III


Peu de temps après la première visite de de Montarville au manoir, une joyeuse société était réunie au dedans de ses murs hospitaliers : M. de Choiseul, seigneur d’une des paroisses voisines, et son aimable jeune femme ; le vicomte Gaston de Noraye, capitaine dans le Roussillon, jeune noble un peu fat, qui était débarqué au Canada avec la persuasion d’être arrivé aux dernières limites de la civilisation, illusion qu’il persistait à entretenir malgré les nombreux démentis reçus chaque jour ; mademoiselle de Morny, une des belles à la mode de Montréal, gracieuse mais frêle jeune fille, aux cheveux blonds pâles et aux yeux de ce bleu foncé qu’on rencontrait si rarement alors dans la colonie. Elle était très tranquille, pour ne pas dire insensible, et ne paraissait sortir de ses rêveries et n’attacher d’intérêt qu’aux sourires étudiés et au langage affecté de cet élégant Français. Il y avait encore plusieurs autres amis de la maison, des jeunes filles aux yeux noirs et pétillants, de galants cavaliers, mais comme ceux-là n’entrent aucunement dans le détail de notre récit, il est inutile de les spécifier davantage.

Tout en remplissant son rôle d’hôtesse avec une grâce merveilleuse, une rare habileté, et toujours avec cette fière réserve qui formait un des points les plus saillants de son caractère, Blanche de Villerai, sans le vouloir, remplit plus d’un cœur jeune et ardent d’admiration pour elle-même et d’envie pour de Montarville. Celui-ci paraissait tout à la fois heureux et fier de son sort. Toujours le premier dans toutes les parties de plaisir, entretenant continuellement l’esprit de gaieté dans la réunion par ses franches saillies et ses joyeux rires, il était vraiment la vie de l’assemblée. Si quelquefois un nuage semblait passer sur son front, c’était lorsque le jeune vicomte, de son air insouciant et langoureux, faisait des commentaires sur l’abominable climat, sur les coutumes incompréhensibles du singulier pays dans lequel il était venu. Ordinairement, ces lamentations que la compagnie avait le plaisir d’entendre plusieurs fois par jour, finissaient par une plaisanterie ou un rire universel des deux côtés ; mais il arriva un peu plus tard un événement qui faillit un instant avoir des résultats plus sérieux.

Gustave revenait au manoir sur le crépuscule d’une après-midi de décembre, quand, à la barrière d’une ruelle conduisant derrière la maison, il rencontra tout à coup le vicomte de Noraye. Celui-ci semblait vouloir empêcher la sortie d’une jeune fille, que, malgré les grandes dimensions du manteau et du capuchon qui la couvraient, de Montarville n’eut pas de peine à reconnaître pour la belle du village, Rose Lauzon.

— Mais je vous dis, ma belle, s’écriait sarcastiquement le vicomte, que vous ne passerez pas avec une précipitation si déraisonnable. Dites-moi au moins votre nom et le lieu de votre résidence, et alors non seulement je vous laisserai passer, mais même je porterai votre petit panier jusqu’à votre demeure.

La jeune fille semblait dans une extrême détresse et extraordinairement embarrassée ; mais dans son agitation elle paraissait dix fois plus séduisante.

— Je vous en prie, monsieur, murmurait-elle, laissez-moi passer, je n’ai pas de temps à perdre.

— Mais moi, j’en ai, jolie enfant, et, pour vous le prouver, je vais vous retenir ici jusqu’à ce que vous me fassiez connaître votre nom et votre demeure. Non, non, pas si vite, ajouta-t-il en saisissant sa petite main, comme elle s’efforçait de pousser la barrière. Maintenant vous êtes ma prisonnière, et je vais vous garder jusqu’à ce que vous deveniez plus obéissante.

Peu accoutumée à des marques aussi extraordinaires de galanterie, Rose, après un violent effort pour dégager sa main prisonnière, fondit en larmes, quand de Montarville, comme doit le faire un véritable héros, arriva à temps à son secours.

— Vous m’obligeriez, vicomte de Noraye en laissant passer cette jeune fille, dit-il avec raideur et un peu d’irritation.

— Et pourquoi le ferais-je, mon cher monsieur, avant que je ne m’y sente disposé ? répondit l’autre du ton le plus calme et le plus narguant.

— Simplement parce que mademoiselle de Villerai n’oubliera pas facilement toute insulte faite à une jeune fille qu’elle aime et qu’elle protège d’une manière particulière.

Cédant à la seule menace qui pouvait avoir de l’influence sur lui, car de Noraye, quoique vain et frivole, était brave comme un lion, il adressa à Rose quelques paroles d’excuse et se retira aussitôt en arrière pour la laisser passer. Elle le fit promptement, mais non sans que le regard pénétrant de de Montarville pût contempler de nouveau sa merveilleuse beauté, encore rehaussée par l’agitation qui couvrait sa joue d’une vive couleur.

— Assurément, cette belle créature à la tournure féerique n’est pas une simple paysanne, demanda le jeune vicomte, en suivant avec la plus grande admiration son profil qui disparaissait peu à peu dans le lointain.

— Quoi, est-il possible que vous puissiez l’admirer, vicomte ? répondit de Montarville en riant. Mais c’est une paysanne canadienne, et…

— Oh ! mon cher, c’est une houri, un ange, une déesse ! répondit le jeune Français avec enthousiasme. Elle me rappelle ces gracieuses Andalouses que nous voyons quelquefois représentées sur le théâtre à Paris.

— En toute amitié, je vous dirai, vicomte, répondit froidement de Montarville, que nos jeunes paysannes canadiennes diffèrent un peu des femmes que vous avez pu voir sur les théâtres en France. Suivez donc le conseil d’un ami, et ne troublez plus Rose Lauzon.

Il y avait dans ces paroles un air de calme menace qui, en tout autre temps, aurait certainement provoqué un cartel de la part de son fougueux compagnon, qui se contenta de dire :

— Bah ! mon cher, vous êtes jaloux. Je voudrais bien savoir comment la belle demoiselle de Villerai aimerait le profond intérêt que vous portez à sa jolie protégée. Retournons toutefois chez nos amis, car si nous restons ici davantage, nous allons finir par avoir une querelle, et la satisfaction inévitable qui s’en suit.

De Montarville accepta volontiers la branche d’olivier ainsi offerte, et ils s’en retournèrent au manoir, conversant amicalement ensemble.

Pourquoi Gustave fut-il si pensif, si silencieux pendant toute la soirée ? Pourquoi, malgré sa grande passion pour la musique, écouta-t-il les suaves accents de mademoiselle de Morny avec tant d’apathie et d’indifférence, indifférence que sa belle fiancée ne réussissait pas toujours à dissiper ? Peut-être n’aurait-il pas pu répondre lui-même d’une manière satisfaisante.

C’était la veille de Noël. La journée était excessivement froide, mais un soleil éclatant qui luisait sur la neige étincelante, en en faisant briller toutes les particules comme des diamants, tempérait pleinement l’air glacé de cette atmosphère. Les hôtes du manoir passaient leur temps à tout ce que leurs goûts individuels pouvaient leur suggérer, et jouissaient, par-dessus tout, de cet agréable sans-gêne, de ce parfait laisser-aller qui forme un des caractères distinctifs de la vie de nos maisons de campagne.

Madame de Choiseul et plusieurs autres étaient allés se promener en carriole, tandis que dans le salon, mademoiselle de Morny et le vicomte de Noraye exerçaient leur adresse au jeu de bagatelle ; la dame, peut-être, plus occupée à faire ressortir sa gracieuse taille et ses jolies mains, qu’intéressée au succès du jeu lui-même ; et son compagnon évidemment rempli de la même louable ambition. Une autre personne était avec eux dans la salle : c’était de Montarville ; mais peu occupé de ses compagnons, il regardait silencieusement par l’embrasure d’une fenêtre.

Tout à coup la porte s’ouvrit, et la jeune hôtesse, couverte de riches fourrures, entra dans le salon.

— Où allez-vous donc, chère Blanche ? demanda langoureusement mademoiselle de Morny, en la regardant d’un air ennuyé.

— À notre petite église, afin d’aider à faire les décorations pour la messe de minuit.

— Puis-je vous y accompagner ? demanda de Montarville, en s’approchant d’elle.

— Et moi aussi ? et moi aussi ? s’écrièrent le vicomte et sa compagne.

— Je suppose qu’il serait inutile de vous refuser, reprit Blanche en souriant ; mais si je me rappelle bien, vicomte, vous avez déclaré ce matin au déjeuner qu’il n’y avait que des ours ou d’autres animaux pareillement bien protégés par la nature contre le froid, qui pussent s’aventurer dehors par une telle température.

— Ah ! mais nous ne pouvons que suivre, quand mademoiselle de Villerai elle-même nous précède, quels que soient les dangers et les inconvénients de la route, répondit le vicomte avec le plus gracieux des saluts.

Blanche, sans faire attention à cette dernière phrase, suivant sa manière ordinaire de recevoir les compliments de M. de Noraye, dit à mademoiselle de Morny qu’elle lui donnerait le temps de faire sa toilette, si elle était réellement désireuse de l’accompagner. Comme de raison, mademoiselle de Morny répondit affirmativement, et après une demi-heure d’ennuyeuse attente, on la vit revenir, vêtue d’un sombre costume d’hiver faisant bien ressortir la blancheur de son teint.

Ils furent bientôt en route, le vicomte de Noraye se consolant lui-même en assurant à la belle Montréaliste, comme il nommait souvent mademoiselle de Morny, que le climat de la Sibérie était doux en comparaison de celui du Canada, et qu’il s’étonnait que la mère patrie n’eût pas choisi cette colonie comme lieu de détention pour ses criminels ; des motifs de miséricorde seuls, ajoutait-il, ont dû l’en empêcher.

Ils arrivèrent en peu de temps à la jolie petite église, déjà décorée de feuillages et de festons produisant un effet simple mais charmant. Près de l’un des autels latéraux, on avait formé une niche avec des branches de sapin, et c’est là que mademoiselle de Villerai, après une courte prière au maître-autel, dirigea ses pas. Le travail d’une main de femme habile et attentive l’avait sans doute précédée, car la petite alcôve était admirablement bien ornée de fleurs artificielles et de rubans aux gaies couleurs, tandis que dans une crèche de paille reposait une figure en cire de l’Enfant Jésus. C’est là que plus d’une pieuse mère de famille avait souvent emmené ses petits enfants ; et tandis que leurs jeunes yeux regardaient avec une respectueuse admiration la crèche de Noël, elle leur avait raconté tout bas la merveilleuse naissance de ce prodige d’amour, et surtout les ouvrages encore plus merveilleux de l’enfant de Bethléem.

La dernière main, toutefois, restait à donner aux décorations, et pendant que Blanche s’en occupait, de Montarville s’efforçait de se rendre aussi utile que le lui permettaient ses faibles connaissances en ces matières. Le vicomte de Noraye, au contraire, et sa belle compagne s’amusaient ensemble à examiner les échantillons extraordinaires de sculpture de bois que leur offrait la petite église, et à en rire. Il faut avouer que ces pièces n’étaient pas peu grotesques dans leur genre. On y voyait des chérubins aux yeux singulièrement ronds et aux joues énormément bouffies ; des saints aux traits implacables et menaçants, jurant d’une manière ridicule avec la placidité de leur caractère, et disant que si la piété et le zèle du sculpteur avaient été bien grands, son habilité au moins était en défaut.

Blanche de Villerai, toutefois, croyait avec raison que rien ne peut excuser l’irrévérence dans un lieu de prière, et après avoir enduré pendant quelques instants les chuchotements continus et les rires à moitié étouffés des deux critiques, elle se tourna subitement vers le vicomte et lui dit à voix basse :

— M. de Noraye aura la bonté de se rappeler qu’il est dans une église, et non dans un théâtre.

— Ciel ! quelle bigote ! souffla quelque temps après de Noraye à mademoiselle de Morny, qui lui fit connaître son assentiment en inclinant la tête silencieusement et en souriant. Ce sentiment un peu pénible qui commençait à se glisser dans le petit groupe, fut en partie dissipé par l’arrivée de la jolie villageoise, Rose Lauzon, portant dans sa main un bouquet de géraniums et d’autres humbles fleurs domestiques ; car le manoir ne pouvait se vanter de posséder une serre.

Rose s’approcha timidement, mais gracieusement, sans même jeter un regard sur aucun des membres du groupe distingué au milieu duquel elle se trouvait en ce moment ; mais avec une habileté et une promptitude qui montraient bien que les autres décorations de la niche lui étaient dues en grande partie, elle s’occupa d’entremêler ses fleurs avec le vert sombre des sapins. Une fois, en se penchant en avant, la fleur qu’elle tenait à la main tomba par terre. Prompt comme la pensée, de Montarville s’approcha pour la ramasser, et en la présentant à la jeune fille avec la même gracieuse courtoisie qu’il aurait déployée auprès de mademoiselle de Villerai elle-même, leurs yeux se rencontrèrent pour la première fois. Ah ! Rose, gentille et jolie petite Rose ! ne plongez pas trop souvent vos regards dans ces yeux noirs et avides, mais repoussez l’ardente admiration qu’ils expriment, car, que pouvez-vous avoir de commun avec l’illustre de Montarville, l’amant fortuné de la seigneuresse de Villerai ?

En quittant l’église, de Noraye, qui se ressentait encore du vif reproche de Blanche, et qui de plus se piquait d’être tant soit peu philosophe, s’écria d’un ton moqueur, déguisé sous le prétexte de s’instruire :

— De grâce, mademoiselle de Villerai, pourriez-vous me dire quelle intention on a eue en plaçant cette poupée de cire dans un lieu si apparent ? Est-ce pour répandre le goût des beaux-arts parmi le peuple, ou seulement pour le divertir innocemment ?

— Ni l’un ni l’autre, vicomte. Il faut que vous ayez entièrement oublié les leçons que, comme catholique, vous avez dû sans doute recevoir pendant votre enfance ; autrement vous ne manqueriez pas de vous ressouvenir que l’image dont vous parlez est un de ces simples symboles qui instruisent la jeunesse et même le cœur de l’homme mûr plus efficacement que ne le pourraient faire des heures de prédication. C’est le grand mystère du Fils de Dieu descendu du ciel pour se charger de nos fautes, et endurant pour nous des souffrances indicibles.

Silencieux, sinon convaincu, de Noraye ne répondit rien, tandis que de Montarville, évidemment en proie à une profonde préoccupation, ne pouvait s’empêcher d’admirer en lui-même le courage tout à fait chrétien et la foi vive de la jeune fille.

Mais nous n’en dirons pas davantage de la messe de minuit, quoique des artistes eussent aimé à contempler cette scène solennelle, étrange et touchante. La lueur tremblante des flambeaux, luttant contre une obscurité de minuit, une faible et douteuse lumière éclairant les coins et les angles obscurs du petit temple, et formant de beaux effets d’ombre et de demi-jour ; le maître-autel richement illuminé au milieu de nuages d’encens semblables à de légères vapeurs jouant autour de lui, emblème touchant des hommages qui s’élevaient alors de tous les cœurs vers l’homme de Galilée, qui, à la même heure, quelque dix-huit siècles auparavant, était né dans une étable pour enseigner l’humilité à l’homme déchu ; tel était le spectacle à la fois simple, sublime et artistique que présentait l’église paroissiale de Villerai.

Cette touchante cérémonie terminée, l’assemblée se dispersa aussitôt, et la scène au dehors devint aussi joyeuse et aussi animée que celle du dedans avait été sérieuse et solennelle.

C’était une de ces nuits magnifiques, éclairées par la lune et qu’on ne rencontre que dans les climats du Nord. Des myriades d’étoiles brillaient et scintillaient dans un ciel bleu d’azur ; tandis que, dans une autre partie des cieux, une aurore boréale déployait ses rideaux phosphorescents sans cesse en mouvement et d’où de vifs jets de lumière s’élançaient brusquement et s’étendaient d’une partie du firmament à l’autre. La réunion était aussi nombreuse qu’à l’office du dimanche matin, et toute la place devant l’église était remplie de carrioles et de traîneaux de toutes les formes et de toutes les couleurs imaginables. Les chevaux, recouverts d’une couche épaisse de frimas, hennissant et mordant leurs attaches, laissaient échapper de leurs naseaux des nuages de vapeur : tandis que leurs maîtres se donnaient mutuellement de chaleureuses poignées de main, ou échangeaient d’innocentes plaisanteries avec cette imperturbable gaieté qui semble être un droit de naissance chez l’habitant canadien, tant elle lui est naturelle. Et ce spectacle à minuit, à la lueur des étoiles, par un froid de 25° au dessous de zéro, exaspérait au suprême degré le vicomte de Noraye, tout transi et tout frissonnant, qui, avec un dédaigneux mouvement d’épaules, murmurait d’une voix tremblante :

— Quel singulier peuple ! Qui peut le comprendre ?

Mais ce qu’il comprit peut-être un peu mieux, ce fut la délicieuse collation ou réveillon de Noël qui les attendait à leur retour à la maison. Aussi, après avoir absorbé deux ou trois verres d’excellent bourgogne, il déclara hautement qu’après tout ce n’était pas une si mauvaise coutume, surtout comme elle ne revenait qu’une fois l’an.

Peu de jours après Noël, de Montarville proposa au déjeuner une promenade à la raquette. La croûte, disait-il, qui avait été formée par un léger dégel sur les chemins et les champs, rendait l’occasion excessivement favorable pour prendre cet exercice salutaire et fortifiant. De Noraye, comme d’ordinaire, sourit en signe de dédain, mais Gustave, sachant que la seule manière de le gagner ou de le faire taire, était de piquer son amour-propre, dit indifféremment :

— Oh ! je conseillerais au vicomte de Noraye de ne pas se joindre à nous, car toute simple et aisée que peut paraître à ceux qui l’ignorent la marche à la raquette, elle est cependant difficile et fatigante, sans être dangereuse, pour ceux qui n’y sont pas habitués.

— Difficile, mon cher, répéta le vicomte. Il faut certainement un effort d’imagination pour le croire. Quoi ! tout le secret consiste à se tourner les orteils en dedans, à prendre une démarche lourde, gauche et maladroite, à endosser un capot de couverte blanche et une singulière livrée. Mais j’en jugerai mieux par moi-même, si vous pouvez organiser l’expédition.

— Oh ! ce ne sera pas difficile, reprit un chœur de joyeuses voix. Nous en sommes tous.

Peu de temps après, on pouvait voir tous nos excursionnistes en face du manoir, les hommes agenouillés, comme de galants cavaliers doivent faire en pareilles circonstances, fixant et attachant les courroies des raquettes aux pieds des demoiselles délicatement chaussées de mocassins. Quelques-unes portaient des mitasses de flanelle blanche, garnies de franges rouges. Cet ornement, dans une telle occasion, paraissait tout à la fois confortable et pittoresque.

La matinée était magnifique. De superbes cumulus parsemaient le firmament. Le léger dégel qui avait eu lieu pendant la nuit précédente et le froid subit qui l’avait suivi, avaient produit plus de merveilles et plus de beautés que le génie arabe ne peut en concevoir avec ses impossibles talismans. Chaque arbre, chaque branche, chaque rameau était revêtu d’une couche inimitable de diamants étincelants, dans lesquels la lumière du soleil se réfractait en répandant de superbes rayons. Enchanteur et féerique était le spectacle que formaient les sombres et solitaires forêts qui s’étendaient au loin derrière le manoir. Leur longue et obscure perspective, leurs arceaux élevés, dont les rameaux ramassés étaient courbés sous le poids de brillants glaçons, paraissaient soulagés et adoucis à la vue par la teinte émeraude foncée des sapins. Pour les personnes même accoutumées à admirer ces spectacles, la scène était grande et belle à l’extrême, et plusieurs personnes de la petite troupe la contemplaient avec une admiration croissante, quand de Noraye remarqua d’un ton langoureux :

— Bien ! maintenant, il ne nous manque plus que la couverte et le tomahawk pour être de parfaits Canadiens. Comme il est beau de conserver ainsi les coutumes et les costumes traditionnels des maîtres aborigènes du sol !

Soit que la dernière partie de sa phrase fût dit par raillerie ou autrement, personne n’y fit attention, et le vicomte s’aperçut bientôt que tout ce qu’il pouvait faire était de suivre ses compagnons et de conserver son équilibre. Cet amusement lui paraissait de plus en plus abominable, et il pouvait à peine maîtriser son impatience, quand il entendait ses compagnons pousser des exclamations de plaisir.

Il s’étonna beaucoup de la facilité apparente avec laquelle la plus belle partie de l’expédition conservait le pas rapide pris dès le commencement ; et il ne put s’empêcher d’avouer que si ces jeunes filles paraissaient un peu moins gracieuses que les belles et élégantes Françaises qu’il avait jadis regardées comme le type le plus parfait de la femme, elles étaient infiniment plus charmantes, plus jolies et plus heureuses.

Nous pouvons faire remarquer ici en passant, avec beaucoup d’à-propos, que dans aucun temps et aucune saison, les rues de nos villes ne paraissent avec autant d’avantage que par une belle journée d’hiver. Le limpide azur des cieux éclatant de lumière ; les gracieuses carrioles se précipitant sur nos chemins de neige glacée, emportées par de rapides coursiers, au son de la joyeuse musique des clochettes ; la foule élégante qui couvre les trottoirs, tout nous laisse entrevoir une vie heureuse et animée. Et puis nos jolies dames canadiennes, combien ne paraissent-elles pas charmantes avec l’éclat du plaisir dans les yeux, et de vives couleurs sur les joues, couleurs appelées par la promenade rapide nécessitée par le froid ! Leur costume d’hiver même, si élégant dans sa sombre simplicité, avec ses riches fourrures brunes, leur donne encore un charme de plus, charme cependant bien inutile. Ce tableau semblât-il surchargé à quelqu’un de nos lecteurs, nous le prierons de passer, par une belle après-midi d’hiver, dans les grandes rues Notre-Dame ou Saint-Jacques à Montréal ; après quoi, il pourra nous critiquer, s’il le juge encore à propos.

Mais revenons à nos promeneurs. Tandis qu’ils côtoyaient la lisière d’un bois, le bruit lointain et étouffé d’une hache parvint à leurs oreilles ; et, après un instant de délibération, ils entrèrent dans un étroit sentier à peine frayé et parvinrent bientôt à une clairière, où deux bons habitants étaient à l’œuvre, travaillant à abattre de gros arbres destinés à des usages fort humbles, ceux de construire une grange et de faire du feu pendant l’hiver. L’un des hommes venait justement d’appliquer sa hache à un orme élevé, qui dépassait fièrement la plupart des autres arbres de la forêt, et tous nos amis se groupèrent silencieusement autour pour en attendre la chute. Bientôt une sorte de frémissement courut par tout le vieil arbre, dont le dôme menaçant répandait devant lui une ombre mourante ; puis avec majesté, sans résistance, il pencha sa tête en avant de plus en plus bas, et enfin, avec un craquement que répétèrent tous les échos de la forêt, il se précipita à terre, en écrasant tout dans sa chute.

Après quelques instants d’attente, la troupe revint sur ses pas, se défiant les uns les autres à une course à travers les champs. Ensuite elle s’arrêta un instant pour respirer, et les hommes s’exercèrent à sauter. Le vicomte de Noraye, qui ne pouvait jamais rester en arrière des autres, s’avança pour prouver son savoir-faire, et d’un bond vigoureux s’élança en avant ; mais, comme il partait, ses deux raquettes se prirent l’une dans l’autre, et il tomba dans un profond banc de neige avec une impétuosité telle que sa tête et ses épaules disparurent complètement. Il est inutile de dire que l’accident fut accueilli avec des éclats de rire inextinguibles, et pendant longtemps l’hilarité générale fut telle que personne ne songea à lui porter la moindre assistance. Bientôt, cependant, de Montarville vint au secours du vicomte et le tira de sa couche de neige ; mais comme il lui était encore entièrement impossible de réprimer son rire, il pardonna volontiers les imprécations nombreuses dont le vaillant Français accablait tout le monde et toutes les choses.

Après une heure d’agréable promenade, toute la troupe revint au manoir dans les meilleures dispositions du monde et avec des appétits magnifiques, comme disait Gustave. De Noraye se consola de sa malencontreuse aventure pendant l’expédition, en jurant que, comme c’était la première fois qu’il prenait part à cet amusement insensé et barbare de la raquette, ce serait aussi la dernière ; et il tint fidèlement parole.