A. Colin (p. 19-36).

II

les représentations visuelles des contacts

Les rapports de la sensibilité et de l’étendue des mouvements ; les expériences de l’anneau. — Les rapports des lignes papillaires et les représentation visuelles. — Les différences de sensibilité des deux mains. — Les dimensions attribuées à nos membres. — Les lois de la différenciation des contacts et les lois de la perspective. — La base de notre première éducation artistique ; le sentiment, c’est un mécanisme de rouages perfectionnés. — Le poids et la souplesse.

Les pulpes des dix doigts peuvent offrir des sujets d’études innombrables par l’influence que la diversification subtile de leur sensibilité exerce sur le caractère des mouvements et sur les représentations visuelles qu’ils évoquent.

Si, en appuyant l’extrémité du cinquième doigt de la main droite sur une table polie, on trace par le déplacement très léger du doigt une série de mouvements circulaires de petite dimension, ces mouvements paraîtront relativement grands, comparés à ceux qu’on tracerait avec l’index. Les dimensions des mouvements circulaires se réduiraient en effet graduellement du cinquième à l’index. Ce phénomène provient de ce que notre activité tactile est différente dans les différents doigts.

Sans points de repères, ces diversifications des touchers échappent à l’observation, car aussitôt que nous traçons avec chacun des doigts successivement une petite ligne parallèle, ces mouvements nous paraîtront également légers et d’une égale rapidité ; il n’en existe pas moins entre eux des différences notables qui deviennent particulièrement apparentes à l’aide des représentations visuelles évoquées par les attouchements.

On peut réaliser ces attouchements en se servant d’un anneau en bois très mince ayant 3 centimètres de diamètre et 1 centimètre et demi de largeur. Destiné à communiquer des sensations tactiles très vives, cet anneau devra avoir les bords très effilés et être fixé à un manche afin que l’expérimentateur puisse le maintenir à volonté verticalement ou horizontalement. Nous faisons observer que les représentations visuelles des attouchements ne peuvent se former que les yeux fermés.

Si, par un mouvement léger et peu rapide, on parcourt à différentes reprises avec la région la plus sensible de l’index droit la surface de l’anneau posé sur une table et immobilisé par la main gauche, les dimensions des représentations visuelles évoquées par ce glissement du doigt peuvent prendre les trois variétés suivantes :

Plus la sensibilité sera forte, plus les dimensions attribuées à l’anneau seront inférieures à celles qu’il a réellement ; sous l’influence d’une sensibilité moyenne, les dimensions perçues seront plus conformes aux dimensions réelles ; sous l’influence d’une sensibilité très faible, les dimensions s’agrandiront et dépasseront celles de l’objet réel. Quel que soit le résultat de cette première expérience, si l’on parcourt ensuite à diverses reprises ce même anneau avec la région la moins sensible de l’index par un mouvement léger et peu rapide, les représentations visuelles seront si agrandies qu’on concevra aussitôt combien les mouvements des deux régions sont différents.

Le phénomène de ces différences apparaîtra plus complètement si, en parcourant un certain nombre de fois le bord de l’anneau, on modifie successivement la localisation du contact. Dans ce cas, on fera les premiers tracés sur la région la plus sensible du doigt, on inclinera ensuite pendant la continuation des tracés, graduellement le doigt vers la région la moins sensible, pour finalement faire les derniers parcours uniquement sur cette région. Si l’expérience est faite exactement, les dimensions paraîtront graduellement agrandies par la modification des contacts du doigt.

Afin d’élucider les causes de cet agrandissement nous avons analysé le caractère des contacts réalisés en déplaçant à trois reprises, par six attouchements consécutifs, notre doigt autour de l’anneau préalablement recouvert de papier blanc.

Voici le nombre des lignes papillaires marquées dans ces trois séries d’empreintes :

1re  Série 2e  Série 3e  Série



Six contacts réalisés sur la région la plus sensible. Six contacts réalisés sur la région moyenne. Six contacts réalisés sur la région la moins sensible.
 Nombre de lignes
papillaires
  Nombre de lignes
papillaires
  Nombre de lignes
papillaires

 12   11   17 
 12   19   20 
 9   14   17 
 10   12   12 
 9   13   18 
 12   15   20 
Total. 64  Total. 84  Total. 104 

Il est à remarquer que l’augmentation du nombre des lignes papillaires s’est produite quoique tous les contacts réalisés fussent de dimensions égales. Ce fait prouve qu’il suffit qu’un plus grand nombre de lignes papillaires soient engagées dans les discriminations de nos contacts, pour que les distances nous paraissent plus grandes aussi bien à travers les représentations visuelles évoquées par les contacts qu’à travers les sensations éveillées par les attouchements de deux pointes d’un compas.

Les pulpes de la main gauche reproduisent respectivement les mêmes phénomènes, mais avec une intensité moindre. Cette différence d’intensité nous devient appréciable par les expériences suivantes :

Si, appuyant le manche de l’anneau en position verticale sur une table, on pose l’anneau de façon à pouvoir simultanément parcourir avec la région plus sensible des deux index ses deux bords, les représentations visuelles évoquées par ce glissement parallèle suggéreront l’illusion de toucher deux anneaux de dimensions différentes. Celui dont les dimensions sont moindres correspond aux mouvements faits par l’index de la main droite.

Ces faits concordent avec les empreintes que nous avons réalisées par 6 contacts consécutifs, agencés autour de l’anneau avec la région la plus sensible de la pulpe de l’index gauche.

Tandis que les 6 contacts de la région la plus sensible de l’index droit nous ont fourni une discrimination tactile de 64 lignes papillaires, nous en avons obtenu 83 avec l’index gauche, différence de nombre qui est au rapport avec l’agrandissement des dimensions attribuées à l’anneau.

Ces phénomènes se renouvelleront avec d’autres proportions, si les mêmes expériences sont appliquées successivement aux autres doigts symétriques.

Les doigts de la main gauche agissent donc, dans tous leurs mouvements, d’une façon différente sur la perception des dimensions, à cause de l’infériorité générale de la force transmise.

Ces observations sont d’un caractère si subtil, qu’on ne peut les établir régulièrement que par un frôlement léger et une localisation correcte des contacts.

Il importe aussi que le glissement soit réalisé tout à fait parallèlement dans les deux mains, car dès qu’une différence d’allure intervient, c’est avec la main qui réalise le plus grand nombre de parcours qu’on évoquera les représentation visuelles les plus petites ; néanmoins les disproportions sont bien plus accusées si c’est dans la main droite que la vitesse des mouvements est augmentée.

Du reste la différence de poids peut agir aussi sur les dimensions de nos représentations visuelles, car selon qu’un objet, maintenu avec une main, devient plus léger ou plus lourd, il nous paraît, aussitôt que nous le touchons légèrement avec l’autre main, plus gros ou plus petit. Voici l’explication de ces phénomènes : en maintenant avec trois doigts l’objet sans poids, les contacts ont produit des empreintes ayant en moyenne 1 centimètre et demi de longueur. Dès que nous y avons ajouté le poids, les empreintes ont pris en moyenne 5 centimètres de longueur. Ces modifications des contacts ont réagi sur les discriminations tactiles de l’autre main, de manière à nous faire croire que l’objet devenu plus lourd est devenu aussi plus petit.

La modification de notre sensibilité peut influer aussi sur les dimensions attribuées à nos membres. Pour nous en rendre compte, il suffit de placer la pulpe de l’index de la main droite tout à fait au niveau de celle du cinquième doigt et de poser le pouce au milieu des deux pulpes, car en les frôlant simultanément nous aurons des impressions tactiles très diverses. Non seulement l’index nous paraîtra plus petit, mais sa peau paraîtra aussi plus douce, plus souple en comparaison de celle du cinquième doigt qui prend presque l’apparence d’un corps étranger.

Pour peu qu’on ait les sensations tactiles un peu affinées, il suffira de poser les pulpes des quatre derniers doigts l’une à côté de l’autre pour leur attribuer des dimensions plus grandes de l’index au 5e  en les frôlant légèrement par des attouchements successifs du pouce.

Un phénomène du même ordre se produit dans cette expérience d’Aristote, qui consiste à croiser l’index et le médius pour rouler un pois ; car de cette inversion de position des pulpes, il résulte non seulement l’illusion de rouler deux pois, mais celle que les deux pois sont de grosseurs différentes. Ce sont les sensations éveillées par le glissé de l’index qui nous font concevoir le pois dont les dimensions sont moindres.

Si nous multiplions les illusions en faisant simultanément l’expérience avec les médius et les index des deux mains, nous sentirons quatre pois de grosseurs distinctes.

Par le croisement de l’index et du quatrième doigt, la différence s’accusera davantage, et si l’expérience est faite à la fois dans les deux mains nous nous représenterons quatre pois dont les dimensions sont complètement différentes de celles évoquées par le croisement des index et des médius.

Ceux auxquels la conformation de leurs mains permet de réaliser le croisement des index et des cinquièmes doigts constateront que ces contacts leur suggèrent des disproportions encore plus grandes. Dans ces diverses expériences notre conception des proportions des pois a subi de telles altérations qu’aucune modification de dimension n’a pu être reconnue par nous isolément : le moindre changement a toujours entraîné un ensemble de changements.

Ces phénomènes n’ayant fait que confirmer ceux des expériences précédentes, on pourrait présumer que notre organisme s’oppose à toute conception des mêmes dimensions pour des objets touchés simultanément, si pareils qu’ils puissent être réellement.

Cette diversification des contacts fait supposer que tous les phénomènes tactiles ont une vitesse de parcours relative à la localisation des contacts. Les conducteurs que le cerveau utilise pour la perception offrent donc des rapports bien plus complexes que ceux de nos réseaux télégraphiques où les fils peuvent effectuer des trajets d’égale durée et néanmoins arriver de point de départ différents, fait qui ne semble pas se produire dans notre activité tactile. Dans le système nerveux, les doigts de chaque main sont non seulement reliés au cerveau par des parcours dont la durée est nettement délimitée, mais sur la pulpe de chaque doigt s’échelonnent des séries de parcours dont les durées sont tout aussi nettement délimitées, de telle sorte que nous chercherions vainement, sur les dix pulpes, deux points de départ qui soient, par rapport à la durée du trajet à égale distance de la station centrale. Le caractère de ces observations nous porterait donc à admettre que nous ne pouvons concevoir la multiplicité qu’à travers la diversité, et que toucher deux objets, si pareils qu’ils soient en réalité, avec la conception des mêmes dimensions, ce serait les confondre au point de ne pouvoir en toucher qu’un seul.

Les lois de la perspective des phénomènes visuels et les lois de la différenciation des contacts semblent donc présenter une analogie frappante, mais la variabilité des dimensions se produit en sens inverse. Car nous attribons dans les phénomènes visuels des proportions plus grandes aux objets les plus rapprochés, et des dimensions moindres aux objets qui sont plus éloignés. Par contre dans les phénomènes du toucher, plus l’intensité de notre sensibilité tend à fusionner les contacts et la perception des contacts, moins les dimensions des objets perçus paraissent grandes ; et inversement, moins les contacts sont rapidement reliés à la perception cérébrale, plus les dimensions des objets perçus paraissent grandes.

Ces lois s’affirment peut-être à quelque degré dans l’ascendant qui émane des personnalités puissantes auxquelles les grands obstacles présentent pour ainsi dire une surface moindre par rapport à leur propre force, tandis qu’aux natures peu énergiques les moindres obstacles présentent une grande surface par rapport à leur force potentielle.

En considérant l’ensemble de ces phénomènes de différenciation du toucher, on se demande si ces principes ne se trouvent pas affirmés à quelque degré dans les tendances artistiques du génie grec : car leurs instincts affinés faisaient éviter aux Grecs la symétrie absolue autant dans leur musique que dans leur poésie et leurs œuvres d’art. Dans leur art musical il joignaient à Arsis et Thesis, le temps fort et le temps faible, le temps irrationnel. Dans leur architecture ils cherchaient à communiquer aux colonnes et aux stylobates des temples, certaines inclinaisons, certaines déviations faibles des lignes par lesquelles la symétrie était artistiquement atténuée.

Ne dirait-on pas que la nature nous a, par le mécanisme de l’appareil tactile, particulièrement prédestinés à faire ces distinctions infimes ? Pourquoi ne chercherions-nous pas à utiliser cette aptitude à discerner, par les transformations des représentations visuelles que le toucher nous suggère, ces différences minuscules si importantes dans l’art ? Car nul procédé de mesurer, même le plus artistique, ne peut atteindre la finesse de celui que nous offre l’appareil tactile.

L’habitude d’étudier le dessin en reliant l’ensemble des proportions par des lignes qui permettent d’établir mentalement des comparaisons plus justes, est basée sur le même principe. Nous apprenons par ce procédé comment la pensée doit fonctionner, mais cette explication nous donne-t-elle toujours l’impulsion suffisante pour que nous apprenions à nous servir de ce mécanisme ? Non, il semble que le développement de nos sensations tactiles et l’étude de ces sensations doivent former la base de notre première éducation artistique, quel que soit l’art auquel nous nous destinions.

Plus nous étudions les organes tactiles, plus nous cherchons à analyser leur mécanisme, plus nous constatons qu’ils ne peuvent entrer en activité sans nous suggérer à notre insu des mesures, et non seulement la musique, mais tous les arts sont au fond basés sur le même principe : mesurer.

La pensée elle-même procède avant tout par la mesure.

Cette vérité n’est pas de nature à amoindrir notre conception de l’art. L’infini qu’il doit nous représenter, sous ses diverses incarnations, ne peut être plus immense. que celui que nous entr’ouvre le firmament étoilé. Ces mondes lointains, c’est par les chiffres que nous les concevons ; il doit en être de même pour les arts. Mais il y a chiffre et chiffre, ce ne sont pas ceux de nos problèmes arithmétiques qui peuvent être adaptés à cette tâche. Nos mouvements seuls représentent ces chiffres ; sans être précis, leurs rapports respectifs sont approximativement appréciables pour celui qui les exécute.

Si nous étudions par eux la forme, les sons, la couleur, nous sentons à quel point tous les moyens de s’approprier les progrès par l’imitation des actions d’autrui sont réellement impuissants à côté de cette faculté de chercher par nous-mêmes, de connaître par nous-mêmes, de mesurer par nous-mêmes.

Les comparaisons que nous suggèrent les actes réalisés par d’autres sont trop indirectes ; c’est l’effet que nous analysons, non pas la cause.

L’effet tient à la cause comme la rotation des aiguilles d’une horloge tient au mécanisme de ses rouages : il faut apprendre à connaître les rouages de son organisme afin de pouvoir adapter sa force aux aiguilles qu’on veut mettre en marche.

Notre outillage est si merveilleusement disposé par la nature que nous possédons une puissance inexploitée par laquelle nous pouvons triompher de certains problèmes de l’exécution artistique que nous cherchons vainement à résoudre par tout autre moyen. Cette puissance, c’est l’étude, le perfectionnement du mouvement.

Dès que nous examinons quelque peu l’influence exercée par cette force, nous reconnaissons qu’elle agit avec une même intensité sur toutes les perceptions.

Pour le musicien, l’essentiel est d’entendre ; pour le peintre, l’essentiel est de voir. Leurs progrès artistiques seront en rapport avec le développement de ces deux facultés ; mais ce développement est sous la dépendance de leurs mouvements, car ce sont eux qui leurs apprennent à entendre et à voir. Nous faisons allusion ici à ce développement superlatif que l’ouïe et la vue doivent graduellement atteindre chez l’artiste, à ce développement qui consiste dans le discernement des différences dont on dit « qu’on ne peut apprendre ni à les voir ni à les entendre », parce qu’elles sont attribuées au sentiment, à l’instinct, au don inné.

Mais ce qu’on appelle le sentiment, c’est un mécanisme de rouages perfectionnés.

Chacun de nous possède des rouages dont certaines conformations initiales ne peuvent être modifiées, et dont l’influence bonne ou mauvaise est un fait acquis dont les conséquences sont inévitables ; mais par l’étude du mouvement nous pouvons réagir sur ces organes et les rendre plus utiles qu’ils ne paraissaient destinés à l’être. Augmenter la motilité de nos organes tactiles, c’est les approprier, quelles que soient leurs conformations, à une détermination de mesures de plus en plus étendues, variées, précises.

L’activité des mains est agencée par une compensation de deux forces : la souplesse et le poids. Le poids représente l’immobilité, la souplesse représente la faculté de diversifier les postions sans laquelle cette immobilité ne pourrait nous être utile.

L’étude du mouvement crée le progrès par ce fait qu’elle agrandit l’influence réciproque des deux agents.

On peut admettre en principe que les personnes aux mains très souples ont relativement peu de jugement sur les changements de pose multiples que leurs mains peuvent prendre. Par contre les personnes aux mains fortement musclées ont un jugement plus précis de leurs attitudes, mais la nature de leurs mains leur refuse la capacité de transformer ces attitudes à leur gré, de leur donner des adaptations aussi variées. Grâce à l’étude des mouvements, on peut communiquer la force d’immobilité aux mains très souples par la dissociation des doigts, comme par la dissociation des doigts la souplesse peut être acquise aux mains peu destinées à l’agilité.

L’action des doigts n’est artistique qu’à condition d’être basée sur la juste pondération de ces deux agents : poids et souplesse ; on peut supposer que les perceptions ne prennent un caractère artistique qu’à mesure que ces deux facteurs agissent sur notre activité tactile par une réciprocité d’influence plus puissante.

Les sens qui ne sont pas affinés par le perfectionnement des mouvements restent en général inférieurs. Ce fait semble admis en principe, puisque avant de devenir peintre on apprend à faire des mouvements, comme avant de devenir musicien on s’applique à faire des mouvements, admettant même que chez le compositeur, ils se réduisent à l’écriture musicale. On appelle cet état préparatoire « se faire la main, former l’outil ». Mais aussi longtemps qu’on ne reconnaîtra pas que le mouvement et la pensée sont une même force, l’étude n’aura pas de base sérieuse, car au lieu de perfectionner les mouvements, c’est leur adaptation qu’on cherche à perfectionner. C’est à peu près comme si on voulait corriger un bègue en lui apprenant plusieurs langues, il les bégaiera toutes.

Lorsqu’il s’agit d’effectuer une adaptation artistique, l’imperfection de nos mouvements est chronique et, par une conséquence inévitable, tous les défauts des mouvements se manifestent comme défauts de perceptions auditives et visuelles.

L’éducation est donc entravée par la négation de certaines vérités, dont l’application pratique donnerait à l’étude d’art un essor nouveau.

Comme nous influençons par le caractère de notre sensibilité nos représentations visuelles, nous pouvons, par le caractère de l’étude, réagir sur toutes nos perceptions.

Puisque par le perfectionnement de nos mouvement, nous arrivons à évoquer les formes plus rapidement, on pourrait admettre que, le champ de notre imagination étant limité, c’est le rapetissement de nos représentations visuelles qui nous fait acquérir la faculté des conceptions multiples.

La rapidité avec laquelle les représentations visuelles sont évoquées chez les grands artistes est en rapport avec leur richesse d’imagination, qui est la cause première de leur productivité artistique. Ils possèdent une discrimination inconsciente des rapports qui relient l’œuvre d’art et l’organisme de l’artiste ; c’est intérieurement que leur vision se développe. Nous pouvons, grâce au perfectionnement de nos mouvements, acquérir la faculté de voir, d’entendre mentalement, de mesurer, de concevoir en pensée. Pour atteindre ce résultat, il faut arriver à transformer le rythme de nos mouvements, par conséquent obtenir par un accroissement de notre activité fonctionnelle des diversifications plus nombreuses.

Dans la production artistique, les causes moindres correspondent aux moindres efforts, c’est-à-dire aux moyens moins apparents qui produisent les plus grands résultats.

Nous pourrions expliquer ces relations en disant que le peintre, apte à créer une œuvre d’art, se sert du pinceau par des mouvements appropriés qui lui permettent d’utiliser véritablement cet outil artistique. À mesure que des peintres moins artistes s’en servent, il semble que le pinceau se transforme ; ce n’est plus le même outil. On peut en dire autant de la touche du clavier : pour le grand pianiste, les diversifications des degrés d’enfoncement qu’il sait communiquer à la touche par l’art de son toucher, la rendent aussi obéissante que si elle avait autant de ressorts différents qu’il lui communique d’attouchements différents. Chez l’exécutant inhabile, l’inconscience est telle que la touche ne présente qu’une seule résistance : son enfoncement total — il ne la sent et ne la voit pas autrement : ce n’est donc effectivement pas le même outil qu’il emploie. Pour le profane, la touche n’a qu’une marche, pour l’artiste elle représente des degrés innombrables. Cette comparaison est justifiée parce que la multiplicité des moyens artistiques est telle que nous n’en éveillons l’idée que par l’exagération des proportions. En effet, la dissemblance de l’agencement des mouvements est énorme entre les mauvais et les bons peintres, entre les mauvais et les bons pianistes : elle peut même exister sans qu’on perçoive l’activité différente de leurs mains, car une diversité, qui ne se voit pas, peut être très intense par le caractère des sensations évoquées.

C’est par le changement des sensations des mains que le changement des mouvements devient appréciables ; ces sensations sont aussi différentes que la force vive qui se dégage d’une œuvre d’art et différente de l’impuissance inhérente aux production factices. Nous sommes malheureusement aussi incapables de distinguer certaines différences de sensibilité de nos propres doigts, que d’apprécier certaines différences de mouvements qui caractérisent chaque individualité en particulier.

Si jamais on devait arriver à connaître, d’une façon précise, le degré d’intensité des sensations tactiles nécessaire à la création d’une œuvre d’art, que de vains efforts pourraient être évités !

Un fait indéniable, c’est la corrélation absolue entre le caractère des mouvements et celui des moyens que nous employons. Selon que nous nous servons, au point de vue artistique, de moyens grossiers ou affinés, nous possédons des mouvements grossiers ou affinés. Chercher à affiner les moyens sans se rendre compte qu’ils coïncident avec l’affinement des mouvements, c’est tomber dans l’erreur commise pas ce potier, cité par les anciens, qui croyait mouler des urnes et qui moulait toujours des pots.

Pour faire bien comprendre le rôle des mouvements dans l’éducation artistique, on pourrait le comparer à celui que les mouvements remplissent dans la formation de la conscience du nouveau-né. Sa première éducation, l’enfant se la donne par ses mouvements, car mesure-t-il autrement qu’à travers ce qu’il sent lui-même ? Pour nous perfectionner artistiquement, nous devons faire de même. À mesure que nos mouvements se dissocient et augmentent la multiplicité de nos sensations, nos perceptions se multiplient corrélativement, et l’art nous apparaît transformé parce que notre conscience est transformée. Tous les procédés factices d’imitation des faits et gestes d’autrui sont stériles. Avant tout, nous devons nous former une conscience à nous, une force d’observation à nous, un raisonnement à nous.

Il importe donc, sinon de développer par l’étude les mouvements avant de chercher à percevoir les lignes ou les sons, du moins de discerner nettement quels sont les mouvements qui peuvent faire voir et entendre, afin de s’astreindre à les acquérir.

Cette propriété inhérente aux mouvements d’agir sur la conception de l’art, n’a pu être établi aussi longtemps qu’on ignorait : Les variétés de la sensibilité des différentes régions de la pulpe des doigts ;

L’influence des papilles et des lignes papillaires sur la sensibilité ;

Les rapports existant entre la direction des mouvements et la direction des lignes papillaires ;

Le fonctionnement des mouvements qui coûtent le moins d’effort, et leur importance dans l’étude d’art ;

La fusion établie dans les dispositions papillaires des contacts par le toucher artistiques ;

Les variétés des représentations visuelles des formes évoquées par les mouvements des différents doigts ;

L’influence exercée sur la vitesse des mouvements par la dissociation des doigts ;

Par quels exercices cette dissociation peut être développée.