Éditions Édouard Garand (40p. 61-65).

XI

LES DEUX SŒURS !


Philomène, en quittant la cambuse du père Turin, avait eu l’idée de courir au château pour y demander du secours au gouverneur. Elle courait, et dans son affolement elle ne cessait de répéter :

— Non… ce n’est pas mon père… ce n’est pas ma mère !

Pendant qu’elle courait ainsi, Gaston d’Auterive arrivait au château avec la jeune fille qu’il avait enlevée dans ses bras dans le jardin de Verteuil. Il alla déposer précieusement son fardeau sur un sofa dans un salon voisin du vestibule.

Alors, la jeune fille qu’il avait cru reconnaître pour Mlle  de Verteuil reprit connaissance, s’assit brusquement et se mit à considérer avec une stupeur indéfinissable le Lieutenant de Police. Et lui, non moins stupéfait, reculait en murmurant :

— Qui êtes-vous ? Qui êtes-vous ?

Car malgré la ressemblance de traits, les cheveux châtains de Constance faisaient un contraste frappant avec les cheveux blonds de Mlle  de Verteuil. En outre, sous la mante entr’ouverte de la jeune fille apparaissait la pauvre robe de velours noir de la fille du mendiant.

Constance ne pouvait pas comprendre les paroles ou l’étonnement du Lieutenant de Police, mais elle voyait bien qu’il y avait eu méprise de sa part.

— Monsieur, dit-elle d’une voix frémissante, vous avez dû me prendre pour une autre… Je ne suis pas celle que vous pensez, laissez-moi m’en aller !

— Mais qui êtes-vous ?

— Constance… la fille du père Turin !

— La fille du père Turin… le mendiant ?

— Oui, monsieur, je suis une pauvre fille, comme vous voyez ! Ah ! où suis-je ici ?

— Chez le gouverneur, mademoiselle.

— Chez le gouverneur ! fit la jeune fille de plus en plus étonnée.

L’unique lampadaire qui, à ce moment, éclairait à demi le magnifique salon, permit à la jeune fille de voir, néanmoins, de belles choses qu’elle parut examiner d’un regard curieux et admiratif à la fois.

De son côté, le Lieutenant de Police considérait la jeune fille, et il était frappé de sa beauté virginale. Il la comparait à Philomène. Oui, quelle ressemblance !… C’étaient quasi les mêmes traits, le même nez, la même bouche, même front, même taille. Les yeux n’étaient pas pareils : ceux-ci étaient d’un beau bleu de saphir ; ceux de Philomène étaient bruns. Et la taille… il croyait y découvrir plus de souplesse. Les mains étaient exquises, très blanches, soignées, aux doigts roses et fuselés…

Gaston d’Auterive admirait… il demeurait en extase.

Gênée, la jeune fille lui dit :

— Monsieur, je veux m’en aller de suite !

Elle se leva, légèrement chancelante.

— Voulez-vous que je vous reconduise chez vous ? demanda poliment et galamment le Lieutenant de Police.

— Non, merci. Je m’en irai seule… Montrez-moi seulement la porte pour sortir d’ici !

— C’est bien, mademoiselle, venez. Mais avant, je vous fais mes excuses… c’est une méprise de ma part… dans l’obscurité je ne voyais pas bien !… Venez, je vous conduis.

Il la précéda vers la porte du vestibule.

Au moment où il poussait cette porte, une femme parut.

— Philomène !… murmura Gaston d’Auterive en s’effaçant.

Les deux jeunes filles se trouvèrent face à face. Elles se regardèrent curieusement, tremblantes toutes deux, gênées, surprises…

Constance, la première, bégaya :

— Ah ! vous êtes… ma sœur ?…

Philomène chancela… Elle voulut parler, sa voix mourut dans sa gorge. Mais elle réussit à murmurer :

— Non ! Non !

Et elle détourna la tête.

Constance s’élança vers elle, car la fille du mendiant n’avait pas entendu ce « non ! non ! » de la fille du riche commerçant.

— Tu es Philomène, et je suis Constance… Oui, tu es ma sœur !

Elle voulut la prendre dans ses bras.

— Non ! Non ! cria Philomène en se débattant, je ne suis pas votre sœur !

Constance s’arrêta net, elle devint livide, puis un lourd sanglot mourut sur ses lèvres. En même temps ses beaux yeux, si tendres, si caressants, se mouillaient de larmes.

À cette vue, Philomène se sentit bouleversée par une émotion intraduisible et elle se jeta tout à coup sur Constance, la saisit avec une sorte de furie sauvage et se mit à l’embrasser tout en pleurant aussi.

— Oh ! oui, murmurait-elle, tu es ma sœur, Constance, tu es ma sœur et je t’aime bien !

— Philomène !… balbutia Constance dans un délire de joie.

— Ah ! si j’avais su plus tôt, continuait Philomène en mêlant ses larmes à celles de Constance, mais je ne savais pas ! Comment aurais-je pu te reconnaître ? Nous étions si jeunes quand nous fûmes séparées ! Et puis, mon oncle… Ô mon Dieu ! quel mystère encore nous enveloppe ?…

— Il n’est plus de mystère, Philomène, répondit doucement Constance, nous sommes deux sœurs. Allons vite à notre père et notre mère. Pauvre mère ! ah ! Philomène, comme elle a été malheureuse depuis le jour où elle t’a perdue… Viens, Philomène, comme ils vont être contents de nous revoir, notre père et notre mère !

— Notre père… notre mère !… bégaya Philomène en proie à la plus intense émotion.

— C’est juste, sourit Constance, tu ne sais pas le nom de notre père… On l’appelle le père Turin.

— Le père Turin !… le mendiant !… s’écria Philomène en abandonnant Constance comme avec horreur.

Gaston d’Auterive, à quelques pas de là, chancelait aussi de stupeur ou d’horreur.

— Les mendiants de la basse-ville !… fit encore Philomène, la physionomie hagarde.

— Pauvre sœur ! soupira Constance : si tu les connaissais, tu verrais comme ils sont de braves cœurs quand même.

Pour la seconde fois Philomène se jeta dans les bras de Constance, et vaincue cette fois, elle cria :

— Emmène-moi, Constance, emmène-moi !

Tendrement Constance mit le bras de sa sœur sous le sien et l’entraîna dehors, murmurant :

— Viens, pauvre sœur, viens !…

Elles disparurent dans l’obscurité.

Gaston d’Auterive demeurait là médusé, incapable de faire un mouvement, de proférer une parole.

Puis, lorsque les deux fines silhouettes eurent disparu à ses yeux, il repoussa rudement la porte, tourna sur lui-même et gagna son appartement en proférant une imprécation.

Il était peut-être devenu fou. Du moins il le disait lui-même :

— Je suis fou !… Je suis fou !… répétait-il.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les deux jeunes filles venaient de quitter la cour d’honneur et franchissaient la porte cochère qu’un garde leur avait ouverte avec respect.

Sur la place du Château elles se virent tout à coup abordées par deux hommes.

— Philomène !… dit l’un.

— Constance !… proféra l’autre.

Les deux jeunes filles reconnurent Philippe Vautrin et Pierre Nolet à qui nous rendrons son véritable nom.

— Père ! Père ! cria Constance folle de joie, voici ma sœur, Philomène !

Nolet regarda la belle demoiselle sans s’approcher.

Et elle pensa :

— Non… cet homme n’est pas mon père !

Constance demeura surprise et chagrine.

Philippe Vautrin, qui devina dans quelle situation embarrassante on allait se trouver, intervint :

— Monsieur Nolet, prenez le bras de Mademoiselle Constance, moi je prends celui de Mademoiselle Philomène, car il est urgent que nous allions régler certains comptes.

Pierre Nolet, toujours vêtu en mendiant, offrit son bras à Constance qui, cette fois, parut marcher comme en un rêve de folie. Philippe Vautrin offrit le sien à Philomène qui s’y pendit en murmurant :

— Ah ! monsieur, monsieur, dites-moi que signifie tout ce mystère… toute cette comédie qui ne semble pas prendre fin !

— Patientez, mademoiselle, murmura Philippe, bientôt vous en verrez la fin ! Venez…

Un quart d’heure après tous quatre pénétraient dans la maison de Verteuil où ils furent reçus par Maubèche qui, le candélabre à trois branches en sa main droite, s’effaçait pour laisser entrer ses visiteurs dans le vestibule.

Maubèche… Mais qu’avait-il donc tout à coup ?… Voilà qu’après avoir refermé la porte il se mit à chanceler… il faillit même échapper le candélabre…

— Hé ! Maubèche, tu as trop bu ! cria sévèrement Philippe. Et notre prisonnier ?

Maubèche ne répondit pas. Avec le candélabre vacillant élevé au-dessus de sa tête, le nain, tout figé, ses yeux à fleur de tête affreusement agrandis, considérait Philomène. Elle, avec effroi, regardait ce nain grotesque et grimaçant.

Puis, tout à coup, Maubèche poussa un cri rauque, lança son candélabre dans un grand miroir qui vola en miettes, et avec un rugissement clama :

— Ma fille !… ma fille !…

Dans l’obscurité qui suivit le nain se jeta sur Philomène, la saisit dans ses bras et se mit à l’embrasser avec frénésie, répétant :

— Ma fille !… ma fille !…

— De la lumière ! rugit Philippe Vautrin ; cet homme est fou !

Pierre Nolet se précipita vers le candélabre dont une des bougies demeurait intacte et réussit à l’allumer en quelques secondes.

Alors on put voir le nain serrant dans ses bras Mlle  de Verteuil évanouie, et couvrant son visage blême de baisers.

Vautrin se jeta sur lui et voulut lui arracher Philomène.

— Arrière ! rugit le nain avec une voix de tonnerre. Par Satan ! monsieur, je vous perce la gorge avec votre propre rapière ! C’est ma fille… je la garde !

Éperdue, Constance s’était laissée choir sur un canapé. Nolet paraissait avoir perdu la raison et demeurait pétrifié tout en tenant le candélabre. Vautrin reculait en bouchant ses yeux de ses deux mains et en murmurant :

— Ah ! quel rêve monstrueux nous faisons tous !

Et le nain, serrant de plus en plus Philomène contre sa poitrine, baisait ses lèvres blanches, ses paupières closes, et répétait :

— Ma fille !… mon ange !… ma Philomène !…

Et alors, chose étrange, sous les caresses de cet être laid, difforme, affreux, et qui, cependant, devenait beau, beau de l’amour paternel qui le transformait, le grandissait, oui, Philomène ouvrait les yeux, regardait cette face rouge, ces yeux à fleur de tête, cette bouche énorme, ces cheveux roux en désordre, et ses lèvres à elle s’ouvraient, elles souriaient aussi…

— Ah ! Dieu puissant ! s’écria le nain avec délire, elle me reconnaît, ma Philomène !… Ah ! qui t’ôtera à moi, à présent ?

— Maubèche !… cria Vautrin, croyant que le nain était soûl.

— Arrière ! clama le nain en se redressant. Ne m’appelez pas Maubèche devant Mademoiselle ma fille ! Monsieur, ajouta-t-il sur un air hautain et avec une gravité d’accent qui impressionna tous les spectateurs de cette scène, appelez-moi « Monsieur de Verteuil » devant ma fille !

— Verteuil !… fit Vautrin en oscillant. Ah ! Nolet, dites-moi que je rêve ou que cet homme est fou !

— Fou ! cria le nain. Oui, monsieur, vous êtes fou ! Suivez-moi !

Et, tenant toujours Philomène dans ses bras, il s’élança vers le salon, suivi de Vautrin, de Nolet toujours armé du candélabre, et de Constance que la curiosité entraînait malgré elle.

Le nain s’arrêta devant le commerçant, toujours couché sur le plancher et ficelé.

— Allons ! toi, Marinier, clama-t-il, dis comment je m’appelle ! Parle ! je te promets la liberté et la vie ! Parle, maudit !

— Tu t’appelles… Jean-Paul de Verteuil ! prononça fermement le prisonnier.

Le nain lança un ricanement de joie sauvage. Il courut déposer sa fille sur le divan, tira de son sein un médaillon et revint à Vautrin et Nolet, disant :

— Regardez… n’est-ce pas ma fille ?

Déjà Philomène accourait se pendre au cou du nain et s’écriait, ravie, heureuse :

— Oui, vous êtes mon père… car je le sens là dans mon cœur !

— Oh ! ma fille ! ma fille !…

Le pauvre Maubèche, ne pouvant plus se contenir, se mit à pleurer.

Philomène courut à Constance, l’embrassa et dit, les yeux pleins de larmes :

— Oui, Constance, c’est mon père… mon vrai père !

Maubèche avait déjà, par un rude effort d’énergie, comprimé ses larmes. Il tira un poignard, marcha à Marinier et dit :

— Je t’ai promis la liberté et la vie ?…

Marinier, voyant briller au-dessus de sa tête la lame étincelante du poignard, ferma les yeux : il pensa que sa dernière heure était venue.

Mais vivement le nain coupa ses liens et dit :

— Tu es libre, Marinier, va !

Le commerçant jeta un cri de rage folle et bondit. Il arracha des mains de Maubèche le poignard et se rua contre Vautrin. Celui-ci, d’un mouvement rapide, saisit la main armée, la tordit et fit échapper l’arme.

Les deux jeunes filles, serrées l’une contre l’autre à quelques pas de là, avaient fermé les yeux.

Mais le nain au même instant poussait un cri terrible, bondissait, saisissait Marinier à la gorge, le renversait, puis le ligotait de nouveau.

La seconde d’après il se relevait et disait seulement à Vautrin :

— À présent, il vous appartient !

— C’est bien, répondit Vautrin froidement.

Puis, se tournant vers les autres spectateurs de ce drame, il commanda :

— Mesdemoiselles et vous, messieurs, je vous prie de me laisser seul avec cet homme !

Philomène et Constance, Nolet et Maubèche se retirèrent silencieusement dans une pièce voisine.

Philippe Vautrin, alors, s’approcha de Marinier et dit :

— Je te promets également la liberté et la vie, mais à condition que tu me fasses une confession entière, écrite de ta main, et que tu restitues ce que tu as volé.

— Non ! proféra Marinier d’une voix sourde.

— En ce cas, tu vas mourir !

— Je préfère la mort à la mendicité !

— Eh bien ! écoute : une fois que tu auras écrit ta confession, je te remettrai la somme de cinquante mille livres, puis tu partiras pour la France sur le prochain navire. Un navire sera en partance demain ou après-demain. Est-ce entendu ?

— J’accepte, répondit le prisonnier.

Vautrin marcha à une tablette, y prit une écritoire et du papier et vint placer le tout sur le guéridon. Puis il délia les deux mains du prisonnier, disant :

— Viens !

Marinier obéit. L’instant d’après, sous la menace d’un pistolet que Vautrin tenait braqué sur lui, le commerçant écrivait d’un main calme…