Le manoir mystérieux/Consultation

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 67-75).

CHAPITRE IX

CONSULTATION


Lorsque DuPlessis eut quitté le parc du « manoir mystérieux », après sa rencontre avec Deschesnaux, il retourna à l’auberge de Léandre Gravel. Comme il traversait la grande salle, il aperçut Michel, alla droit à lui et, tirant de sa bourse une pièce d’or, il la lui remit en disant :

— Voici pour vous indemniser de la peine que vous avez eue de me servir de guide ce matin. Maintenant, vous avez assez de bon sens pour comprendre que, mon but étant atteint, nous devons être désormais étrangers l’un à l’autre.

— Par le grand-père Adam ! s’écria Lavergne en mettant la main sur la garde de son sabre, si je croyais que vous eussiez le dessein de m’insulter…

— Vous auriez la discrétion de le souffrir, interrompit tranquillement DuPlessis ; vous connaissez trop bien la distance qui nous sépare, pour me demander une plus ample explication. Je vous souhaite le bonsoir.

Et il se mit à causer avec l’aubergiste et tourna le dos à Michel, qui s’assit en silence dans un coin, en méditant des projets de vengeance qu’il espérait accomplir pour son propre compte, tout en exécutant les ordres de Deschesnaux.

Le souper terminé, chacun se retira dans son appartement.

DuPlessis était couché depuis quelque temps sans pouvoir trouver de sommeil, lorsqu’il vit un faible rayon de lumière passer sous la porte de sa chambre, qui aussitôt s’ouvrit. Un homme entra, portant une lanterne sourde.

— C’est moi, dit-il à voix basse, c’est moi, Léandre Gravel.

— Qu’y a-t-il, mon bon hôte, pour motiver votre visite à pareille heure ?

— Il y a, M. DuPlessis, d’abord, que mon pendard de neveu vous a guetté toute la soirée, et qu’il a questionné mon fils pour savoir quand vous partiez et de quel côté vous deviez vous diriger ; puis, vous vous êtes battu, soit avec lui, soit avec un autre, et je crains qu’il n’en résulte quelque danger pour vous.

— Vous êtes un honnête homme, M. Gravel, et je vous parlerai avec franchise. Votre neveu et son ami, Thom Cambrai, sont les agents subalternes d’un scélérat plus puissant qu’eux, de Deschesnaux, qui est mon ennemi personnel, et avec lequel je me suis battu ce matin.

— Pour l’amour du ciel ! M. DuPlessis, prenez garde à vous. Deschesnaux inspire tant de terreur ici que c’est à peine si l’on ose prononcer son nom. On parlera bien de Thom Cambrai, mais de Deschesnaux, jamais ! Chacun sait ici que c’est lui qui tient une dame prisonnière, mais nul n’oserait le dire.

— J’ai appris, brave M. Gravel, sur cette infortunée dame des détails que je veux vous communiquer, car j’ai besoin d’un conseil.

— Je ne suis qu’un pauvre aubergiste, M. DuPlessis, mais vous pouvez me parler à cœur ouvert, et si je puis vous rendre service, ce sera un plaisir pour moi de le faire. En tout cas, ma discrétion vous est assurée.

— Je n’en doute pas, mon bon M. Gravel. Écoutez donc cette triste histoire.

DuPlessis parut réfléchir un instant, puis reprit :

— Il faut que je remonte un peu plus haut, afin que vous puissiez mieux comprendre. Vous avez entendu parler de la campagne conduite par M. de Saint-Denis, il y a une douzaine d’années, contre les Natchez de la Louisiane, campagne sanglante dans laquelle ces terribles Indiens furent presque tous détruits.

— Je me rappelle tout cela, interrompit l’aubergiste ; le bruit de ces exploits retentit jusque sur les bords du Saint-Laurent, et en l’honneur des intrépides Canadiens qui avaient pris part à cette guerre, on chantait la ballade, ajouta-t-il entre haut et bas :

De nos guerriers c’était la fleur,
Au milieu du carnage ;
Tel un roc brave la fureur
Des vents et de l’orage.

DuPlessis fit observer que ce n’était pas le moment de chanter l’héroïque ballade, et continua :

— Je faisais partie de cette expédition avec plusieurs Canadiens des Trois-Rivières et des environs, entre autres un jeune M. Pezard de la Touche, fils du seigneur de Champlain. C’était mon plus grand ami de cœur. J’eus la douleur de le voir expirer dans mes bras deux jours après avoir été mortellement blessé dans la dernière rencontre que nous avions eue avec l’ennemi. Il me pria, si j’avais le bonheur de revenir sain et sauf au pays, d’aller près de son père et de sa sœur, — il avait perdu sa mère dès l’âge tendre, — de leur porter ses derniers adieux et de leur dire qu’il était mort en soldat et en chrétien. Aussitôt de retour aux Trois-Rivières, trois ans plus tard, je m’empressai de m’acquitter de ma pénible mission. J’arrivai un jour au manoir de M. Pezard de la Touche, à Champlain, et ma ressemblance frappante, paraît-il, avec le fils et le frère bien-aimé dont on portait encore le deuil, faillit me faire prendre pour un revenant et faire évanouir le père et la sœur inconsolables. Après m’être fait connaître et avoir raconté ma lugubre histoire, en y mettant autant d’adoucissement que possible, je voulus partir pour m’en revenir aux Trois-Rivières, mais je n’eus pas la force de résister aux instances du noble vieillard, qui m’implorait de rester avec eux jusqu’au lendemain, en disant que ma présence répandait un baume salutaire sur les blessures de son cœur, et qu’il lui semblait avoir retrouvé son fils en moi. De mon côté, privé de mon père, tué dans une sortie contre les Iroquois, ainsi que de ma mère que le chagrin avait bientôt conduite au tombeau, j’éprouvais une sympathie, un attachement presqu’inexplicable pour ce vieillard étranger que je voyais pour la première fois. Comment ne pas aimer ceux qu’on surprend à nous aimer lorsqu’on se croyait à charge au monde entier ? Mlle Joséphine, la sœur chérie de mon excellent ami, qui m’en avait parlé si souvent, il fallait voir comme elle était gentille et aimable lorsque, le coude sur le bras de son fauteuil, la joue cachée sous ses doigts d’ivoire comme pour empêcher que je n’y visse monter la rougeur, et ses beaux yeux noirs fixés timidement sur moi, quand je faisais semblant de ne point la regarder, elle m’écoutait raconter les incidents de la guerre où avait péri son malheureux frère, et décrire la Louisiane et les vastes contrées qui nous en séparent. Pour pouvoir partir le lendemain, je dus promettre de retourner dans huit jours. Je ne sais pourquoi, mais ces huit jours me parurent plus longs que de coutume. Je n’eus garde de manquer à ma promesse. Pour aller au plus court, je vous dirai que je devins bientôt l’ami intime de la famille. Au bout d’un an, j’étais chéri, choyé par M. Pezard de la Touche comme son fils adoptif, et je paraissais n’être pas tout à fait étranger, non plus, à mademoiselle Joséphine. Pour vous avouer toute la vérité, je l’aimais et je pense qu’elle ne me haïssait pas trop. Le bon vieillard devina le secret de nos cœurs et, un jour, en sa présence, il nous fit fiancer l’un à l’autre. Notre mariage devait avoir lieu quelques années plus tard. Le bonheur que j’avais retrouvé depuis la perte de mes parents, était trop grand, je n’en étais point digne, il faut croire ; il ne dura pas aussi longtemps que je l’avais espéré. Tout cela maintenant m’apparaît comme un rêve doré, hélas ! trop vite dissipé ! Mais ne voilà-t-il pas que je deviens sentimental ! Pour un homme de mon âge, ça ne convient guère…

— Continuez, M. DuPlessis, continuez, fit l’aubergiste plus ému qu’il ne voulait le paraître et très intéressé à ce récit.

DuPlessis poursuivit, après avoir passé sa main nerveuse sur son front comme pour en chasser des pensées pénibles :

— Dans l’intervalle, Deschesnaux, — que Dieu ait pitié de lui ! — passant un jour, vers le soir, à Champlain, en compagnie de M. Hocquart, intendant du roi à Québec, fut surpris par un violent orage. Ils entrèrent chez un brave marchand du village et demandèrent à y passer la nuit. M. Pezard de la Touche, ayant appris bientôt après quels étaient ces étrangers, leur envoya dire que, connaissant que la maison de M. Lanouette, — c’était le nom du marchand en question, — n’était pas aussi grande que sa généreuse hospitalité, il avait l’honneur, avec la permission de leur respectable hôte, de les inviter à lui faire le plaisir d’aller loger chez lui. L’offre fut acceptée avec reconnaissance. Quelques jours après, le même Deschesnaux, passant encore par là, seul cette fois, entra au manoir présenter les respectueuses salutations de M. l’intendant, avec ses remerciements réitérés pour la cordiale hospitalité qu’il y avait reçue. Deschesnaux prétendit avoir découvert, dans des papiers de famille, une parenté éloignée avec M. Pezard de la Touche. Il lui fit des visites de plus en plus fréquentes, et… Mais à quoi bon des détails ! Qu’il vous suffise de savoir qu’au bout de quelques mois, et bien que mademoiselle Joséphine ne parût pas voir Deschesnaux avec affection, elle disparut soudainement de la maison de son père, et elle fut unie à ce misérable par un mariage secret ! C’est elle qu’il tient en une espèce d’esclavage dans cette maison maudite que vous appelez le « manoir mystérieux ! »

— Et voilà la cause de votre querelle ? demanda l’aubergiste. Cependant, M. DuPlessis, si cette dame a voulu épouser ce Deschesnaux, et que la chose soit faite, comment voulez-vous y remédier ?

— Sans doute, M. Gravel, je ne puis empêcher que ce mariage n’ait eu lieu ; mais je puis, je dois empêcher ce misérable d’éloigner une fille de son père inconsolable. Je suis incapable de voir d’un œil sec le désespoir de M. Pezard de la Touche, et je veux tenter de déterminer Joséphine à revenir chez son père. Mon dessein est de retourner et d’essayer d’avoir avec elle une plus longue conversation que celle que j’ai eue.

— Mais, M. DuPlessis si la jeune dame refuse de vous écouter ? Si elle veut rester comme elle est ?

— Je me plaindrai à M. Hocquart de l’infamie de son favori ; j’en appellerai, s’il le faut, au gouverneur général, au marquis de Beauharnais lui-même.

— L’intendant pourrait bien être disposé à protéger son confident, car Deschesnaux paraît très puissant près de lui. Mais, M. DuPlessis, faites mieux : qu’une requête de M. Pezard de la Touche, signée par les premières familles de Champlain, les Mullois, les d’Orvilliers, les Lanouette, les Saint-Romain, ainsi que par les principaux citoyens des Trois-Rivières, etc., soit présentée au gouverneur général ; et cherchez, de plus, des amis qui puissent vous protéger auprès de la marquise de Beauharnais, cela ne vous nuira pas.

— Vous avez raison, M. Gravel ; votre conseil est bien trouvé. Le commandant des Trois-Rivières, M. Bégon, qui m’est très dévoué, m’aidera sans doute. Mais, j’y pense, il y a l’intendant, M. Hocquart, qui n’aime pas M. Bégon et qui, à cause de cela, me regarde peut-être avec méfiance et défaveur. Depuis qu’il est question de son mariage avec la nièce du gouverneur général, on dit que son influence est considérable auprès de la marquise. C’est du moins l’opinion de M. Bégon, à qui j’ai entendu parler de la chose.

— Quelle est donc cette nièce ? demanda Léandre Gravel.

— D’après ce que j’ai entendu dire, répondit DuPlessis, ce serait la fille de M. Claude de Beauharnais. Comme vous savez peut-être, la marquise avait épousé en premières noces M. de Lanaudière, et c’est une demoiselle de Lanaudière que le frère du gouverneur épousa à son tour, de sorte que le marquis, Charles, s’est trouvé par son mariage avec dame veuve de Lanaudière, il y a une vingtaine d’années, en même temps beau-père de son frère Claude.[1]

— Et où demeure cette demoiselle de Beauharnais, M. DuPlessis ?

— Avec son aïeule, qui se trouve aussi être sa tante, la marquise, dont elle est, de plus, l’enfant adoptive.

— Et vous pensez, M. DuPlessis, qu’il est question de mariage entre cette demoiselle et M. Hocquart ?

— J’en suis certain, M. Gravel ; on en parle beaucoup dans le grand monde. Les malins vont même jusqu’à prétendre que c’est un futur gouverneur du Canada, plutôt que M. Hocquart même, que l’ambitieuse demoiselle aime en lui, et que, quand elle croit voir son étoile décliner, elle ne désire plus que de passer, un jour ou l’autre en France, avec la marquise, dans l’espoir d’y épouser quelque noble. On ajoute que, de son côté, M. Hocquart recherche cette demoiselle parce qu’elle est la protégée du marquis et de la marquise, et qu’il espère en l’épousant se faire nommer gouverneur du Canada par le moyen de l’influence de cette famille. Quoi qu’il en soit, lorsqu’ils se rencontrent en société, dans les réunions de cérémonie, tout le monde remarque qu’il existe un singulier embarras entre eux. Ils doivent pourtant s’aimer, car tous les deux sont aimables. Mais que fais-je ? je vous raconte là des choses qui ne vous intéressent guère, ou que vous connaissez peut-être aussi bien, sinon mieux, que moi.

— Au contraire, M. DuPlessis, c’est pour moi du nouveau fort intéressant. Mais je ne vois pas en quoi tout cela pourrait nuire à votre projet. C’est plutôt de la part de mon vaurien de neveu que j’appréhende du danger pour vous.

— S’il veut faire des siennes, M. Gravel, il trouvera en moi à qui parler. Cependant, par considération pour vous, je ne voudrais pas qu’il se passât rien qui pût faire jaser vos voisins ; je partirai donc à la pointe du jour.

— Croyez-m’en, M. DuPlessis, partez de suite. Je n’ai jamais autant désiré l’arrivée d’un voyageur que je désire votre départ ; car Michel vous guette. Partez sur-le-champ, pour votre sûreté. Votre cheval est bridé et sellé par moi-même, et voici votre compte.

— Il ne se monte pas haut, dit DuPlessis en donnant une pièce d’or à l’aubergiste. Vous remettrez le reste à votre excellent fils.

— Il profitera de votre libéralité, M. DuPlessis ; et si jamais, je puis vous rendre quelque service, comptez sur moi.

— Eh bien, mon dévoué M. Gravel, veuillez surveiller ce qui se passera au « manoir mystérieux » et m’en tenir au courant. Lorsqu’une personne se présentera de ma part avec cette bague que vous me voyez au doigt, regardez-la bien pour la reconnaître.

— Mais, M. DuPlessis, serait-il sage à moi de me mêler d’une affaire qui ne me regarde pas ?

— Comment ! M. Gravel, n’êtes-vous pas père ? Il s’agit de rendre une fille à son père ; cela n’a-t-il pas un intérêt réel pour tous ceux qui sont pères ?

— C’est pourtant vrai ! J’ai pitié de tout mon cœur de ce pauvre vieillard, auquel Deschesnaux a ravi le bonheur de sa vie, et je vous aiderai dans l’honorable projet de rendre une fille à son père. Mais soyez discret ; car, si l’on savait que l’aubergiste du « Canard-Blanc » se mêle de pareilles affaires, Deschesnaux ne serait pas lent à me faire retirer ma licence et à faire abattre mon enseigne. Allons, suivez-moi et marchez légèrement.

— Et l’aubergiste conduisit DuPlessis dans la cour, où était son cheval tout bridé et tout sellé. Ouvrant la porte qui donnait sur le grand chemin, il le fit partir, après lui avoir renouvelé sa promesse de l’instruire de ce qui se passerait au « manoir mystérieux ».

  1. C’est de l’union de ce dernier avec mademoiselle de Lanaudière que descendait Hortense Beauharnais, mère de Napoléon iii, mariée à Louis Bonaparte, frère de Napoléon ier, marié lui-même à dame veuve Joséphine de Beauharnais, mère d’Hortense.