujourd’hui, c’est un vrai seigneur… La voix de Fabien l’interrompit dans la conférence commencée et qu’il débitait à tout venant.

— Je suis prêt… Papa, tu vas nous excuser, Jules ne peut pas faire attendre ses amis.

Intérieurement, il n’était pas fâché du refus d’acquiescer à son invitation. Cette grande jeune fille élégante et fière l’intimidait, et à cause d’une sorte de vanité mal placée, il aurait eu honte de la recevoir chez lui, dans ce milieu fruste de paysans.

* * *

Lorsque Cendrillon, clandestinement, gagna le bal où la révélation du Prince Charmant s’offrit à son cœur, elle était bien émue. Mais Suzanne Germain à la veille de se rendre au Manoir était encore plus émue qu’elle. Dès midi, à tout instant, tant sa hâte était grande, elle regardait l’horloge et s’étonnait de la marche trop lente des aiguilles.

Les heures qui la séparaient de l’événement lui semblaient un rideau posé devant l’Inconnu et qu’il lui tardait de voir lever.

Sa toilette terminée, à peine écouta-t-elle les recommandations maternelles, toute entière au plaisir que déjà elle savourait. Ses rêves, ces derniers jours, s’étaient précisés. Souventes fois dans son imagination, la silhouette s’était dressée de son voisin, et déjà, elle commençait à chérir cette image.

Ce soir, il sera là, Luc.

Que faut-il de plus pour faire battre follement un cœur de dix-huit ans ?

— Ils vont avoir beaucoup de plaisir ce soir, dit Marie Bourdon, à sa mère.

— Où ça ?

— Au Lac. Beaucoup de monde, de la belle musique, de la belle danse…

— Tu aimerais y aller… Console-toi, ma petite. C’est bien moins drôle que tu ne l’imagines. Ces fêtes-là, de loin, paraissent amusantes, puis quand on y assiste, la plupart du temps on s’ennuie.

Marie ne confia pas que peut-être quelqu’un y serait, quelqu’un dont la force tranquille l’avait depuis longtemps séduite. Et s’il y était… aidé par les circonstances, il découvrirait peut-être le secret de sa vie à elle et tout l’amour profond dont il était l’objet. Devant ses yeux passa comme une vision, le mâle visage d’Hubert Desroches. Elle le voyait de sa démarche un peu lourde, s’avancer vers elle, lui tendre la main… Mais à quoi bon s’abandonner à ces espoirs ? À quoi bon caresser cette chimère ? Hubert ne savait pas, ne saurait jamais, et même s’il savait… L’ennui mélancolique des heures solitaires distilla dans ses membres, dans le sang de ses artères, et jusque dans son cerveau, l’ivresse lourde de l’abattement.

Durant des heures, elle laissa courir sur le piano ses doigts diaphanes, ses longs doigts de musicienne et qui déjà, gardaient la trace des morsures de l’aiguille. Puis, lasse, elle monta à sa chambre, se dévêtit, se coucha.

Et sur la blancheur de l’oreiller, des larmes, en tombant, firent de petits ronds bleus.

* * *

— Ma foi, Monsieur Hubert, on dirait d’un vrai monsieur de la ville. Vous allez tourner la tête à toutes les petites filles, dit Taillon, en riant largement, ce qui faisait ressortir davantage les trous noirs que l’absence de dents creusait dans sa bouche.

— Tu crois ?

— J’en suis sûr. C’est-y le temps d’atteler ?

— Oui.

En effet, Hubert Desroches ce soir-là, portait beau parce que dans son regard, il y avait la détermination de ceux qui partent pour une conquête, et ne doutent pas d’eux-mêmes.

La foule envahit les vérandas, les pelouses, les salons.

Seuls quelques couples s’attardent dans la salle à manger d’où parviennent, assourdis, les accords de l’orchestre.

Le soleil, en s’abîmant, ensanglante le lac que des canots sillonnent. Il en sort des éclats de rire, des bribes de chansons, et, parfois, très faibles, des bruits de baisers. Dans un espace aménagé à cet effet, des autos sont parqués. Il y en a de toutes marques, de toutes catégories, depuis le Chevrolet et le Ford, jusqu’au Lincoln, au Packard, au Rolls-Royce.

Plus loin, face à face, à une immense barre que soutiennent des piliers, des chevaux stationnent, la tête basse, mornes, paisibles par l’habitude qu’ils ont des attentes prolongées.

* * *

Le jour baisse de plus en plus. Des lueurs de tantôt, qui, par-delà les montagnes violettes barraient l’horizon de pourpre et d’orange, aucunes ne subsistent. La noirceur submerge la terre.

Mais bientôt des lanternes innombrables lui livrent assaut, la transpercent, la chassent. Les taillis, les bosquets, les arbres, les galeries s’illuminent de rouge, de bleu, de vert, des pétards éclatent, des fusées trouent l’air en sifflant, et des pluies de lumière tombent du ciel noir. Le feu d’artifice bat son plein.

Après que la dernière gerbe de feu eut fini de monter, les invités font irruption dans la grande salle de l’annexe. Suzanne, perdue dans cette foule, suit son frère qu’elle tient par le bras. Elle cherche, parmi tant d’inconnus, celui pour lequel elle est venue, et ne le trouve pas. Des hommes au passage, jette sur elle des regards lourds de désirs. Certains, trop insistants, la font rougir, effarouchent sa pudeur.

L’orchestre attaque un air de valse. Le frou frou des robes, le frottement des souliers sur le parquet ciré accompagnent en sourdine la voix des violons et des cuivres. Hommes, femmes, jeunes gens, jeunes filles, enlacés par couples, évoluent dans la pièce.

Au fond de la salle, un escalier monumental conduit à une galerie en forme de jubé.

Suzanne y entraîne Ernest.

Les deux mains appuyées à la balustrade, les yeux agrandis, elle regarde.

Tout à coup, elle tressaille.

C’est lui, c’est bien lui là-bas, qui danse éperdument, la figure épanouie de bonheur. Elle observe sa compagne ; elle la détaille, elle admire sa grâce, sa souplesse, son élégance.

Et de la voir tout près de Fabien, de constater que sa joue frôle presque sa joue, lui cause une sensation de douleur, un serrement à la gorge et comme une sorte d’étourdissement.

Elle reconnaît la jeune fille entrevue cet après-midi. Une tristesse l’envahit de songer qu’elle est si belle, si riche, si instruite.

Elle, pauvre fille des champs, n’a pour trésor que sa jeunesse, et dans sa poitrine un cœur qui bat bien fort, un cœur capable de tous les dévouements.

Pourquoi n’est-elle pas demeurée à la maison ? Ses illusions, ses chères illusions tant caressées seraient intactes. S’il n’y avait pas tant de monde, elle pleurerait.

Deux jeunes gens que des libations trop copieuses ont éméchés, la dévisagent sans vergogne.

— Vous ne dansez pas la belle, dit l’un d’eux.

Elle ne répond rien et ses épaules frissonnent dans un mouvement instinctif de répulsion.

L’autre s’enhardit, essaie de lui prendre la main.

Épeurée, elle se retourne. Où donc est son frère ? Elle l’aperçoit plus loin, veut l’appeler, hésite, puis n’ose, de crainte d’un scandale.

— Bonsoir Suzanne, fait une voix. C’est Hubert Desroches, qui, discrètement, l’a suivie, comme un chevalier servant.

— Ces messieurs désirent, demanda-t-il aux jeunes gens ?

Ceux-ci l’examinent. À la naissance du front, un pli s’est creusé qui ne présage rien de bon.

La taille est imposante, le poing qui est serré, prêt à frapper, doit être dur quand il s’abat.

— Excusez-nous. On s’était trompé.

Hubert voit deux yeux levés vers lui qui disent leur reconnaissance.

— Venez-vous dans l’autre salle, Suzanne. Là, on pourra danser à notre aise.

— Je veux bien.

Ils traversent la foule des danseurs dont les épaules se trémoussent au rythme endiablé d’un fox trot hystérique. Ils semblent de loin une mer humaine qui oscille avec des mouvements de vagues brisées et courtes.

Dans la salle canadienne, le « Salon Frontenac » l’assistance pour être moins brillante et moins nombreuse ne s’en amuse qu’avec plus d’entrain.

Des violoneux, des joueurs d’accordéon font les frais de la musique.

— Un quadrille annonce le « calleur ».

— Vous dansez, Suzanne, demande Hubert. Les violons grincent, les pieds se déplacent, les mains en cadence battent la mesure.

Entière à son plaisir, Suzanne se laisse enlever de terre, oubliant qu’elle est venue pour l’autre… là-bas.

* * *

Depuis deux heures, minuit est chose du passé.

— Nous te reconduisons propose Jules Mercier à son ami.

Mais celui-ci, malgré le désir qu’il éprouve de refaire, avec Lucille, qui déjà l’ensorcelle, le trajet du retour, décline l’invitation.

Il a vu Suzanne tantôt et, pour la première fois, il s’est rendu compte que sa voisine est jolie, agréable à regarder et tout à fait désirable. Elle n’est plus la petite fille de jadis. Sa féminité, comme une révélation, vient de lui apparaître.

— Merci. Je retourne avec mes voisins. Dimanche, je reviendrai passer la journée avec vous.

* * *

La lune dans son manteau bleu que les clous d’or des étoiles piquent au ciel, se prélasse coquettement.

Dans la voiture qui la ramène au pas tranquille et lent du cheval, Suzanne, les yeux clos, se laisse griser à la voix de Fabien que la nuit a fait sentimental, et qui la berce de paroles douces… douces comme des caresses.