Éditions Édouard Garand (40p. 65-67).

XII

LA CONFESSION DE JACQUES MARINIER


Une heure sonna à une horloge de la maison.

Durant la demi-heure qui suivit Marinier ne cessa pas d’écrire. On n’entendait que le bruit de la plume courant sur le papier.

Puis Marinier s’arrêta et dit :

— Voilà, Monsieur de Chaumart, la vérité pleine et entière.

— Bien, dit Vautrin. À présent, sur cette feuille de papier écrivez une renonciation de tous vos droits à cette propriété et à vos magasins et marchandises en faveur de Pierre Nolet. Demain, je ferai légaliser cette restitution.

Sous la dictée du jeune homme Marinier écrivit la renonciation. Mais avant de signer il demanda :

— Et quelle garantie aurai-je en retour ?

— La liberté ! répondit rudement Vautrin.

— Soit. Mais les cinquante mille livres ?

— Je vous les remettrai demain à dix heures précises.

— Où ?

— Ici même.

— C’est bien, je prends votre parole.

Et Marinier signa.

Comme il allait se lever, Vautrin lui saisit les mains et les lui lia derrière le dos.

— Ah ! ça, monsieur, cria Marinier avec colère, est-ce là la liberté que vous m’avez promise ?

— Vous serez libre sur le navire qui vous emportera loin de ce pays, pas avant. Et vous ne quitterez cette maison que juste au départ du navire.

— Mais, monsieur, vous me traitez comme un prisonnier et vous me séquestrez sans un mandat à cet effet ?

Vautrin sourit et répliqua :

— J’ai sur moi le mandat signé contre vous de la main de Monsieur de la Jonquière, c’est assez ! Mais si vous préférez le procureur général et le tribunal de justice, libre à vous ?

— C’est bon, maugréa Marinier, je suis votre prisonnier et je compte sur votre parole !

Vautrin fit asseoir le commerçant sur un fauteuil, puis appela ses amis.

Nolet, donnant le bras à sa fille, parut le premier.

En arrière suivait le nain soutenant Philomène, radieuse. Disons que Maubèche ne se ressemblait plus : il était transformé, transfiguré, il apparaissait grandi, et sur ses traits reposait une impression de douce gravité.

— Mes amis, dit Vautrin, je vous prie de vous asseoir et d’écouter la lecture de ces papiers écrits par Jacques Marinier que voilà. Pierre Nolet, veuillez lire ceci d’abord.

L’ancien mendiant prit le papier et d’une voix ferme se mit à lire la confession suivante :

« Dans l’automne de 1740, Jacques Marinier fit la rencontre à Paris du sieur de Chaumart qui arrivait des Indes, où il avait compromis sa fortune par des spéculations malheureuses, et qui s’apprêtait à partir pour le Nouveau-Monde avec l’espoir de se refaire. Au cours de ces mêmes spéculations Jean-Paul de Verteuil, un ancien camarade de collège de Chaumart, et qui avait été surnommé pour on ne sait quels motifs « Maubèche » par ses condisciples, avait perdu toute sa fortune. Totalement ruiné et honteux, il adopta son sobriquet de Maubèche et s’offrit de servir M. de Chaumart comme jardinier. Celui-ci accepta. Jacques Marinier, qui avait appris l’affaire des Indes où il avait un peu connu M. de Chaumart, offrit à celui-ci de lui faire acheter un magnifique domaine en Louisiane pour la somme ridicule de cinquante mille livres, à condition que Marinier serait copropriétaire. M. de Chaumart accepta. Les cinquante mille livres furent versées à Marinier pour défrayer toutes les dépenses. Quelques semaines plus tard Marinier et M. de Chaumart s’embarquaient pour le Nouveau-Monde, accompagnés par Maubèche, sa femme et une fillette d’environ huit ans. L’année d’avant, 1739, Marinier s’était rendu en Louisiane. Il y avait vu un riche et splendide domaine, propriété d’un nommé Pierre Nolet qui y vivait heureux avec sa femme et ses deux fillettes jumelles, Constance et Philomène. Marinier eut vent que la propriété n’avait pas été portée sur les registres et que la prime de prise de possession par l’actuel propriétaire n’avait été payée. Sur ce, il repassa en France et réussit à se faire allouer la propriété moyennant le versement de la prime, c’est-à-dire une somme de cinq mille livres. C’était tout ce que possédait Marinier. Sans argent pour retourner en Louisiane et pour les premiers frais d’exploitation du domaine, il chercha un associé. Et ce fut en cet automne de 1740 que le hasard le mit sur le chemin de M. de Chaumart.

« En arrivant en Louisiane il fut facile de déposséder Pierre Nolet avec les papiers que Marinier avait en mains, et lui et Chaumart prirent possession du domaine auquel étaient attachés d’immenses droits de trafic de fourrures. M. de Chaumart ignorait tout à fait les procédés déloyaux de Marinier, et vu qu’il avait laissé son fils en France à ses études et n’avait que Maubèche comme jardinier, il retint les services de Pierre Nolet comme intendant. Celui-ci ne se plaignit pas d’avoir été dépossédé de son bien, croyant qu’il y avait de sa faute pour n’avoir pas rempli les formalités nécessaires pour conserver son bien, bien que, à la vérité, il eût fait sa déclaration et payé la dite prime de cinq mille livres. Mais déclaration et paiement de la prime n’avaient pas été consignés dans les registres de la province et ceux du Bureau Colonial de Paris. Au bout d’un an, Nolet, sans cesse maltraité par Marinier, abandonna sa charge d’intendant et prit celle de garde-chasse du domaine. Il alla habiter, sur les bords d’un profond ravin de la propriété, une humble maisonnette. Le jardinier, Maubèche, habitait une autre maisonnette du côté opposé du ravin et à l’abri d’un massif de chênes et de peupliers. Après la démission de Nolet, Marinier résolut de vendre sa part des droits du domaine à M. de Chaumart. Celui-ci accepta, content de devenir l’unique propriétaire, et Marinier déclara qu’il allait s’établir dans le commerce en France ou aux Indes.

« On était au printemps de 1741. Quelques jours avant son départ Marinier chassait la bécassine le long du ravin, quand il entendit un cri d’enfant retentir des profondeurs du ravin. Au fond de ce ravin coulait un torrent qui avait été grossi par des pluies récentes. Marinier se jeta dans la pente raide et fortement boisée. Il entendit un autre cri… Bientôt il était au bord du ravin et voyait une fillette qu’il crut reconnaître pour la petite Philomène, l’une des enfants de Nolet, rouler dans les eaux tumultueuses. Il se pencha et juste à temps saisit la fillette par sa robe et la retira de l’eau. Elle était évanouie. À ce moment, une idée lui vint : Marinier était un ancien repris de justice, et par crainte qu’en l’avenir ce nom ne lui causât quelque mésaventure, il résolut de prendre le nom de Verteuil, qu’avait abandonné Maubèche, et d’emmener la fillette avec lui comme un talisman qui le préserverait de soupçons dangereux ou d’accidents et de hasards. Le lendemain, en effet, il envoyait un message à M. de Chaumart pour le prévenir qu’il partait pour la France.

« Mais Marinier gagna la Nouvelle-France et Québec où il s’établit dans le commerce sous le nom de Monsieur de Verteuil, certain qu’il était que Maubèche ou Nolet ne le rejoindrait jamais. Mais ce que Marinier ne savait pas, c’est que la fillette qu’il avait sauvée du torrent fut celle de Maubèche au lieu de celle de Nolet, car toutes deux se ressemblaient étrangement, de même qu’elles portaient le même prénom… »

Pierre Nolet s’arrêta, là finissait la confession de Marinier.

Vautrin lui demanda :

Reconnaissez-vous que c’est la vérité ?

— Oui, répondit l’ancien mendiant.

— Et vous, Monsieur de Verteuil ? demanda encore Vautrin en s’adressant au nain.

— Oh ! monsieur, sourit le nain, vous pouvez encore m’appeler Maubèche… Philomène ne s’y oppose pas !

La jeune fille sourit à son père et à Vautrin qui se troubla. Mais le jeune homme retrouva de suite son calme apparent.

— Eh bien ! Maubèche, répéta Vautrin, est-ce la vérité qui est écrite sur ce papier ?

— Entière !

— Et moi, à mon tour, dit le jeune homme, je reconnais que c’est la vérité et qu’elle est conforme à la confession que m’a laissée mon père.

Se tournant vers Nolet, il ajouta :

— Monsieur, lorsque cette transaction qui vous dépossédait de votre bien se passa entre Marinier et mon père, comme vous le savez maintenant, j’étais au lycée en France. Je n’allai trouver mon père qu’à sa demande au moment où je terminais mes études de droit. Mon père se mourait. Marinier avait depuis longtemps disparu. Vous-même, Monsieur Nolet, ayant appris peu après la disparition de Marinier que vous aviez été triché par celui-ci, vous quittâtes la Louisiane pour vous mettre à la poursuite de l’escroc. Mon père, qui dans toute cette affaire avait été de bonne foi, fut également informé qu’il avait été la dupe de Marinier et le complice involontaire d’un vol. Aussi voulut-il restituer immédiatement, mais vous, Monsieur Nolet, vous étiez déjà parti sans laisser d’adresse, puis mon père, sur les entrefaites, tombait malade. Après la mort de mon père, je partis avec Maubèche pour retrouver Marinier et le premier propriétaire du domaine de la Louisiane. Voilà bientôt dix ans que nous courons le monde. Mais enfin, grâce à Dieu, nous sommes arrivés à bon port. Et voici, maintenant, Monsieur Nolet, une renonciation de Marinier à tous ses droits sur cette propriété, ses magasins et marchandises et les valeurs qu’il a confiées à son notaire, Mtre Bernard, qui, demain, vous en fera légalement le possesseur. Quant à la restitution de mon père, demain aussi je vous remettrai la somme de cent mille livres, puis vous pourrez aller reprendre possession de votre domaine de la Louisiane actuellement sous la gérance d’un intendant que j’ai moi-même choisi.

Ce disant, le jeune homme tendit à Nolet la renonciation de Marinier.

— Non, dit Nolet. J’accepte la renonciation non en ma faveur, mais en celle de Monsieur de Verteuil et de sa fille Philomène.

— Ah ! monsieur, s’écria Philomène, merci ! Je demanderai à Dieu de vous bénir pour votre générosité.

Maubèche courut serrer les mains de Nolet, disant, les yeux humides :

— Monsieur, c’est entre vous et moi à la vie et à la mort !

Alors Constance s’approcha de son père et lui murmura :

— Père, il faut être généreux jusqu’au bout : laissez à Monsieur de Chaumart sa propriété de la Louisiane !

— J’allais le prier de la garder, ma fille, sourit l’ancien mendiant.

Vautrin avait entendu, il sourit et tira de sous sa veste des papiers qu’il tendit encore à Nolet.

— Monsieur, dit-il, voici les papiers que vous m’avez remis ce soir au château, je vous les rends et vous déclare qu’ils ne m’ont pas servi.

Mais Nolet tressaillit en voyant ces papiers troués d’une balle, et il regarda Vautrin avec surprise.

Le jeune homme sourit et reprit :

— Si, monsieur Nolet, ils m’ont servi… ils m’ont sauvé la vie ! Ce trou que vous voyez dans ces papiers a été pratiqué par la balle du pistolet de Marinier.

Et l’étonnement parmi ces personnages n’était pas encore dissipé, que Vautrin continuait :

— Monsieur Nolet et vous, Mademoiselle Constance, j’ai le regret de refuser le don que vous voulez me faire de votre propriété de la Louisiane. Non… gardez-la ! Moi, je suis jeune, seul et fort, et je saurai faire ma voie. À demain, acheva-t-il en s’inclinant.

Avant de se retirer il alla à Maubèche et lui dit :

— Je vous confie Marinier jusqu’au départ du prochain navire. En retour de sa confession je lui ai promis la liberté.

— Je veillerai sur lui, soyez tranquille, monsieur !

Vautrin salua Philomène et marcha vers la porte.

— Philippe ! appela Nolet.

— Monsieur ? fit le jeune homme en s’arrêtant.

— Attendez, nous ferons route ensemble. Nous retournons, Constance et moi, à notre baraque…

Les deux jeunes filles s’embrassèrent longuement, puis Nolet, Vautrin et Constance prirent le chemin de la basse-ville.

Deux heures sonnaient.