Édouard Garand (p. 3-7).



I


Dans le matin clair, un coq chanta.

Vibrant et net, le cri, trouant l’espace, pénétra dans la chambre de Suzanne.

Éveillée par le cocorico, elle s’étira, frotta ses paupières du revers de la main, et, passant ses doigts souples dans son opulente chevelure noire, elle la rejeta en arrière par delà les oreilles. Les cheveux recouvrirent le cou et s’épandirent sur les épaules que l’échancrure de la camisole laissait deviner potelées et rondes.

Le contour des meubles se dessinait dans la lumière.

Jetés la veille sur une chaise, les vêtements, légers, flous et mols, gardaient encore dans leurs plis un peu des formes qu’ils épousaient. Suzanne se leva, enfila son jupon, et, pieds nus, se dirigea vers la fenêtre.

La paume des mains appuyée sur le châssis, le buste au dehors, tendu comme une offrande au jour naissant, elle regarda la cour où grouillait, comme dans un fourmillement sourd, la vie des bêtes et des choses.

Le chien, accroupi sur le sol, s’allongeait avec volupté, le museau entre les pattes. Les poules caquetaient, piaillaient, picoraient, et les vaches tassées à la barrière, dans l’attente de la traite, regardaient vers l’étable, de leurs grands yeux mélancoliques et ternes.

Au milieu, une charrue reposait, le soc en l’air. Un coq se hissa sur les mancherons, le même qui avait chanté tantôt. Il s’enfla la poitrine, et, dressé sur ses ergots, la crête pointée vers l’azur, lança éperdument son appel claironnant. De plus loin, un autre répondit, puis un autre. Des aboiements de chiens, les uns nets et proches, d’autres lointains et sourds ; des hennissements de chevaux auxquels se mêlèrent les bruits confus de la nature au réveil, s’unirent ensemble : harmonie profonde et vaste, salut matinal de la création.

Suzanne respira plus profondément. L’air qu’elle buvait, s’engouffrait dans sa poitrine en la dilatant. Dans chacun de ses membres, la jeunesse distillait la joie de vivre. Elle venait d’atteindre sa dix-huitième année.

L’ovale de son visage rappelait les madones raphaéliques. Ses traits, empreints de candeur et de naïveté, gardaient aussi un peu de malice et d’espièglerie enfantine. Semblable à de petits charbons, les yeux noirs brillaient sous les cils ténus. Son nez aux narines mobiles avait un léger retroussis et ses lèvres fines creusaient, quand elle riait, des fossettes dans les joues.

Si la vie de la ferme, la vue « des bêtes innocentes qui n’ont pas à cacher les choses qu’elles font », comme dit Rostand, l’avait instruite des mystères sexuels, la pureté de son cœur était intacte, et malgré son exubérance juvénile, jamais une pensée ne lui était venue, jamais un désir ne l’avait effleurée qui aurait pu ternir l’éclat de son regard, ou soulever sa gorge de trouble émotion.

De l’amour, elle ne connaissait que le prélude : une langueur mal définie, un émoi mélancolique et tendre, qui, à certaines heures, s’empare de l’être ; le besoin de se dévouer, de verser sur autrui des trésors accumulés de tendresse et d’affection, et aussi, celui de rire, de pleurer, de chanter tout à la fois, sans savoir pour quelle cause.

Elle vivait dans une attente, celle du grand événement, de la révélation fulgurante qui déchirerait dans son âme et dans son cœur, le voile de son enfance, pour y faire rayonner dans toute sa poésie le rêve lumineux de sa jeunesse. Qui autour d’elle ou au dehors incarnerait cet idéal mystérieux ? Elle l’ignorait, pressentant seulement sa venue, et qu’il riverait sa vie à la sienne, indissolublement. C’est pourquoi, ce matin-là, elle trouvait dans l’air, une langueur qui la grisait, et, quand elle aperçut un homme, jeune comme elle, et qui avait partagé jadis ses amusements de petite fille, elle sourit, porta la main à sa bouche pour l’étendre vers lui dans un baiser qu’il ne vit pas… Puis, fredonnant un air gai de chanson, elle se vêtit, et, légère, accorte, ses pieds touchant à peine terre, elle descendit à la cuisine, où l’ouvrage l’attendait.

* * *

Depuis deux semaines, Fabien Picard, laissant le collège avec le titre de bachelier ès-arts, avait réintégré la maison paternelle. S’il conservait encore la vitalité et la force qu’une longue ascendance paysanne lui avait transmises, il avait acquis, par le frottement des années d’études, une affinité plus grande dans les traits et dans la démarche. Il était grand, élancé, nerveux. Les yeux bleus, très doux, manquaient cependant d’énergie. Par contre, le nez droit, le menton carré dénotaient l’entêtement.

Vingt ans à peine ! Premier de classe depuis ses éléments latins, sympathique, robuste, il résumait sur sa tête toute l’ambition de son père Ignace Picard.

Les Picard, depuis quatre générations, exploitaient la terre voisine des Germain. Le sol était riche, la maison cossue, les bâtiments prospères des récoltes engrangées et des bêtes qu’ils abritaient.

L’aîné des deux fils devait se marier sous peu et s’établir à Jeanville. Aussi, le père Ignace comptait sur Fabien pour perpétuer la tradition. Il aurait voulu, avec lui, voir le nom glorifié. Déjà, il le voyait maire de la paroisse, préfet du comté, et, qui sait ? peut-être un jour ministre !… N’avait-il pas tout ce qu’il faut pour réussir : avantages physiques, intellectuels, matériels ? Y a-t-il une profession plus noble que celle de cultivateur ?

Mais le fils en avait décidé autrement. S’enliser dans ce pays de culture pour la satisfaction puérile d’être un grand homme dans un petit village ! Non ! Pas cela ! Il voulait exercer ses talents sur une scène plus vaste. Quels étaient ses projets ? Lui-même ne le savait pas bien : ils étaient encore à l’état d’ébauche. Il voulait une existence remplie, fertile en événements, en rapport avec le siècle de frénésie et de lutte où il vivait.

* * *

Du haut du clocher grêle, que la rouille a jauni, l’Angelus tinta. Lentement, les notes espacées tombèrent, et le calme, le grand calme des midis d’été, étendit sur le village et la paroisse de Saint-Chose, son manteau feutré. Sur les enclumes de la forge, les marteaux cessèrent de retentir et la scierie où tout à l’heure grinçaient et geignaient les billots sous la morsure des dents d’acier s’emplit de silence morne.

Sur le seuil des tambours adossés aux maisons, les hommes se débarbouillaient la figure qu’ils frictionnaient de leurs larges mains. Où l’effort creusait sa grimace, le contentement rayonnait du repas prochain. Par les fenêtres des maisons et les portes grandes ouvertes, des exhalaisons s’échappaient qui creusaient l’appétit, humectaient les palais : odeurs diverses, fumets délicieux aux narines, de la soupe chantant dans les casseroles, du lard rôti dans les poêles, des fèves dorées cuites dans le four.

* * *

Autour d’une table carrée qu’un ciré à ramages recouvrait en guise de nappe, les membres de la famille Germain étaient attablés pour le dîner. À l’extrémité, près de la fenêtre, le père Cyrille occupait sa place habituelle. C’était un homme trapu, noueux et solide, et qui faisait songer à ces épinettes bâtardes qui s’arcboutent au sol de leurs racines torses et de leurs branches inférieures. Et, comme elles, la terre le tenait attaché solidement, rivé pour ainsi dire. Le même pays qui l’avait vu naître, grandir, aimer, souffrir, le verrait mourir. La mère se tenait assise en face de lui, à l’autre extrémité de la table. Un commencement d’hydropisie la rendait inapte aux travaux du ménage. Dans sa face grasse aux chairs flasques, les petits yeux roulaient anxieux et actifs, allant des enfants au mari, avec la sollicitude inquiète d’une poule couveuse. Parfois, son regard devenait plus brillant, et l’on y sentait l’admiration pour ces êtres enfantés par elle : les trois garçons, gaillards superbes et rudes à la tâche, Firmin, l’aîné, le meunier du moulin de Pierre ; Jacques et Ernest, les continuateurs de l’œuvre paternelle ; ses deux filles, Suzanne et Marie-Ange, treize ans bientôt, et qui était externe au couvent. Suzanne, parce qu’elle était l’aînée, remplaçait la mère, et sur elle reposaient les soins et l’entretien de la maison sans que jamais, malgré l’ouvrage, sa belle humeur n’en fût altérée.

Quand il eut mangé sa soupe, le père brisa le silence que seul le bruit des cuillers dans les assiettes avait troublé.

— M’est avis qu’on va commencer les foins drè demain. J’ai marché la pièce d’en haut, celle qui aboute aux Brisebois ; les épis y sont pas mal grainés.

— Pourvu qu’on ait du beau temps, dit la mère.

— La lune est dans son fort. On doit être bon pour une escousse.

— J’ai vu Fabien Picard, ce matin, dit Ernest.

— C’est-y’vrai qu’il s’en retourne en Ville, cet automne ?

— Y m’en a pas parlé.

— En tous cas, ce serait ben dommage pour le bonhomme vu que Joseph doit se marier betôt. Qu’est-ce qu’il t’a conté à matin ?

— Y paraît qu’on va avoir une grande fête au Lac, la semaine prochaine.

— Est-ce que tout le monde est invité ?

— Oui. Ceux d’ici, puis de Jeanville.

Suzanne, qui avait suivi la conversation, dit à son tour :

— On y va ?

Ernest interrogea ses frères du regard, et, comme il lut dans leur silence une réponse négative, il ajouta :

— C’est correct. Moi, j’y vas. On ira ensemble, hein, Suzanne ?

Les jours qui suivirent furent imprégnés de la féerie d’un songe doré. L’événement prochain se parait aux yeux de la jeune fille de tous les attraits de l’Inconnu. Là, dans ce décor du Lac aux Grenouilles qu’une atmosphère de beauté enveloppe, où la Richesse et le Luxe se coudoient, peut-être le rencontrera-t-elle, Lui, celui qui doit venir, peut-être, légère, glissera-t-elle à son bras dans un tourbillon fou de valse pendant que les violons chanteraient de joie ou pleureraient de langueur.

Elle allait dans la maison, des bribes de chansons aux lèvres, gaie comme un petit enfant, rieuse, accomplissant sa besogne machinalement, parce qu’en elle, un monde irréel vivait qui lui faisait oublier les tracas journaliers.

* * *

Parallèle au chemin du Ruisseau Plat, la Rivière aux Renards roule ses eaux laiteuses, entre deux rangées de saules, dans la direction de Jeanville. À trois milles du village, une habitation se distingue des autres, par sa structure de pierres massives, l’importance des bâtiments qui l’entourent et un souci plus grand de la beauté dans le parterre qui l’avoisine. Là, un homme vivait, jeune encore, dans une solitude chère que seul partageait son employé et quelques aides dans les périodes d’ouvrage.

À trois ans, Hubert Desroches avait perdu sa mère. Ce sevrage de tendresses maternelles, une enfance et une adolescence sans amour imprimèrent à son tempérament et à son caractère quelque chose de farouche, voire d’un peu brutal. À la mort de celle qu’il idolâtrait, le père avait clos son cœur. Seule, une passion y subsistait : « la terre », qu’il s’acharnait à faire rapporter avec l’âpreté caractéristique du terrien qui adore son état. Lui aussi était mort, voilà déjà quatre ans, au moment où Hubert entamait sa vingt-deuxième année. Seul au monde, possesseur d’une des plus belles terres de la région, Hubert, comme plusieurs à sa place l’auraient fait, eût pu réaliser son avoir et, avec l’argent qu’il avait déjà de prêté à la Fabrique et à des cultivateurs solvables, mener à la ville une vie exempte de soucis. Il préféra demeurer sur la terre paternelle. Possédant une instruction primaire solide, que des lectures avaient agrandie, il se concentra dans l’exploitation scientifique de son domaine. L’élevage des animaux — ses meilleurs amis — l’amélioration de ses troupeaux bovins et porcins, le souci des récoltes prochaines et des rendements plus grands l’absorbèrent tout entier.

Haut sur jambes, le torse large, ses bras aux muscles en saillie repliés derrière le dos, on pouvait l’apercevoir chaque dimanche errer par ses champs, de son pas tranquille et lourd. Tantôt, il se courbait vers le sol dont il prenait une motte qu’il écrasait entre ses doigts ; tantôt, il se penchait sur les épis de blé ou d’avoine, et, longuement, les soupesait. Toujours dans son regard, la même fixité demeurait et, sur son front, les deux lignes parallèles qui le creusaient.

Il se mêlait peu aux groupes, causait peu, renfermé dans ses pensées que nul ne savait.

* * *

Situé à six milles de la première station de chemin de fer et à sept milles de la route nationale qui enserre le Lac aux Grenouilles comme un immense lacet gris, Saint-Chose, malgré la proximité d’un des endroits de villégiature les plus courus de la province, a gardé l’aspect, les coutumes et les mœurs des villages du temps jadis.

L’église se dresse au centre, imposante masse de pierres des champs où le soleil se plait à faire chanter les couleurs pour, finalement, les marier ensemble dans la fusion de leurs nuances et de leurs tons. Sur le côté gauche, il y a deux grandes remises de bois où les habitants, le dimanche, attachent leurs chevaux. À l’issue de la grand’messe, le perron de l’église, ainsi que l’espace gazonné qui descend jusqu’à la grande rue où le magasin général voisine le bureau de poste, s’anime d’une vie extraordinaire. Vide et morne, les jours de semaine, il devient ce jour-là, pour les habitants de Saint-Chose, ce qu’était le Forum pour les Romains. L’on y annonce les terres à vendre, les encans ; l’on y affiche les règlements municipaux ; les nouvelles s’y colportent ; des idylles s’y ébauchent et, souvent, des mariages s’y décident.

Des groupes se forment selon les affinités de sang, d’amitié ou de voisinage où l’on discute de tout : des menus potins jusqu’à la politique.

* * *

Le premier coup de la messe venait à peine de sonner que, déjà, les abords du magasin étaient remplis de monde. Ceux qui demeuraient au loin en profitaient pour faire leurs emplettes. Sur le perron, quelques hommes flânaient, fumant gravement leurs courtes pipes bourrées d’âcre tabac canadien d’où s’échappait une fumée opaque et blanche. À l’intérieur du temple, des femmes faisaient leur chemin de croix. Par les fenêtres vides de verrières coloriées, le soleil entrait brutalement, ternissant l’éclat des lampions et des cierges.

Dans tous les chemins, les voitures se suivaient. Il y en avait de toutes sortes depuis celles rudimentaires, composées d’une planche unique que la charge fait plier et s’arrondir, jusqu’aux charrettes à deux roues, aux phaétons, aux « rubber-tires ».

Du côté de la Carrière, on vit surgir le père Picard et ses deux fils. Solennel, il salua les connaissances, attacha ses chevaux et se perdit dans la foule qui devenait plus compacte. Autour de Fabien, un noyau de jeunes se forma. Bien que du même âge ou plus âgés, ils lui portaient une sorte de respect mal dissimulé. Son instruction le rendait en quelque sorte l’égal du docteur Vincent, du notaire Lafond et presque du curé et de son vicaire.

Le deuxième coup sonna.

Ce fut au tour des Germain d’arriver.

— Tu attacheras le cheval… Moi, je descends chez le docteur à cause de ta mère, dit le père à Firmin.

— Moi aussi, je descends, dit à son tour Suzanne, j’arrête chez Marie.

À côté du bureau de poste, au-dessus de la porte d’une maison de briques, un écriteau se balance, portant cette inscription :

Mme  J. BOURDON
Couturière — Modiste.

Dans les fenêtres, des chapeaux, montés sur des supports fins et longs, attiraient, chaque dimanche, après messe, la curiosité et la convoitise des jeunes femmes.

Mme  Bourdon, veuve depuis dix ans, avait une fille d’un an plus âgée que Suzanne et qu’unissait ensemble une amitié de couvent.

Moins florissante de santé, elle avait peut-être un charme plus prenant, qui lui venait de la finesse de ses traits, du regard profond et doux de ses grands yeux mélancoliques et d’un je ne sais quoi d’alanguissant dans la taille et la démarche.

— Bonjour Suzanne, salua-t-elle, comme celle-ci franchissait le seuil de la maison.

— Bonjour Marie… Ta mère est là ?

— Oui… Tiens… la voici qui descend.

Suzanne tenait sous son bras, un paquet enveloppé dans la gazette. Elle le défit, en sortit une robe ancienne et s’informa si, avec l’étoffe, on pouvait lui en confectionner une plus à la mode du jour. Elle confia à la modiste son intention d’aller au Lac et son appréhension de n’être pas bien mise.

— Mais, ma petite, d’ici jeudi, ça ne me donne pas grand temps.

— Si vous voulez, vous êtes capable. Pour moi ? ajouta-t-elle avec un sourire.

— Eh bien ! pour toi, ma Suzanne, je vais le faire. Mercredi soir, je te la promets, je prendrai tes mesures tantôt. Maintenant… si vous ne voulez pas arriver en retard… surtout toi, Marie, pour l’Asperges… Il ne faut pas que tu fasses attendre les chantres.

Les jeunes filles sortirent au bras l’une de l’autre et se dirigèrent vers l’église, tache claire et mouvante sous le soleil.

Le troisième coup sonna. Les pipes s’éteignirent et les hommes tenant leurs chapeaux gauchement entre leurs doigts, s’engouffrèrent à l’intérieur. Marie, qui touchait l’orgue, attaqua les premières notes de l’Asperges. Les chantres dont les voix, puissantes pour la plupart, manquaient de culture, entonnèrent ou plutôt crièrent les versets de l’antienne. Balançant leurs livres tendus à bout de bras, la tête en arrière, chacun donnait de la voix, cherchant à enterrer son voisin.

À sa place habituelle qui était le dernier banc à droite, Hubert Desroches, les paupières plissées pour mieux voir, faisait des yeux le tour des bancs. Un léger sourire remua ses lèvres quand il vit la pose solennelle, un peu gourmée d’Ignace Picard. Au banc des Germain il s’arrêta plus longuement. Le soleil frappait sur la nuque de Suzanne et posait des reflets fauves sur les mèches débordantes de la coiffure. Sentit-elle la lourdeur de ce regard humain peser avec insistance ? Elle se retourna. Hubert aperçut ses yeux, ses yeux de charbon noir. Il vit son nez, sa bouche, le contour de ses joues. Relevant son paroissien à la hauteur des yeux, il parut s’absorber dans une lecture pieuse. L’orgue se taisait sur l’amen de l’Évangile. Le curé enleva sa chasuble, prit sur un coin de l’autel deux grands livres en cuir noir qu’il déposa sous son aisselle et gravit les degrés de la chaire.

C’était un homme très grand, sec, osseux avec des bras nerveux et longs qui gesticulaient sans cesse. Il avait les cheveux grisâtres et très drus, des sourcils épais, un nez recourbé, la bouche renfoncée et le menton en galoche, pointu et mince.

Austère pour lui-même, d’une austérité qu’il poussait jusqu’à l’ascétisme, il était indulgent et large, quand il s’agissait d’autrui. Curé de St-Chose depuis trente ans, Monsieur Bernard connaissait ses paroissiens sur le bout de ses doigts, les appelant chacun par leur nom de baptême et les tutoyant tous.

— « Mes frères, commença-t-il, vous savez que jeudi de cette semaine, M. Johnson, du Lac, fait l’inauguration de la nouvelle aile de son Manoir. Il va venir à cette occasion beaucoup de monde de la ville. Il y a des jeunes gens parmi vous qui m’ont demandé si ça me faisait quelque chose s’ils y assistaient. Ça ne me fait rien du tout. Seulement, je vous demande de vous conduire comme de bons chrétiens, et, si vous dansez, de le faire avec modestie. Il faut que les étrangers apprennent que les paroissiens de Saint-Chose se conduisent bien… Donc j’espère que c’est bien entendu… On dit qu’il va y avoir de la boisson. Je ne vous défends pas de prendre un coup mais je veux que pas un de vous ne se dérange… Donc j’espère que c’est bien entendu et qu’il n’y aura pas de désordre… La semaine prochaine…

L’annonce de cette fête, ce dimanche-là, défraya les conversations. Pour la première fois, Monsieur Johnson invitait les gens de St-Chose. En prêtant l’oreille aux divers propos échangés, Hubert Desroches apprit que Suzanne y accompagnerait son frère. Il ne s’attarda pas plus longtemps. Il savait ce qu’il voulait. L’instant d’après, il roulait sur la route du Ruisseau Plat. Quelques voitures le devançaient. Un claquement de langue, un « Marche Bijou », un coup de guides sur la gueule, la bête s’élança au grand trot, les dépassant toutes. Les graviers de la route brillaient comme des diamants ; les cigales criaient éperdument sous l’ardeur d’un soleil chaud de midi.

Sous les sabots et les roues de la poussière s’élevait en nuage et retombait lentement, ternissant la verdure des arbres et mettant aux maisons un ton de grisaille.