X


Le lieutenant de Montarville revint lentement au manoir, en pensant à la triste scène qu’il venait de voir. Au moment même où il se décidait à obéir aux conseils de Rose, et à réparer sa froideur passée auprès de mademoiselle de Villerai par plus de tendresse et d’affection, il ne pouvait s’empêcher de voir toujours dans son âme l’image de la jeune fille abîmée de douleur. Et au moment où il prenait la résolution de ne plus penser à Rose, il sentait bien qu’elle lui était plus chère que jamais. Une profonde admiration de la noblesse de caractère qu’elle venait de montrer ; une grande compassion pour le triste sort que lui réservait la destinée ; un pressentiment que son propre amour n’était pas sans retour, et enfin le souvenir de cette promesse solennelle qu’elle lui avait faite, promesse dont il se réjouissait dans son égoïsme ; telles furent les pensées qui occupèrent son esprit et son cœur en se rendant au manoir.

Il entra dans la chambre où était madame Dumont, avec un sentiment d’embarras qu’il essaya vainement de dissimuler. Son trouble et son embarras auraient beaucoup augmenté, s’il avait su que madame Lauzon venait de quitter la maison, après avoir raconté avec des couleurs exagérées, et, comme de raison, d’une manière très partiale, à mademoiselle de Villerai et à sa tante la scène qui venait de se passer à la ferme. En toute autre circonstance, Blanche aurait ri d’un tel récit ; mais l’intérêt que son amant semblait porter à Rose, depuis quelque temps, ne lui avait pas échappé, et tout en écoutant l’histoire de madame Lauzon dans un complet silence, ce récit n’en blessa pas moins profondément son cœur. Ne voulant pas voir Gustave dans les dispositions où elle se trouvait, elle allégua une migraine ; et priant sa tante de l’excuser auprès de leur hôte, elle gagna sa chambre, qu’elle se mit à parcourir, le teint animé, et portant sur sa figure l’expression d’une femme blessée dans sa dignité plutôt que dans son affection.

Madame Dumont cependant ne pensait pas ainsi ; car dès que la porte fut refermée sur sa nièce, elle murmura, en hochant la tête : Mal de tête, oui, c’est bien plutôt le mal du cœur, pauvre petite ! Eh bien ! voilà le résultat de ces mariages ajournés suivant les caprices insensés des jeunes filles ou des jeunes gens !

Quand de Montarville entra dans l’appartement où la digne dame était assise, il n’aurait pas manqué de remarquer, s’il avait été moins préoccupé, la froideur inaccoutumée de ses manières. Il donna la réponse de Rose, qui fut reçue en silence ; puis tout à coup, comme s’il eût été incapable de contenir plus longtemps l’indignation qui le surmontait :

— Quelle vilaine mégère, s’écria-t-il, que cette femme Lauzon ! Comme elle tyrannise affreusement sa belle-fille !

Madame Dumont ne donna d’autre réponse qu’un froid monosyllabe ; mais Gustave, sans remarquer cette réserve inaccoutumée, entra dans une longue narration de la scène à laquelle il venait d’assister. Bien lui en prit, car, s’il eût gardé le silence sur l’affaire, il aurait certainement confirmé la fausse relation de madame Lauzon. Graduellement la physionomie sévère de l’hôtesse s’adoucit, et quand enfin il décrivit la manière sommaire dont il avait jeté ce despote féminin hors de son domaine, la tante, tout à fait satisfaite de cette explication, rit de grand cœur.

Il faut que Blanche entende cela, s’écria-t-elle en laissant la chambre.

Un instant après elle revint accompagnée de sa nièce : celle-ci était plus pâle que ne l’avait jamais encore vue Gustave. Cette circonstance, jointe aux sentiments de remords que les réflexions de Rose avaient soulevés dans son cœur, imprima à ses adieux une douceur, une tendresse qu’il n’avait pas montrées depuis longtemps dans ses manières. Cependant il y avait entre eux un nuage, un vague sentiment inexprimable, qu’on rencontre rarement chez deux jeunes cœurs que remplit un amour honnête, sanctionné et permis.

Le joyeux bruit des clochettes de la carriole qui emportait de Montarville, s’était à peine éteint dans le silence qui régnait au dedans et autour du manoir, que madame Dumont, comme poursuivant une idée intérieure, dit tout à coup :

— Ce n’est pas lui que je blâme, Blanche, c’est elle.

— Voulez-vous dire Rose, ma tante ? demanda sa jeune compagne avec une vivacité qui montrait que ses pensées erraient aussi sur le même sujet.

— Oui, justement, cette timide, réservée et trompeuse petite créature. On sait que les jeunes gens ne peuvent s’empêcher d’exprimer leur admiration quand ils rencontrent une jolie fille, mais ils ne doivent pas recevoir en retour l’encouragement qu’elle paraît avoir donné à Gustave. Bien, bien, qui l’aurait jamais pensé ? Réellement, je n’ai pas la patience de la voir cette après-midi, je lui en dirais peut-être trop. Va t’habiller, Blanche ; une promenade en voiture te fera du bien, et moi je vais charger Fanchette de dire à mademoiselle Rose, comme l’appelle cérémonieusement Gustave, que nous sommes trop occupées pour la recevoir.