Le manoir mystérieux/Une promesse

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 173-177).

CHAPITRE XXVII

UNE PROMESSE


Taillefer se décida donc à se placer dans l’allée du jardin où le cortège devait passer, pour attendre DuPlessis. Pendant qu’il observait ceux qui entraient, il se sentit tirer par la manche par quelqu’un dont il aurait voulu fuir la rencontre, à cause de son indiscrète curiosité ; mais il dissimula son mécontentement et dit :

— Ah ! c’est toi, mon petit rat.

— Oui, répondit Cyriaque, le rat qui a rongé les mailles du filet, quand le lion qui s’y est laissé prendre commençait à avoir l’air d’un âne.

— Mon petit Cyriaque, tu es piquant comme du vinaigre aujourd’hui. Mais, dis-moi, qu’as-tu pu dire à ce géant de gardien pour qu’il nous ait si courtoisement laissés passer ? De quel charme t’es-tu servi pour museler ce vieil ours ?

— Je ne devrais pas vous le dire à vous qui me cachez vos secrets ; mais je ne sais pas dissimuler, moi. Écoutez donc. Lorsque nous avons été près de cet honnête représentant de Huron, sa cervelle était troublée par un discours qu’on a composé pour lui et qui semble être au-dessus de son intelligence. Ce discours dû à l’éloquence de mon docte maître, Apollon Jacques, a été répété tant de fois devant moi, que je le sais par cœur, et j’ai reconnu de suite, à quelques mots, ce qui tourmentait le brave homme. Je lui en ai soufflé une couple de mots ; c’est alors qu’il m’a pris dans ses bras, et je lui ai promis, s’il vous laissait passer, que je me cacherais sous sa peau d’ours pour venir en aide à sa mémoire pendant que le gouverneur général entrerait.

— C’est très bien, mon cher Cyriaque, je te suis très reconnaissant. Mais retourne à ton géant qui doit être inquiet. Au revoir, porte-toi bien.

— Vous ne consentez donc pas à me conter l’histoire de cette dame, qui est votre sœur comme moi ?

— À quoi cela te servirait-il, trop curieux lutin ?

— N’avez-vous que cela à me répondre ? Eh bien ! souvenez-vous que, si jamais je ne trahis un secret, je travaille toujours à faire échouer les projets que l’on veut me cacher.

— Tu sauras un jour, mon brave Cyriaque, tout ce que je sais moi-même sur cette dame.

— Oui, et ce jour-là n’est peut-être pas éloigné, maître sorcier. Adieu, je retourne près de mon géant.

— Plût au ciel que, moi, je fusse déjà hors d’ici, se dit Taillefer en voyant le jeune garçon s’éloigner en gambadant. S’il faut que ce nain malicieux mette le nez dans le secret, ce sera une belle affaire !

Pendant que Taillefer attendait DuPlessis avec impatience, celui-ci venait d’entrer par un côté opposé. Il précédait le cortège pour venir s’assurer que tout était préparé au modeste château du commandant pour la réception de Leurs Excellences. Après avoir remis son cheval à un domestique et avoir examiné rapidement les différents préparatifs faits, il se retira dans le parterre de derrière, où régnait plus de calme, afin de se livrer aux réflexions qui l’obsédaient. Son imagination couvrait d’un voile sombre tout ce qui l’environnait. Il comparait tous les objets exposés à sa vue à d’épaisses forêts, et l’image de Joséphine errait comme un fantôme dans tous les paysages que lui retraçait sa triste pensée. Ce malaise du cœur, ces regrets qui nous entraînent encore à la poursuite d’une ombre, cet éternel retour vers un songe cruellement interrompu, c’est la faiblesse d’un caractère noble et généreux ; c’était celle de DuPlessis. Enfin, il sentit lui-même la nécessité de ne pas se laisser aller à ses douloureux souvenirs, et il sortit du parterre pour aller se joindre à la foule. Mais quand il entendit les cris joyeux qui retentissaient de toutes parts, il éprouva une invincible répugnance à se mêler à des gens dont les sentiments étaient si peu en harmonie avec les siens, et il résolut de se retirer dans sa chambre jusqu’à l’arrivée du gouverneur et de sa suite. Quelle ne fut pas sa surprise, en ouvrant la porte, d’apercevoir Joséphine. Cette dernière, de son côté, tressaillit et se leva à son approche, en disant :

M. DuPlessis, que venez-vous faire ici ?

— Mais vous-même, madame, comment y êtes-vous ? Venez-vous réclamer de moi un secours qui ne vous sera jamais refusé, s’il peut dépendre de mon bras ou de mon cœur ?

Elle garda un moment le silence, puis reprit :

— Les secours que votre dévouement pourrait m’offrir me seraient plus nuisibles qu’utiles. Croyez-moi, il y a ici quelqu’un que les lois divines et humaines obligent à me protéger.

— C’est vrai, dit DuPlessis, j’ai devant moi l’épouse de Deschesnaux…

— L’épouse de Deschesnaux ! interrompit-elle avec indignation. De quel infâme nom osez-vous déshonorer…

Elle hésita et resta muette, en se rappelant qu’elle ne pouvait trahir un secret duquel dépendaient la fortune et l’honneur de son mari. Ses yeux se remplirent de larmes. DuPlessis jeta sur elle un regard de douloureuse pitié et lui dit :

— Hélas ! Joséphine, le misérable auquel vous avez joint si inconsidérément votre sort, vous a-t-il donc abandonnée ?

Elle le regarda à son tour avec des yeux où la colère étincelait à travers les larmes, et se contenta de répondre avec l’accent du mépris :

— « Le misérable ! »

— Mais, continua DuPlessis, comment vous trouvez-vous ici, dans ma chambre ?

— Dans votre chambre ! s’écria-t-elle en partant précipitamment pour sortir.

Mais elle s’arrêta sur le seuil de la porte en murmurant d’une voix suffoquée :

— Hélas ! je ne sais où aller !

— Joséphine, dit DuPlessis ému, vous avez besoin de secours ; oui, vous avez besoin d’un protecteur. Eh bien ! vous ne resterez pas sans défense. Je représente votre père : nous irons ensemble au-devant de Son Excellence, vous oserez lui confier ce que vous ne voulez pas me dire, et son premier acte, en arrivant aux Trois-Rivières, sera un acte de justice. Je cours trouver M. Bégon pour qu’il me prête son appui.

— Au nom du ciel ! n’en faites rien, M. DuPlessis. Vous êtes généreux : accordez-moi une grâce… Vous voulez me sauver de la misère, de l’humiliation, du désespoir ; eh bien ! accordez-moi ce que je vais vous demander… Je suis la plus malheureuse des femmes, entraînée sur le bord du précipice par un concours de circonstances imprévues, extraordinaires, par le bras même de celui qui pense m’en sauver… par le vôtre !… par vous que j’estime… que je respecte comme le représentant de mon bon vieux père…

Il y avait dans ses gestes, dans sa voix, un appel si touchant à la générosité de DuPlessis, qu’il en fut profondément touché. Il l’engagea à se rassurer.

— Je ne le puis, dit-elle, non, je ne le puis, tant que vous ne m’aurez pas accordé ma demande. Écoutez-moi : j’attends ici les ordres de quelqu’un qui a le droit de m’en donner… L’intervention d’un étranger… la vôtre surtout, me perdrait sans ressource. Attendez vingt-quatre heures sans vous mêler en rien des affaires de la malheureuse Joséphine.

DuPlessis ne répondit pas ; mais, réfléchissant qu’elle était aux Trois-Rivières et qu’elle n’avait rien à craindre dans un château que Son Excellence honorait de sa présence, il comprit que ce serait un mauvais service à lui rendre que d’implorer le gouverneur général sans son consentement. Au bout d’un moment de réflexion il lui dit :

— Je vous abandonne à votre sort pendant vingt-quatre heures, puisque vous me le demandez ou plutôt me l’ordonnez, et malgré ce qu’il m’en coûte de vous faire une semblable promesse, à cause de ce que votre tendre père attend de moi par rapport à vous.

— Donnez-moi votre foi de gentilhomme, insista-t-elle, que vous ne vous occuperez en rien de moi, quoi que vous puissiez voir ou entendre dire, et quelque besoin que je paraisse avoir de vous. Vous me le promettez ?

— Oui, Joséphine ; mais, ce délai écoulé…

— Ce délai écoulé, vous serez libre de faire ce que vous jugerez convenable.

— N’y a-t-il rien que je puisse encore faire pour vous, Joséphine ?

— Non, rien, que de me quitter et… je rougis d’être réduite à cette demande… de m’abandonner pour vingt-quatre heures votre appartement.

DuPlessis s’inclina et partit.