Le mariage blanc d’Armandine/Le vendu

Éditions de l’arbre (p. 125-142).


LE VENDU



On l’est toujours de quelqu’un.

Aimez-vous les originaux ? Je ne cherche qu’eux. C’est pourquoi, lorsque je puis faire le voyage, je vais rendre visite à mon ami le docteur Duprat. Alors, j’ai double plaisir. Je cause avec l’homme le plus inattendu du monde et ensuite j’imagine l’histoire des fous authentiques que sont ses patients.

Le docteur Duprat est médecin-chef d’une clinique de maladies mentales, quelque part dans les Laurentides. Un homme bizarre, s’il en est. Soixante ans, il reste si vif qu’on n’a pas le temps de remarquer son âge. Il vous parle, qu’il n’est déjà plus là. Toujours dans la pièce voisine : un livre, une revue qu’il veut vous montrer, par référence. Ou bien sur la véranda : il vient d’apercevoir un nuage suspect, des oiseaux qui s’envolent et qui lui servent de repère et de baromètre. Les cheveux en broussaille, une barbe de la semaine passée, il paraît relever toujours de quelque maladie, et ses yeux étranges le font ressembler à ses patients. La bouche veuve de trois dents, qui font un trou noir lorsqu’il retrousse ses lèvres charnues, il parle avec un petit sifflement, et son sourire n’est pas fin. Un drôle de bonhomme.

Et une drôle de vie. Je vous la donne comme on me l’a contée. Ses études de médecine à peine terminées, Duprat fit des voyages. Il avait réussi à s’engager comme médecin de bord, et, à chaque escale, protégé par le démon de la bougeotte, il changeait de bateau et de route, faisant, accomplissant ainsi le tour du monde, je ne sais combien de fois : on a de drôles de types en Laurentie, et la jeunesse conformiste ne le sait pas. Dans ses loisirs, il jouait du pinceau. Duprat avait-il du talent ? Je ne m’y connais guère, et à peine ai-je vu deux ou trois des esquisses que ses amis gardent de lui : ne lui parlez jamais de peinture, c’est un sujet interdit. Il s’est rangé et embourgeoisé pour toujours. Il croit que ses fous sont sa seule fantaisie désormais. Vous verrez qu’il ne se connaît pas.

Sans doute pourtant la peinture ne lui était-elle qu’une expérience d’abord comme tout ce qu’il fit. Songez qu’au cours d’un voyage, ce délicat épousa une négresse, et, ses intimes me l’ont assuré, il vivait avec elle dans une chasteté parfaite. Voulait-il imiter les saints ? Il est vrai que Duprat, au contraire de ses camarades, est resté catholique — sauf sur un point, que je marquerai tout à l’heure. Je ne crois pas cependant que ce soit par vertu qu’il se soit laissé choir dans cette situation anormale. Il voulait plutôt tenter le diable. Rien ne l’attirait comme l’exotisme (quelques années, il imita Gauguin, dans ses tableaux), et je jurerais qu’il ne pénétra jamais dans la cabine de sa négresse, une des deux cabines qu’il lui fallait à chaque voyage, jamais il ne lui baisa le bout des doigts, tout civil et formaliste qu’il fût : je le répète, il faisait là une expérience.

Enfin, il se rangea. Finis les voyages. Sa femme était morte et, maintenant, son bon cœur voulait se consacrer à ses nièces, jeunes orphelines. Il obtint la direction d’une clinique qu’un philanthrope, sujet lui-même à des troubles nerveux, installait dans les Laurentides. De temps en temps, quand la mort ou la guérison réduisaient le nombre de ses patients, il parcourait la province, en quête de cas curieux. Il recrutait ses malades dans les familles qui ne voulaient pas « que ça se sache ». Ainsi, il n’était pas aisé de faire le tour de ses pavillons.

La dernière fois que j’y fus, c’était la deuxième année de la guerre, et, bien entendu, nous ne parlâmes que des événements internationaux. Duprat parlait, parlait. Il avait sa théorie. Elle valait ce que valent les théories des autres, on va le voir, la théorie de Thibaut, ou celle d’Arpin. Du couloir où il bricolait, je l’entendais :

— Ne viens pas, je n’en ai que pour une minute…

Duprat me tutoyait, comme il tutoyait tout le monde, habitude qu’il avait prise avec celle de parler d’un ton rude : « Quand on dit vous aux fous », me confia-t-il, « ils n’écoutent pas, ils sourient. Tu ne sais pas comme les fous sont cérémonieux entre eux. Et, alors, si je leur disais vous, ils me croiraient leur égal, quelqu’un d’entre eux, et adieu mon prestige ! »


— C’est une revue que je cherche, quelque chose sur la franc-maçonnerie, encore une bêtise.

Duprat avait une marotte, il en avait même plusieurs. Catholique fervent, je vous l’ai dit, il n’avait eu de cesse qu’il n’obtînt un aumônier de l’évêché. Il voulait la messe, chaque matin, et il communiait. Cependant, il ne pardonnait point à l’Église ce qu’il appelait la persécution des francs-maçons :

— … Je te l’accorde, pour les Juifs, les catholiques ne manquent pas de raisons. Je les approuve dans leur méfiance, mais les maçons, c’est une autre histoire…

Il bouillait de colère et son front se marbrait de taches rouges, quelque chose de maladif qui lui venait alors. Il se maîtrisait avec difficulté, et, souvent, tout essoufflé, il lui fallait s’asseoir un moment, et, tirant un mouchoir bleu — une autre de ses manies, il n’avait rien de blanc sur lui — il épongeait sa colère, qui s’écoulait par petits soupirs. Curieux homme !

— Ça va mieux… C’est étonnant comme je suis jeune de caractère et comme je me monte vite…


Il reprenait de plus belle :

— Tu comprends, toi, que l’Église interdise la Maçonnerie ? — L’anticléricalisme, les persécutions du petit père Combes ?

— C’est après. Au début, ils n’étaient pas ainsi. Lis ton histoire.

Il me méprisait, mais le discours l’entraînait. Il défilait ce que les loges enseignent dans leurs manuels.

— Tout ce qui a été fait de grand, depuis deux mille ans, nous le devons à l’Église, je te l’accorde, mais par le canal des loges. Va au fond des choses, et tu verras que c’est par tolérance, par respect des infidèles et des autres que la Maçonnerie n’avoue pas sa foi. Il y a parmi eux des saints et des martyrs de notre foi.

Avec de telles opinions, comment Duprat pouvait-il rester si pieux et si fervent ? Il servait la messe de son aumônier, il récitait le bréviaire comme un prêtre, et selon l’horaire bénédictin. Curieux homme !

— Tu sais que j’ai écrit à Rome pour avoir une dispense. Je voulais être maçon avec l’autorisation de l’Église. On a refusé : fiat ! C’est la peine de ma vie.

— Vous vous contentez d’être tertiaire libre du Grand Orient…

Je voyais celui qui voulait être un nouveau père Gaucher qui perd son âme pour le bien de la communauté, et j’allais voir un autre père Gaucher, de la politique, cette fois.

Je ne vous décrirai pas les couloirs et les pavillons de la clinique. Je veux en venir tout de suite à Thibaut.

Nous étions dans un couloir, et Duprat me dit :

— Écoute-le chanter…

C’était lugubre, un dies irae de voix profonde, creuse même et plaintive.

— C’est Thibaut. Tu sais, Thibaut, l’écrivain, celui de 1914. On ne parlait que de Thibaut…

Le chant continuait, de plus en plus profond. Puis, ce fut une psalmodie : Miserere mei, Domine, secundum magnam misericordiam tuam… Et, tout à coup, un éclat de rire, un toussement comme si Thibaut allait s’étouffer. Il reprit alors à voix plus haute, comme dans une jubilation : Benedicite, omnia opera Domini Domino ; laudate et superexaltate eum in secula…

— Le voilà qui chante le cantique des enfants dans la fournaise. Il en a pour deux

jours. Il est sûr maintenant d’avoir son home rule que l’Ulster lui arrachera la semaine prochaine…

Nous faisions les cent pas dans le couloir que bordaient les portes closes.

— Il va falloir que je t’explique… Vous ne savez donc rien, vous autres, les jeunes ? Vous ne connaissez pas Thibaut, le fameux Thibaut, le filte du juge Thibaut, qui, dans son voyage d’Europe, préféra les universités d’Allemagne et d’Autriche à celles de France ou d’Angleterre. Même alors, on le disait calé…

Je prévoyais que Duprat allait me faire le récit de quelque rencontre dans un port. Il s’abstint. Même, il se punit et celui qui aimait à tant parler prétexta une visite à la chaufferie pour s’interrompre. Chaque fois qu’il allait faire revivre un passé qu’il voulait mort et enterré, il se châtiait ainsi : les cinq minutes de silence, pour commémorer sa jeunesse aventureuse.

Nous revînmes à la porte de Thibaut :

— Regarde.


Duprat entrouvrait pour moi une sorte de vasistas par lequel on pouvait observer les patients.

Thibaut était debout, silencieux, comme recueilli, devant un lutrin, sur lequel s’étalait un fort volume largement ouvert, dont j’entrevoyais les enluminures brillantes. Il était revêtu d’une robe de bure, et il va sans dire que l’apparence de cette forme monastique, à longue barbe, noire encore, et ces yeux de feu, qui s’éteignaient par instants, ces mains sèches, osseuses qui s’appuyaient au lutrin, formaient un tableau inattendu sur le mur rose de la cellule : Pourquoi ce rose ? Duprat ne me le fit jamais savoir.

— Il prie. Cela peut durer deux jours. Il prie pour l’Irlande… Écoute l’histoire de Thibaut. Je continue. Dès son retour au pays, il entra dans un journal du parti de son père. Il n’y resta pas six mois, les orangistes qui ont le bras long, l’ayant fait liquider pour quelque article furibond sur l’Ulster. Le père Thibaut en mourut de honte. Il laissait de la fortune à son fils, et, parmi les nombreux immeubles de l’héritage, se trouvait un cottage à Westmount, non loin du parc. Sous les grands arbres, dans ce quartier, le plus anglais qui soit chez nous, il vivait seul. Il avait obtenu de faire dire la messe chez lui et chaque matin, un prêtre venait, à qui il n’offrait même pas le déjeuner. Il était devenu sauvage, ne voyait personne et n’adressait quelques mots qu’à une vieille bonne qui faisait son ménage. Tout le jour, il était plongé dans les mystiques, de Denys au père Guilloré, il les possédait tous. Il lisait ou il psalmodiait. La vieille bonne, lorsque je l’ai pris ici, m’a avoué qu’il se donnait la discipline, à grands coups, la nuit, en criant : « Expiation ! expiation ! » Dans la saison, il se faisait servir des racines de pissenlits, non point pour la salade, mais parce que les saints mangeaient des racines. On finit par ne plus guère s’en occuper, mais depuis sa dernière aventure, les plaintes s’accumulaient. Les dignes Anglais, ses voisins, n’aimaient pas à entendre la nuit psalmodier le bréviaire de la voix que tu connais. Pour faire court, je te dirai qu’à la déclaration de la guerre de 1914, il fit parvenir une dépêche à l’empereur Guillaume : « Majesté, si, comme je l’espère, vous faites la guerre pour délivrer l’Irlande des griffes de l’Ulster, je suis avec vous, et tout mon peuple avec moi ». Ce ne fut pas long, et la famille le fit interner. Il y a quelques années, on l’a mis entre mes mains. Pauvre type !

Lorsque Duprat me faisait ce long récit, nous marchions dans le couloir, et, aux pauses, nous entendions les soupirs pénitents et bruyants de Thibaut. Tout à coup parut un petit homme blond, très agité, qui aborda mon ami :

— Docteur, docteur, quand me laissez-vous partir ?

Le ton était anxieux, et le petit homme regardait Duprat avec les yeux d’un chien qui réclame sa pâtée.

— La semaine prochaine, Arpin, je te le promets.

Le petit homme insistait. Il avait des larmes dans la voix :

— Tout de suite, docteur. Demain, il sera peut-être trop tard…

Puis, changeant de ton, il indiqua la chambre de Thibaut.

— Lui avez-vous dit, docteur ?

— Sois tranquille, Arpin, monsieur sait tout.

Le fou semblait chercher, puis abandonna toute recherche. Il se tournait de nouveau vers la chambre :

— Le maudit ! le maudit ! S’il se sauvait, docteur ! Avez-vous bien pris toutes vos précautions ?

Il frappait la porte à coups de poings, à coups de pieds, et, avant que nous eussions le temps de l’arrêter :

— Elle est solide. Il ne passera pas toujours par là… Mais les barreaux ? Savez-vous, docteur, si les barreaux sont bien solides ?… Laissez-moi entrer, je voudrais vérifier les barreaux. Ce serait trop terrible, s’il s’enfuyait…

Il regardait Duprat avec angoisse. Celui-ci le calma d’une tape dans le dos, à ma grande surprise :

— Je reste avec monsieur… Tu sais que j’ai un revolver dans ma poche. Si je vois quelque chose de louche, paf ! Va te reposer.

Le fou eut l’air convaincu et partit.

— Vous ne craignez pas de tromper ainsi vos malades ?

— Je ne le trompe pas. Tout à l’heure, on donnera un bain à Thibaut, et, pendant son absence, je tranquilliserai ce pauvre Arpin en lui faisant tâter les barreaux.

Et Duprat me décrivit le cas d’Arpin :

— Un autre maniaque politique. Le contraire de Thibaut, ou à peu près. Mein Kampf ne l’a peut-être pas rendu fou, mais sa folie s’est cristallisée là-dessus. Les démocraties, comme pour Thibaut, l’Ulster, sont le résumé de toutes les horreurs du monde, que le peuple allemand doit régénérer, aidé de quelques étrangers, comme Arpin… Tu ne comprends pas ? C’est que tu n’as pas lu Gobineau, comme Arpin. Ce qui l’a frappé, c’est l’étude de Gobineau sur son ancêtre le pirate normand. Or Arpin descend des Normands — par un escalier aussi long que les nôtres, et il croit que le Führer a entrepris la croisade sainte pour délivrer les plus purs Aryens, et par conséquent, les Arpin… On a vu plus bête.

— Le malheur, c’est que cet Arpin soit fou.

— Et ce qui l’occupe en ce moment c’est Thibaut. Admire ici la logique des fous. Il a vu qu’après son télégramme, on n’a pas arrêté Thibaut. Cela lui a mis la puce à l’oreille. Ensuite Thibaut est à la clinique : or, Arpin, comme tous les persécutés veut seul être et rester un persécuté. Sa conclusion, c’est que Thibaut est payé, que Thibaut est membre de l’Intelligence Service, un des membres les plus sournois, ceux que l’on soudoie pour entretenir la zizanie : diviser pour régner. Qu’il soit ici, l’explication en est que, durant la guerre, ces fameuses maximes machiavéliques sont mises en sommeil. Les fous sont ingénieux dans leurs raisonnements.

Un bruit d’enfer se fit entendre sur nos têtes, vitres brisées, coups brusques, des cris. C’était à l’étage des patients en liberté. Nous fûmes bientôt là-haut. C’était Arpin, qui courait en tous sens, frappant et martelant d’une barre de fer et hurlant :

— Ôtez-vous de là, ôtez-vous de là ! Je suis la cinquième colonne, la cinquième colonne qui ne laisse rien sur son passage.

Il fut vite maîtrisé, mais la cinquième colonne me suggérait des réflexions. Je me disais : s’il faut cultiver son jardin, il ne faut point penser.