Éditions Édouard Garand (p. 76-78).

XVI

LE PENDU DE LA CATHÉDRALE


Tout le reste de la nuit des groupes demeurèrent rassemblés sur la Place de la Cathédrale, n’en finissant pas de commenter l’affreuse tragédie.

Des malédictions volaient de temps à autre à l’adresse de Maître Turcot.

De temps à autre aussi on plaignait Cassoulet dont la disparition intriguait à l’excès.

On n’oubliait pas de plaindre bien fort la pauvre Hermine.

Enfin, vers l’aube, la place se vida tout à fait.

Puis le soleil se leva resplendissant.

Or, des artisans qui traversaient la Place de la Cathédrale en se rendant à leur travail s’arrêtèrent brusquement devant le temple, et leurs yeux étonnés et épouvantés à la fois se fixèrent sur le corps d’un homme qui pendait à une corde au-dessus de la porte de la cathédrale. Et cet homme était coiffé d’un bicorne noir galonné d’or, enveloppé d’un manteau rouge, et chaussé de souliers d’argent. Bien qu’on ne vit pas sa face cachée par le collet relevé du manteau et le bord du chapeau, ce nom courut de bouche en bouche :

— Maître Turcot !

Sur le coup ces artisans demeurèrent béants, comme pétrifiés. Puis, sortant de leur torpeur, ils donnèrent l’alarme.

Ce fut l’éclair qui sillonne la rue : la cité entière apprit avec stupéfaction que Maître Turcot pendait par le cou au clocher de la cathédrale.

En moins d’une demi-heure toute la population s’était rassemblée sur la place, et là, elle demeura ébahie devant le cadavre de Maître Turcot au bout de la corde.

Que s’est-il passé ?

On se le demandait avec une âpre curiosité.

Mais qui pouvait expliquer ce mystère ?

On fit les conjectures les plus insensées :

— C’est Cassoulet qui a fait le coup !

— Ou bien Baralier qui est sorti de la tombe pour se venger et pour venger sa femme et son fils !

On avait à peine prononcé le nom de Baralier qu’on vit celui-ci tout à coup fendre la masse du peuple et s’avancer vers la porte de la cathédrale. On s’écartait de lui avec une superstitieuse terreur. Maître Baralier sorti de la tombe. Maître Baralier, un revenant qui venait se réjouir de la mort de son assassin !

Mort ou vivant, réel ou revenant, Maître Baralier — car c’était bien lui — s’approcha en ricanant et s’arrêta sous le pendu et se mit à le considérer avec une joie muette.

La foule regardait cet homme avec épouvante.

Était-ce bien un spectre ?

Un homme, plus hardi que bien d’autres, osa s’approcher et le toucher.

— Ah ! ça, dit-il, vous n’êtes donc pas mort ?

Maître Baralier sourit, frotta ses mains et répliqua :

— Non, grâce à Dieu ! Ah ! ce que j’ai eu du nez en allant la nuit dernière héberger avec ma femme et mon fils chez des amis ! Car n’a-t-on pas affirmé que Maître Turcot était venu chez nous dans la nuit pour nous assassiner ?

— C’est vrai, dit l’homme.

— Oui, mais ce n’est ni moi, ni ma femme, ni mon fils qu’il a assassinés, mais des bonshommes de paille que j’avais couchés dans nos lits. Car, voyez-vous, après l’alerte d’hier, je me doutais qu’on tenterait de nous faire un mauvais parti ; seulement, je ne me doutais pas que ce serait mon ami Maître Turcot ! Non, je n’aurais jamais suspecté Maître Turcot. N’importe ! j’avais pris mes précautions.

L’étonnement médusait le peuple qui entendait ces paroles.

— Naturellement, ce matin, poursuivit Maître Baralier, je me suis rendu à ma maison pour voir si mes gens étaient encore vivants. Ah ! si vous voyiez ça, mes bonshommes de pailles sont tout massacrés, c’est à croire que Maître Turcot était véritablement enragé et qu’il n’a vu que nuage et fumée ! Oui, il a fait un vrai massacre. N’importe ! je lui ai joué un bon tour !

Et Maître Baralier se mit à rire… mais rire à se tordre !

Mais il riait seul, le peuple ne riait pas, tant il était statufié.

Après avoir bien ri, Baralier leva le nez en l’air et regarda un moment le pendu.

— Eh bien ! reprit-il, je voudrais bien connaître celui qui a joué à Maître Turcot ce tour qui bat le mien ! Ah ! tel que je le vois, je suis sûr qu’il ne songe plus à tuer des bonshommes de paille !

Une femme dans la foule cria tout à coup :

— C’est assez de honte et de sacrilège comme ça… décrochez ce cadavre !

Cette femme parut avoir raison, on l’approuva.

Un bourgeois clama :

— Qu’on coupe la corde !

Aussitôt un galopin grimpa aux épaules d’un grand gaillard et, armé d’un couteau, il réussit à trancher la corde juste au-dessus de la tête du pendu.

Ce fut une chute étrange, molle, légère qui se produisit, au lieu d’une chute lourde, et le pendu s’affaissa sur le perron de pierre sans faire plus de bruit qu’un paquet de linge.

Un cri de surprise retentit… Les premiers à se presser autour du cadavre, et entre autres Baralier, découvrirent à leur confusion qu’ils n’avaient sous les yeux qu’un mannequin revêtu des habits du suisse de Monseigneur l’évêque.

L’éclat de rire qui suivit fut assourdissant…

Tout de même et longtemps après cette affaire qui avait failli mettre en délire de folie toute une ville, on pouvait entendre dans les chaumières du pays, à la nuit venue, les couplets d’une longue et triste complainte, parmi lesquels on remarquait celui-ci :

Au clocher pendait Turcot,
Avec son rouge manteau,
Son épée, sa hallebarde,
Son bicorne et plume au vent,
Avec sa face blafarde
Et dans ses souliers d’argent

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’automne s’écoula, l’hiver suivit et vint le printemps avec son soleil lumineux et chaud, ses brises caressantes et parfumées, ses verdures magnifiques, ses fleurs éblouissantes.

On n’avait plus entendu parler de Maître Turcot, et son logis était demeuré vide et clos.

Mais dans l’impasse, par un beau matin de juin, alors que le soleil laissait tomber quelques-uns de ses rayons d’or, on aurait pu voir par la fenêtre ouverte de la bicoque, la jolie tête dorée d’Hermine Turcot. Toujours rose et fraîche, mais un peu triste, elle cousait.

Durant deux mois la jeune fille avait été très malade ; mais à forces de soins la brave mère Benoît avait réussi à sauver la vie d’Hermine.

On avait fouillé le logis du suisse, et sous le plancher et cachés dans une vieille marmite de fer on avait trouvé trois mille écus d’argent. C’était probablement toute la fortune de Maître Turcot, et Hermine, naturellement, héritait des écus. Après sa maladie elle était revenue à son domicile de l’impasse qu’elle avait bien vite remis en ordre, et elle avait repris sa vie de recluse en pensant à Cassoulet, le bien-aimé.

Cassoulet !

Ah ! de lui non plus on n’avait jamais entendu parler !

Était-il mort ?

Toute la cité le pensait, seule Hermine doutait et espérait.

Elle n’avait donc cessé de vivre de son souvenir, et si elle avait échappé à la mort, c’était dû, pour beaucoup, à son espérance de revoir le lieutenant des gardes de Monsieur de Frontenac.

Souvent la mère Benoît disait :

— Ah ! ma pauvre fille, c’est pas la peine de vous torturer la cervelle pour lui, s’il n’était pas mort il vous donnerait de ses nouvelles.

Hermine répliquait avec son sourire confiant :

— Une voix me dit qu’il n’est pas mort, madame Benoît, et je l’attends toujours, car je me suis donnée à lui, je serai sa femme.

Eh bien ! ce matin de juin, vers les dix heures, un lutin parut tout à coup dans la porte ouverte de la jeune fille.

La pauvre enfant demeura si surprise qu’elle ressembla un moment à une statue de bronze.

Cassoulet était là, souriant, son feutre à plume blanche à la main droite, sa main gauche au pommeau de sa rapière, vêtu de son uniforme gris…

— Hermine ! murmura-t-il seulement.

Ah ! cette voix… ce n’était pas la voix d’un mort, mais bien la voix d’un vivant !

La jeune fille courut se jeter dans ses bras en pleurant de joie.

Cassoulet, en embrassant ses cheveux d’or, expliquait :

— Je me suis échappé, Hermine, de la cathédrale, j’ai pu gagner la maison d’amis dévoués qui m’ont soigné. Vingt fois j’ai pensé mourir. Mais, me rappelant que vous m’aviez écrit un jour « Vivez ! vivez ! vivez » j’ai voulu vivre. J’ai imploré le Ciel, j’ai demandé à Dieu de me faire vivre encore, lui promettant que je ferais votre bonheur. Et j’ai vécu. Maintenant, je viens remplir mes promesses… Hermine, Monsieur le comte de Frontenac nous attend, venez !

Et jamais la cité de Québec ne manifestera plus de joie que le lendemain de ce jour lorsque Jacques de Cassoulet se présenta devant l’autel tenant à son bras la belle Hermine Turcot.

Furent-ils heureux ? Il faut le croire, car le malheur ne s’attache pas à la vertu et à la vaillance !


FIN