Éditions Édouard Garand (44p. 25-29).

VIII


Les jours suivants, brisé par l’inaction, il fut en proie à la mélancolie… Il passait les journées, seul, dans son cabinet de travail, incapable d’aucun effort intellectuel, incapable même de lire. Les seuls bons moments qu’il connaissait étaient ceux passés auprès de l’enfant. Il ne voulait voir, ni recevoir personne. Il vivait en reclus.

Le soir pour chasser le spleen, il buvait, il buvait jusqu’à l’hébétude.

— C’est si bon, ne plus penser, se disait-il à lui-même pour excuser sa conduite…

Un matin la bonne lui apprit que l’enfant était malade.

Il se rendit à sa chambre, et l’examina attentivement.

Ce qu’il constata le stupéfia… Il avait la gorge blanche et il respirait difficilement.

— Depuis combien de temps est-il malade ?

— Depuis hier, il a vomi toute la journée. J’ai pensé que c’était une indigestion…

Dubord appela le médecin.

Celui-ci diagnostiqua la diphtérie.

Il lui donna immédiatement une injection… et attendit…

L’enfant suffoquait.

Le médecin lui introduisit des tubes dans la gorge…

Il continua à suffoquer.

Le médecin se tourna vers le père et haussa les épaules…

— J’ai bien peur, dit-il…

— Faites tout ce que vous pourrez. Il faut que vous le sauviez.

— Il me reste une ressource, la seule… l’opération de la trachéotomie…

Il pratiqua l’opération… sans succès. La suffocation continua… l’enfant devint bleu, puis violet…

Quelques heures après, il râla son dernier râle…

Armand Dubord lança un cri féroce de malédiction, un blasphème, et se jeta comme un fou sur la petite masse de chair qui gisait dans le lit.

Il eut peur que sa raison ne chavire…

C’était le dernier coup de massue sur sa tête, celui qui achève…

Autour de lui, tout tourna… une oppression l’étreignit, à la gorge, son cœur lui fit mal… Il étouffa…

Il essaya de se lever du lit. Il était étourdi.

Il chambranla. Les meubles et les objets de la chambre lui paraissaient embrouillés… Il n’en pouvait distinguer les contours. Il s’écrasa sur le parquet tout d’une masse. On dut le transporter inanimé dans son lit…

Une semaine durant le délire fit vaciller sa raison…

Une garde-malade veillait sans cesse à son chevet. Trois fois par jour le médecin venait le voir.

Chaque fois que son ministère lui accordait quelque répit l’abbé Mousseau venait s’informer de ses nouvelles…

Avec une tendresse presque fraternelle, cet homme sensible, le veillait, le soignait, faisait des vœux pour sa guérison.

Des paroles incohérentes, des jurons, des blasphèmes sortaient des lèvres du malade.

Peu après, il retombait dans un affaissement morne… secoué par des hoquets convulsifs. Et puis les paroles incohérentes à nouveau se pressaient sur ses lèvres :

— C’est elle qui l’a tué… Mon enfant ! mon seul enfant… Ah ! la vache… non… Madeleine, mon unique amour… Pourquoi ne viens-tu pas… Qu’ont-ils fait de mon fils… Ils l’ont porté en terre et c’est fini…

Quand Armand Dubord revint à lui, il était méconnaissable, pitoyable à voir. Il avait vieilli d’une année par jour. Ses cheveux sur les tempes étaient blancs… Il avait les joues émaciées… les yeux creux… sa première pensée fut de s’informer de l’enfant…

Avec des ménagements, de très grands ménagements, l’abbé Mousseau lui expliqua ce qui était survenu.

Le désespoir d’Armand Dubord lui était pénible à voir.

Il se promenait dans les pièces de la maison, se soutenant la tête de ses deux mains.

— C’est fini, Jules. Fini. Jamais je ne le reverrai plus…

— Mais oui, mon pauvre Armand, tu le reverras un jour.

— Non ! moi je crois que la mort c’est la fin, la fin des fins, la fin de tout. Il retourne à la matière. C’est fini. Complètement fini…

Et il continuait à se promener, lamentable chose…

Et l’abbé Mousseau avait beau essayer de le convaincre que la mort n’était qu’un commencement, il ne voulait pas le croire.

Il répétait sans cesse, inlassablement, obstinément :

— C’est fini ! C’est à jamais fini. Jamais plus je ne le reverrai.

Et des mouvements de révolte venaient qui le crispaient…

— Ah ! que j’envie ceux qui croient ! Au moins ils ont cette ressource ultime. Pour moi, la mort c’est la mort. Il n’y a pas d’immortalité ! C’est une illusion ! Mais comme je voudrais l’avoir cette illusion…

— Tu auras cette certitude, si tu le veux. Tu n’as qu’à le vouloir…

L’abbé essaya de le convaincre. L’heure n’était pas encore venue…

Et les jours coulèrent mornes, terriblement mornes…

Selon une expression populaire Armand Dubord disparut de la circulation…

Il se mit à boire. Il buvait jusqu’à perdre la raison totalement…

Celui qui l’aurait rencontré, hâve, accoudé à une table, dans une taverne quelconque, n’aurait pas reconnu le brillant criminaliste d’autrefois.

Il était devenu une loque humaine, une épave misérable sans plus d’ambitions, sans plus de désirs, sans plus d’orgueil. Quand il rentrait chez lui le soir, le chapeau rabattu sur les yeux, l’œil hagard, titubant, il soliloquait… Il gesticulait comme s’il s’adressait à un interlocuteur imaginaire… « Si, elle pouvait revenir ! Tout recommencerait. Il deviendrait peut-être l’Armand Dubord de jadis… Elle partagerait son deuil. Peut être de nouveau une autre petite tête blonde s’offrirait aux caresses de ses mains… peut-être la maison s’emplirait-elle d’un autre gazouillement… »

Où était-elle ? Le bonheur lui souriait-il ? Peut-il y avoir du bonheur dans le crime ? Mais non ! Ce n’était pas un crime qu’elle avait commis. Elle n’avait fait que suivre les théories qu’il avait inculquées.

Par un dernier reste de fierté, pour ne pas couvrir sa famille de la honte dont il s’abreuvait par sa déchéance, il avait changé de nom. Seule une personne connaissait son « alias »…

Une journée qu’il avait bu plus que d’habitude, on le ramassa ivre mort dans une ruelle.

En lisant le journal du matin, l’abbé Mousseau aperçut son nom sur la liste des pochards arrêtés et qui devaient comparaître devant le recorder.

— Quelle pitié ! songea-t-il, et en lui-même il se félicita d’avoir su résister aux attraits de l’amour humain. « Voilà ce qu’une femme peut faire d’un homme si énergique soit-il. »

Et en lui-même il forma le projet d’arrêter sur le seuil du gouffre l’ami qui menaçait de sombrer.

Quels moyens prendrait-il ? Il ne le savait pas encore mais il était sûr d’en trouver un et qui serait efficace.

Dans la cellule de la rue Gosford, il trouva Armand Dubord.

Il avait buté contre la chaîne du trottoir et s’était fendu la lèvre… il avait la figure pleine de sang, les habits tachés de poussière.

Dans l’œil terne, vide, aucune trace d’intelligence. Seul s’y reflétait le sommeil de la bête. Les cheveux ébouriffés collaient sur le front…

Le prêtre obtint du recorder que son ami passa en chambre. Il se porta garant de sa conduite future, et eut ainsi la satisfaction d’empêcher sa réputation d’être salie. Personne ne l’avait reconnu.

Quand ils furent au presbytère, et que les fumées de l’ivresse se furent dissipées :

— Écoute-moi bien, Armand lui dit-il. Tu vas faire ce que je te dis. Puisque tu n’as plus de volonté, je vais essayer d’en avoir pour toi.

— De quel droit ?

— Du droit de mon amitié.

— L’Amitié ? Ah !… Ah !… Tu crois cela…

— Tu y croyais toi aussi. C’était l’une de tes idoles… Nous ne sommes pas pour recommencer cette discussion. Tu sombres dans la neurasthénie la plus noire, celle qui conduit à la folie… C’est à la folie que tu t’achemines…

— Et après ?…

— Est-ce un homme de ta trempe qui parle ainsi ? À ton âge, une vie n’est jamais brisée.

— Oui ! Quand l’irréparable est accompli.

— Même alors, tout n’est pas perdu. On peut refaire sa vie…

— Et tu crois que je puis espérer être heureux de nouveau.

— Pourquoi pas ? Les voies de la Providence sont impénétrables.

— Tu m’ennuies avec ta Providence.

— Cela t’a-t-il bien servi de n’y pas croire.

— Je te répète que ce sujet m’ennuie… Tu voulais me proposer ?

— Vais-je prendre des précautions oratoires ? Prépares-toi à recevoir un choc, ajouta-t-il en souriant.

— Vas donc au fait brutalement.

— Je t’amènes au Sault aux Récollets… au noviciat des Jésuites, faire une retraite fermée.

— Dis donc, par hasard, est-ce que tu deviendrais fou ?

— Je ne te demande que d’aller te reposer. Ce n’est pas une pression que je veux exercer sur toi. Vas te reposer, dans la tranquillité… la paix… Laisse l’atmosphère du couvent t’envelopper et peut être, là, dans un milieu différent, dans un monde différent, tu oublieras. Ce qu’il te faut, c’est l’oubli.

— Je ne veux pas oublier…

— Tu ne veux pas guérir ?

— Je ne peux pas…

— Parce que tu ne le veux pas… Il est entendu que tu viens. Encore une fois, cela ne t’engages à rien. Tu agiras à ta guise… Si tu préfères ne pas aller à la messe, tu n’iras pas…

De guerre lasse, Armand Dubord céda, et consentit à vivre durant cinq jours dans la réclusion la plus complète…

C’était une expérience qu’il voulait tenter. Si elle calmait un peu le tumulte de ses idées ! Et puis… il ne risquait rien… Ce n’était même pas un compromis avec ses principes…

Par une fin d’après-midi d’octobre, tandis que le soleil, obliquement, éclairait encore les maisons, un taxi l’amena vers le Sault…

Entouré d’arbres énormes qui arrondissent sur lui, protecteurs, leurs panaches en dôme, le Noviciat des Jésuites semble aux passants l’emblème de la quiétude et de la retraite…

Quelques feuilles restaient seulement aux arbres… Elles étaient cramoisies et jaunes comme trempées auparavant dans de l’or liquide.

En face, de l’autre côté du chemin, la vieille église dressait dans le crépuscule ses deux tours de pierres. Sur le fond rouge du firmament, elles paraissaient mauves…

Un vent léger agitait les branches… quelque fois, un bruit de tramway, la crierie d’une trompe d’auto, une voix d’enfant brisait le silence de ce quartier excentrique.

Armand Dubord pensa :

— Si elle était à mes côtés, si elle s’appuyait à mon bras, participant aux émotions que je ressens comme la vie serait belle !…

Dans le parloir, où un frère convers le fit pénétrer il examina les murs. Ils étaient nus sauf quelques images de saints…

Des pas retentirent bientôt dans le corridor. Le père maître, un homme d’une cinquantaine d’années, à la chevelure grisonnante, au visage d’ascète, fit son apparition.

De ses paroles, une onction se dégageait qui subjuguait. À son insu Armand Dubord se laissa circonvenir. Il l’écouta pieusement, et docile comme un élève, le suivit jusqu’à la chambre qui devait être son asile…

— Je ne veux pas vous influencer, en quoi que ce soit, lui dit-il, vous êtes libre d’agir à votre guise. Je connais vos idées sur la religion. Monsieur Mousseau me les a énoncées. Quelles qu’elles soient je respecte les opinions d’un chacun. Seulement si vous voulez suivre mon conseil, faites table rase de toutes vos pensées d’antan ; laissez vous pénétrer par la grâce et vous verrez qu’il a plus de bonheur à croire qu’à ne pas croire. D’ailleurs l’un n’est pas plus difficile que l’autre…

Ces paroles s’insinuaient en lui, et le remuaient. Une voix lui criait de ne pas les écouter… Il lui obéit…

— C’est la coutume, continua le père, de donner à chaque retraitant un compagnon durant ses temps libres. Nous les appelons « les anges gardiens ». Je vous enverrai un novice tantôt…

— Puisque c’est votre coutume, je ne veux pas y déroger. Envoyez-moi au moins quelqu’un qui connaît la vie, pas un frais émoulu de collège…

— J’ai sous la main l’homme qu’il vous faut. Vous vous entendrez bien avec lui ! Le père Pratte est un ancien homme d’affaires qui a connu le monde. Il est entré à trente-cinq ans, appelé sur le tard à la vocation religieuse.

La chambre qu’Armand Dubord occupait donnait sur la véranda en arrière. Des fenêtres on avait vue sur le jardin… Il faisait trop noir pour y rien distinguer. Il se proposa pour le lendemain des promenades dans ses allées.

La chambre était vaste, haute, les murs blanchis à la chaux.

Dans un coin un lit ; au-dessus un crucifix. Deux autres images pieuses constituaient les seuls ornements.

Deux chaises, un prie-Dieu, une table recouverte d’un tapis vert, avec ce qu’il faut pour écrire. Voilà pour les meubles.

Dubord s’assit dans un fauteuil et alluma un cigare…

Il s’amusa à suivre les caprices de la fumée qui s’étirait et dessinait des arabesques…

Un bruit de pas dans le corridor l’arracha de la rêverie triste où il allait s’absorber. Jovial, la physionomie ouverte, le teint rouge, respirant la bonne santé morale et physique, le père Pratte fit son apparition. C’était un homme corpulent, pas très grand cependant.

Tendant la main, il s’avança vers le nouveau retraitant.

— Permettez-moi de me présenter. Je suis le père Pratte, autrefois Gilbert Pratte, courtier en douane. Vous êtes l’avocat Dubord ? Je me souviens de vous avoir déjà rencontré.

— C’est bien possible…

— Ainsi vous êtes condamné à subir ma présence durant quatre jours. Rassurez-vous, je ne suis pas aussi sévère que mon costume le fait paraître…

« L’ange gardien » expliqua le programme de ces quatre jours, demandant d’oublier qu’il y avait un monde extérieur, de ne vivre que de la vie qu’il lui suggérait. Il raconta l’histoire d’Ignace de Loyola, ce guerrier devenu fondateur d’ordre et qui avait dicté leur constitution…

— Je ne fais que vous suggérer ces exercices spirituels. Encore une fois, vous êtes libre d’agir à votre guise… Dans quelques minutes, nous avons la prière à la chapelle… je vous demanderais d’y assister… Ne protestez pas… Allez-y simplement en spectateur. Je prierai pour vous ainsi que mes compagnons.

— Que voulez-vous que les prières me fassent, je n’ai pas la foi.

— Soyez simplement passif. Vous êtes fatigué. Reposez-vous. Ici vous n’avez aucun tracas. Je devine votre état d’âme. J’ai passé par où vous passez, et croyez-moi, je suis plus heureux dans le moment que je ne l’ai jamais été.

Armand Dubord, quand le père Pratte fut parti, constata non sans surprise que ses paroles portaient des fruits. Il se sentait rassénéré. La paix du cloître s’infiltrait en lui. Effectivement, il oublia le monde extérieur.

La cloche dans le corridor sonna.

C’était la prière…

— Si j’y allais, se dit-il. Dans le fond, cela ne m’engage à rien.

Puis se ressaisissant :

— Quelle comédie je me joue ! et quelle comédie je joue devant tous ces gens… Au fond ! Qu’est-ce que la vie ?… une représentation, une comédie ou un drame… Eh ! bien ! jouons-là cette comédie. Mon rôle est d’être retraitant. Soyons retraitant…

Un deuxième coup de cloche sonna.

Il se leva et monta à la chapelle.

Elle était obscure. Seul, un lampion d’or, avec une lueur de sang, faisait vaciller l’austère pénombre.

Un par un les novices entraient, masse noire dans le noir.

En les voyant, Dubord eut un mouvement de pitié. Ces gens, en plein épanouissement de jeunesse, renonçaient de gaieté de cœur aux joies humaines.

Il pensa :

— Ils ne l’ont jamais connue ! Ils ne la connaîtront jamais. Est-ce que vivre sans elle, c’est vivre !

Il en était obsédé ! Tout se rapportait à elle… Elle était le pivot de l’Univers. Toutes ses pensées étaient concentrées autour de Madeleine.

Il ne priait pas. Mais plongé dans une sorte de nirvana sentimental, il entendait les voix réciter des paters et des ave, traînantes comme des mélopées.

Et ce fut le chant : un hymne à Marie. Le soliste avait une voix ardente, chaude de baryton. Tous lui répondaient…

Le retraitant, ce soir-là, dormit bien ; les jours règlementaires coulèrent rapides… Il fut surpris de constater que ce repos lui avait fait du bien. Il était un peu ébranlé dans ses convictions… Il ne voulut pas l’admettre.

Seulement une force plus grande était en lui qui lui faisait mieux supporter les malheurs qui l’accablaient.