Le manoir mystérieux/Les deux fiancés

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 42-47).

CHAPITRE IV

LES DEUX FIANCÉS


Le coude appuyé sur le bord de la table près de laquelle il était assis, et le front dans la main, DuPlessis paraissait absorbé depuis une dizaine de minutes dans des pensées mélancoliques, lorsqu’une porte opposée à celle par où étaient sortis Cambrai et Lavergne, s’ouvrit tout à coup et le tira de sa rêverie. La dame qu’il avait entrevue la veille dans une fenêtre, probablement sans en être aperçu lui-même, était là debout, immobile, les traits bouleversés par la surprise, et le regard inquiet fixé sur lui. Non moins affecté lui-même, il resta muet et comme paralysé sur sa chaise. Après un moment de silence aussi pénible pour l’un que pour l’autre, la dame dit avec un sentiment visible de malaise qu’il eût été difficile d’attribuer à l’émotion ou à la crainte et qui participait peut-être des deux :

— Vous ici ! Léon.

Ces paroles, prononcées par une voix qu’il avait bien connue, rappela DuPlessis à ses sens et il se leva vivement.

— Oui, moi ici, répondit-il presque en tremblant ; mais rassurez-vous, madame, je ne viens pas vous parler de moi ni de notre passé.

— Jusque-là, vous êtes bien aimable, monsieur DuPlessis, et je dois comprendre alors que ce n’est pas à moi que vous aviez à parler en venant ici ?

— Je suis bien peiné de vous contrarier, madame, mais, au contraire, ce n’est que pour vous parler, à vous-même, à vous seule, que je me suis rendu ici.

— Et que peut-il y avoir encore de commun entre nous, M. Léon Duplessis, pour que vous vous permettiez une semblable démarche jusque dans cette retraite ?

— Ce qu’il peut y avoir encore de commun entre nous ? répéta-t-il ; probablement qu’il n’y a plus que votre affection pour votre noble père et l’amitié sincère et reconnaissante que je lui porte moi-même. Et c’est cette amitié pour lui qui seule, je vous le jure, m’a fait braver plus d’un danger et jusqu’à vos paroles de dédain, pour venir vous implorer en faveur du meilleur et du plus tendre des pères, dont votre conduite a empoisonné les vieux jours, et qui se consume rapidement d’ennui et d’affliction. Votre père, Joséphine, est au désespoir de votre mariage. Lisez cette lettre…

— Mon père est-il donc malade, Léon ? Mais je ne puis quitter cette maison sans la permission de mon mari. Retournez vers mon père et dites-lui que bientôt je pourrai l’aller voir. Portez-lui cette nouvelle. Le ciel m’en est témoin que je partirai dès que j’en aurai obtenu la permission.

— La permission ! fit DuPlessis avec une indignation mal contenue, la permission d’aller voir un père malade, peut-être au lit de la mort ! Et à qui demanderez-vous cette permission ? à ce misérable qui, sous le masque de l’amitié, a violé les lois les plus sacrées de l’honneur en épousant une fille sans la permission de son père.

— Ne parlez pas sur ce ton, M. DuPlessis ; car celui que vous traitez ainsi est tout aussi honorable que vous, et il est assez puissant pour vous faire regretter amèrement vos paroles calomnieuses sur son compte. Vous faites sans doute retomber sur lui la vengeance que vous n’osez exercer contre une femme. C’est votre manière à vous de me punir ; seulement, cette manière est injuste. Faites-moi les reproches que vous voudrez, mais, en gentilhomme que vous êtes, épargnez du moins la réputation de celui dont tout le tort a été de s’attacher mon cœur.

— Soit ! Joséphine, ayez, si vous voulez, pour cet homme d’autant plus d’estime qu’il en mérite moins, c’est votre affaire plutôt que la mienne ; mais cela ne vous dispense pas d’avoir pour votre père les égards auxquels il a droit. Je vous déclare donc que je viens, armé de son autorité, vous ordonner de me suivre au foyer paternel, et je vous délivrerai de l’esclavage où vous êtes, en dépit de vous-même s’il le faut.

M. DuPlessis, ne me menacez point ; j’ai les moyens de résister à la force. Je suis ici chez moi ; cette maison est la mienne. Si c’est mon bon plaisir d’y vivre dans la retraite, ce n’est pas, je pense, M. Léon DuPlessis qui a le droit de s’y opposer.

— Vous changez habilement la question, madame ; car ce n’est pas moi qui m’y oppose, c’est votre père. Or, en son nom, suivez-moi, fuyez ce lieu…

À ces mots, il s’avança vers elle et saisit son bras. Elle le retira brusquement et jeta un cri qui attira dans la salle Lavergne et Cambrai.

— Flammes et fagots ! exclama ce dernier, que se passe-t-il ici ? Madame, rentrez dans votre chambre. Et vous, monsieur, sortez de la maison, partez vite… ou plutôt, brave Michel, le sabre à la main ! et débarrassons-nous de ce misérable ?

— Non, répliqua Michel, sur mon honneur, non. Il est venu en ma compagnie et n’a rien à craindre de moi, pour cette fois-ci du moins. Mais, écoutez-moi, l’ami, partez le plus vite possible, parce qu’il ne cuit rien de bon ici pour vous.

— Adieu, madame, dit DuPlessis ; le peu de vie qui reste à votre malheureux père aura peine à résister à la triste nouvelle que je vais lui porter.

À ces mots il se retira pendant que la jeune dame lui disait :

— Léon, ne me calomniez pas.

— Voilà de la belle besogne ! interrompit Cambrai enrageant. Madame, rentrez dans votre chambre.

— Je ne suis pas à vos ordres, monsieur, répondit-elle.

— C’est vrai, madame ; mais il faut pourtant que vous regagniez vos appartements. Michel, suis cet impudent coquin, tu m’entends ? Allons, ne perds pas sa piste.

— Je le suivrai, dit Lavergne, jusqu’à ce qu’il ait évacué la maison ; mais lever la main contre un homme qui a bu le coup du matin avec moi, c’est contre ma conscience.

Et il s’éloigna.

DuPlessis avait pris d’un pas rapide la première allée qui s’était présentée à lui, sans faire attention que ce n’était pas celle qui conduisait à la porte par où il était entré, et il se trouva bientôt vis-à-vis d’une porte plus petite qui donnait sur un champ. Au moment où il se demandait comment il allait s’y prendre pour escalader la palissade, la porte s’ouvrit pour livrer passage à un cavalier couvert d’un grand manteau.

— Gatineau DuPlessis ! fit-il ; que faites-vous ici ?

— Et qu’y faites-vous vous-même, infâme scélérat ? y venez-vous pour recevoir de la main d’un galant homme le châtiment qui vous est dû ? Tirez votre épée et défendez-vous !

— Es-tu fou, DuPlessis ? Je t’assure que Joséphine Pezard de la Touche n’a rien à me reprocher, et je serais fâché de diriger une arme contre toi, qui en fus aimé. Mais tu n’ignores pas que je sais me battre ?

— Non, Deschesnaux ; mais j’en désire avoir d’autres preuves que ta parole.

— Tu n’en manqueras pas, dit Deschesnaux, et, tirant son épée, il s’élança sur DuPlessis.

Ce dernier était sur ses gardes. Les épées brillèrent, se croisèrent et s’entrechoquèrent avec violence. Bientôt Deschesnaux fut renversé et, avant qu’il eût pu se relever, la pointe de l’épée de son antagoniste était appuyée sur sa poitrine. Au même instant DuPlessis sentit qu’on lui saisissait le bras par derrière. Il se retourna et aperçut Michel Lavergne, qui s’écria :

— Allons ! allons ! camarade, assez de besogne pour un jour ; retournons au « Canard-Blanc ».

— Retire-toi, vil misérable, répondit DuPlessis en colère ; oses-tu bien te placer entre mon ennemi et moi ?

— Vil misérable ! répéta Lavergne ; tu me donneras raison de cette injure tôt ou tard, je te le promets. En attendant, décampe, car nous voilà deux contre un.

DuPlessis vit que Deschesnaux, profitant de cet incident, s’était remis sur pied, et qu’il ne pourrait, sans une folle témérité, continuer le combat. Il sortit alors du parc en disant :

— Au revoir, Deschesnaux. Nous nous rencontrerons plus tard dans quelque lieu où personne ne sera pour te dérober à la lame de mon épée.

Deschesnaux ne répliqua rien à cela, mais, se retournant vers Lavergne, il lui demanda :

— Mon brave, êtes-vous camarade de Cambrai ?

— Son ami juré.

— Très bien. Prends cet or, et suis cet homme ; sache où il s’arrêtera et viens m’en informer ici. Silence et discrétion, si tu tiens à la vie.

— Il suffit. Vous verrez que vous n’avez pas choisi un mauvais limier, dit Michel en s’éloignant à grands pas.