Le massacre de Lachine/9
CHAPITRE IX
LA COUR MARTIALE
Dans la salle du conseil du Fort, une cour martiale était assemblée pour juger Henri de Belmont, lieutenant dans les forces coloniales de sa majesté le roi de France. Le président était le marquis de Denonville, commandant-en-chef des troupes françaises en Canada. La cour était composée des officiers suivants : le chevalier de Callières, le chevalier de Vaudreuil et MM. Grandville, Longueuil, Lavaltrie, Berthier, La Durantaye, Tonti et de Luth. Le lieut. Vruze était chargé de représenter le ministère public.
Les accusations portées contre de Belmont étaient au nombre de deux :
1o — Avoir causé l’incendie de diverses habitations de la tribu sauvage des Abénaquis, amis alliés du roi de France ;
2o — avoir traîtreusement aidé et favorisé l’évasion d’un prisonnier appartenant à la nation des Iroquois, ennemis du roi — le dit prisonnier se trouvant sous la garde du roi et, d’après les lois de la guerre, condamné à mort comme espion.
À ces accusations, le lieut. de Belmont répondit par une dénégation formelle.
Le lieut. Vruze fit un réquisitoire minutieux, plein d’une ingénieuse méchanceté. En premier lieu, il affirma que le prisonnier, bien que se disant Huron, était un espion iroquois. En second lieu, il prétendit qu’il avait dû y avoir entente secrète entre le sauvage et le lieut. de Belmont ; et il prouvait cette assertion par le fait que le lieutenant avait suivi le prisonnier dans la salle du conseil et avait empêché le Serpent de tirer vengeance sommaire d’une insulte gratuite et désespérée. De Belmont avait, à maintes reprises, exprimé ouvertement l’opinion que le prisonnier devrait être libéré : que cet emprisonnement était une honte pour le marquis de Denonville. De plus, la conduite du lieut. de Belmont, le soir de l’évasion, prouvait clairement, de toutes manières, qu’il avait été le principal agent de cette fuite. Comment se faisait-il qu’en entendant la détonation du fusil, le lieut. de Belmont, qui était de garde, trouva la sentinelle bâillonnée et garrottée et ne songea pas à la détacher pour apprendre de cet homme les détails de l’évasion ? Comment se faisait-il que le lieut. de Belmont eût quitté le Fort immédiatement après le prisonnier, sans être aperçu par aucune des sentinelles ? Il n’aurait pu même franchir la porte sans être observé ; il n’aurait pu franchir la palissade sans être remarqué par la foule des soldats qui sortirent immédiatement au bruit de la détonation, dans la crainte d’une escalade des Iroquois au milieu de la nuit. Comment expliquer la disparition subite du lieut. de Belmont ? Il n’y avait qu’une réponse à toutes ces questions : il était sorti par la tranchée pratiquée sous la palissade. Jusqu’au lever du soleil, le lendemain matin, personne n’avait soupçonné l’existence de cette tranchée. Comment le lieut. de Belmont la connaissait-il ? Parce que le prisonnier et lui savaient qu’elle devait être pratiquée et qu’elle leur fournirait le moyen le plus sûr de mener à bonne fin leur conspiration. Mais, si blâmable que fût la conduite du lieut. de Belmont à l’intérieur du Fort, sa conduite au dehors était infiniment plus coupable. Afin de détourner l’attention des Abénaquis tandis que les Iroquois, amis du prisonnier, rôdaient autour du Fort, le lieut. de Belmont avait, de sa propre main, mis le feu aux wigwams des Abénaquis, mesure préliminaire la plus propre à assurer le succès de l’entreprise. Les pertes de cette peuplade, amie fidèle et alliée des Français, étaient immenses ; et sans le tact admirable du marquis et son influence sans exemple sur les Abénaquis, ces sauvages auraient pu devenir nos plus implacables ennemis ; en nous refusant leurs services, ils compromettaient le succès de la campagne. La cour martiale se refuserait peut-être à croire qu’un officier au service du roi de France pût descendre au rôle infâme d’incendiaire. Mais, hélas ! ce n’était que trop vrai. Le chef des Abénaquis lui-même avait vu le lieut. de Belmont mettre la torche. La cour martiale se demanderait naturellement quel était le motif de la conduite honteuse du lieut. de Belmont. Ce motif était une passion désordonnée pour la sœur du prisonnier qui, d’après la déclaration du Serpent, n’était pas Huron, comme il le prétendait, mais Iroquois. Ceci, toutefois, était plutôt une question de morale que de discipline, mais la cour saurait juger l’indigne conduite de l’homme qui, pour satisfaire sa passion, n’avait pas hésité à conspirer traîtreusement avec un espion iroquois, à détruire les wigwams de pauvres sauvages ignorants, et à trahir une noble dame comme Julie du Châtelet pour aller séduire une pauvre sauvagesse comme Isanta.
« Assez ! cria de Belmont exaspéré ; accusez-moi de mille autres crimes imaginaires, si vous voulez ; mais quand vous me dites coupable de trahison envers Mlle Julie du Châtelet et de projets malhonnêtes sur Isanta, vous m’accusez de crimes qui n’ont jamais existé que dans votre imagination corrompue et pervertie. C’est parce que Mlle du Châtelet a refusé vos hommages que vous cherchez à l’affliger en lançant contre moi les flèches empoisonnées de la calomnie.
— Je crois que le lieut. Vruze ferait mieux de ne pas introduire de questions étrangères dans l’acte d’accusation, dit le marquis de Denonville.
— S’il cherche à ternir le moindrement le nom de ma pupille, continua M. de Callières, je forcerai le lieut. Vruze à régler avec moi un compte déjà vieux. »
Le lieut. Vruze pâlit et d’une voix tremblante :
« Je n’ai pas la moindre intention d’offenser M. de Callières, reprit-il ; aussi ai-je eu soin de dire que cette partie de la cause touchait plutôt à la morale qu’à la discipline.
— Laissez de côté les considérations morales, dit le chevalier de Vaudreuil, et tenez-vous-en aux questions de discipline. »
Le lieut. Vruze quitta la salle et revint accompagné du Serpent et de deux autres chefs abénaquis.
Le Serpent déclara sans hésiter qu’il avait vu lui-même le lieut. de Belmont mettre le feu aux wigwams.
Les deux autres chefs avouèrent qu’ils avaient vu de Belmont sortir par dessous la palissade et gagner la forêt, et que le prisonnier iroquois le suivait. Ils affirmèrent aussi avoir vu de Belmont et l’Iroquois tenant Isanta, chacun de son côté, et la poussant vers le bord de l’eau où étaient assemblés des guerriers iroquois en grand nombre, avec toute une flotte de canots.
Le lieut. de Belmont répondit brièvement et d’une voix ferme. Il affirma son ignorance complète de toutes les circonstances qui avaient précédé l’évasion. Il nia formellement et avec la plus vive indignation, l’accusation calomnieuse d’avoir conspiré avec le prisonnier pour séduire Isanta. Il raconta ensuite les faits relatifs à l’évasion, à la poursuite du prisonnier, et il dit comment lui-même avait été arrêté et embarqué de force. Puis il relata son voyage sur le lac. Le premier soir, le Huron et ses compagnons débarquèrent pour camper. Pendant qu’ils dormaient, de Belmont se leva et s’empara d’un canot dans l’intention de se rendre au Fort. Au moment où il allait partir, Isanta fit son apparition et le supplia, les larmes aux yeux, de l’emmener avec lui au Fort, car elle sentait ne pouvoir vivre loin de Julie du Châtelet. Il consentit, bien qu’ayant la certitude que sa conduite serait mal interprétée. Il rama toute la nuit ; mais, au point du jour, il s’aperçut qu’il était encore à trente milles au moins du Fort. La vue de quelques canots iroquois l’engagea à abandonner le sien et à gagner la forêt sur la rive sud. Il se dirigea, avec sa compagne, vers la rivière des Sables, base des opérations contre l’ennemi et où il était sûr de retrouver ses camarades. L’ennemi battait les bois dans toutes les directions, et lui et sa compagne n’atteignirent la rivière des Sables qu’après plusieurs jours de marche. C’est en se dirigeant vers le camp qu’ils furent surpris par le Serpent et un parti d’Abénaquis. Le Serpent s’avança vers Isanta, la réclamant pour sa femme, d’après la promesse de la jeune fille, et menaçant de l’emporter à son wigwam. Sitôt que le chef des Abénaquis eût mis la main sur la jeune fille, de Belmont le terrassa ; mais le Serpent, se relevant, prit un fusil des mains d’un de ses guerriers et ajusta l’officier, mais, se ravisant, il tira sur la jeune fille, qui reçut une partie de la charge en pleine poitrine. De Belmont déclara solennellement au marquis et au conseil que le prisonnier en fuite n’était point un Iroquois. C’était un Huron, le chef de huit cents guerriers, le frère d’Isanta, l’ennemi du Serpent, venu au Fort pour tuer le chef des Abénaquis ; c’était le fameux chef connu, parmi les Sauvages, sous le nom de Kandiarak, le même que les colons appelaient « Le Rat ».
Le marquis de Denonville demeura tout surpris, et les membres du conseil se regardèrent avec étonnement ; pendant ce temps, le lieut. Vruze et le Serpent échangeaient un regard de soupçon et de crainte.
« Lieut. de Belmont, dit le marquis, je voudrais savoir si vous avez des raisons suffisantes de croire que le prisonnier en fuite est réellement le chef huron Kandiarak, comme il l’affirme, et non pas un Iroquois.
— J’en suis sûr, répondit de Belmont. Et je demanderai à la cour, non pas comme une faveur, mais comme un acte de justice, qu’avant le prononcé du jugement, le chef huron soit sommé de comparaître pour prouver mon innocence et réfuter le faux témoignage du Serpent et ceux des deux autres chefs abénaquis. Le Huron est le ferme allié des Français, et il répondra à l’appel du gouverneur. »
Le marquis, après s’être consulté un instant avec les membres du conseil, dit à de Belmont :
« En considération de vos services et de votre bonne conduite, le tribunal consent à sommer Kandiarak de comparaître. Mais il est bien entendu que si le chef ne comparaît pas d’ici à trois semaines, la cour devra baser son jugement sur les dépositions entendues. Quant à vous, lieut. de Belmont, vous resterez aux arrêts jusqu’à l’arrivée du témoin que vous avez désigné. »
Le jeune homme remercia, et la séance fut levée.