Le manoir mystérieux/L’ordre fatal

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 208-212).

CHAPITRE XXXIV

L’ORDRE FATAL


Après avoir passé une heure à conférer avec Deschesnaux, l’intendant se rendit au château auprès de la marquise et de mademoiselle de Beauharnais, qui avaient en ce moment la visite de plusieurs dames de la ville. Quelqu’habile qu’il fût dans l’art de la dissimulation, il ne put cacher complètement les angoisses qui déchiraient son cœur depuis la terrible résolution qu’il avait prise. On lisait dans son œil hagard que ses pensées étaient loin du théâtre sur lequel il était obligé de jouer son rôle. Il ne parlait et n’agissait qu’avec un effort continuel, et semblait avoir perdu l’habitude de commander à son esprit brillant. Deschesnaux, qui craignait que le bon côté de son caractère ne reprît le dessus sur le mauvais, vint lui dire que quelqu’un avait affaire à le voir à la maison du docteur Alavoine. Celui-ci était parti depuis le matin pour aller soigner, de l’autre côté du fleuve, la fille du baron de Bécancour, tombée soudain gravement malade, et il ne revint que le lendemain, ce qui était assez du goût de Deschesnaux pour l’exécution de ses projets.

— Tout va bien, dit Deschesnaux à l’oreille de M. Hocquart en l’entraînant vers son appartement.

— Le docteur Painchaud l’a-t-il vue ? demanda l’intendant.

— Oui, monsieur. Comme elle n’a voulu répondre à aucune de ses questions, il attestera qu’elle est en proie à une maladie mentale, et qu’il faut la remettre entre les mains de ses parents. C’est ce qu’il m’a dit. L’occasion est propice pour l’emmener, ainsi que nous en sommes convenus.

— Et DuPlessis ?

— DuPlessis, monsieur l’intendant, n’apprendra pas avant demain son départ, qui aura lieu ce soir même. On s’occupera de lui plus tard.

— Son sort me regarde, Deschesnaux ; ce sera ma propre main qui me vengera de lui.

— Votre main ! monsieur l’intendant. DuPlessis, dit-on, témoigne le désir de voyager : on fera en sorte qu’il ne revienne pas.

— Non, non, je n’attendrai pas cela. C’est moi-même qui me vengerai de cet ennemi qui a pu me faire une blessure si cruelle que désormais ma vie sera empoisonnée par la douleur et le remords. Non, plutôt que de renoncer à me faire justice de cet exécrable conspirateur, j’irais tout dévoiler aux de Beauharnais.

Deschesnaux vit avec appréhension l’agitation de l’intendant. Ses yeux lançaient des éclairs, et sa voix tremblait malgré les efforts qu’il faisait pour la rendre assurée.

— Monsieur, dit le confident en conduisant son maître devant une glace, regardez-vous et jugez si ces traits décomposés sont ceux d’un homme capable de prendre conseil de lui-même dans une si grave circonstance.

— Que voulez-vous de moi ? fit l’intendant frappé du changement de sa propre physionomie ; suis-je votre vassal, l’esclave de mon serviteur ?

— Non, monsieur, mais j’ai honte de la faiblesse que vous manifestez. Allez devant la marquise et sa protégée ; déclarez votre mariage ; expliquez en présence de tout le monde, la honteuse comédie montée par votre épouse, de concert avec DuPlessis, pour vous forcer à reconnaître publiquement votre union. Allez, monsieur ! mais recevez les adieux de Deschesnaux, qui renonce à tous les biens dont vous l’avez comblé. J’ai servi avec contentement, avec orgueil, le noble, le grand intendant du roi ; j’ai été plus fier de lui obéir que je ne l’eusse été de commander à d’autres ; mais je ne puis consentir à partager le déshonneur du maître qui cède au premier revers de la fortune, et dont les hardis projets se dissipent comme la fumée au plus léger souffle de l’orage.

M. Hocquart fut subjugué par l’accent que Deschesnaux sut donner à ces paroles ; il sembla au malheureux intendant que son dernier ami allait l’abandonner. Il étendit la main vers son confident en murmurant :

— Ne me quittez pas… que voulez-vous que je fasse ?

— Que vous retrouviez votre énergie, votre courage, mon noble maître ; que vous soyez plus fort que ces orages qui bouleversent les âmes vulgaires. Êtes-vous le premier auquel l’ambition intéressée d’une femme ait tendu des pièges ? Vous livrerez-vous au désespoir parce que votre cœur s’est laissé prendre aux apparences d’un sentiment tendre ? Que le projet hardi, mais opportun, conçu par vous-même, devienne un ordre dicté par un esprit supérieur, et j’aurai la fermeté de l’exécuter. C’est l’acte d’une justice impassible.

Pendant que Deschesnaux parlait ainsi, l’intendant le regardait en lui serrant les mains. Il semblait vouloir s’approprier cette fermeté qui était si loin de son cœur. Enfin, avec une tranquillité affectée, il parvint à prononcer ces paroles :

— J’y consens : qu’elle disparaisse ! mais qu’il me soit permis de la pleurer, non telle qu’elle s’est fait connaître, mais telle que je l’ai crue quand je l’ai aimée…

— Non, monsieur l’intendant, point de larmes : elles ne sont point de saison. Il faut penser à DuPlessis qui a tout conduit.

— Ce nom seul, Deschesnaux, suffirait pour changer les larmes en sang. DuPlessis sera puni par ma main ; rien ne me fera changer de résolution.

— C’est une imprudence, monsieur. Mais choisissez le temps et l’occasion, et quittez cet air sombre et égaré.

— Soyez tranquille, Deschesnaux, je ferai tout pour seconder le destin, et mon horoscope sera accompli. Je retourne au château passer la soirée. N’avez-vous rien autre chose à me dire ?

— Je vous demanderai votre anneau, pour prouver à vos autres serviteurs que j’agis d’après vos ordres.

L’intendant prit la bague qui lui servait de sceau et dit en la lui remettant avec un air sombre et terrible :

— Quoi que vous fassiez, agissez promptement.

Puis il sortit précipitamment comme s’il eût voulu fuir le lieu où il venait de donner son ordre barbare, et se rendit au château du commandant, où le gouverneur venait d’arriver, de retour de son voyage aux Forges de St-Maurice. M. Bégon n’était pas encore assez bien pour avoir pu l’y accompagner.

Pendant que le gouverneur parlait à M. Hocquart des forges qu’il venait de visiter, le docteur Painchaud s’approcha d’eux pour rendre compte de l’examen qu’il avait fait de l’état de madame Deschesnaux, comme tout le monde au château appelait Joséphine depuis le matin.

— Eh bien ! docteur, demanda M. de Beauharnais, que pensez-vous de la pauvre femme ?

— Excellence, cette dame garde un sombre silence sur tout ce qui la concerne, ou répond par des mots sans suite. Elle est plongée dans une noire mélancolie, et elle donne tous les signes caractéristiques de l’aliénation. Elle se croit poursuivie, et son imagination en délire lui montre des fantômes. Son mari ferait bien de l’emmener le plus tôt possible loin du tumulte qui trouble sa pauvre tête et redouble ses hallucinations.

— Oui, dit le gouverneur, qu’elle quitte la ville, que M. Deschesnaux l’emmène sans retard. Il est réellement malheureux qu’une si belle personne ait perdu sa raison ; qu’en pensez-vous, M. l’intendant ?

— Très malheureux, en vérité, répondit ce dernier en affectant l’indifférence.

Bientôt de nouveaux amusements commencèrent. Ce soir-là ils consistaient en simulacres de combats entre des Iroquois et des Hurons. Dans le but de se délivrer un moment de l’horrible état de contrainte qui torturait son âme, M. Hocquart se mêla aux masques, couvert d’un manteau qui le déguisait. Mais il fut bientôt accosté par un masque qui lui dit à l’oreille :

— Je désire avoir avec vous un instant d’entretien privé pour une affaire très importante et très pressée qui vous touche de près.