Le manoir mystérieux/Silence recommandé

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 53-57).

CHAPITRE VI

SILENCE RECOMMANDÉ


Quatre pièces fermant le côté occidental du manoir, au second, avaient été meublées, récemment, avec une magnificence qu’on n’eût pas soupçonnée à l’apparence extérieure de la bâtisse. Des ouvriers de Québec avaient été chargés de ces travaux, auxquels le plus grand secret avait présidé, afin d’empêcher les gens de l’endroit de gloser sur les changements qui se faisaient dans la résidence de Thom Cambrai. À part quelques bruits vagues, leur curiosité n’avait pu être satisfaite.

Le soir du jour dont nous parlons, ces appartements étaient illuminés avec un éclat qu’on eût aperçu à travers le massif d’arbres si des volets bien clos et de longs rideaux n’eussent intercepté le moindre rayon de lumière. Madame Hocquart, en l’honneur de laquelle on avait fait ces embellissements, venait d’entrer pour la première fois dans ces somptueux appartements, qu’elle parcourait en les examinant avec la joie la plus vive.

— Que ces tapisseries sont belles ! disait-elle à sa suivante, Louise… Quel naturel dans ces tableaux. ! Que cette argenterie est merveilleusement ciselée ! Mais, Louise, combien n’est-il pas encore plus délicieux de songer que toutes ces belles choses rassemblées ici sont des témoignages de l’affection du noble M. Hocquart ? Dans quelques instants je pourrai le remercier de la tendresse qui lui a inspiré de me faire préparer ce petit paradis terrestre.

— C’est le Seigneur, madame, répondit la pieuse jeune fille, qu’il faut remercier d’abord de vous avoir donné un époux dont l’affection a fait tant de choses pour vous rendre heureuse. Et, moi aussi, j’ai travaillé à vous parer de mon mieux, mais si vous continuez à courir de chambre en chambre, pas une de vos boucles ne tiendra.

— Tu as raison, ma bonne Louise, dit la dame en se mirant dans une glace, je ressemble à une paysanne avec ces joues rouges d’excitation et ces boucles de cheveux en désordre. Viens, tu vas réparer ces marques de mon étourderie ; il faut que je m’habitue à l’apparat.

Elles passèrent dans le salon, où madame Hocquart s’assit sur un coussin, pendant que sa suivante remettait sa coiffure en ordre. Au bout d’un moment, la dame reprit :

— Eh bien, Louise, est-ce bien comme cela ? Assez, assez, il faut que je voie Deschesnaux avant l’arrivée de M. Hocquart. Il est bien avant dans les bonnes grâces de mon mari. Cependant, si je voulais me plaindre de lui…

— Oh ! n’en faites rien, ma chère maîtresse, dit Louise. Ne vous mettez pas en opposition avec lui ; il a l’oreille du maître et toujours celui qui l’a contrarié a eu à le regretter.

— Et pourquoi donc, ma petite Louise, moi qui suis l’épouse de ce maître, serais-je obligée de garder tant de ménagement avec cet inférieur ?

— Madame, j’ai entendu dire à mon père qu’il aimerait mieux rencontrer un loup affamé que de déranger ce M. Deschesnaux dans ses projets ; et mon père n’a jamais que de bonnes intentions, bien que son air rude semble quelquefois donner le démenti à son cœur.

— Je te crois, mon enfant ; je veux te croire, quand ce ne serait que par amour pour toi. Mais, Louise, la nuit approche ; M. Hocquart est à la veille d’arriver. Va appeler Deschesnaux et ton père.

Ils arrivèrent un instant après tous les deux. Deschesnaux se présenta en courtisan de belle façon, et Cambrai avec un air gauche et embarrassé.

M. Cambrai, dit la dame, j’excuse de bonne grâce la rigidité avec laquelle vous m’avez tenue éloignée de ces appartements jusqu’à ce qu’ils fussent décorés d’une manière si splendide.

— Oui, madame, il en a coûté plus d’une livre, et je puis dire que j’ai pris tout le soin possible pour qu’il ne fût pas dépensé plus qu’il ne fallait. Mais je vous quitte, madame, car M. Deschesnaux a quelque chose à vous dire de la part de M. Hocquart.

— Qu’avez-vous à me dire de la part de M. Hocquart ? demanda-t-elle dès que Cambrai se fut éloigné.

— Cambrai ne m’a pas bien compris, madame ; c’est de mon noble maître que je veux vous parler, et non de sa part. Madame, croyez-vous que M. Hocquart apprendrait avec plaisir la visite que M. DuPlessis vous a faite ce matin ?

— Qu’est-ce à dire, monsieur ? Cette visite n’a été pénible que pour moi, puisque j’ai appris la maladie de mon père.

— De votre père ? Cette maladie a donc été bien soudaine, car le messager que je lui ai dépêché tout dernièrement, a trouvé le noble seigneur, votre père, occupé joyeusement à faire une partie de chasse aux perdrix. C’est M. DuPlessis qui a inventé cette nouvelle pour troubler votre imagination.

— Vous insultez M. DuPlessis, reprit madame Hocquart avec vivacité ; il est incapable de mentir.

— Pardon, madame, je ne savais pas que vous prissiez tant d’intérêt à lui. On peut quelquefois, sans mentir, farder un peu la vérité.

— Vous avez l’art habile du courtisan, M. Deschesnaux, mais c’est un art inconnu au capitaine DuPlessis, qui ne sait pas dire de paroles ambiguës. Il venait, n’étant pas instruit du nom de mon mari, pour essayer de me tirer d’ici ; mais, si j’ai la conviction qu’il n’a pas inventé la maladie de mon père, je puis espérer que son amitié l’a peut-être exagérée, et je veux croire à la véracité des nouvelles que vous m’avez données. Je dirai à M. Hocquart quelle a été la visite de M. DuPlessis et dans quel but il la faisait.

— Madame fera ce qu’elle jugera convenable, mais, puisque rien n’exige cet aveu, elle ferait mieux peut-être d’épargner à M. DuPlessis le danger qui pourra en résulter pour lui.

— Admettre une telle conséquence, monsieur, serait supposer à mon mari des sentiments indignes de son cœur loyal.

— Madame, je ne doute pas de ses nobles qualités, je suis trop souvent à même de les apprécier. Mais ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi M. Hocquart vous avait soustraite à tous les regards ; pourquoi il vous faisait garder par Thom Cambrai si étroitement, et pourquoi lui-même entourait ses visites chez sa légitime épouse d’un tel mystère ?

— C’est le bon plaisir de mon mari ; je n’en dois pas rechercher la cause.

— Très bien, madame ; mais, quelle que soit cette cause, pensez-vous qu’il puisse convenir à M. Hocquart que le capitaine DuPlessis la recherche et la découvre, et supposez-vous que mon illustre maître soit homme à souffrir sans punir ce qu’il regardera comme une insulte ?

— Si je croyais, répondit-elle, que je pusse causer quelque tort à M. DuPlessis en parlant de lui, je me tairais ; mais à quoi bon, puisque Cambrai l’a vu ? Non, j’en parlerai à M. Hocquart, et je saurai faire excuser la folie de M. DuPlessis.

— Eh bien, madame, essayez, en prononçant le nom de DuPlessis devant M. Hocquart, de voir l’effet que cela lui fera, et décidez après ce que vous voudrez dire.

— Mais, réitéra-t-elle, Cambrai a vu monsieur DuPlessis.

— Cambrai et son ami ne savent pas quel est l’homme qu’ils ont trouvé avec madame, et je saurai leur suggérer une raison pour justifier la présence d’un étranger ici.

— S’il est vrai que Cambrai ne connaît pas M. DuPlessis, j’avoue, monsieur Deschesnaux, que je serais fâchée qu’il apprît ce qui ne le regarde pas. Mais, chut ! j’entends un bruit de pas de chevaux. C’est lui, c’est M. Hocquart ! s’écria-t-elle en se précipitant vers la porte, qui s’ouvrit pour donner passage à un homme au port majestueux, enveloppé dans un long manteau de voyage.