Le mariage blanc d’Armandine/L’Irlandais

Éditions de l’arbre (p. 143-162).


L’IRLANDAIS



ou le légataire universel parfait.

Comme tant de villageois, il avait fait fortune dans l’épicerie, il s’était enrichi dans la boisson. Arthur Pesant était allé chez les Frères pourtant, il avait fait un bon cours commercial, et, quand on quitte le collège à 18 ans, autant dire qu’on a poursuivi son cours classique. Pesant aurait su compter sans cela, mais, au collège, il gardait une belle main d’écriture, et quand il lui arrivait de composer une lettre, ce qui était rare, il ne s’y trouvait pas de fautes d’orthographe. Dans son village, on disait d’Arthur Pesant, d’abord qu’il avait réussi et ensuite qu’il était instruit.

Il n’avait pas de qui tenir cependant. Son père, marchand général, le marchand général étant en Laurentie une institution comme le notariat ou la prêtrise, le père Pesant avait fait faillite. C’était un homme sans dessein, il n’avait pas de génie. Gauche, tout ce qu’il entreprenait périclitait. S’il n’y avait eu sa femme, ses enfants auraient été dans le chemin. Madame Pesant fut toujours une femme de tête et qui tira d’affaires pas mal de fois l’imprudent mari. Notre Arthur venait d’atteindre 21 ans, lorsqu’elle mourut. Elle possédait en propre $3.000, que Pesant n’avait pu lui arracher, si bien que, avec les deux autres enfants, Arthur héritait une somme qui, dans le temps, paraissait rondelette. Le surlendemain des funérailles et avant d’avoir touché le magot, Arthur partait pour la ville. Ce qui lui donnerait le temps de voir venir. Du reste, il ne manquait pas d’expérience, ayant été comptable dans une petite brasserie du bourg voisin.


Arthur trouva vite ce qu’il voulait. C’était une épicerie dans le Griffin town, non loin du canal. Et ça lui coûtait une chanson. Le propriétaire, un « enfant de la paroisse », un compatriote, venait d’avoir une attaque, et sa femme, pour lui éviter la tentation du whisky, voulait vendre tout de suite et retourner au village passer leurs vieux jours.

Arthur s’installa au comptoir de l’épicerie, et il y passa vingt ans. Ces vingt années, il les passa en vérité derrière le comptoir, puisqu’il ouvrait à 5 heures 30 et fermait à minuit. Il vendait du gin à la mesure, et, aux connaissances sûres, le whisky au verre. À peu près pas de crédit, du cash presque toujours. Un homme aussi avisé que Arthur ne prit pas de temps à mettre de l’argent de côté. Il s’était établi un budget, et, lorsque les recettes dépassaient telle somme, il en distrayait les trois quarts pour prêter chez les notaires sur première, et le reste, à la petite semaine, ce qui était aisé, les voisins d’Arthur étant toujours à court d’argent. L’usurier pouvait contrôler facilement, et il ne risquait pas de se faire rouler, puisque, le jour de la paye, ces grands enfants, Irlandais pour la plupart, venaient l’entamer chez lui. Quand ce n’était pas le mari, la femme se montrait, soit pour les provisions, soit pour les bouteilles de bière dont elle se faisait cadeau, le samedi.

Arthur Pesant s’était aménagé une chambre dans l’appentis derrière le magasin. C’est là qu’il gardait ses vêtements et, surtout, ses livres. Ses livres : entendez les grands cahiers où s’alignaient en colonnes minutieuses ses comptes et sa comptabilité. Sous la lampe, il lui arrivait souvent d’écourter ses nuits, plongé dans ses calculs. Des rêves s’ébauchaient dans ce réduit. À terre il y avait un tas de journaux financiers américains, soigneusement empilés, la seule dépense d’Arthur, sa tentation étant de faire une fortune rapide à la bourse. Rockefeller le vieux et Carnegie furent ses héros, et, parce que son chat se montrait fort adroit à prendre les souris, il avait eu la fantaisie de l’appeler John D. Les chalands ne comprenaient pas.


Jamais il ne sortait, si ce n’est le dimanche, fidèle qu’il resta toujours à la messe. Il marchait jusqu’à l’église des Franciscains, parce que cette église était pieuse et aussi parce qu’on n’y quêtait pas. Non point que Pesant se refusât à toute charité : les victuailles qu’il ne pouvait vendre, il les apportait, en un gros paquet ficelé dans de la gazette, aux petites sœurs des pauvres, quand il se rendait à la messe. C’était sur son chemin. À la sœur, il débitait toujours la même plaisanterie :

— Je vous demande pas de reçu, ma sœur. Votre chapelet sera votre I.O.U. De l’autre côté, le bon Dieu me paiera mes intérêts.

Quand une créance ne rentrait pas, il choisissait quelques bananes pas trop mûres, qu’il ajoutait en supplément :

— Une surprise pour vous, ma sœur, quelque chose de bon… Mon paquet est plus gros aujourd’hui, c’est pour que votre prière soit plus longue. J’en ai bien besoin.

Cela dura dix ans. Alors il connut Patsy Curran, une grande fille rousse qui travaillait dans une usine voisine, pour faire vivre son père et deux sœurs. Elle travaillait surtout pour faire boire son ivrogne de père, qui, depuis la mort de sa femme, allait de cuites en emplois nouveaux. Il ne restait jamais plus d’un mois à la même manufacture, et il mettait des semaines à se trouver une autre place. Le matin, avant de partir pour l’ouvrage, Patsy avertissait Arthur :

— Je prends une chopine pour la journée, mais si daddy revient avant 7 heures, pas de crédit. Il en aura assez pour sa journée.

Elle connaissait bien son père, qu’elle était allée chercher à la buvette combien de fois ? Sa sœur Patricia était en âge de travailler elle aussi : elle la laissait à la maison, afin qu’elle surveillât daddy.

Arthur s’attardait souvent à causer avec cette fille rieuse, et Patsy plaisantait volontiers avec lui :

— Si vous étiez Irlandais, monsieur Pesant, je vous demanderais en mariage. Un homme qui est dans la boisson, pas de danger qu’il y touche. Il a peur de s’empoisonner. Un homme dans la boisson, c’est safe. Si vous étiez pas si regardant !

Son accent qui mangeait les mots le réjouissait, et il disait :

— Pour te prouver que je ne suis pas regardant, je vais te donner une belle orange que tu mangeras en pensant à moi.

Il s’attardait à choisir le fruit, et celui qu’il donnait n’était pas trop vilain.

— Quand vous vous déciderez à m’en donner une douzaine, je vous embrasserai, monsieur Pesant.

Il faut croire qu’un jour il se décida et que Patsy eut sa douzaine d’oranges, puisqu’un soir de congé, on les rencontra tous deux au parc Sohmer.

C’était un bel homme que Arthur Pesant, l’homme qui ressemblait le moins à son vice. Des yeux câlins, une bouche souriante, des dents magnifiques. Très grand, il avait des façons de tendre les paquets qui faisaient rougir l’Irlandaise, qui, pourtant, n’avait pas froid aux yeux.

Le bruit courut qu’ils se marieraient. Ce n’était qu’un bruit. Cependant lorsqu’elle hérita d’un vieil oncle une petite maison de Griffin town, il lui prêta à six du cent, deux mille dollars, presque la valeur de la propriété, pour qu’elle pût acheter un commerce de chapeau. Le père but le commerce comme le reste, et, en outre, la famille entière de Patsy était devenue folle, aux nouvelles de l’héritage. Elle-même en avait perdu sa prudence habituelle.

Elle avait visiblement de la peine aussi. Ce n’était plus Patsy qui allait chez Pesant faire les commissions du père, on ne la voyait plus chez Pesant. Lorsqu’elle revenait du magasin, le soir, l’épicerie était pourtant sur sa route : elle prenait un autre chemin. L’on ne sut jamais ce qui s’était passé.

Quant à Pesant, il avait trop d’affaires en ce moment pour se soucier des femmes. Sa vie s’était fixée, mais il y fallait beaucoup d’attention et de surveillance. Il avait acquis un petit immeuble près de la gare, et, presque aussitôt, le chemin de fer l’achetait, payant le triple. Alors, fidèle à son vieux rêve, Arthur s’était mis dans les stocks, il avait vendu, il avait racheté, toujours heureux. Pour se vouer tout entier aux spéculations boursières, il se défit de son épicerie. Maintenant, il passait le plus clair du jour chez les courtiers. Sa vie était tracée. Ce n’est pas qu’il risquait beaucoup, non, toujours des petits montants, et toujours dans des entreprises différentes. S’il y avait quelque perte, et c’était rare, les gains compensaient. Arthur Pesant était heureux.


Il vivait au rez-de-chaussée d’un immeuble qu’il avait acheté entre temps, faisant lui-même son ménage et sa cuisine. Chaque année, deux jours, il recevait la visite de sa sœur établie dans l’Ontario, mariée et sans enfants : pour son frère du Manitoba, il n’en recevait des cartes que de loin en loin. Il avait fait, comme il disait, des arrangements avec elle. Il lui fournissait le logement pendant son séjour : elle aurait à sa charge les frais de nourriture. Le premier soir, il lui accordait une partie de cartes. Il n’aimait pas ça, mais il faut se sacrifier pour faire plaisir aux autres.

A présent, il était riche, et son train de vie n’avait pas changé. Pourtant, deux fois par semaine, les dernières années, il allait au cinéma, un siège de galerie. Il y avait pris goût.

Chaque semestre, Patsy venait lui payer ses intérêts. Le capital était échu depuis longtemps, mais, bon garçon, Arthur avait consenti maintes fois chez le notaire à une extension de délai, et, comme c’était son notaire, les frais d’acte se trouvaient réduits au minimum : Arthur parlait lui-même au notaire. Il exigeait cependant les reçus de taxes et les renouvellements d’assurance : pour le reste, Arthur n’ennuyait pas Patsy.

Elle avait vieilli très vite, peinant fort, dans des manufactures, des restaurants, faisant même des ménages, à l’occasion. Sa sœur s’était mariée, et le mari lui aussi était un ivrogne. Patsy continuait d’être la vache à lait de tout le monde. Une vie de chien.

Une fois, elle avait été en retard dans ses intérêts. Un neveu s’était brisé une jambe en jouant avec un camarade. Arthur avait accepté d’attendre, « mais il ne faudrait plus compter sur lui ». Il avait affirmé, comme tous les avares :

— Les affaires et les sentiments, c’est deux choses, Patsy, tiens-toi-le pour dit.

Puis ensuite, il a pas d’argent, le père de celui qui a fait le mauvais coup ? Vous auriez pu l’actionner.

— Des amis…

— Il n’y a pas d’amis en affaires… Parce que c’est toi, j’attendrai un mois, mais pas plus, et c’est la première comme la dernière fois.

Ce jour-là, ce ne fut pas avec le même plaisir que Pesant fit son tour de voiture. Depuis quelques années, il avait cheval et voiture, un autre de ses rêves (les hommes pratiques ayant plus de rêves que les fantaisistes), comme maintenant on a une auto. Ça coûtait gros de foin et d’avoine : des cultivateurs, à qui il avait fait du bon, c’est-à-dire en ne chargeant que la demie de commission, lorsqu’il leur avait prêté (Arthur n’était pas plus fou que le notaire, il chargeait sa commission comme eux) ces cultivateurs le fournissaient à rabais, et, les jours de renouvellement de leur billet, pour rien du tout.

Chaque matin et chaque soir, il parcourait dans sa voiture toute la rue Dorchester jusqu’à la Cathédrale, et revenait par la rue Sherbrooke. Le soir, il allait plus à l’ouest. Le vernis de la voiture brillait, et l’attelage. Et le cheval était un bon cheval. Il ne le fatiguait pas cependant, si Arthur se montrait fier qu’il fût vif. Que les autres eussent des autos, déjà, ne l’humiliait point. Il savait qu’il pouvait en acheter une quand il voudrait. Il préférait le cheval.

Ses compagnons, des rentiers comme lui et qui suivaient les cotes de la bourse sur le tableau noir, le trouvèrent aussi serein que d’habitude, la dernière fois qu’ils le virent, le matin, chez le courtier. Il mâchait son éternelle chique de gomme (il ne fumait jamais), et il plaisantait sur les valeurs :

— La Power prend du temps à se réveiller, aujourd’hui, mais elle a toute la journée à elle… La Steel est bien faraude, tout d’un coup, elle prépare quelque chose… Le Twin fera pas de vieux os, je vous gage ma part de Panama, monsieur Julien…

Il partit à l’heure de la soupe et, en tram, se rendit chez lui. Comme toujours, il dit au conducteur :

— Vous devriez me débarquer devant chez nous, je suis votre bourgeois

Songez qu’il possédait des parts de la compagnie.

À la maison, Patsy l’attendait devant la porte. Il eut un regard de surprise, puis, impassible :

— As-tu perdu un pain de ta fournée, Patsy ? T’as l’air bien drôle ?

Ils entrèrent :

— Dis-moi ce que t’as… T’as l’air d’une fille qui vient à confesse.

La confession n’était pas réjouissante. Patsy avait été malade, le beau-frère avait encore perdu sa place, le locataire n’avait pas payé depuis trois mois…

— Poursuis-le, mets-le dehors…

Enfin, elle ne pourrait pas payer ses intérêts.

— Je t’avais dit que c’était la dernière fois. J’ai rien qu’une parole. C’était la dernière fois. Je te donne trente jours… Si tu trouves pas l’argent, je te fais vendre… Je vis pas de l’air du temps, comme il y en a.

Patsy était à bout. Elle pleura. Pesant n’avait jamais vu pleurer la fille, qui, perdant ses couleurs, restait rieuse, d’une bravoure insouciante.

— Les larmes, ça prend pas avec moi, tu peux les essuyer. On est pas au théâtre.

Patsy ne sut que se fâcher :

— Vous êtes un sans-cœur, monsieur Pesant, vous pensez rien qu’à l’argent… Ah ! si j’avais su dans le temps !…

Ce fut tout. Arthur blanchit, il serra les poings, puis :

— Va-t-en. Va-t-en, avant que je te mette dehors, espèce de traînée…

Elle partit. Par la fenêtre, il l’observa, qui s’acheminait, le dos courbé.

— Je lui ai fait assez de bon… Puis, après tout, comme dit le notaire, il y a prescription.

Il bougonna quelque temps, s’apprêta à préparer son dîner, dans la cuisine, un dîner froid, selon ses habitudes, mais se sentant drôle, il décida d’atteler le cheval et de faire un petit tour.

— C’est assez de penser à cette maudite traînée… Ah ! les sacrées femmes ! On a beau rester garçon, elles savent toujours le tour…

On le trouva mort dans sa voiture. Le cheval, ne sentant plus les guides, s’était arrêté quelques pas plus loin que l’écurie, dans la ruelle.


Les funérailles furent retardées jusqu’à l’arrivée de Rodrigue, ce frère du Manitoba, qui venait si peu souvent.

Il arriva, portant beau, vêtu de gris pâle, mais la cravate noire et un ample brassard noir sur la manche. Il riait, pleurait, postillonnait, serrait des mains, embrassait les dames, éclatait en sanglots dans le sein des plus vieilles. On ne voyait que lui.

Ce fut aux funérailles qu’il se révéla l’héritier véritable. Ce fut une scène que personne n’oubliera.

Le cortège allait se mettre en marche vers le cimetière, lorsque Rodrigue s’avisa qu’il y avait bien des voitures. Dans sa douleur, d’abord, il sourit d’aise vaniteuse, puis, se ravisant, devant tout le monde, il dit à l’employé des pompes funèbres :

— Ces voitures sont-elles comprises dans le contrat ?

— Non, mais, comme votre frère était bien connu, on a pensé…

— Dans ce cas-là, que ceux qui veulent suivre paient leur voiture, la succession s’en chargera pas…

Ce fut dit du ton péremptoire d’Arthur, lorsque celui-ci faisait des affaires. À ce moment, Patsy tout en larmes s’avançait. Rodrigue lui serra la main, onctueusement, puis, la regardant avec les yeux câlins des Pesant, et, lui touchant le bras, il lui dit :

— Tu sais, pour ton affaire, j’ai tout appris par le notaire, on pourra s’arranger, tu comprends ?

Elle comprit si bien que, devant la foule, elle le gifla :

— J’aime autant perdre ma maison que d’avoir affaire à vous autres, vieux cochons.

Rodrigue était entré dans son héritage.

Ai-je besoin d’ajouter que, pour le reste, Rodrigue, légataire universel, remplaça son frère à ce point que les voisins pouvaient croire que l’autre n’était pas mort.