A. Colin (p. 37-46).

III

les empreintes du toucher

Le rôle des lignes papillaires dans l’écriture par l’analyse des empreintes : les différentes dimensions des lettres. — Les attouchements et les représentations visuelles de la forme. — La conscience et l’affinement des fonctions tactiles. — Les diversifications tactiles dans l’activité créatrice de l’artiste.

Nous avons reconnu, grâce aux empreintes, le rôle que la correspondance des contacts joue dans notre écriture.

Ayant préalablement recouvert de papier blanc un porte-plume en liège que nous employons en raison de sa légèreté et de ses dimensions, nous avons réalisé des empreintes qui nous ont permis d’établir les faits suivants :

I. — Lorsque nous tenons la plume avec la main droite nous obtenons entre le contact du pouce et les quatre contacts des autres doigts, même du quatrième et du cinquième posés sur le papier comme appui de la main, le même croisement de l’attitude de préhension que celui représenté par les deux empreintes, fig. 9, page 16.

II. — Lorsque nous tenons la plume de la main gauche, cette correspondance transversale des empreintes disparaît, car il s’établit entre les contacts des quatre derniers doigts des divergences notoires. Ce sont ces incohérences qui prouvent la maladresse des mouvements ; ou plutôt la maladresse des mouvements est en corrélation constante avec le caractère spécial des contacts réalisés.

III. — Lorsque, employant une pose encore plus anormale, nous tenons de la main droite la plume entre la région plus sensible de l’index et la région moins sensible du médius en croisant ces deux doigts, nos contacts nous transmettent une discrimination d’impression tactiles d’autant plus défectueuse que les lignes papillaires des deux empreintes ne se sont pas juxtaposés transversalement, mais dans le sens de leur longueur. Notre écriture a pris sous l’influence de cette disposition anormale tous les signes de la lutte engagée dans les organes tactiles. Nos lettres sont comme contracturées, au lieu d’être formées par des lignes continues, elles se composent de fractions multiples auxquelles les ricochets de la plume donnent un caractère frappant.

Tout en évoquant des déformations moindres, une certaine analogie se produit dans la conformation des lettres lorsque nous écrivons de la main gauche. Il semble donc qu’en utilisant à rebours les organes tactiles de la main droite, nous faisons concorder, dans une certaine mesure, leurs mouvements avec ceux de la main gauche dont l’éducation, par l’assimilation des mouvements symétriques, est faite à rebours.

D’autres expériences nous ont prouvé combien les combinaisons des contacts influencent la discrimination des mouvements. Si, cherchant à écrire très finement en modifiant quatre fois la manière de tenir le porte-plume, nous le tenons, I avec le pouce et l’index, II avec le pouce, l’index et le médius, III avec les quatre premiers doigts, IV avec les cinq doigts, nous constatons qu’au lieu de produire quatre écritures également fines, les dimensions se rapetissent à mesure que nous augmentons le nombre des contacts. Pour que ce phénomène se produise, les doigts non employés doivent être respectivement isolés, et les mouvements très légers, ni lents, ni rapides, doivent se faire sans effort aucun.

Ces quatre poses fournissent quatre discriminations d’impressions tactiles dont le nombre est en rapport avec la dimension des caractères de l’écriture.

Ces rapetissements graduels s’observent également si nous traçons de petits cercles avec les mêmes quatre poses de doigts et les mêmes mouvements du moindre effort.

Dans ces modifications minimes des contacts, l’idée de calculs réalisés se présente tout naturellement à l’esprit, car les dimensions de l’écriture se sont amoindries parce que le caractère du tracé s’est modifié ; or une modification de tracé ne s’explique que par la modification du nombre des impulsions dont il se compose.

Dans notre écriture réalisée par le croisement de l’index et du médius, nous avons été frappé par l’existence de fractions nettement visible. Mais les fractions subsistent à l’état invisible dans les tracés de toute écriture normale, et c’est parce que dans les quatre poses successives ces fractions ont été rapetissées que notre écriture est devenue plus fine. Ce fait prouve que l’affinement des mouvements est limité par le caractère initial des impulsions dont ils dérivent ; car c’est par certaines modifications de direction des tracés que nous formons des lettres, mais nous ne pouvons modifier ces directions que proportionnellement au nombre de fractions invisibles dont ces tracés se composent. L’observation de faits si minimes offre un réel intérêt, parce qu’elle nous aide à pénétrer des phénomènes qui restent habituellement cachés.

En ce qui concerne la sensibilité des attouchements réalisés, nous avons reconnu que, contrairement à ce qui se passe dans les réseaux télégraphiques, il n’existe pas, entre les extrémités tactiles et les centres nerveux, de parcours d’égale durée. Nous voyons maintenant un autre phénomène également en désaccord avec le fonctionnement de nos télégraphes, car nous ne connaissons pas de fils télégraphiques qui par le fait de partir simultanément de points différents pour la même station centrale s’influencent de manière à ce que chacun arrive respectivement plus vite.

Pour élucider ces problèmes, il faudrait pouvoir calculer dans quelle mesure les divers mouvements collectifs des doigts influencent l’activité de chaque doigt en particulier. Vu la sensibilité si étonnamment diversifiée de l’appareil tactile, ces calculs, s’ils pouvaient se faire nous dévoileraient des rapports d’une extrême complexité.

Le fait de l’existence de ces rapports peut nous guider dans l’étude des sensations, et nous permettre d’apprécier certains changements peu apparents auxquels nous n’aurions accordé aucune attention.

Dans les expériences précédentes par exemple, nos sensations tactiles du pouce et de l’index se sont modifiées selon que nous tenions le porte-plume avec ces deux doigts isolément ou avec les cinq doigts réunis.

En s’habituant un peu, par l’exercice, à discerner ces différences minimes, nous pouvons reconnaître nettement : I, les changements des sensations évoqués dans le pouce et l’index lorsque le troisième doigt prend part à l’action ; II, les modifications des sensations évoquées dans ces trois doigts lorsque le quatrième doigt prend part à l’action ; III, les changements respectifs évoqués dans les quatre doigts lorsque le cinquième prend part à l’action.

Ces manifestations sont intéressantes parce que non seulement notre écriture est formée de tracés dont l’amplitude grandit ou diminue en raison du rapetissement ou de l’agrandissement des fractions qui la composent, mais tous ces mouvements subissent ces mêmes oscillations. La force initiale par laquelle les tracés modifient les dimensions de nos lettres, modifie aussi le caractère de nos pensées.

Dans l’étude d’art la conscience et la beauté sont inséparables : l’inconscience et la laideur sont aussi inséparables. Ces problèmes sont encore si peu étudiés que le véritable facteur de la production artistique semble résider uniquement dans la conscience intuitive de l’artiste. Il importe avant tout de prouver que nous sommes à même de perfectionner le caractère initial des mouvements au point de former cette conscience intuitive ; c’est seulement en raison de ce fait que nons pouvons créer un progrès.

Le plus ou moins de valeur des mouvements artistiques se ramène à certaines différences initiales, et c’est à la transformation de ces causes premières que le progrès est dû. Toute action qui ne dérive pas de cette transformation initiale n’est pas un progrès, c’est un dressage artificiel, un perfectionnement imaginaire. Celui qui a acquis un certain savoir sans acquérir la faculté de penser n’a fait qu’accumuler des zéros auxquels il manque un premier chiffre. Quelque effort que nous avons fait pour atteindre cette possession factice, le savoir qui ne féconde pas notre pensée ne nous appartient pas.

Si tant d’exécutants jouent du piano avec une sensibilité obtuse, c’est qu’au lieu de perfectionner leur toucher, ils l’ont atrophié à force d’employer leur appareil tactile sans connaître ses aptitudes multiples. Ils se servent de l’outil le plus merveilleusement agencé sans utiliser aucune de ses fonctions vraiment caractéristiques et puissantes.

Comme nous l’avons dit, pour l’exécution des mêmes intervalles, les sensations tactiles varient d’une façon étonnante par la localisation des contacts, et par le caractère du groupement des doigts. Ce fait se trouve en quelque sorte confirmé par le phénomène suivant que nous avons été à même d’observer. Si nous maintenons un carré aux quatre angles par quatre doigts, il nous est impossible de reconstituer, par nos représentations visuelles, la forme symétrique du carré. Cette incapacité provient de ce que les pulpes ont des sensibilités si variées que nous ne pouvons apprécier qu’à travers des déviations considérables les distances qui séparent leurs contacts respectifs par quelles combinaisons que nous agencions les attouchements, ils éveilleront toujours, dans nos représentations visuelles, l’altération des formes[1].

Analyser par les changements de nos représentations visuelles, les modifications intervenues dans nos contacts, dans notre sensibilité, est une étude instructive. Elle nous familiarise avec le caractère si extraordinairement mouvant de nos sensations, en nous permettant d’étudier d’une façon spéciale l’influence exercée par la fatigue sur nos représentations visuelles et par conséquent sur nos mouvements.

Chaque écart réalisé pour maintenir entre deux de nos doigts un objet allongé, évoque non seulement des représentations visuelles grandissantes proportionnées à la durée des contacts, mais les écarts réalisés par nos doigts peuvent nous faire perdre momentanément la faculté de nous représenter notre main. Cet effet se produit si nous écartons tous les cinq doigts d’une main au maximum, en interposant à l’extrémité des doigts des

No 1 No 2 No 3   No 4
   


No 5 No 6   No 7
   


No 8   No 9 No 10   No 11
       
Fig. 11.
cales qui maintiennent cette extension forcée. Cette position anormale nous fait croire, si nous fermons les yeux, que les doigts sont allongés au point de dépasser trois ou quatre fois leurs proportions réelles ; si bien que sous l’influence de cette illusion nous perdons la faculté de nous représenter la forme de notre main et sa position. Mais si nous remuons un petit objet facile à mettre en mouvement entre nos trois derniers doigts tandis que le pouce et l’index sont écartés l’un de l’autre par une cale volumineuse, nous croyons avoir deux doigts démesurément longs et raides, et trois doigts très petits extraordinairement souples et agiles.

L’art de la localisation des contacts dans le groupement des doigts dont nous parlerons plus loin, peut être facilité par l’étude de ces expériences qui permettent de cultiver d’une manière spéciale la finesse des observations au sujet des rapports multiples, infiniment variables des contacts.

Comme nous l’avons dit précédemment, à mesure que les fonctions tactiles s’affinent, notre conscience faiblit et cesse de nous fournir un contrôle aussi précis de notre toucher. La justesse de cette affirmation peut être prouvée par les expériences suivantes : Après avoir posé un papier blanc, léger sur un portemine à côtes, si nous prenons les empreintes de nos contacts en roulant ce petit objet entre le pouce et l’index, les rayures se reproduiront fidèlement sur le papier. Si nous procédons de même avec une petite boîte à ligues concentriques en relief, en la maintenant et la mouvant quelque peu entre le pouce et nos quatre derniers doigts, les empreintes de nos contacts reproduiront les dispositions concentriques de l’objet. Dans ces deux expériences, sans que nous ayons vu les objets tenus entre nos doigts, nos impressions tactiles nous auront suggéré des conclusions conformes aux empreintes réalisées.

Cette corrélation logique disparaîtra dès que nous voulons analyser des contacts dont la finesse est plus grande. Si par exemple, au lieu de nous servir de formes simples, nous faisons des empreintes en posant les doigts sur des objets incrustés, nos attouchements réaliseront des dessins d’une telle finesse que nos impressions tactiles ne nous permettront plus de les contrôler ; nous cesserons de nous représenter par nos sensations ce que nous touchons.

Ces empreintes qui sont d’une délicatesse, d’un fini surprenant, nous offrent la preuve expérimentale de la puissance de diversification de notre toucher. Ces diversifications multiples jouent un rôle si important dans l’activité créatrice de l’artiste que nous devons les développer à force de les analyser ; plus nous les rendrons conscientes, plus nous féconderons notre éducation. C’est la pénétration avec laquelle l’artiste voit le détail qui lui fait concevoir l’ensemble avec une intensité particulière. Aussi la supériorité de l’œuvre d’art fait qu’on n’est pas tenté de regarder d’abord tel ou tel fragment : l’impression est grande parce que de prime abord on voit le tout. Plus cette façon de regarder s’impose, plus il se dégage d’attrait de la contemplation d’une œuvre d’art.


  1. note. — Ces expériences se font à l’aide d’un carré en bois, non poli, de 4 centimètres de diamètre, dont le bord, très légèrement arrondi, a 1 centimètre et demi de hauteur. Chacun, en posant le pouce, l’index, le quatrième et le cinquième doigt de la main droite sur les angles pour maintenir le carré, sentira, en fermant les yeux, non seulement que ses impressions sont extraordinairement mobiles, mais que les distances respectives qu’il attribue à ses contacts ne lui permettent pas de se représenter la forme symétrique du carré qu’il tient entre ses doigts. Pour obtenir les déformations indiquées par la figure 11, on n’aura qu’à incliner les doigts dans les directions respectives notées, ce qui entraîne parfois un changement de position de la main comme lorsqu’on veut réaliser le no 2 après avoir réalisé le no 1.

    Afin d’augmenter la précision de l’expérience no 3 et no 4. il faut se former une représentation nette de l’amoindrissement des dimensions évoquées par la pression des deux doigts avant de réaliser les contacts des deux autres doigts. Pour obtenir la forme no 5. Imprimer un mouvement de va-et-vient à la main dans le sens du pointillé indiqué. Pour le no 6 le même mouvement est réalisé, mais quatre doigts de la main gauche sont posés dans l’ordre indiqué sur le bord extérieur de carré et exercent une pression concentrique qui fait croire que ces quatre doigts se rapprochent réellement. Pour les nos 10 et 11 les quatre doigts conservent leurs poses respectives, mais le mouvement de va-et-vient indiqué par le pointillé est réalisé d’abord par les deux doigts de la main gauche, ensuite par ceux de la main droite, afin de modifier les représentations visuelles des contacts.