XXII


La mort, quoique silencieuse, travaille toujours activement, et parmi les victimes que son invincible puissance avait frappées pendant les derniers mois, était madame Dumont. Elle avait été assistée, dans les derniers moments de sa vie, par le vieil ami de Rose, le curé de Villerai. Elle avait montré dans le commencement de sa maladie la plus grande amertume vis-à-vis de son ancienne protégée, disant que si ce n’avait pas été pour son ingratitude et sa duplicité, elle aurait eu le bonheur de laisser Blanche avantageusement mariée, et non une orpheline isolée. Aussi le prêtre prit sur lui de révéler assez du secret de Rose pour permettre à la vieille dame de mourir en bonne chrétienne, et de laisser non seulement son amitié et sa dernière bénédiction à celle qui avait auparavant été l’objet de sa haine, mais de plus une preuve plus substantielle de son estime, sous la forme d’un legs considérable.

Après le décès de madame Dumont, Blanche prit chez elle une vieille demoiselle, une parente éloignée : et mademoiselle de St-Omer échangea volontiers la rigide économie avec laquelle elle avait vécu jusqu’alors, contre le confort du manoir et l’agréable compagnie de sa jeune maîtresse.

Quelque temps après, cependant, l’état des affaires publiques empirant de jour en jour, et les espérances ainsi que le courage des colons décroissant en proportion, Blanche fut engagée par les pressantes sollicitations de ses amis, de quitter sa demeure chérie de Villerai, qu’ils disaient être top isolée pour deux femmes sans défense, et de s’établir à Montréal avec mademoiselle de St-Omer. Là, Blanche continua de mener la vie la plus retirée, pleurant madame Dumont, comme si elle eût été par le sang ce qu’elle avait réellement été par son amour et ses soins, une mère dévouée. Elle employait une bonne partie de ses nombreuses heures de loisir dans des œuvres de charité en accompagnant l’excellente demoiselle de St-Omer dans les fréquentes visites que celle-ci faisait aux familles pauvres et abandonnées.

Dans une de ces expéditions de bienveillance, par une belle après-midi, les deux dames dirigèrent leur course vers une misérable et obscure ruelle du faubourg Québec. L’objet de leur visite était une pauvre femme dont le mari, volontaire canadien, avait été tué dans l’exercice de son devoir quelques semaines auparavant, et qui se trouvait maintenant seule pour faire vivre une nombreuse famille. La maison dans laquelle demeurait la pauvre veuve était divisée en quatre parties, occupées par autant de familles.

En sortant de chez cette pauvre femme, après avoir laissé derrière elle la résignation et l’abondance, Blanche entendit au second étage les sanglots entrecoupés d’une personne dont la voix exprimait un grand chagrin ; et comme la porte de la chambre d’où venaient les gémissements était entr’ouverte, elle la poussa doucement et entra.

Une femme vêtue des plus misérables haillons de la pauvreté, était penchée au-dessus d’un grabat, sur lequel reposait une forme humaine rendue immobile par le sommeil ou par la mort. Elle murmurait des prières mêlées de lamentations.

— Vous paraissez bien malheureuse ! s’écria doucement mademoiselle de St-Omer, en plaçant sa main sur le bras de la pauvre femme.

— Malheureuse ! répéta celle-ci avec un regard d’angoisse inexprimable. Voyez, là gît mon enfant, mon unique soutien, ma seule consolation sur la terre ! Il y a sept jours, il était plein de vie et de force, et aujourd’hui…

Elle s’arrêta brusquement, et, relevant une couverture usée, montra le cadavre d’un jeune homme de quinze ans, dont la physionomie livide ne laissait voir qu’une masse de cicatrices.

— Ciel ! que vois-je ? demanda Blanche en pâlissant, lorsqu’elle eut jeté un regard sur ce hideux spectacle.

— La picotte, répondit la mère affligée, qui oubliait dans son chagrin les craintes et les dangers des autres.

Mademoiselle de St-Omer, la figure blanche comme le drap qui couvrait le mort, poussa Blanche devant elle hors de la chambre, et jetant quelques pièces de monnaie sur le plancher, elle se hâta de sortir de cette maison avec sa compagne[1].

Arrivée chez elle, elle s’empressa de faire plusieurs décoctions de plantes et de composer différentes tisanes qu’elle fit prendre à Blanche, tout en la soumettant à des mesures de précaution qui, sans aucun doute, exciteraient de nos jours le rire des lecteurs. Pendant toute la soirée, elle fut dans un état d’anxiété fiévreuse, demandant à chaque instant comment Blanche se trouvait, et regrettant vivement qu’un hasard malheureux leur eût fait faire une aussi fâcheuse rencontre. D’après ses avis, sa jeune compagne se mit au lit de bonne heure, et mademoiselle de St-Omer s’imagina ou crut voir que le regard et la voix de Blanche étaient moins animés que de coutume.

Le lendemain de bonne heure, tandis qu’on sonnait l’Angelus, elle vola dans la chambre de mademoiselle de Villerai.

— Comment vous trouvez-vous, chère Blanche ? demanda-t-elle avec inquiétude.

Hélas ! malgré qu’elle s’efforçât courageusement de se le dissimuler, Blanche paraissait et se sentait très malade.

Un médecin fut immédiatement appelé. Il vint, questionna, examina. Les craintes de mademoiselle de St-Omer furent malheureusement toutes vérifiées ; et l’héritière de Villerai était maintenant frappée de cet ennemi déclaré de la jeunesse et de la beauté, la petite vérole.

L’attaque était des plus violentes, et tous les soins et toute l’habileté de l’art furent obligés de céder au terrible adversaire qu’ils s’efforçaient en vain de chasser. La pauvre demoiselle de St-Omer était infatigable dans ses attentions ; et jour et nuit elle veillait près du chevet de la malade, n’osant confier même un instant une vie si chère à d’autres mains que les siennes, quelque dévouées qu’elles fussent.

La troisième soirée de la maladie de Blanche, la servante vint annoncer que deux dames étaient en bas et désiraient la voir.

— Ne vous ai-je pas dit, répondit mademoiselle de St-Omer avec une certaine irritation, que tant que mademoiselle Blanche serait malade, je ne pouvais voir personne ?

— Oui, madame ; mais les dames, au moins la plus âgée, n’a pas voulu se rendre à ce désir. Elle m’a dit qu’il fallait absolument qu’elle vous vît, et elle m’a donné son nom : madame de Rochon.

Mademoiselle de St-Omer respectait trop les vertus de la bienveillante dame, dont la charité et la bonté étaient si bien connues des malades et des indigents, pour hésiter davantage ; et ordonnant à la servante de rester auprès de sa jeune maîtresse, qui sommeillait paisiblement, et de l’appeler si elle s’éveillait, elle descendit au salon.

Après que mademoiselle de St-Omer et la plus âgée des deux dames eurent échangé à la hâte quelques phrases, cette dernière se tourna vers sa compagne, qui était Rose Lauzon.

— Voici, dit-elle, une ancienne protégée de mademoiselle de Villerai ; une jeune fille que cette noble personne a beaucoup aimée, et qui veut maintenant prouver sa reconnaissance en partageant les soins et les attentions que vous portez avec tant d’empressement à votre malade. Ne refusez pas, ajouta-t-elle, voyant que mademoiselle de St-Omer hésitait ; vous feriez beaucoup de peine à ma jeune amie, et en même temps vous me mortifieriez moi-même. Je puis rendre témoignage à son habileté et à sa douceur comme garde-malade.

Mademoiselle de St-Omer ne connaissant Rose que comme une bonne jeune fille en qui madame de Rochon plaçait la plus grande confiance, ne balança pas plus longtemps, et une demi-heure après que la dame eut quitté la maison, Rose, mise d’une simple robe de matin, était installée près du lit de Blanche, observant tristement les changements que la maladie avait déjà opérés dans la beauté de cette exquise figure.

Le premier soin de mademoiselle de St-Omer fut d’expliquer à sa nouvelle assistante toutes les précautions qu’exigeait leur malade, lui faisant aussi connaître les noms des différents remèdes, et les heures où l’on devait les administrer.

Cela fait, il y eut un long intervalle de silence, pendant lequel la vieille demoiselle tint son regard attentivement fixé sur les beaux traits de sa compagne.

Tout à coup elle lui demanda si elle avait jamais eu la petite vérole.

La réponse fut négative.

— Alors, ma chère enfant, vous n’auriez pas dû courir le danger de venir ici. Cette jeune figure est trop fraîche et trop belle, pour l’exposer à un aussi affreux changement.

— Ah ! mademoiselle, cette considération ne m’empêchera jamais de profiter de la précieuse occasion qui m’est offerte de montrer à un faible degré toute la reconnaissance que je porte à mademoiselle de Villerai, pour les bienfaits dont elle m’a autrefois comblée.

— Tous les cœurs ne sont pas aussi reconnaissants que le vôtre, Rose, répondit mademoiselle de St-Omer, et je commence à penser que j’ai trouvé en vous, non seulement une habile garde-malade qui m’aidera beaucoup dans ma pénible tâche, mais aussi une douce compagne avec laquelle je pourrai chaudement sympathiser, quoique vous soyez aussi jeune et jolie que je suis vieille et laide.

Rose exprima vivement par ses paroles et par ses regards la reconnaissance qu’elle ressentait pour la bonté de sa compagne ; et celle-ci était de plus en plus satisfaite du secours qui lui arrivait si à propos.

De quel pas léger Rose allait et venait dans la chambre de la malade ; avec quel art, quelle douceur elle disposait les oreillers, ou levait la tête de la jeune fille ; les bouillons délicieux, les gelées exquises qu’elle préparait, les breuvages rafraîchissants qu’elle inventait, paraissaient bien doux aux lèvres desséchées de la malade. Souvent mademoiselle de St-Omer déclarait en toute sincérité de cœur, qu’elle était certaine de la vraie vocation de Rose était d’être sœur de l’Hôtel-Dieu, tant elle paraissait habile à veiller et à prendre soin des malades.

Quelques jours après son arrivée, elle occupait son poste ordinaire auprès du chevet de Blanche, quand, regardant la malade, elle vit que ses yeux étaient attentivement fixés sur elle.

— Est-ce bien là Rose Lauzon ? demanda enfin Blanche.

— Oui, ma chère demoiselle de Villerai, répondit Rose avec hésitation ; car se rappelant les circonstances dans lesquelles la jeune seigneuresse et elle s’étaient séparées la dernière fois, elle se sentait à la fois inquiète et incertaine sur la manière dont elle serait reçue.

— Et qu’est-ce qui vous amène ici, Rose ? demanda-t-elle tranquillement.

— L’amitié et la reconnaissance, ma chère jeune demoiselle. Je suis venue vous assister dans votre maladie.

— Maladie ! oui, j’ai été bien malade, et je me sens encore étrangement faible. Ah ! je me rappelle tout maintenant. Cet affreux cadavre, et ensuite les terribles souffrances, et le long oubli qui a suivi. Suis-je bien changée ?

— Très peu, mademoiselle, si l’on considère combien vous avez été malade.

— Bien, je ne penserai pas à cela aujourd’hui, fit-elle avec un profond soupir. Je ne dois pas murmurer si Dieu a jugé à propos de me retirer quelques-uns des dons qu’il m’avait d’abord accordés. Mais depuis quand êtes-vous ici, Rose ?

— Depuis le lendemain du jour fatal où vous êtes tombée malade. Madame de Rochon sachant tout ce que je vous devais, écouta volontiers ma demande d’être admise à vous veiller, et vint même avec moi pour faire agréer mon offre.

— Et vous n’avez jamais eu la petite vérole ? demanda mademoiselle de Villerai, d’une voix pleine de douceur et d’inquiétude.

— Ne pensez pas à cela, je vous en prie, mademoiselle Blanche. Je ne crains nullement d’avoir la maladie, de sorte qu’il n’y a pour moi aucun danger.

— Cette raison, Rose, ne diminue nullement la générosité de votre dévouement ; mais ne craignez-vous pas, pauvre enfant, que votre jeune figure ne devienne aussi affreuse qu’elle est aujourd’hui fraîche et belle ?

— Ah ! mademoiselle, et ses yeux se remplirent de larmes, le peu de beauté que vous avez bien voulu remarquer en moi, ne m’a jamais apporté beaucoup de bonheur. J’en regretterais vraiment bien peu la perte.

— Bien, Rose, quoi qu’il arrive, vous l’avez courageusement exposée avec votre vie pour moi. J’espère pouvoir encore, si Dieu me rend la santé, vous en récompenser un peu ; mais en attendant, comme preuve de ma reconnaissance, je ne vous questionnerai jamais ni directement, ni indirectement sur le passé, je n’y ferai jamais allusion. Si, de votre propre volonté, vous vous décidez plus tard à me donner quelques explications, je les écouterai volontiers ; mais je n’en demanderai et n’en exigerai aucune.

Rose saisit la main de la malade, qui était devenue petite et maigre, et la pressa plusieurs fois sur ses lèvres.

— Merci, merci, chère et généreuse demoiselle Blanche ! C’est plus, beaucoup plus que je n’osais espérer. Oui, ce sera maintenant comme c’était autrefois, il y a bien longtemps, dans le vieux manoir, quand j’étais heureuse et gaie de cœur, malgré ma belle-mère et toutes mes tribulations d’enfant.

Blanche regarda sa compagne avec intérêt ; car, quoique ses joues fussent toujours colorées et arrondies, ses yeux limpides et brillants, il y avait des traces bien visibles de peine et de douleur mentales autour de sa petite bouche, et une expression de chagrin calme et étouffé qui ne disparaissait plus.

Blanche reprit en soupirant.

— Je crois, Rose, que les années et la connaissance du monde nous ont apporté à l’une et à l’autre très peu de bonheur ; mais la joie ou la peine sur la terre n’est qu’un rêve, d’où la mort nous fait sortir. Il y a un jour ou deux, combien j’étais près du terme de ma carrière ! Mais vous commencez à paraître inquiète, comme si vous craigniez que je parle trop : aussi nos lèvres, sinon nos pensées, vont s’arrêter pour quelque temps.

La convalescence de Blanche fut lente mais sûre, et la compagnie de Rose, bien plus intéressante et bien plus agréable que celle de la bonne demoiselle de St-Omer, contribua beaucoup plus que toutes les tisanes fortifiantes à lui rendre la santé. Mademoiselle de St-Omer, maintenant délivrée de ses inquiétudes touchant sa malade, se trouva en mesure de reprendre la plus grande partie de ses courses et de ses visites ordinaires de charité.

Des lettres du capitaine de Montarville, qui était à son régiment, venaient fréquemment rompre la monotonie de la chambre de la malade ; mais, chaque fois que Blanche recevait quelqu’une de ces missives, elle soupirait ordinairement après l’avoir lue et la plaçait dans un écritoire, d’où elle ne la tirait jamais pour la lire une seconde fois. Pourtant ces lettres étaient pleines de tendresse et d’affection, et depuis l’instant où Gustave eut connaissance de la dangereuse maladie de sa fiancée, elles devinrent tendres et dévouées.

Quand mademoiselle de Villerai fut assez bien pour se lever et marcher dans sa chambre, elle s’approcha tranquillement d’une glace, et put voir les tristes ravages qu’avaient fait subir à sa beauté quelques semaines de maladie ; mais aucune exclamation, aucun murmure de regret ne s’échappa de sa bouche. Elle se tourna lentement vers la compatissante Rose, et lui demanda avec calme si le médecin avait dit que les marques de la maladie demeureraient constamment.

Rose reprit avec hésitation, que le Dr Tourville leur avait assuré que les plus fortes traces disparaîtraient entièrement au bout de quelque temps.

— Ne craignez pas, chère Rose, de me dire la vérité, reprit-elle avec calme ; lors même que j’aurais perdu pour toujours la petite portion de beauté que je possédais autrefois, ne puis-je pas dire avec autant de vérité que vous : Quel bonheur m’a-t-elle jamais apporté ? Non, si je reviens à la santé, je ne me plaindrai pas du reste.


  1. Le lecteur aura la bonté de se rappeler qu’à cette époque l’usage de la vaccine était quelque peu inconnu ; et par conséquent la petite vérole était fort redoutée tant par les riches que par les pauvres.