Edouard Garand (p. 32-33).

CHAPITRE X

LE LIS SE FERME


Sur un sofa, dans la chambre de Julie du Châtelet, la jeune Huronne, Isanta, était étendue mourante. Près d’elle était assise sa sœur blanche, pâle et abattue, les yeux gonflés de larmes. De temps en temps, elle se levait pour humecter les lèvres desséchées de la jeune fille mourante, ou pour mouiller ses tempes fiévreuses, prévenant, avec une tendre affection, les soins que la malade n’avait plus la force de réclamer. Pendant toute une nuit et une journée, Julie du Châtelet avait, les larmes aux yeux, veillé la jeune fille à l’agonie ; elle avait refusé de prendre du repos ; elle n’avait pas voulu s’éloigner un instant ; et là, dans cette chambre sombre, elle personnifiait bien l’image du dévouement en larmes.

Le jour tombait ; les ombres s’allongeaient de plus en plus vers l’est, timides avant-coureurs du crépuscule.

Julie du Châtelet était assise, fixant depuis quelques minutes un dernier rayon de soleil qui avait pénétré dans la chambre par une fente de la jalousie, et se jouait au-dessus du lit de la mourante. Les yeux de la garde-malade suivaient, avec une sorte de fascination, ce jeu de lumière qui la faisait penser à l’auréole dont les peintres entourent la tête des saints ; un sentiment de crainte et de respect s’empara de son âme ; elle en vint à réfléchir qu’elle assistait en ce moment au coucher du soleil qui avait animé la courte carrière de la compagne bien-aimée de son enfance. Peu à peu le rayon s’affaiblit pour disparaître bientôt, et la jeune fille ne put retenir une exclamation de regret.


Le silence de la tombe l’entourait déjà.

Le bruit tira la Huronne du sommeil fiévreux qui s’emparait d’elle pendant des intervalles bien courts, et n’était plus le sommeil réparateur d’autrefois !

« Julie, murmura-t-elle à voix basse et d’un ton inquiet, dites-moi, est-il jour ? »

— Non, ma chère, le jour baisse, le soleil est presque couché.

— Il faut aller vous reposer, ma sœur ; — il faut dormir ; il ne faut pas veiller davantage.

— Je n’irai pas me reposer, Isanta ; je ne sens pas le besoin de sommeil, et je vous veillerai jusqu’au matin.

— Jusqu’au matin, ma sœur, jusqu’au matin ? Non, non, allez vous reposer maintenant ; quand le jour paraîtra, je serai avec les miens, avec ceux qui m’aiment.

— Et moi, est-ce que je ne t’aime pas, chère Isanta ?

— Vous êtes la seule de votre race ; j’ai cru qu’un autre m’aimait aussi, mais c’était un songe. Je suis contente que ce ne fût qu’un songe.

— Silence ! Isanta, dit Julie doucement : car elle savait la douleur que ces souvenirs apportaient au cœur de la jeune Huronne. Essaie de dormir, Isanta, et quand tu te réveilleras, je te chanterai la chanson que tu aimes tant : « La fille du Roi ».

— La chambre devient sombre, ma Julie. Laissez pénétrer un peu de lumière. Je regarderai encore le ciel du côté de l’Orient et je sentirai sur mon visage la brise du lac. »

Julie ouvrit la fenêtre et la jeune Huronne se soulevant lentement et péniblement, avec l’aide de Julie, jeta un long regard vers l’ouest, et d’une voix éteinte :

« Julie, ma sœur, il faut que je chante. »

Julie la regarda avec un étonnement mêlé de crainte et répondit :

« Ma chère Isanta, tu es trop faible pour chanter ; remets ta tête sur l’oreiller.

— Non, non, ma sœur, pas encore. Ma mère, pour m’endormir, me chantait une chanson que je n’ai pu me rappeler jusqu’à présent. Quand j’étais bien, j’ai essayé plusieurs fois à me la rappeler pour vous la chanter, mais je n’ai jamais pu y réussir. Est-ce assez singulier qu’elle me revient toute à la mémoire au moment où je vais mourir ?

— C’est étrange, chère Isanta, mais ne chante pas maintenant — après que tu auras dormi.

— Ma chère Julie, quelque chose me dit de chanter. Écoute, c’est la chanson de ma mère. Mais, dites-moi, le vent ne souffle-t-il pas de l’ouest ?

— Oui, chère Isanta, et ce vent est froid.

— Je ne le trouve pas froid ; ce sera mon compagnon ce soir. Écoutez. »

D’une voix faible et douce, le regard animé de reflets étranges, la jeune fille chanta sur un air mollement cadencé, et dans le langage de sa tribu, les paroles dont voici le sens :

« Les feuilles étaient vertes quand le vent du sud est venu ; — il est venu encore, mais les feuilles étaient rouges : — l’automne leur avait donné son baiser enflammé ; — elles étaient desséchées, elles étaient mortes. — Alors le vent du sud leur dit : « Êtes-vous déjà fatiguées des baisers que j’ai déposés sur vous ? — L’herbe, du moins, en a profité » ; — et il regarda, mais l’herbe était inclinée vers l’ouest.
« Alors je dis : « Ô vent du sud, je t’aime bien ». — « Trop tard, il est trop tard ! me répondit-il. — Car je ne resterai pas plus longtemps dans les bois — je me dirige vers l’ouest. Mais si tu veux venir avec moi, dit-il. Je te prêterai mes ailes et nous irons tous les deux vers le pays où se couche le soleil — le pays où il n’y a point d’ombres si ce n’est quand les rayons de la pleine lune sont endormis. »
« Et que verrai-je dans ces lieux, doux vent du sud ? » — « C’est la terre du Grand Esprit qui sait seul ce que tu verras ; — et dans le pays où se couche le soleil, tous tes rêves deviendront des réalités. — Dans ce pays heureux l’homme rouge et la face pâle sont frères ». — « Alors je lui dis : Doux vent du sud, je pars avec toi. »

En terminant cette dernière strophe, la jeune fille tomba dans les bras de Julie et essaya de dire un dernier mot ; mais ses lèvres blanchies ne purent répondre au mouvement de son cœur. La mort avait soufflé sur elle, le silence de la tombe l’entourait déjà.

Ainsi, à la tombée du jour, le « Lis de la forêt » s’était fermé sous la main des ombres et s’était endormi pour toujours !