II


Le lendemain matin, le lieutenant de Montarville descendit de bonne heure dans la salle d’entrée, et comme il l’avait espéré, il y trouva Blanche seule. Elle lui donna franchement la main ; mais quand il voulut l’approcher de ses lèvres avec une grâce courtoise, et une galanterie qui avait plus d’une fois été admirée dans les brillants salons de Paris, tout en accompagnant cet acte de quelque délicate flatterie, elle lui dit avec dignité :

— Vous n’êtes pas à Versailles, ni au faubourg Saint-Germain, M. de Montarville. Nous, Canadiens, nous avons des goûts plus simples que ceux de la nation galante et spirituelle de laquelle nous descendons, et nous tenons peu à la flatterie. Et puis, une autre chose, reprit-elle vivement avec naïveté, se voyant sur le point d’être interrompue, parce que nous sommes fiancés, il n’est nullement nécessaire que nous prenions l’un envers l’autre des manières exagérées et peu naturelles. Je vous dispense de ces flatteries quotidiennes et de ces compliments banaux, et, de votre part, vous serez aussi généreux et vous m’accorderez la même liberté.

Le jeune de Montarville, quelque peu décontenancé par ce langage ouvert et inattendu, se contenta de s’incliner en signe d’assentiment, et ajouta :

— Comme mademoiselle le désirera ; et il s’en alla vers la croisée, tenté de faire préparer sa carriole, et de braver la poudrerie et les montagnes de neige qui, pensait-il intérieurement, sont bien moins froides que ma belle fiancée.

Ce premier désir de Gustave ne se réalisa pas ce jour-là, et il resta encore toute une autre journée l’hôte volontaire du manoir. Blanche de Villerai avait été trop richement douée par la nature, pour être gagnée ou perdue à la légère ; et même dans ses moments de plus grande froideur, elle ne laissait pas que d’exciter l’admiration de son amant. Elle n’était pas, comme les jeunes filles de nos jours se piquent de l’être, très habile en musique vocale ou instrumentale ; mais sa plus grande ressource pour intéresser était dans sa riche intelligence ; et Gustave, écoutant sa conversation aisée et brillante, s’étonnait parfois que, dans le cours de quelques années, elle eût pu acquérir une aussi grande variété de connaissances.

C’était le troisième jour après son arrivée au manoir de Villerai, et, tandis que Blanche et lui étaient activement occupés à discuter un sujet intéressant, madame Dumont s’écria tout à coup :

— Dites-moi donc, Gustave, n’êtes-vous pas allé voir votre cousine, madame de Choiseul, depuis votre arrivée au Canada ?

Le jeune homme rougit ; et d’un ton fort embarrassé, il répondit négativement, ajoutant qu’il était venu directement de Montréal, et que les chemins étaient réellement si impraticables…

— Il n’y a pas deux lieues d’ici là, reprit mademoiselle de Villerai, avec un léger sourire ; et je crains que madame de Choiseul ne nous reproche de vous avoir retenu.

— Ne craignez rien sur ce point, répondit-il ; mais, beau temps mauvais temps, je partirai certainement cette après-midi.

La conversation n’avait pas encore repris sa première ardeur, interrompue par la question maladroite de madame Dumont, quand la servante, Fanchette, entra dans l’appartement pour annoncer que la petite Rose Lauzon désirait parler un instant à mademoiselle.

— Faites-la entrer, répliqua Blanche, tandis que Gustave, maudissant intérieurement cette nouvelle interruption, se jeta dans un fauteuil à peu de distance, et prit un livre, en songeant à ce que devait être cette petite paysanne canadienne.

Rose Lauzon entra, et Gustave, en la voyant, fut rempli d’étonnement et put à peine réprimer à temps l’expression d’admiration qu’il ressentit. Sa surprise était excusable, car la jeune fille qui se tenait devant lui, mise d’un mantelet de calicot à basques noires et de toile du pays, était aussi jolie que ce qui avait jamais pu frapper son regard. Rose Lauzon n’était ni aussi grande ni aussi blanche que mademoiselle de Villerai ; mais sa peau claire et transparente, à travers laquelle perçait une vive carnation, et les proportions exquises de sa fine, gracieuse et petite taille, ne laissaient aucune supériorité en attraits à la jeune seigneuresse. Elle possédait la main et le pied délicats qui sont communs chez la femme canadienne, même dans la basse classe ; et ses yeux bruns affectueux, ses longs cils, s’harmonisaient parfaitement avec ses cheveux noirs, si simplement mais si proprement retenus en arrière par la coiffure qu’elle portait. Tout cela en faisait une parfaite beauté que le négligé rendait encore plus charmante. Dans l’art comme dans la toilette même, la simplicité constitue la beauté. Le goût peut varier un peu suivant les personnes, les circonstances et les dispositions ; mais l’exagération est toujours un défaut. Il serait à souhaiter que les dames, jeunes et vieilles, se souvinssent un peu plus de cette vérité. Les bourses des papas seraient moins souvent invoquées, leur humeur serait plus longtemps égale ; il faudrait faire moins d’instances pour obtenir, mais aussi elles seraient plus efficaces.

— Oh ! quel malheur, pensa de Montarville, qu’une forme extérieure d’une aussi rare beauté ne renferme que l’intelligence ignorante d’une pauvre paysanne.

Et déjà, intérieurement, il pensait que tout le prestige de sa beauté serait dissipé par les accents d’un patois barbare, dont les bons habitants de Villerai devaient se servir pour exprimer leurs idées et leurs franches opinions. Il fut agréablement désappointé, quand la jeune fille répondit d’une voix douce et musicale, en bon français, à quelques remarques faites par mademoiselle de Villerai.

Elle était venue pour dire que madame Messier, la sœur du bon curé, qui, devenue veuve, demeurait avec lui et dirigeait l’intérieur de sa maison, était confinée dans sa chambre par un violent rhume, et désirait savoir si mademoiselle de Villerai consentirait à diriger Rose dans la décoration de l’église pour la messe de minuit.

Blanche exprima immédiatement son assentiment, et en même temps mit quelque argent dans la main de la messagère, afin d’acheter les objets nécessaires pour l’occasion. Le jeune de Montarville se leva aussitôt, et, demandant la permission de contribuer pour sa part à une aussi bonne œuvre, remit une pièce d’or à la jeune fille. Surprise, étonnée, elle leva sur lui ses yeux fascinateurs, mais les baissa aussitôt, tandis qu’une vive rougeur colorait sa joue. La profonde admiration peinte sur la figure du jeune lieutenant, ou peut-être la prévision d’une destinée future qui la frappa en ce moment, lui ôta toute contenance et toute fermeté, jusqu’à ne lui permettre que de prononcer une timide parole de remerciement et de s’échapper de la chambre.

— Est-ce que notre beauté villageoise, comme elle est appelée, ne mérite pas bien ce titre ? demanda Blanche.

— Sans aucun doute ; mais elle paraît être une personne tout à fait supérieure. Son langage et son accent sont presque aussi irréprochables que sa jolie et merveilleuse figure.

— Oui, et il y a chez elle un degré de délicatesse qu’on rencontre rarement chez les personnes de sa condition ; mais je puis en partie vous en expliquer la raison. Étant petite fille, elle fut emmenée dans cette maison, pour me servir de compagne dans mes jeux, et elle partagea ainsi les instructions de mademoiselle Rocrai, ma gouvernante. Quand j’allai au couvent, ma tante Dumont l’y envoya aussi pendant trois ans, faveur que M. Lapointe, notre bon curé, avait lui-même sollicitée pour elle, car Rose est une de ses grandes favorites. Au bout de ce temps, elle revint chez elle, possédant une éducation infiniment au-dessus de sa position dans le monde.

— Et la croyez-vous plus heureuse pour cela, mademoiselle ? demanda de Montarville.

— Je crains bien que non, répondit-elle pensive. Il y a quelques années, sa mère qui était une femme très douce et très aimable, mourut. Le père se maria de nouveau, et son second choix fut de nature à lui faire déplorer amèrement chaque jour la perte de sa première épouse. Pauvre petite Rose ! sa vie, je le crains, doit être misérable. Je la prendrais bien volontiers dans la maison, mais elle s’y refuse, soit qu’elle ne veuille pas occuper une position dépendante (car je ne pourrais plus maintenant convenablement m’en faire une compagne), soit qu’elle préfère, par amour filial, demeurer avec son pauvre père, dont elle fait tout le bonheur et toute la consolation.

Madame Dumont entra dans le moment avec une lettre qu’elle voulait faire parvenir à madame de Choiseul.

— Je vous attendrai la semaine prochaine, Gustave, dit-elle. Nous aurons plusieurs de nos amis pour passer les fêtes avec nous, et il faut que vous soyez des premiers sur la liste. Vous pourrez amener ce jeune Français de votre régiment, dont vous nous avez si souvent parlé. Quoiqu’il soit un peu recherché et affecté, il est étranger en Canada, et de plus il a été très poli pour vous, ce qui constitue deux raisons pour que nous lui offrions l’hospitalité.

De Montarville exprima ses remerciements, serra la main à madame Dumont et à sa fiancée, qui lui défendait en souriant, mais avec fermeté, une plus grande marque extérieure d’affection, et il partit enfin pour la demeure de sa cousine, madame de Choiseul.

— Eh bien ! Blanche, comment aimes-tu ton futur mari ? demanda madame Dumont, quelque temps après le départ de Gustave.

— Assez bien, d’après ce que j’ai pu en juger.

— Tant mieux. Il te sera plus facile de me donner une réponse définitive à une question que je crois de mon devoir de régler au plus tôt, à savoir : quand vos noces auront-elles lieu ? Le plus tôt, je suppose, sera le mieux pour les deux parties. Tu vas bientôt avoir tes dix-huit ans, sais-tu bien ?

— Je ne l’épouserai pas, chère tante, avant que j’aie appris à l’aimer, répondit Blanche avec calme et détermination.

— Que veux-tu dire, Blanche, en prétendant que tu ne l’aimes pas ? N’est-il pas ton fiancé, ton futur mari ?

— L’aimer, tante Dumont ! et la jolie parleuse sourit légèrement ; mais comment ? c’est à peine si je le connais !

— Bien, bien, reprit la vieille dame en essuyant les verres de ses lunettes d’une manière agitée et nerveuse, sa ressource habituelle quand elle était vexée ou troublée. Une jeune fille que moi-même j’ai élevée avec tant de soin, que j’ai si bien instruite de ses devoirs, parler de cette manière ! C’est absurde, inconcevable au plus haut degré, c’est tout à fait irritant !

Un sourire à peine sensible se répandit sur la physionomie de la jeune fille en entendant ces reproches un peu singuliers ; mais madame Dumont, trop remplie de son sujet pour s’en apercevoir, continua énergiquement :

— Oui, de mon temps, un parent ou une tante présentait un monsieur à une jeune demoiselle, en lui disant : « Voici, mon enfant, le mari qu’on vous a choisi, » et la demoiselle, si elle était modeste et bien élevée, osait peut-être lever les yeux jusqu’à la figure du jeune homme et murmurait : « C’est bien, je l’accepte, » et c’était une affaire finie ; tout était dit.

Malgré ses efforts, Blanche ne put s’empêcher de rire un peu.

— Ah ! répondit-elle, nous avons beaucoup dégénéré depuis cette époque, ma chère tante. Pourtant je pense que si le regard furtif jeté à la dérobée sur mon cher oncle, feu M. Dumont, vous l’avait montré avec une tournure repoussante ou désagréable, vous auriez peut-être hésité un instant avant de ratifier le contrat.

Madame Dumont, à moitié désarmée, sourit malgré soi. Toutefois, en se levant pour vaquer à ses nombreux devoirs domestiques, elle dit :

— Cela, petite, n’aurait fait aucune difficulté : j’étais trop bien élevée pour avoir un désir ou une volonté propre.

— Est-ce que je l’aime ? est-ce que je l’aimerai ? reprit doucement la jeune seigneuresse quand elle se trouva seule. La réponse ne vint pas ; et reposant la tête sur sa main, elle fut bientôt absorbée dans de profondes méditations.