V


Les jours s’écoulaient rapidement et gaiement au manoir ; mais enfin le moment arriva où ses hôtes durent penser à partir. Le lieutenant de Montarville vit avec des sentiments de regret et de satisfaction tout à la fois approcher le temps de rejoindre son régiment ; heureux de reprendre cette vie agitée et chevaleresque, si conforme à son caractère bouillant, et de plus excité par l’espérance d’acquérir la gloire militaire en vengeant une cause aussi sacrée que celle de sa patrie. Il se présentait des moments où il accusait les heures de s’écouler trop lentement. Quelquefois aussi il ne pouvait s’empêcher de penser, sans un profond regret, à la vie tranquille qu’il avait menée, et à la société de l’aimable Blanche de Villerai, dont il allait se séparer. L’image d’une jeune fille aussi élégante et aussi belle, n’avait-elle jamais passé dans son imagination ? Aucun souvenir de l’irréprochable beauté et des grâces timides de l’humble petite Rose, n’avait-il jamais pris place dans son âme, s’y jouant et s’y attachant, malgré tous les efforts pour le chasser ? C’est possible, mais le jeune homme n’osait se l’avouer, même dans le trouble de son âme.

C’était pendant une après-midi froide et neigeuse. Une carriole attendait en face du manoir, et de Montarville, bien enveloppé de fourrures, était auprès de sa fiancée, dans la même chambre où nous avons d’abord introduit le lecteur. Tous deux avaient l’air infiniment plus triste que de coutume.

De Montarville, rompant un silence déjà trop prolongé, s’écria : Je suis arrivé ici au milieu de la tempête et de la neige. Mais si encore mon départ excitait des sentiments plus affectueux dans un cœur bien connu, que mon arrivée n’a semblé le faire !

Blanche rougit et répondit :

— Je vous dirai cela quand vous reviendrez nous voir.

— Vous avez raison, Blanche, reprit aussitôt de Montarville avec un regard animé. Alors, je serai plus digne de vous, car j’aurai tiré, pour une noble cause, mon épée encore vierge. Quand même je reviendrais simple lieutenant comme je vous quitte, je serai plus digne à mes propres yeux et aux vôtres, j’ose l’espérer.

Blanche resta silencieuse, mais un instant après, plaçant sa main dans celle de son fiancé, elle lui dit doucement :

— Il est temps de partir, Gustave. Que le ciel vous protège et vous conserve. Adieu !

De Montarville déposa un prompt baiser sur la jolie main de Blanche ; et il s’éloigna, l’âme pleine de tristesse.

De même que la jeune fille était restée si longtemps à regarder par la croisée le jour de l’arrivée de son fiancé, ainsi demeura-t-elle, après son départ, à contempler la scène au dehors. Madame Dumont entra dans l’appartement un instant après, mais se garda bien de faire aucun commentaire sur l’évidente préoccupation de sa nièce, qui lui plaisait infiniment ; car elle semblait lui présager qu’elle verrait bientôt se réaliser le rêve constant de son cœur.

La douleur de de Montarville en quittant sa fiancée, fut bientôt oubliée au milieu des tracas et de l’activité militaires qu’il trouva au quartier général, à Montréal, lors de son arrivée. On faisait des préparatifs pour une expédition contre le fort William-Henry, à la tête, du lac George, ou Saint-Sacrement, comme il est aussi appelé.

En dépit du froid intense d’un hiver extraordinairement rigoureux, puisque le thermomètre se tenait continuellement entre 20° et 23°, un corps de 1,500 hommes, sous le commandement de Rigaud de Vaudreuil et du chevalier de Longueuil, se mit en marche le 23 de février. Les souffrances et les fatigues endurées par cette troupe héroïque ne peuvent se comparer qu’au courage immense avec lequel elles furent supportées. Elle traversa le lac Champlain et le lac George à pied, après avoir parcouru à la raquette un espace de soixante lieues, en tirant après eux leurs provisions sur des traîneaux. Un terrain glacé et couvert de neige formait leur unique couche pendant la nuit ; une tente de toile et une robe de buffle étaient leur seul abri contre le froid piquant de nos hivers septentrionaux.

Le 18 mars, l’armée se trouvait en face du fort William-Henry. M. de Rigaud, voyant que la place était à l’abri d’un coup de main, dut se contenter de détruire tous les magasins, moulins, vaisseaux, en un mot tout ce qui se trouvait aux environs. L’attaque commença dans la nuit du 18 et dura jusqu’au 22 sous le feu continuel des troupes anglaises. Alors les assaillants, ayant fait au fort tout le tort possible, se remirent en marche pour regagner leurs quartiers. Leur retour fut marqué du phénomène qui trompa plus tard l’armée de Napoléon en Égypte, et qui, malgré d’autres circonstances, venait probablement de la même source. Environ un tiers du détachement fut affligé sur la route d’une espèce d’ophtalmie causée, comme on le pensa, par l’éclatante blancheur de la neige ; et leurs compagnons, sensibles et remplis de pitié, durent les conduire par la main tout le reste du voyage. Heureusement pour eux, dès leur arrivée à Montréal, on leur prodigua des soins attentifs, et au bout de deux jours, ils recouvrèrent cette vue précieuse que plusieurs avaient crue perdue pour toujours.

Cependant la colonie attendait avec impatience et anxiété les secours si instamment demandés à la mère patrie ; mais celle-ci, ou plutôt ses ministres, étaient plus soucieux de fournir l’argent nécessaire à la honteuse prodigalité de la cour scandaleuse de Louis XV et de ses royales favorites, que de protéger leurs soldats, et leurs colons, qui combattaient si noblement pour l’indépendance d’une terre lointaine. La déclaration ridicule de madame de Pompadour, que le Canada, pays de déserts glacés et d’impénétrables forêts, avait déjà coûté plus qu’il ne valait, était suffisante pour engager un ministre esclave à abandonner ce malheureux pays à son triste sort.

On perdit du temps à attendre les secours demandés en France ; mais le général de Montcalm, voyant qu’ils n’arrivaient pas, et perdant tout espoir de ce côté, résolut de profiter du départ de lord London, général de l’armée américaine, pour tenter la fortune.

Ce dernier venait de quitter New-York avec une partie des troupes anglaises pour Louisbourg, et Montcalm crut le moment favorable pour renouveler son attaque sur le fort William-Henry.

En conséquence, il concentra pendant le mois de juillet suivant, 7,600 hommes à Carillon, qui devint plus tard l’importante forteresse de Ticondéroga[1]. Le 30 du même mois, l’expédition partit sous le commandement personnel du général de Montcalm. Parmi ceux qui l’accompagnaient étaient le renommé chevalier de Lévis, fait plus tard maréchal de France ; son brave aide-de-champ de Bougainville, devenu également cher à la science et à la gloire par ses découvertes et ses expéditions maritimes ; le colonel de Bourlamaque, qui fut si généralement estimé pendant la campagne de 1758, et enfin Rigaud de Vaudreuil, frère du gouverneur-général, homme peut-être plus distingué par la bonté de son cœur et par son généreux dévouement à la cause du Canada, que par ses talents militaires.

Le résultat de cette expédition est bien connu. Le 4 d’août, les troupes françaises arrivèrent devant le fort Henry, et le 9, le fort se rendit après une forte résistance. Les termes de la capitulation furent que la garnison abandonnerait le fort avec les honneurs de la guerre, emportant avec elle ses armes, ses provisions et ses munitions ; à condition, toutefois, que les soldats ne combattraient pas contre la France ou ses alliés pendant l’espace de dix-huit mois, et que tous les prisonniers, soit Français, soit sauvages, détenus dans les colonies anglaises, seraient renvoyés à Carillon.

Mais le malheureux événement qui avait eu lieu à la capitulation d’Oswégo, se répéta ici et ternit la gloire de ce brillant succès. Les alliés indiens, privés par les termes de la capitulation du pillage sur lequel ils comptaient pour se rémunérer, attaquèrent les Anglais dans leur retraite, en tuèrent brutalement plusieurs, dépouillèrent les autres, et firent un grand nombre de prisonniers. Quand le chevaleresque de Montcalm fut informé de ces atrocités, il s’efforça aussitôt de les arrêter. Il obligea ses féroces alliés de rendre leurs prisonniers, les conduisit lui-même au fort Henry, et, après leur avoir donné de nouveaux habits, les renvoya dans leur pays sous bonne escorte. Deux cents prisonniers furent emmenés à Montréal par les indiens, et le marquis de Vaudreuil, les ayant rachetés à des prix exorbitants, les renvoya de la même manière aux États-Unis. Le fort William-Henry fut rasé et l’armée se rembarqua pour Carillon.

Le régiment auquel appartenait de Montarville, le Royal Rousillon, avait pris une part active à tous ces événements. Quoiqu’il fût difficile de se faire distinguer par sa bravoure, au milieu de tant de braves, le jeune Canadien pourtant fut assez heureux pour attirer sur lui la bienveillante attention du vaillant de Bougainville, qui trouvait peut-être dans le courage aveugle et impétueux de Gustave, un écho aux nobles impulsions de son propre cœur. Le jeune de Montarville était très aimé tant par les officiers que par les soldats du régiment. La gaieté légère de son caractère, les dispositions naturellement remarquables de son cœur, sa douceur, son courage, et une générosité qui mettait sa bourse, ordinairement bien garnie, à la disposition de ses amis, en faisaient le favori de tout le monde.

Sur ces entrefaites, il arriva un événement qui rappela vivement à son souvenir tous les amis qu’il avait laissés à Villerai.

Un soir, il était assis dans sa tente, à Carillon, quand un soldat vint lui dire qu’un jeune volontaire canadien grièvement blessé désirait ardemment le voir. Aussitôt, il mit son shako et suivit le messager. Arrivé au lieu désigné, il jeta sur la figure jeune et pâle du malade un regard qui suffit pour lui montrer que celui-ci lui était parfaitement inconnu. Il s’assit cependant au chevet de son lit et, lui prenant doucement la main, il lui demanda quel service il pouvait lui rendre.

Pendant longtemps le blessé le regarda avec anxiété, puis, apparemment encouragé par l’expression de douceur et de compassion peinte sur son visage, il le remercia faiblement, et ajouta :

— On m’a dit que non seulement monsieur connaissait mademoiselle de Villerai, mais que même il lui était fiancé. Est-ce vrai ?

Surpris de cette question, de Montarville répondit affirmativement.

— Ce n’est pas pour vous parler d’elle, monsieur, que je vous ai envoyé chercher ; mais pour vous dire un mot d’une personne qui m’est aussi chère que cette dame vous l’est sans doute. Au manoir, n’avez-vous jamais rencontré une jeune fille appelée Rose Lauzon, ou n’en avez-vous jamais entendu parler ?

Gustave tressaillit involontairement en répondant oui.

— Eh bien ! quand vous retournerez à Villerai, fier et heureux, pour réclamer votre fiancée, serait-ce trop vous demander que de chercher Rose Lauzon et de lui dire comment Charles Ménard est mort, en pensant à elle et en la bénissant à son dernier soupir ? Oh ! M. de Montarville, je ne suis qu’un pauvre paysan ignorant ; mais aucun monsieur n’a jamais aimé la petite Rose avec plus de sincérité et plus de dévouement que moi.

— Et vous aime-t-elle en retour ? demanda Gustave avec une expression indéfinissable de compassion dans ses grands yeux noirs.

— Hélas ! non, monsieur. Si elle m’avait aimé, je travaillerais maintenant tranquille sur ma terre à Villerai ; car ce n’est pas la gloire, ce n’est pas l’amour de la vie militaire qui m’a fait soldat. Mais quand j’ai demandé à Rose d’être ma femme, elle m’a répondu qu’elle ne le pourrait jamais ; elle me l’a dit pourtant bien doucement, bien amicalement, car elle est un ange dans tout ce qu’elle fait. Oh ! alors, je suis devenu désespéré, j’ai vendu tout ce que je possédais, et, pour couper court, me voici.

Avec une compassion et une tendresse croissante, de Montarville prit la main du pauvre malade, et la serra dans la sienne en disant :

— Courage, mon ami ; vous guérirez !

— Ah ! non, le docteur Le Bert m’a dit que cette blessure de mon côté ne laissait aucun espoir, et je ne veux pas qu’il en soit autrement. Rose ne sera jamais à moi, et sans être lâche, je ne m’occupe ni de la guerre ni de la gloire. Pourquoi donc vivrais-je ? Donnez-lui, bon monsieur, cette petite cassette. Ce n’est pas beaucoup, les quelques francs de ma paie que j’ai ménagés ; mais dites-lui de penser à moi, et de prier pour moi de temps en temps.

Des larmes roulaient dans les yeux du pauvre Ménard, qui porta vivement sa main faible et tremblante pour les essuyer ; mais il ne devait pas avoir honte de son émotion, car des pleurs brillaient aussi dans les yeux de de Montarville, quand il prit le paquet, en promettant solennellement de le remettre avec soin à son adresse, comme le mourant l’avait désiré.

— Et maintenant, monsieur, continua le jeune Ménard, recevez les sincères remerciements d’un homme dont vous avez réjoui et consolé les derniers instants. Je vous ai déjà retenu trop longtemps.

— Mais non, mon pauvre ami, reprit de Montarville avec douceur. Si vous voulez me le permettre, je vais rester avec vous davantage. Je vous ferai une lecture si vous le désirez ? Et en même temps, il prit un livre de prières posé sur le lit.

— Oh ! je vous remercie, monsieur. Ce bon M. Larue est déjà venu ici me préparer à mon long et dernier voyage ; pourtant je serais très content d’entendre de nouvelles prières.

Après avoir lu pendant quelque temps d’une manière sentie et solennelle, Gustave mit de côté le volume, craignant de fatiguer son auditeur, dont les pensées commençaient évidemment à devenir un peu incohérentes. Le sujet auquel il revenait le plus souvent dans son délire était Rose Lauzon ; et il cita à l’auditeur attentif placé auprès de lui plus d’une anecdote et plus d’un trait de caractère tendant à prouver que ce n’était pas seulement la beauté de la jeune fille qui avait gagné l’amour de ce cœur tendre et fidèle. Graduellement, cependant, sa voix devint plus faible, ses yeux fixes se ternirent ; la sueur glacée de la mort coula bientôt de son front pâle, et entre minuit et une heure, cette heure si solennelle pendant laquelle les grands changements de la vie arrivent si souvent aux hommes, il s’endormit paisiblement dans le profond sommeil de l’éternité.

Gustave, qui avait toujours continué à le veiller avec soin et tendresse, lui ferma les yeux ; et, après une courte mais fervente prière auprès du cadavre du brave soldat, il se rendit à son quartier, accablé de sentiments pénibles, de pensées tristes et de sérieuses réflexions. Longtemps il ne put garder son cœur tranquille, ni empêcher son âme de se rappeler continuellement cette scène solennelle et touchante : les doux souvenirs, l’immortel amour du pauvre Charles Ménard, et l’aimable, mais, hélas ! infortunée jeune fille qui l’avait inspiré.


  1. Ce fort n’est plus aujourd’hui qu’un monceau de ruines.