Éditions Édouard Garand (44p. 22-25).

VII


Les grandes douleurs sont muettes.

Une fois sa crise terminée, Armand Dubord, le jour même de la trahison de son ami, et de l’abandon de sa femme, ferma le chalet qu’il n’habitait que depuis quelques jours, et réintégra son domicile à Montréal.

Il décida d’arranger sa vie d’une façon nouvelle, et d’attendre le retour de l’infidèle. Car il savait qu’elle reviendrait. Il était prêt à lui pardonner. Depuis qu’elle n’emplissait plus la maison de sa chère présence, il s’était rendu compte combien il l’aimait. Pourvu qu’elle soit là, près de lui, pourvu qu’il puisse voir ses yeux, pourvu qu’il puisse entendre sa voix, peu lui importait qu’elle soit déchue, qu’elle soit souillée. Il était prêt à tous les compromis, à tous les pardons.

Pour tromper le vide de sa vie, le lendemain même de son retour à Montréal, il partit en voyage… pour trois semaines. Une espérance secrète de la rencontrer au cours de ses pérégrinations le stimulait. Rien qu’à songer qu’il pourrait à un carrefour de route voir sa silhouette frêle se dessiner devant ses yeux, lui causait une émotion qui le secouait tout entier. Que ferait-il, que dirait-il, s’il l’apercevait. S’il l’apercevait, il irait droit à elle, et pas un homme au monde ne l’empêcherait de reconquérir son bien perdu. Où était-elle ?

Voilà où se dressait l’angoissant de la question…

Il partit donc un soir à bord du rapide de New-York. Il croyait en laissant Montréal, y laisser son ennui, y laisser son chagrin. Mais son ennui le suivait, son chagrin le suivait.

Chaque jour le vide devenait plus lourd, plus pesant à supporter.

Dans les cités populeuses, grouillantes de monde, frémissantes d’activité, il se sentait isolé…

Rien ne l’intéressait de ce qu’il voyait. Au milieu d’un opéra, au Metropolitan, il sortit, le premier acte terminé, souffrant trop de garder pour lui, les impressions qui l’assaillait.

Et voilà que le souvenir de l’enfant se mit à l’obséder… Il eut hâte tout à coup de le revoir.

Une semaine après il retournait, désireux de demander au travail la paix et le calme qu’il recherchait. Peut être dans la frénésie du labeur, pourrait-il retrouver l’oubli, l’oubli qui console, qui apaise.

Mais en pénétrant dans la maison, il se sentit écrasé à nouveau par le poids du souvenir. Elle était partout. Il la revoyait assise à ses côtés dans le cabinet de travail, il la revoyait avec ses grands yeux et l’auréole de ses cheveux auburn.

La sensibilité le gagnait malgré lui. Il s’enferma et donna libre cours aux larmes. Il essaya de se ressaisir et eut hâte d’être à demain pour se lancer corps et âme dans les affaires…

Il lutta… il lutta désespéramment… Les jours passaient… elle ne revenait pas…

Seul, de ses amis, l’abbé Mousseau le fréquentait. Il n’en voulait voir aucun autre. Il n’avait plus confiance en l’amitié…

Ses affaires, grâce au travail ardu qu’il s’imposait prospérèrent rapidement… Son bureau devenait de plus en plus achalandé…

Il devenait de plus en plus un personnage. Comme le temps approchait bientôt des élections plusieurs lui demandèrent de se porter candidat…

Il refusa d’abord ; les délégations se suivirent, de plus en plus nombreuses. On insista… l’on fit une pression…

Finalement, séduit par le mirage de la gloire, il accepta…

Son coup d’essai dans la politique fut un véritable triomphe. L’adversaire perdit son dépôt.

Les partisans de Dubord s’en réjouirent. On le disait déjà ministrable. À la première session, il s’imposa à l’attention de tout le pays. Son éloquence passionnée, chaude, vibrante, sa dialectique serrée en firent un « debater » dangereux…

La gloire cherchée passionnément venait à lui…

Il n’était pas heureux…

Toujours, il aimait Madeleine. Il l’aimait plus qu’autrefois… espérant ardemment son retour.

Elle ne revenait pas…

Puis un jour, lassé de la politique, il résigna son siège.

Ce fut une stupeur générale. On essaya de le faire revenir sur sa décision.

Peine perdue. Elle fut irrévocable, définitive. Il commençait à se rassasier de la gloire. Elle n’était pas suffisante pour combler ses appétits de bonheur.

Comme c’est fragile le bonheur ici-bas ! Il n’avait fallu que la visite d’un ami pour qu’il s’écroulât lamentablement.

Une fois, il eut l’intention de s’adresser à un bureau de détective et de faire faire des recherches. Le projet aussitôt ébauché tomba. Il ne voulait mettre personne dans la confidence. Son ridicule était trop grand sans le rendre public.

Une cause importante, un meurtre suivi de vol commis dans des circonstances mystérieuses défraya durant deux semaines les conversations publiques. Les colonnes des journaux étaient remplies du récit de l’attentat. Les reporters se perdaient en commentaires. Chacun énonçait sa théorie. Les limiers sur les dents suivaient les pistes les plus fantaisistes.

Finalement, on apprit l’arrestation d’un personnage haut coté à Montréal. Ce fut comme un coup de foudre. Personne ne crut à la culpabilité de l’accusé. D’ailleurs, seules contre lui, militaient des preuves de circonstances.

Il choisit pour le défendre, Armand Dubord.

Ce dernier accepta avec empressement. L’homme ne ménageait pas ses deniers. Il lui fallait à tout prix sortir de cette impasse. La cause s’annonçait belle. L’avocat, heureux de cette diversion s’y lança corps et âme…

Durant une semaine, le procès s’instruisit… Une pléthore de témoins prouvèrent un alibi…

Dans les journaux, en grosses manchettes, première page, s’étalaient les comptes-rendus du procès… La foule se pressait aux abords du Palais de Justice… Le prétoire à chaque séance se remplissait à sa capacité.

Jamais Dubord ne fut plus brillant, plus éloquent…

Il travaillait jour et nuit, trouvant dans cette ardue besogne, un peu d’apaisement. Le sort d’un autre dans ses mains, il n’avait pas le temps de penser à ses malheurs personnels.

Le résultat fut ce qu’il attendait. Son homme fut acquitté au milieu des applaudissements et ses amis le portèrent en triomphe.

Convaincu de la culpabilité du personnage qu’il défendait, il se dégoûta de sa profession pour avoir fait acquitter la plus grande canaille qu’il ait connue, et consacrer la vertu de l’être dont l’hypocrisie n’avait d’égale que les vices qu’elle cachait.

Comme il avait délaissé la politique il délaissa la pratique du Droit et cela à tout jamais. Il était riche… et plus rien n’alimentait son ambition…

Communicatif de sa nature, il alla trouver l’abbé Mousseau et lui conta ses scrupules.

L’autre le félicita de sa décision, puisqu’il agissait selon sa conscience. La conscience parlait, c’était donc un point gagné.

— Mon pauvre ami ! Que vas-tu faire à présent.

— Attendre, attendre son retour.

— Tu y penses donc toujours !

— Toujours. Vingt-quatre heures par jour. J’y pense en me levant le matin, le soir en me couchant…

Pour toute réponse, il sentit une main sympathique serrer la sienne avec effusion.

— Pourvu que tu ne te décourages pas…

— Des fois, j’ai peur. Si tu savais comme je l’ai aimée, comme je l’aime encore.

Épuisé par son travail récent ce lui était un soulagement que de se confier à quelqu’un.

Comme un pénitent fait au prêtre, il ouvrit son âme, il la mit à nu…

— Ah ! si tu l’avais connue ! tu me comprendrais…

Le moment n’était pas venu de parler de surnaturel, de parler des consolations de la Foi…

— Et remarques que pour moi j’ai mis toutes mes ambitions à posséder le bonheur terrestre. Il m’est arrivé de t’envier. Toi, tu n’as pas de passions… Tu es heureux… négativement. C’est peut être la seule forme du bonheur. Je me surprends à faire des désirs insensés. Sais-tu à quel point je l’aime ? Je l’aime au point de préférer être malheureux avec elle…

— Laisses le temps accomplir son œuvre. Te rappelles-tu ces vers que je t’avais lus une fois au collège :


« La tranquille habitude aux mains silencieuses
Panse de jour en jour nos plus grandes blessures
Elle étend sur elles ses bandelettes sûres. »


Le temps est le grand médecin. Il a raison de tout. « Tempus edax rerum ! » Souviens-toi de cet adage latin.

— Tu en parles à ton aise… Tu n’as peut être pas tort. Ce soir je me sens faible… J’ai quasiment envie de pleurer.

— Si cela peut te soulager.

— Non ce serait indigne d’un homme… Jules, j’ai déjà ri de toi, mais malgré toutes nos divergences d’opinions, je te considère comme mon meilleur ami, mon seul ami…

— Et je le suis… Demain, à la messe, je vais prier pour toi.

— Inutile. Je ne crois plus.

— Tu croiras. Les voies de la Providence sont impénétrables.

Quand Armand Dubord sortit du presbytère, il était un peu ragaillardi et prêt à affronter la vie à nouveau.