VI


Le général de Montcalm aurait volontiers continué les succès obtenus au fort Henry en faisant une attaque sur le fort Edouard ; mais dans l’état actuel de la colonie la chose devenait impossible. La famine s’était déjà fait sentir depuis quelque temps, et sa main impitoyable s’appesantissait chaque jour davantage sur ce malheureux peuple. La moisson de l’année précédente avait complètement manqué dans plusieurs parties du pays. Aussi, en raison de ces circonstances et de la négligence avec laquelle la France expédiait les provisions qu’on lui demandait si instamment, tous les vivres s’élevèrent à un prix fabuleux. Pour remédier à ces malheurs autant que possible, la milice fut licenciée après la prise du fort Henry, et les hommes renvoyés chez eux pour aider aux travaux de la moisson. Des pluies incessantes tombèrent pendant toute la belle saison, détruisant les dernières espérances des infortunés colons ; enfin, pour comble de malheur, la récolte fut encore plus mauvaise que celle de l’année précédente.

La situation du Canada, malgré les succès qui accompagnaient généralement ses armes, devenait chaque jour de plus en plus triste et désespérée. Quand l’hiver arriva, l’armée fut dirigée sur l’intérieur ; et à cause de l’extrême cherté des provisions, et des reproches qu’on ne cessait de faire au gouvernement, reproches qui devenaient encore plus vifs par le honteux système de pillage et de péculat exercé sous l’autorité de l’intendant Bigot, de Montcalm ne put entrer en campagne, pour suivre les mouvements des troupes anglaises, que très tard l’année suivante.

De Montarville, peu de temps après l’arrivée de son régiment à Montréal, obtint un congé et partit pour Villerai ; certain d’avoir, après les heureux résultats de la dernière campagne, un bienveillant accueil de la part de patriotes aussi ardentes que mademoiselle de Villerai et sa tante. En réalité, il désirait secrètement, en route, avoir reçu quelque égratignure ou coup de sabre, pour mériter encore davantage leur sympathie. Cependant, se disait-il à lui-même en souriant, j’aurai encore beaucoup de temps et d’occasions d’obtenir l’un et l’autre, avant que la guerre finisse.

Son arrivée fut comme un rayon de soleil pour les habitants du manoir. Car les bruits contradictoires et les rapports que l’on ne cessait de fabriquer et de répandre chaque jour, joints aux souffrances des habitants causées par la rareté croissante des provisions, qui commençaient déjà à se faire grandement sentir dans les districts ruraux, avaient répandu dans ces murs ordinairement si joyeux, un nuage de tristesse qu’ils n’avaient peut-être jamais connu.

Blanche reçut son amant avec une vive amitié, doublement flatteuse à cause de son caractère ordinairement si réservé ; et de Montarville ne cessait de se demander ensuite, autant peut-être pour s’accuser lui-même secrètement que pour se féliciter : Ne dois-je pas être extraordinairement heureux de posséder l’amour et l’estime d’un cœur si noble ?

Cependant, il n’avait pas oublié sa promesse à Charles Ménard ; et le lendemain de son arrivée, il se rendit au salon avec l’intention de demander à madame Dumont le lieu où demeurait Rose. À sa grande surprise, le premier objet qu’il vit fut Rose elle-même, l’aiguille à la main et agenouillée au pied du fauteuil de Mme Dumont, occupée à renouveler la couverture en damas de son coussin.

En entendant la porte s’ouvrir, elle tourna la tête et reconnut Gustave. Un regard de surprise anima sa figure, et ses joues et son front devinrent cramoisis. Qu’elle s’en voulait à elle-même pour cette preuve involontaire de son émotion ! Combien elle blâmait, elle maudissait l’agitation qui faisait trembler ses petits doigts, de manière à lui rendre presque impossible la continuation de son ouvrage ! Sa confusion augmenta encore quand de Montarville s’approcha d’elle et commença le récit du message que lui avait confié le pauvre Ménard. Elle écouta, les yeux baissés, sans oser les lever une seule fois ; mais quand il vint à raconter la mort édifiante du jeune soldat, et qu’il lui eut répété ses paroles touchantes, des pleurs coulèrent le long des joues de la jeune fille et se répandirent comme de brillants diamants sur le damas qu’elle tenait encore à la main.

Que de Montarville trouva fascinatrice cette jeune et douce figure ! Avec quelle exactitude, avec quelle attention il observait les différentes émotions qui la troublaient, sans s’apercevoir de l’expression de profonde admiration peinte sur sa propre physionomie.

Tout à coup la porte s’ouvrit, et Blanche de Villerai apparut avec un joyeux sourire sur le visage ; mais la gaieté de ce sourire diminua instantanément. Pourquoi ? Avait-elle attribué à son amant les pensées et les sentiments peints sur sa figure ? Ou bien seulement son air attentif et profondément admirateur pendant qu’il se tenait auprès de Rose, avait-il frappé douloureusement sa fiancée ? On ne sait, mais la contenance de cette dernière devint plus sérieuse, et elle s’assit sans regarder davantage ni l’un ni l’autre de ses compagnons, de Montarville, un peu déconcerté, s’arrêta, et Rose, croyant le récit achevé, le remercia timidement ; et souhaitant le bonjour à Mlle de Villerai, elle quitta le salon, son ouvrage à la main. Comme elle passait près de Blanche, celle-ci jeta sur elle un regard vif et inquisiteur. Il n’y avait dans ce coup d’œil ni jalousie ni dédain, mais seulement une expression de curiosité qui n’aurait pas manqué d’étonner grandement Rose, si elle s’en fût aperçue.

Malgré tous les efforts de mademoiselle de Villerai, il y eut pendant quelque temps une légère froideur dans ses manières vis-à-vis de de Montarville. Celui-ci, non seulement s’en aperçut, mais avec la singulière faiblesse de certaines gens en pareille occasion, il la ressentit profondément. Cependant il commença aussitôt le récit de son aventure avec Charles Ménard ; et sous l’influence de ces tristes pensées, le nuage qui pesait sur le front de Blanche se dissipa bientôt. La transition de ce sujet aux scènes de danger et de courage par lesquelles il venait de passer, était facile ; et pendant plus d’une heure, il occupa l’attention de sa compagne par des récits et des anecdotes auxquels sa manière agréable de raconter ajoutait un charme particulier. Ensuite graduellement, imperceptiblement il en vint à un sujet plus délicat, et fit allusion, sans en parler expressément, aux liens si sacrés et si forts qui devaient un jour les unir l’un à l’autre.

Blanche de Villerai ne trahit que fort peu d’embarras, encore moins d’émotion, en écoutant dans un complet silence les brûlantes paroles de de Montarville ; et quand enfin il lui demanda passionnément de fixer elle-même le temps où les promesses qui les unissaient seraient rendues irrévocables par la bénédiction de l’Église, elle leva ses beaux yeux et lui demanda avec calme :

— Pensez-vous que nous nous connaissons assez, bien plus, que nous nous aimons suffisamment pour en venir là ? Oui, assez, assez, en levant la main comme pour arrêter le torrent de protestations prêtes à s’échapper des lèvres de son amant. Nous sommes tous deux bien jeunes, Gustave, et nous avons devant nous tout le temps nécessaire pour réfléchir et sonder nos cœurs, avant d’entreprendre témérairement une démarche que nous pourrons peut-être regretter plus tard, mais sur laquelle nous ne pourrons jamais revenir.

De Montarville, piqué, reprit avec un calme contrastant singulièrement avec l’ardeur qu’il venait de déployer :

— Mais ne pensez-vous pas, Blanche, que les désirs de nos parents défunts, qui souhaitaient si vivement notre union, devraient être sacrés pour nous ?

— Oui, jusqu’à un certain point. Si, à l’expiration d’une période assez longue pour nous permettre de nous connaître l’un l’autre parfaitement, nous trouvons qu’un amour mutuel nous anime, nous réaliserons alors les désirs sacrés dont vous parlez ; mais si c’est le contraire, nous serons réellement et définitivement libres.

— Et, Blanche, quelle sera la longueur de ce temps d’épreuve ? demanda-t-il en s’efforçant vainement de cacher la peine et le désappointement que trahissaient tout à la fois sa physionomie et sa voix.

— Cela dépendra des circonstances, reprit-elle avec un sourire indéfinissable. Peut-être jusqu’à la fin de la guerre.

— Peut-être mademoiselle de Villerai compte-t-elle sur la chance que j’ai de me faire tuer dans la prochaine campagne : cela déciderait d’une manière prompte et péremptoire la malheureuse question de notre union.

Blanche sourit :

— Si j’avais fait le moindre calcul, Gustave, répondit-elle, ce que je nie complètement, ç’aurait plutôt été sur les chances que vous avez d’un prompt avancement ; de devenir, par exemple, major ou colonel de votre brave régiment.

— C’est vrai, mademoiselle, reprit-il avec une froide gravité. Je ne dois pas oublier combien un pauvre lieutenant comme moi a peu de droits à la main de la seigneuresse de Villerai. Et avec une vivacité qu’on remarquait quelquefois dans son caractère, il salua sa fiancée et sortit de la chambre.

Un instant après, il marchait rapidement sur un chemin glacé et couvert de neige, en se disant :

— Eh bien ! peu importe ce qui arrivera maintenant, le blâme en retombera sur elle. Je voulais sincèrement presser notre mariage, tandis que je puis encore répondre de mon cœur et de mes affections ; elle a refusé, obstinément refusé ; à présent, arrive qui peut, ce sera sa faute.

Il aurait pensé bien autrement et avec beaucoup moins de précipitation s’il avait pu voir Blanche, dans la chambre où il venait de la quitter, la tête tristement appuyée sur la main.

— Oui, oui, murmurait-elle en soupirant, j’ai agi pour le mieux. Qu’il étudie son cœur encore indécis, et qu’il s’éprouve lui-même avant de prononcer un vœu irrévocable et terrible. Mieux vaut pour moi être maintenant un peu blessée dans mon amour-propre, et même dans mes affections, que de souffrir plus tard cruellement et continuellement, épouse dédaignée et peut-être négligée.