LE NAUFRAGE DE L’ATLANTIC
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Il y a quelques jours à peine nous vous rapportions ici même l'épouvantable naufrage du Northfleet qui a coûté la vie à 300 personnes aujourd'hui nous avons à enregistrer un nouveau sinistre maritime dont les proportions dépassent en horreur non-seulement celui du Northfleet, mais encore' tous les naufrages de notre siècle, puisqu'il a entraîne la mort de 750 victimes.

Le 2 avril, le câble transatlantique, dans un télégramme d'un laconisme lugubre, annonçait à l'Europe que l'Atlantic, bateau à vapeur récemment parti de Liverpool avec près de 900 émigrants, venait de sombrer sur les côtes de la Nouvelle-Écosse et que, sur les 1000 personnes que le navire contenait, 300 seulement avaient, pu être sauvées. On ajoutait que toutes les femmes et les enfants avaient péri.

Des dépêches plus explicites arrivées depuis confirment malheureusement la terrible nouvelle.

L'Atlantic appartenait à la compagnie connue sous le nom de White Star (l’Étoile blanche), qui fait le service entre Liverpool et les États-Unis. Cette ligne, quoique fondée depuis deux années seulement, avait acquis une réputation spéciale. Tous ses voyages avaient été heureux, et cependant quelques-uns de ses navires avaient eu a lutter contre des orages formidables. En outre, même par les plus gros temps, ses navires avaient accompli les plus courtes traversées connues. Les Américains et les émigrants irlandais montraient pour cette ligne une préférence marquée.

L'Atlantic, construit en 1871, était, comme tous les bâtiments de cette compagnie, un bateau en fer de 3607 tonnes et d'une puissance de 600 chevaux. Il en était à son dix-neuvième voyage. Le 20 mars, il partit de la rivière Mersey avec 880 passagers Allemands, Alsaciens et Irlandais, et un équipage de 140, hommes environ. Il y avait en plus à bord des passagers inconnus ou non enregistrés. Parmi les passagers on comptait 350 femmes et enfants.

Le désastre a eu lieu sur le récif de Meagher, a 15 milles à l'ouest d'Halifax, port principal de la Nouvelle-Ecosse, colonie anglaise de l'Amérique du Nord.

D'après le rapport de M. Brady, un des officiers qui ont survécu, l'Atlantic ayant eu à souffrir de gros temps, le capitaine aurait eu l'intention de gagner Halifax pour y compléter sa provision de charbon.

Le temps était pluvieux, mais sans brume la nuit était noire et la mer très-dure. Vers dix heures, le capitaine aperçut un feu, qu'il supposa provenir du phare de Sambro, à 5 milles à l'est du cap Prospect. C'était une erreur, car le feu de Sambro' n'est pas visible du point où se trouvait alors le navire erreur fatale, car c'est à elle qu'il faut attribuer la terrible catastrophe.

Vers deux heures du matin, le bateau à sapeur vint se précipiter sur les rochers. En un instant le pont fut encombré de passagers effrayes par le bruit terrible qu'avait produit le choc.

Le capitaine essaya de mettre les embarcations à la mer, ce qui réussit pour une seule on y fit descendre deux femmes, et plusieurs hommes s'y précipitèrent malgré la résistance de M. Brady. Au même, instant, le navire s'inclina sur le flanc et disparut en un clin d'œil, entraînant avec lui dans le gouffre l'embarcation et les malheureux qui y avaient cherché un refuge.

La plupart des passagers qui se trouvaient sur le pont furent engloutis instantanément. Quant à ceux qui, en grand nombre, étaient encore dans les cabines, ils passèrent subitement du sommeil à la mort.

Une partie de la mâture restait au-dessus de l'eau; tous ceux qui le purent s'y réfugièrent. M. Brady et deux quartiers-maîtres nagèrent vers les récifs et parvinrent à établir un va-et-vient au moyen d’une corde. Les survivants purent donc gagner les rocs, mais leur situation devint bientôt terrible, car la marée qui montait, menaçait de les engloutir. Heureusement, vers le matin, des pêcheurs vinrent à leur secours et les transportèrent sur le rivage voisin, près du cap Prospect.

Le second du navire, M. Frith, était resté seul sur la màture, appelant à son aide d’une voix déchirante. M. Brady essaya d’envoyer un bateau à son secours, mais la mer était si grosse que personne ne voulut tenter l’aventure et le malheureux fut enlevé par la marée.

Le nombre des personnes sauvées se monte à 250 ; parmi elles on compte le capitaine et plusieurs officiers du navire, mais on n’a sauvé ni une femme, ni un enfant !

La catastrophe a été soudaine, impitoyable ; le na-vire a touché et sombré en quelques minutes le sauve-qui-peut a été instantané et le temps a manqué pour essayer d’organiser un sauvetage. Ainsi 780 personnes, dont 350 femmes et enfants, ont péri dans ce désastre. Les annales de la marine de commerce n’avaient jamais eu à enregistrer une perte aussi épouvantable.

L’Angleterre, à peine remise de l’émotion produite par la perte du Northfleet, se voit frappée d’un nouveau deuil. Cette fois le sinistre nous atteint aussi, car parmi les passagers se trouvaient un grand nombre de nos compatriotes d’Alsace, qui ; fuyant-avec femme et enfants la domination étrangère, allaient chercher un asile sur la terre américaine.

Ceux de ces malheureux qui auront échappé au désastre, sont plus à plaindre que ceux que le gouffre a ensevelis, car ils y auront laissé leurs femmes, leurs enfants, tout ce qui leur était cher, tout ce qui pouvait leur rappeler la patrie absente, le foyer qu’une dure nécessité leur avait fait abandonner.

P. VINCENT.