IX


Le soir du jour où eut lieu cette rencontre, de Montarville parut plus préoccupé que ne l’avait encore vu sa fiancée. Son regard inquiet, et l’agitation que l’on remarquait dans ses gestes et ses manières, disaient clairement qu’il était sous l’influence d’une très forte émotion. Madame Dumont, sincèrement convaincue que la prochaine séparation de Gustave d’avec sa jolie fiancée en était la seule et unique cause, se montra pleine de prévenance et de compassion, se hasardant parfois à dire qu’elle espérait que le temps viendrait bientôt où il n’y aurait plus de ces cruelles séparations. Blanche, plus incrédule ou plus pénétrante, ne paraissait pas partager les conjectures de sa parente, et elle jeta plus d’un regard scrutateur sur son futur, quand il se tenait dans l’embrasure de la fenêtre, regardant le paysage glacé qui allait toujours s’assombrissant, ou lorsqu’il était silencieusement assis, étudiant d’un air distrait les dessins bizarres du tapis.

Le matin du départ le soleil se leva clair et brillant ; c’était un de ces jours qui nous font aimer le froid hiver, un de ces jours où les petits oiseaux blancs voltigent si longtemps autour de nos demeures, tandis que dans la cour des fermes le bétail, fatigué de l’ennuyeuse et obscure étable, se délasse un instant au dehors en tournant de tous côtés des yeux étonnés, éblouis par l’éclatante blancheur de la neige.

Nos deux jeunes gens, Blanche et son fiancé, étaient seuls dans le salon, et se comportaient, il est inutile de le dire, avec un aussi sévère décorum que si cette reine des duègnes, madame Dumont, eût présidé en personne à leur entrevue. Les conjectures sur les résultats de la prochaine campagne et sur les mouvements probables des troupes formaient, tout naturellement, le sujet principal de la conversation. Tout à coup madame Dumont entra, et après des remarques peu importantes, se tourna vers sa nièce en disant :

— N’oublie pas, Blanche, de donner à Gustave ce que tu lui as promis il y a longtemps, ces jolies esquisses des paysages environnants, et aussi un porte-montre en rassades et en chenille.

Blanche répondit par une simple affirmation, tandis que de Montarville se confondait en protestations de reconnaissance et en remerciements.

— Va les chercher, ma chère, continua la vieille dame. Quelques-uns des dessins sont parmi ta musique dans le salon ; et écoute, Blanche, continua-t-elle, comme la jeune fille se levait pour partir, envoie l’une des filles dire à Rose Lauzon que je veux lui parler au sujet de couture, cette après-midi.

— Enverrai-je Fanchette, ma tante ?

— Non, chère, elle se dit malade ce matin. Voyons, qui enverrons-nous ? Elles ont toutes eu une dispute, sur un sujet ou sur un autre, avec cette insupportable madame Lauzon.

Elle s’arrêta un instant et jeta sur ses compagnons un regard interrogateur, comme pour leur demander leur avis, quand le jeune de Montarville lui dit :

— Si vous me le permettez, madame Dumont, je serai très heureux de porter votre message.

Une rougeur très légère passa sur la joue de Blanche, à cette proposition, mais elle ne fit aucune remarque, et comme madame Dumont répondait sans aucun soupçon : Merci, cher Gustave, vous êtes toujours complaisant, toujours prêt à obliger, elle quitta tranquillement la chambre.

De Montarville, sans être tout à fait à l’aise avec sa conscience pour s’être ainsi exposé à la tentation, partit pour remplir sa mission ; mais tous les reproches qu’il put s’adresser à lui-même, furent bientôt oubliés dans l’anticipation du plaisir de rencontrer encore une fois la jeune fille qui, sans qu’il se le fût encore avoué à lui-même, occupait déjà une si grande part de ses pensées. Un seul mot lui suffit pour lui indiquer le lieu de la résidence de Rose, car il se souvenait encore de l’avoir vue auparavant dans le voisinage de sa maison, un jour qu’il était allé faire une promenade à cheval.

Il avait refusé la voiture de madame Dumont, et, sur la route, il se demandait à lui-même dans quelle humeur il trouverait la gentille belle du village. Montrerait-elle à sa vue de la joie, de l’embarras, ou du déplaisir ? Il lui était impossible de le deviner. Mais il était également bien préparé à la rencontre de ces trois différents sentiments ; pourtant, comme nous allons le voir bientôt, il ne l’était nullement aux circonstances dans lesquelles il devait la trouver.

Il frappa à la porte de la maison de Lauzon, mais ne recevant aucune réponse, il suivit la coutume universellement établie dans la campagne, et entra sans plus de cérémonie. Le premier appartement était vide ; mais il s’aperçut immédiatement que le second ne l’était pas, car son oreille fut péniblement frappée par le bruit le plus désagréable du monde, les accents aigres, perçants et élevés d’une femme en colère. D’abord sa figure ne laissa voir qu’une expression de simple désagrément et de dégoût, mais tout à coup elle fit place à la plus grande indignation ; car un ou deux mots pleins de douceur, prononcés par la gentille voix de Rose, et immédiatement suivis d’un déluge de violents reproches de la part de sa vilaine compagne, lui montrèrent que Rose elle-même était l’objet de cette explosion de rage féminine.

— Ne me dis pas que tu ne peux pas aimer André Lebrun, ou que tu ne veux pas l’épouser ! continua la marâtre, d’une voix que l’intensité de la colère rendait de plus en plus perçante. Quel droit as-tu de prendre des airs et des manières comme si tu étais une dame, toi, inutile, bonne à rien, et misérable créature ? Tu devrais être bien fière qu’un homme de moyens comme Lebrun daigne te regarder, au lieu de choisir quelqu’une des autres bonnes et fortes filles de la paroisse, qui serait pour lui un secours au lieu d’être un embarras. Je t’ai déjà dit assez clairement que je ne voulais pas toujours te garder dans ma maison, et si tu persistes à refuser ainsi toutes les chances qui s’offrent de la laisser honorablement, je saurai bien te la rendre assez insupportable ; pour cela, je te le promets.

Incapable de maîtriser davantage sa colère, de Montarville poussa violemment la porte, et après avoir mesuré madame Lauzon d’un regard de dédain qu’elle ne put manquer d’apprécier à sa juste valeur, il se tourna vers sa jeune compagne qui se tenait à quelque distance, les yeux remplis de larmes.

— Madame Dumont voudrait vous voir au manoir, cette après-midi, mademoiselle Rose. Pourrez-vous y venir ? demanda-t-il avec une respectueuse déférence qui irrita doublement madame Lauzon, à cause du contraste frappant avec la manière dont le jeune homme l’avait auparavant elle-même regardée.

— Pouvez-vous y aller, mademoiselle Rose ? Vraiment ! répéta-t-elle, ironiquement, quelle importance nous venons tout à coup d’acquérir. Quoi ! tu seras bientôt aussi grande dame que mademoiselle de Villerai elle-même.

— Silence, femme ! s’écria le jeune de Montarville d’une voix de tonnerre, et presque aussi irrité que madame Lauzon elle-même.

— Un tel langage, à moi, dans ma propre maison ! répondit-elle en supportant sans broncher les regards étincelants du jeune homme. Et qui êtes-vous donc, mon jeune monsieur, pour parler ainsi à madame Lauzon, sous son propre toit ? Un fat, un petit lieutenant, une simple recrue ? Vous n’êtes pas encore notre seigneur, Dieu merci, et vous ne le deviendriez jamais si mademoiselle de Villerai pensait comme moi.

De Montarville, à peine capable de maîtriser davantage sa colère, fit un pas vers elle, et la profonde indignation peinte sur sa figure fit tout à coup cesser l’étonnante volubilité de la virago.

Intimidée, mais non vaincue, elle tourna un regard malin sur sa belle-fille, et s’écria d’un ton sarcastique :

— Ah ! mademoiselle Rose, j’ai donc trouvé à la fin la raison secrète pour laquelle vous avez refusé tous vos humbles prétendants. Quand on a un beau monsieur de la ville sur lequel on compte, on ne peut pas regarder d’un bon œil de pauvres habitants ignorants. Mais prends garde, ma belle, que ta délicate figure de poupée ne t’apporte plus de trouble que de bien.

Ce reproche poussa à bout la patience de Gustave, et avant qu’elle eût fini sa tirade, il la saisit de sa main de fer et la porta jusqu’à la porte du tambour, au travers de laquelle il la poussa sans cérémonie, avec une rapidité et une facilité que l’indignation seule pouvait lui donner, car madame Lauzon n’avait ni la taille ni le poids d’une sylphide. Frappée d’une crainte salutaire, car, se disait-elle, puisqu’il a porté la main sur moi, jusqu’où ne peut pas le pousser sa colère ? et croyant trouver une vengeance plus sûre et plus cruelle qu’en recommençant la dispute, elle saisit un grand châle accroché près de la porte, et s’en couvrant, elle se précipita dans la direction du manoir, afin d’y raconter ses chagrins.

De Montarville ne se trouva pas plus tôt seul avec Rose, que se tournant vers la jeune fille, toute tremblante et toute agitée, qui sanglotait sur son siège, il lui dit d’une voix remplie d’une profonde et tendre sympathie : — Oh ! ma pauvre et gentille enfant, quelle triste vie vous menez ici ! Pouvez-vous, voulez-vous supporter plus longtemps de tels tourments ?

Encore trop émue, elle ne fit aucune réponse, tandis qu’il pensait intérieurement, avec un pénible serrement de cœur, que le seul moyen qu’avait la jeune fille d’échapper à sa triste situation était d’épouser l’un des grossiers prétendants qui recherchaient sa main. La pensée fut terrible, le combat intérieur fut effroyable ; mais avec un suprême effort, se ravisant tout à coup, il s’écria avec passion :

— Rose, vous si belle et si accomplie, oh ! non, vous n’êtes pas faite pour une telle destinée ! Espérez, ayez confiance en moi, et mon amour vous protégera maintenant et toujours contre les peines et les chagrins de la vie !

Étonnée au delà de toute expression, la jeune fille se leva soudainement, repoussa de Montarville avec fermeté, mais en pâlissant.

De Montarville, cependant, saisissant sa petite main, continua avec la même tendresse passionnée :

— Oui, vous m’écouterez et personne ne viendra nous interrompre. Je vous emmènerai avec moi dans la belle France, n’importe où, pourvu que vous soyez uniquement à moi. Parlez, ma bien-aimée, n’en sera-t-il pas ainsi ?

Mais Rose avait maintenant retrouvé sa voix, et d’un ton d’angoisse mêlé de reproche, elle murmura :

— Qu’ai-je fait, M. de Montarville, pour m’outrager et m’insulter de cette manière ? Ah ! je n’attendais pas cela de vous !

— Outrage ! insulte !… répéta-t-il avec étonnement ; mais aussitôt, comprenant ce qu’elle voulait dire, il murmura, de sa voix la plus douce :

— Ah ! pensez-vous, Rose, que je pourrais chercher à faire injure, ou à causer du chagrin ou de la honte à une personne que j’aime tant ? Ah ! non ; vous m’êtes trop chère, et je vous demande d’être mon épouse aimée et honorée, unie à moi devant Dieu et devant les hommes.

La jeune fille leva ses grands yeux noirs, et les tint pendant un instant fixés sur le jeune homme, comme pour lire jusque dans son âme ; mais l’expression de franchise et de noblesse répandue sur toute la physionomie de Gustave, fit comprendre à Rose qu’il n’y avait là ni tromperie, ni moquerie ; et alors, baissant son regard, pendant qu’une vive rougeur colorait sa figure auparavant blanche comme le marbre, elle reprit :

— Ah ! vous ne devriez pas me parler ainsi. N’êtes-vous pas le fiancé de la bonne et noble demoiselle de Villerai ?

— Oh ! ne me parlez pas d’elle, Rose ! reprit-il avec force. Je ne l’ai pas recherchée, je ne l’ai pas choisie pour être ma femme. Nous avons été fiancés l’un à l’autre à notre insu pendant notre enfance ; faut-il qu’un caprice de nos parents soit la cause de notre malheur pendant tout le cours de notre vie ?

— Mais vous ne pourriez faire à une vertueuse et noble dame l’affront de l’abandonner pour une misérable paysanne comme moi, reprit-elle à voix basse.

— Elle ne s’occupe pas de moi, Rose, elle a remis indéfiniment notre mariage, lorsque mon cœur était assez libre pour me permettre de l’épouser.

— Mais elle ne vous a jamais refusé, M. de Montarville, et jusqu’à ce qu’elle le fasse, votre engagement mutuel est aussi sacré que peut le rendre la parole d’un gentilhomme.

— Oh ! vous me rendez fou, Rose, avec vos raisonnements froids et cruels ! Vous ne savez pas combien je vous aime, combien je vous estime. Depuis le premier moment où mon regard s’est fixé sur vous au manoir, vous avez rempli mon cœur. J’ai combattu énormément, avec l’énergie du désespoir, pour bannir votre pensée du lieu que vous aviez gagné, sans aucun effort, sans aucun désir de votre part ; mais en vain, Rose, c’est la destinée qui le veut ! Il faut que vous soyez à moi, et vous serez à moi ! Je sais que vous m’aimez, vous aussi. Autrement vos lèvres ne trembleraient pas ainsi, votre teint ne serait pas aussi mobile. Répondez-moi, n’est-ce pas vrai ?

— Oui, je vous aime vraiment trop, noble et généreux M. de Montarville, reprit doucement la jeune fille, pour vous permettre de vous précipiter ainsi dans une démarche qui ferait votre malheur. Ah ! l’ivresse d’un moment de bonheur serait amèrement expiée par toute une vie de regrets !

— Mais, Rose, si vous n’avez pas pitié de moi, ayez au moins pitié de vous-même. Quel espoir de paix ou de bonheur pouvez-vous entrevoir dans l’avenir si vous continuez à demeurer sous le même toit que cette femme maudite ? Et ensuite quelle terrible alternative ! Vous, dont la beauté et l’esprit pourraient être enviés par les personnes les plus aimables, vous profaneriez les dons de Dieu en épousant l’un des grossiers valets qui aspirent à votre main ?

— M. de Montarville, répondit-elle doucement, mais avec fermeté, je préférerais me marier avec l’un d’eux, malgré toute ma répugnance, plutôt que de rendre votre vie malheureuse, en acceptant la main que vous daignez m’offrir. En épousant un pauvre paysan comme moi, je serais au moins certaine de ne pas faire plus tard son malheur, et de causer du chagrin et de l’amertume à la noble et distinguée jeune dame qui a été ma plus douce amie et ma meilleure protectrice ; elle à qui je dois principalement les légers avantages que vous semblez tant apprécier en moi.

Il y avait un tel air de fermeté, d’assurance dans sa douce voix et son aimable figure, tempéré par une telle tendresse féminine, que de Montarville comprit qu’il n’y avait pas d’espoir pour lui, et il répondit tristement :

— Vous êtes donc déterminée, Rose, à sceller mon malheur ainsi que le vôtre ?

— Oh ! non, reprit-elle en fondant en larmes ; votre bonheur et celui de mademoiselle de Villerai me sont plus chers que tout le reste, et en l’assurant j’assure aussi le mien. Écoutez-moi, M. de Montarville, et cédant au généreux enthousiasme qui l’élevait dans le moment au-dessus de toute autre considération, elle ajouta :

— Je vais vous dire ce que vous avez à faire. Vous allez épouser la noble demoiselle qui, sans aucun doute, doit vous aimer beaucoup, quoique sa réserve l’empêche de le montrer ; vous réparerez votre faiblesse momentanée d’aujourd’hui, par plus d’amour et plus de dévouement, et la religion et le monde souriront à votre union.

— Et vous, Rose, que ferez-vous ? demanda-t-il tristement.

— Moi, je ne me marierai jamais, murmura-t-elle à voix basse, tandis qu’une vive rougeur couvrait ses joues et son front.

— Jamais ? demanda-t-il avec anxiété.

— Jamais ! fut la réponse ferme et claire. Je promets de la manière la plus solennelle de ne jamais changer de nom.

Cette exquise délicatesse innée chez des natures privilégiées avait-elle inspiré à cette simple enfant de la campagne, que la promesse qu’elle venait de faire si solennellement, était la seule qui pût calmer l’esprit agité de de Montarville ? Il est certain qu’une expression plus calme se répandit sur les traits de celui-ci, et quand enfin elle le pria de s’en retourner chez madame Dumont et de dire qu’elle serait au manoir dans l’après-midi, il pressa sa main sur ses lèvres et quitta aussitôt la maison.

Longtemps la jeune fille demeura à la fenêtre, le suivant du regard, tandis que sur sa figure brillait une expression de doux triomphe. Elle s’éloigna enfin de la fenêtre, en murmurant : Oh ! c’est trop de bonheur, c’est vraiment une illusion ; lui, il m’a aimée, il m’a demandée pour être sa femme ! Noble et chevaleresque de Montarville, je vous ai fait une promesse qui seule pouvait égaler votre amour et votre générosité. Moi, me marier ! Oh ! non, jamais ! Même quand il sera l’heureux époux de mademoiselle de Villerai, peut-être habitant une autre contrée, le souvenir de cette glorieuse journée sera pour moi un talisman, et m’aidera à supporter les misères et les tristesses que me réserve l’avenir !