Éditions Édouard Garand (p. 72-76).

XV

À MORT TURCOT !


Il fallait peu de chose à cette époque pour mettre sur pied toute une population et la jeter dans l’émoi. Que de fois, dans l’histoire de la Nouvelle-France, des villes et des villages avaient été, et souvent en pleine nuit, jetés dans l’épouvante par l’arrivée soudaine d’ennemis implacables ! Parfois c’était le canon des Anglais qui avait craché son fer meurtrier tout à coup. D’autres fois, le cri de guerre féroce des Iroquois avait retenti. D’autres fois encore, c’était une émeute qui éclatait. Et d’autres fois, un incendie désastreux s’était soudain allumé. On vivait tellement sur le qui-vive, qu’un cri jeté dans la nuit silencieuse, un coup de feu, une cloche mise en branle, suffisait pour mettre le peuple sur les dents et le faisait sortir de ses foyers. Le paysan dormait couché sur son fusil et sa poudre. Les garnisons demeuraient sans cesse aux aguets, si bien qu’à la moindre alerte les armes étaient tirées.

En cette nuit du 20 au 21 octobre 1690, la population de Québec, encore qu’elle savait les Anglais rembarqués sur leurs navires, les retranchements de Saint-Charles gardés par trois cents miliciens sous les ordres de Le Moyne de Longueil et Beauport surveillé par deux cents volontaires, non, la population n’était pas tranquille. Les Anglais pouvaient survenir tout à coup dans l’espoir de prendre la ville par surprise. Il ne fallait dormir que d’un œil tant qu’on les saurait près de Québec. Il y avait de l’énervement et de l’inquiétude dans tous les esprits. Au moindre bruit insolite, un citoyen se levait, prêt à jeter l’alarme. C’est ainsi qu’un voisin de Maître Baralier entendit, vers une heure de la nuit, certain bruit inaccoutumé dans la maison de l’épicier. À l’instant même un homme sortait furtivement de la maison de l’épicier, et cet homme portait une lanterne qu’il éteignit avant de descendre le perron. Et l’homme s’en alla en étouffant le bruit de ses pas. Mais le voisin de Baralier avait eu le temps de voir, à la clarté blafarde de la lanterne que tenait l’inconnu, un manteau rouge, et le rayon de la lanterne avait en même temps éclairé des souliers d’argent.

— Maître Turcot !… pensa le voisin.

Mais pourquoi Maître Turcot venait-il en pleine nuit chez Baralier, couvert de son manteau rouge, chaussé de ses souliers d’argent et portant une lanterne… mais une lanterne qu’il avait soufflée dehors, comme aurait fait un voleur ou un assassin ?

Maître Turcot venait-il de faire un mauvais coup ?

Le voisin de Baralier sentit une sueur mouiller la racine de ses cheveux.

Il réveilla sa femme et ses enfants. Il alla réveiller deux ou trois voisins. Il narra la vision étrange qu’il avait eue. On alla rôder autour de la maison de l’épicier et on écouta. La maison était silencieuse et sombre.

Un bourgeois se décida d’aller frapper à la porte.

— Maître Baralier ! Maître Baralier ! appela-t-il.

Silence et nuit à l’intérieur.

Alors l’un de ces hommes cria :

— Maître Turcot a assassiné Maître Baralier, sa femme et son fils !

Il n’en fallut pas davantage.

La nouvelle se répandit par la ville en clameur. Et en moins de vingt minutes une foule, armée de flambeaux, traversait la Place de la Cathédrale et gagnait l’impasse pour se rendre au logis du suisse. Mais cette foule s’arrêta frémissante, en découvrant sur le perron de pierre de la cathédrale une forme humaine inanimée… et cette forme, c’était la fille de Maître Turcot.

La mère Benoit était aux premiers rangs, et elle enleva la jeune fille dans ses bras.

Un silence se fit…

Était-elle morte ? Non ! La jeune fille ouvrit des yeux hagards qui, à la lueur des torches résineuses, papillotèrent.

Au loin partaient ces cris :

— Mort à Turcot !

La foule grossissait de moment en moment.

— Sauvez Cassoulet ! murmura Hermine en montrant la porte du temple.

On s’entre-regarda avec surprise.

Le nom de Cassoulet circula de bouche en bouche.

La mère Benoît interrogea la fille, mais elle n’en put rien tirer.

Un bourgeois étendit son manteau sur le sol et dit :

— Mère Benoît, couchez mademoiselle sur mon manteau vous voyez bien qu’elle est mal !

Aidée par une autre femme, la mère Benoît, qui pleurait, étendit Hermine sur le manteau. Puis on se mit à frictionner ses mains glacées.

— Sauvez Cassoulet ! Sauvez Cassoulet ! répétait la jeune fille comme en rêve.

Les clameurs s’élevèrent de nouveau. Le même cri monta dans la nuit :

— Mort à Turcot !

Puis des voix furieuses jetaient :

— Il a assassiné Baralier !

— Il a tué sa femme et son fils !

La maréchaussée arriva sur la place. Prévost la commandait.

On lui dit le drame de la maison de Baralier.

Mais où était Maître Turcot ?

On savait seulement que sa fille avait montré la porte du temple en disant :

— Sauvez Cassoulet !

Est-ce que Maître Turcot était derrière cette porte ?

Déjà des haches se levaient contre la porte verrouillée à l’intérieur.

Mais déjà aussi survenait le comte de Frontenac à la tête des gardes et d’un bataillon d’infanterie.

Des haches heurtaient le bois de la porte.

— Arrêtez ! cria Frontenac, je vous défends de commettre ce sacrilège !

— Mais il y peut-être là, dit Prévost, un assassin et une victime !

— Qu’on aille chercher Monseigneur, répliqua le comte. Lui seul peut donner l’autorisation d’enfoncer la porte du saint lieu !

Deux gardes s’élancèrent vers l’évêché.

Frontenac voulut alors interroger Hermine à laquelle des femmes donnaient leurs soins.

La jeune fille, assise maintenant sur le manteau prêté par le bourgeois, reprenait rapidement ses sens. Elle expliqua au gouverneur qu’elle avait vu le cadavre de Cassoulet sur les dalles du temple.

— Mais par quel hasard mon lieutenant des gardes s’est-il trouvé dans la cathédrale à cette heure de la nuit ? interrogea Frontenac tout ahuri.

Pour ne pas porter une accusation contre son père, la jeune fille expliqua encore qu’elle avait vu le lieutenant des gardes pénétrer, pour elle ne savait quels motifs, dans l’église vers les dix heures.

Frontenac la pressa de questions. Mais la jeune fille ne voulut rien dire de plus.

Sur la place les clameurs semblaient devenir plus furieuses. La foule hurlait de plus belle :

— Mort à Turcot !

Le gouverneur demanda encore à Hermine :

— Entendez-vous ces menaces de mort contre votre père ? Est-il possible qu’il ait commis quelque acte monstrueux ?

— Non ! non !… cria Hermine en se dressant avec épouvante. Non, non, monsieur… mon père est innocent !

Puis la jeune fille s’écrasa à genoux, joignit les mains, leva vers le ciel noir son visage mouillé de larmes et cria encore :

— Sauvez Cassoulet ! Sauvez Cassoulet !…

Le spectacle était curieux et fantastique. Toute la place de la Cathédrale était illuminée par les lueurs rougeâtres et fumeuses des torches brandies par la foule. Et sous ces clartés rouges qui s’agitaient sans cesse, se massait une foule bizarre d’êtres humains qui n’étaient que de diffuses silhouettes. Et parfois un silence profond se faisait de toutes parts, puis tout à coup un hurlement faisait trembler l’espace. Un remous se produisait, il y avait une poussée vers le temple, et l’on eût pensé que cette foule voulait emporter l’église d’assaut.

L’arrivée de l’évêque apaisa le peuple.

— Monseigneur, dit le comte de Frontenac au prélat très étonné, je vous prie de me pardonner si je vous ai fait mander, mais il se passe des choses si extraordinaires que j’ai jugé votre présence nécessaire. Voyez ces hommes, ils voulaient enfoncer la porte de votre cathédrale ; mais je les ai empêchés.

Puis le comte fit le récit de ce qu’il avait appris sur le compte de Maître Turcot. Et comme si le peuple eût voulu confirmer les paroles de son chef, une nouvelle clameur s’éleva :

— Mort à Turcot !… Il a assassiné, Baralier, sa femme et son fils !

Très pâle, l’évêque n’osait en croire ses oreilles.

— Et vous dites, monsieur le gouverneur, que votre lieutenant des gardes est là, dans la cathédrale, et qu’il y gît inanimé ?

— Cassoulet, oui, Monseigneur. C’est la fille de Maître Turcot qui l’a déclaré.

Le peuple s’agitait encore, criait, hurlait, balançait plus violemment ses torches et ses lanternes.

— Ouvrez cette porte ! commanda l’évêque.

Les gardes, la maréchaussée et le bataillon d’infanterie continrent difficilement la foule qui voulait entrer aussi.

Mais ni l’évêque, ni le gouverneur, ni les officiers ne virent de cadavre dans l’église. Mais un porteur de torche glissa dans une mare de sang. Il y eut un mouvement de recul et d’horreur. En même temps on découvrit une rapière cassée en deux tronçons, et l’un de ces tronçons demeurait dans la mare de sang.

Frontenac toucha au sang, et il le trouva encore tiède.

Mais il n’y avait là nul être humain… ni Maître Turcot, ni Cassoulet.

La foule savait déjà l’histoire de la mare de sang et de l’épée brisée, et elle commentait l’événement ou le mystère avec stupeur.

La cathédrale fut fouillée entièrement, mais on n’y découvrit personne.

— Mais ce sang… cette épée brisée ? faisait l’évêque, réfléchissant.

— Monseigneur, dit Frontenac, je sais que cette rapière était celle de Cassoulet.

— Oh murmura l’évêque avec horreur, quel misérable a pu commettre un tel sacrilège !

À cet instant, un objet, comme venant du ciel, tomba aux pieds du bataillon qui contenait la foule. Un soldat releva aussitôt un bicorne noir galonné d’or.

— Le bicorne de Maître Turcot ! fit la foule dans un souffle de stupéfaction.

L’évêque s’approcha pour examiner le chapeau qu’il reconnut aussi.

— Il est tombé du clocher ! dit le soldat qui l’avait ramassé.

Tous les yeux se levèrent vers le clocher vaguement éclairé par les lueurs vacillantes des torches.

Des voix crièrent :

— Au clocher ! au clocher !

Mais que pouvait-il y avoir au clocher ? On l’avait deviné par le chapeau tombé ! Oui, Maître Turcot était là. Et lui, dans son épouvante, ayant voulu voir ce qui se passait en bas, il s’était penché ; mais en relevant sa tête un élant de bois avait accroché le bicorne qui était tombé. Maître Turcot avait de suite sentit tout son sang se figer, se glacer… Il était perdu, son chapeau l’avait trahi ! Dans son épouvante il s’écrasa sur les débris tout près de la cloche et se jura de ne plus remuer.

Oui, mais la foule venait de crier :

— Au clocher !

— C’est bon, approuva l’évêque, il faut savoir ce qu’il y a là !

Dix hommes s’élancèrent là-haut.

L’évêque, le gouverneur et les officiers sortirent du temple pour surveiller le clocher. La foule fit silence.

Hermine était maintenant debout, soutenue par la mère Benoît et une autre femme… En apprenant que le cadavre de Cassoulet n’avait pas été trouvé, elle avait été ranimée par un fol espoir. De suite elle avait adressé au ciel une prière de gratitude. Mais elle était terriblement émue en pensant que son père s’était réfugié dans le clocher. Le malheureux, il était perdu !

Et comme le peuple, anxieuse et angoissée, elle regardait le clocher qui s’éclairait peu à peu à l’approche des hommes armés de torches qui y montaient par l’intérieur.

Puis le clocher s’éclaira tout à fait. Des ombres s’agitèrent. Des cris en descendirent, des hurlements, des rugissements… Il sembla qu’il y avait bataille là-haut.

On comprit que Maître Turcot avait été découvert. Tout le peuple cria d’une seule voix :

— Pendez-le ! Pendez-le !

Un hurlement d’épouvante partit du clocher, et l’on reconnut la voix du suisse.

— Pendez-le au clocher ! rugit une voix dans la foule.

— Il a tué Baralier ! clama une autre voix.

— Et sa femme et son fils !

— Il a assassiné Cassoulet !

Un tonnerre de cris furieux roula dans la nuit.

Puis on crut voir que des hommes là-haut s’apprêtaient à pendre un autre homme à l’aide de la corde qui servait à mettre la cloche en branle.

— Arrêtez ! arrêtez ! cria l’évêque.

— Pendez ! Pendez ! hurla la foule.

— Non ! Non ! riposta l’évêque. Ô mon Dieu !  ! empêchez ce crime et cet autre sacrilège !

— Soldat au clocher ! commanda Frontenac, et empêchez ce crime !

Une voix de femme poussa un cri déchirant :

— Pour l’amour de Dieu ! arrêtez-les…

C’était Hermine… Hermine folle d’épouvante, les mains crispées, les yeux désorbités et levés vers le clocher.

Il était trop tard, hélas !

Une ombre humaine glissait au bout d’une corde, le long du clocher, le long des murs du temple…

Un cri d’horreur jaillit de toutes parts !… Puis des applaudissements frénétiques éclatèrent…

— Ô ciel ! ce n’est pas possible…

Et Hermine, en poussant cette exclamation, tomba évanouie dans les bras de la mère Benoît.

— Emmenez-la ! emmenez-la chez vous ! suggérèrent des femmes atterrées.

La mère Benoit souleva la jeune fille dans ses bras robustes et l’emporta en courant.

Maintenant, un homme recouvert d’un manteau rouge pendait au-dessus de la porte de la cathédrale et gigotait terriblement. On l’entendait râler, on entendait ses dents grincer, on entendait ses membres craquer… Oui, c’était bien Maître Turcot, on le reconnaissait, et non seulement à son manteau rouge, mais aussi à ses souliers d’argent qui talonnaient la muraille du temple.

Le peuple demeurait maintenant silencieux et immobile, comme s’il eût voulu respecter l’agonie de cet homme qui venait de payer la dette de ses forfaits. L’évêque et le gouverneur demeuraient pétrifiés.

Mais voilà que tout à coup le pendu se mit à glisser doucement, puis tout à coup encore, comme si la corde venait d’être tranchée par une lame invisible, le corps du suisse tomba… il s’écrasa lourdement sur le perron de pierre.

Une superstitieuse terreur s’empara de la foule qui s’écarta.

Mais déjà l’évêque se précipitait et ordonnait à des soldats tout près de là :

— Enlevez-lui ses vêtements !

On obéit à l’ordre. Maître Turcot demeurait inerte, mais vivant, car il respirait encore avec efforts.

On arracha le manteau, les bas violets et les souliers d’argent que l’évêque fit jeter dans le temple avec le chapeau galonné d’or. Puis on se pencha sur Maître Turcot. On constata avec surprise qu’il portait plastron et cotte de mailles. Mais la surprise fut plus grande lorsqu’on découvrit à son cou un collier d’acier.

Un collier d’acier ? Pourquoi ?

On se le demandait.

Ah ! c’était peut-être parce que Maître Turcot avait redouté pour sa gorge la main de fer de Cassoulet ? Oui, de même qu’il avait endossé plastron et cotte de mailles pour protéger sa poitrine contre la rapière de Cassoulet !

Mais le mystère n’était pas encore tout à fait éclairci. On attendait que le suisse pût être interrogé et qu’il pût répondre aux questions.

Soudain, à la stupeur et à l’effroi générals, Maître Turcot se dressa debout, sa haute stature, pour une seconde, domina toute la foule ahurie, puis il fit un bond de géant, se rua contre les rangs serrés de la masse du peuple et s’ouvrit un passage effrayant. Et la stupeur demeurait encore, que le suisse avait disparu.

Une nouvelle clameur retentit :

— Il fuit ! Il fuit !…

Sur l’ordre de Frontenac les gardes se jetèrent à la poursuite de Maître Turcot, mais ils ne le rattraperaient pas. Maître Turcot avait disparu comme par magie… peut-être avalé par le diable !