R. Dorn (p. 200-221).

CHAPITRE XIV

OÙ L’ON VOIT DES VIEUX MESSIEURS LIRE LES PETITES ANNONCES DES JOURNAUX ET UNE MASSEUSE CHERCHER LE SUCCÈS DE SON ART AUPRÈS DU PETIT DIEU ÉROS
Juin 190..

Il y a bien, bien longtemps que nous n’avons causé ensemble, n’est ce pas, petit journal ? Depuis des mois, tu dors au fond d’un tiroir, oublié ; Juliette est trop heureuse, sans doute, elle ne pense plus à son petit confident depuis que Georges est entré dans sa vie…

Eh bien ! petit journal, tu as tort ; Juliette pense toujours à son ami des bons et des mauvais jours, mais elle a des embêtements, Juliette, elle a des soucis, et tu comprends…

C’est vrai, aussi, rien ne va. Depuis quinze jours, je n’ai pas vu un chien de client ; je ne gagne plus rien ; l’autre mois, j’ai fait quarante francs en tout, et il faut vivre cependant. Georges ne sait rien ; je lui cache mes ennuis, car il se ferait du mauvais sang, le chérubin, et moi je ne veux pas. Je tâche de faire aller mon ménage, au petit bonheur, mais j’ai bien de la peine quelquefois et je ne sais pas comment ça finira si je ne travaille plus.

Les premiers temps, j’avais eu de la chance, plusieurs bonnes clientes qui payaient largement ; mais elles sont parties à la campagne, et depuis, je n’ai eu que de loin en loin un massage insignifiant. Et cependant, on dit partout que les masseuses sont très courues, très demandées. Pourquoi donc ne vient-on pas chez moi ? Je suis pourtant bien consciencieuse, je connais bien mon affaire et puis, je suis jeune, presque jolie, très aimable avec les clientes…

C’est du guignon, tout de même ! Moi qui croyais être enfin tranquille, voilà que tout craque. Je n’ose demander du crédit chez le boucher et le boulanger, car j’ai peur de ne pouvoir payer. Ce n’est pas l’argent que Georges reçoit qui peut suffire pour nous deux et si je ne gagne plus rien, comment allons-nous faire ?

Dieu, que c’est assommant, à la fin ! Est-ce que je vais être obligée de retourner à l’hôpital ? Moi qui m’habituais si bien à cette vie de liberté, avec mon Georget. Comment faire ? Je n’ose penser au petit café de la rue Vaugirard…

Ah ! j’aurais trop de honte, s’il fallait m’y résigner, et puis, comment pourrais-je encore tendre mon front au baiser de Georges ? Comment pourrais-je reposer sans rougir dans ses bras, comment oserais-je plonger encore mes yeux dans ses yeux ? Est-ce que cela ne tuera pas d’un seul coup notre grand, notre merveilleux amour ?

Et vivre sans Georges, non, c’est impossible… j’aime mieux la mort !

Dieu, que je suis donc embêtée !

Je viens de quitter Louisa, au petit café où elle m’a entraînée… Je suis encore toute étourdie, toute honteuse de ce qui m’arrive. Est-ce bête !

Où sont mes résolutions ? J’avais juré que jamais je ne remettrais les pieds au petit café de la rue Vaugirard, et voilà que j’en sors, bien décidée à tenter à nouveau le désir des mâles, mais dans un autre genre…

C’est vrai, aussi, tout va si mal chez nous ! C’est la misère presque, en tout cas, la grande gêne. Je ne gagne plus rien. Depuis un grand mois, tout le monde a quitté Paris. Il n’y a plus que les purotins, les pannés comme nous. Et il fait une chaleur ! Ah, pas de danger qu’un chien de client rentre avant l’automne et nous ne sommes qu’en juillet. Que faire ?

Et pour nous aider, voilà-t-il pas que le père de Georges a réduit de moitié la pension qu’il lui sert, sous prétexte qu’il entretient une gourgandine… Ah bien, s’il savait, le bonhomme !

Nous vivons bien péniblement, Georges et moi. Nous nous privons de tout, pour arriver à payer notre chambre. Depuis quinze jours, nous ne mangeons plus de viande… rien que de la soupe et de temps en temps, un hareng. Le cheval même est trop cher pour nous. Ça ne peut pas continuer longtemps. Georges est trop malheureux et je sens bien qu’il m’en veut un peu, bien qu’il ne dise rien. Et cela me fait une telle peine. Moi qui l’aime tant, mon Georges, et qui voudrait qu’il fût heureux, et qu’il devienne un grand savant entouré de respect et d’honneur… Il porte des vêtements râpés ; il n’a même pas de chapeau de paille et plus d’argent de poche pour ses cigarettes.

S’il allait se détacher de moi, me quitter, m’abandonner ! Oh, rien qu’à cette idée, je me sens capable de tout faire, oui tout, me vendre, voler, tuer, pour garder mon petit, mon trésor…

Aujourd’hui, Georges a voulu faire quelque chose, pour augmenter nos ressources ; il a emprunté une canne de pêche à un ami, et il s’en est allé sur les quais, pour pêcher. Il affirmait rapporter une bonne friture.

Restée seule, je me suis ennuyée à la maison, et de voir la misère de notre logis qui se vide peu à peu, je me suis sentie une telle détresse à l’âme que je n’ai pu y tenir. Le soleil chauffait dur, au dehors, et je suis sortie, je suis allée au Luxembourg, sous l’ombre des grands marronniers. Il y avait une foule, beaucoup d’étrangers, un tas d’étudiants trop pauvres pour quitter Paris et qui viennent ici chercher une illusion ; ils allaient en bandes, à petits pas, sous l’ombre, râpés, misérables, mais gais tout de même. Beaucoup d’étudiantes aux cheveux mal peignés, coiffées d’étranges chapeaux et lourdement attifées dans des toilettes baroques riaient et causaient fort, avec un accent dur. Naturellement, il y avait aussi beaucoup de filles, presque pas vêtues, sans corset et en jupons, qui étalaient des nichons flasques et lourds sous des corsages transparents.

Je m’étais assise sur un banc non loin du kiosque et je m’abandonnais à la somnolence douce de cette journée trop chaude ; les groupes qui passaient près de moi ne m’apparaissaient plus qu’au travers d’un brouillard lumineux et je sentis que j’allais m’assoupir, quand, tout à coup, une grosse voix claironna tout près :

— Tiens, Juliette, qu’est-ce que tu fiches là ?

Réveillée en sursaut, j’ouvris de grands yeux. Louisa était devant moi, qui s’éventait à coups rapides, rouge et en sueur, le corsage entr’ouvert, la gorge presque étalée.

— Eh ben, ma vieille, tu nous en poses des lapins, depuis le temps ! Voilà plus de six mois que tu t’es cavalée sans qu’on sache comment.

Toujours causant, Louisa s’assit lourdement à côté de moi, et continua à s’éventer bruyamment.

— Mince, y n’en fait, une chaleur ! Si les michés étaient comme le soleil, hein… en chaleur, ah, ah…

Je dus raconter par le menu toutes mes aventures, mon entrée à l’hôpital, mon collage avec Georges, mon établissement comme masseuse et mes ennuis actuels…

Louisa me plaignait et me donnait de petites tapes d’amitié sur l’épaule… « Pauv’chat, pauv’ « Juju… »

Puis, tout à coup, elle s’écria en éclatant de rire :

— Mais je le connais, ton Georges, parole d’honneur ; même que je lui fais du plat à m’en dévisser les mirettes… seulement, y marche pas, il est nickelé.

Pas étonnant, puisqu’il est avec toi.

Et Louisa me raconta ses avatars, depuis son séjour à l’hôpital.

— Tu sais, on m’avait recollé ma quille et j’me suis cavalée dès que j’ai pu. C’est trop triste, ça schlingue trop dans c’te caserne d’hôpital. Alors, j’suis revenue au bar, et même que j’ai bien travaillé, parole d’honneur… J’faisais mes quatre thunes tous les jours. Pi, v’là un soir, après la Saint-Sylvestre, j’tombe dans une rafle et on m’embarque pour Saint-Lago… Alors, j’y reste six semaines, malgré que j’avais rien du tout, pas le moindre bobo… C’que j’m’a emmerdée, tu parles ; y fallait turbiner tout le temps et pas moyen d’avoir du perlot ou des sèches. Non, j’m’en suis-ti arraché des cheveux blancs ! Après, on m’a relâchée et naturellement, j’suis revenue au bar et j’ai recommencé à travailler, mais ça m’avait porté la guigne et j’ai rien foutu pendant quinze jours au moins ; puis, v’la l’printemps qui s’a amené et alors, ça a biché tout de même… Les hommes, c’est comme les chats ; faut profiter du moment, pas vrai.

À présent, ça va doucement, mais ça va quand même ; et puis, tu sais, moi, j’suis pas bileuse. Quand j’ai la thune, j’bouffe, et quand j’en ai pu, j’serre mon corset… Oh, pas aujourd’hui, pour sûr… y fait bien trop chaud. Regarde voir un peu, c’ruisseau qui m’coule entre les nichons… Mais c’est pas tout ça. Faut venir prendre quèque chose ; j’paie une mominette, au bar… Toutes les copines y sont. Vrai, tu nous a fait un joli coup, avec ta disparition ; on croyait que t’étais embarquée et on est allé te réclamer plusieurs fois. Alors, c’est dit, tu viens, pas ! Mais viens donc, grande bête, pisque c’est moi qui paie…

J’avais soif, j’étais triste, le babil de Louisa me faisait du bien… Bref, quelques minutes après, j’étais au petit café de la rue Vaugirard, comme autrefois.

Notre entrée fut saluée par un même cri de surprise :

— Pas possible ! Juliette !

Et les questions de pleuvoir à nouveau. Toutes voulaient savoir. On m’entourait comme un phénomène. Pensez donc, une fille qu’a quitté le Boul’Mich pour turbiner à l’hôpital, et qu’est masseuse, à c’t’heure !

Toutes m’interrogeaient. Comment que ça se pratiquait, le massage ? Est-ce que j’avais aussi des vieux à passions, et des femmes ? Est-ce que je me servais du fouet ou des verges ?

J’étais un peu abasourdie… des vieux, le fouet, les verges ? Quel rapport cela avait-il avec ma profession ?

Alors, devant mon ignorance, toutes s’eclaffèrent. Vrai, quelle dinde, cette Juliette, qui ne savait pas que le massage… Ah, non, faut-il être cruche tout de même.

Comment, j’ignorais cette chose élémentaire que le titre de « Masseuse » est une enseigne destinée à attirer les vieux cochons et les vieilles sales ! Comment, je ne savais pas que ce métier très répandu ne consiste nullement à remettre en état des muscles fatigués, mais uniquement à satisfaire des passions étranges ! Ah bien vrai, j’étais jeune encore !

Pas étonnant, si je traînais la mouïse, si je faisais choux-blanc. Les ceusses qui sont malades ont des médecins spécialistes et ne viennent pas chez une petite femme de rien du tout qui n’a pas même de diplôme ; ça, c’est élémentaire, c’est réglé.

Alors, fallait me décider. Ou bien faire comme les autres ou fermer la boutique ; y a pas de milieu.

Et c’était bien facile ; le Fin de Siècle, le Supplément, le Ruy-Blas et bien d’autres feuilles ouvrent largement leurs colonnes, pour pas cher, aux annonces des masseuses ; et ça prend toujours ; d’ailleurs, je n’avais qu’à essayer, je verrais bien.

Tout de suite, on s’occupa de me rédiger une annonce épatante pour Fin de Siècle.

Après bien des hésitations, bien des disputes, on se décida pour un texte court mais suggestif.

Mlle Juliette, masseuse médicale, méthode anglaise. Reçoit tous les jours de 2 à 6 heures, 27, rue Saint-André-des-Arts, escalier A, au 2e , porte à gauche.

Et voilà. Avec un peu de chance, je pouvais décrocher le Pactole. Louisa affirma même que cette sacrée Juliette serait avant un mois dans un petit entresol, square Moncey ou rue Pigalle.

Et Louisa poussa la confiance en mon succès jusqu’à me prêter un louis ; je n’avais qu’à attendre, oh pas longtemps, et à faire tout ce qu’on me demanderait. Quant à ma vertu, puisque Georges en était le locataire actuel, elle pouvait être rassurée ; les vieux n’exigeraient pas ça ; ils étaient contents avec leurs petites histoires et cela suffisait. Et puis, après tout, n’étais-je pas assez grande pour savoir me plier aux nécessités du moment. Le grand art consistait surtout à faire semblant de tout accorder en ne donnant que le minimum, contre bonne galette, bien entendu. Fourre-toi ça dans le citron, Juju.

Bref, dix minutes après avoir quitté Louisa et le petit café, le pas était sauté. Fin de Siècle comptait une cliente de plus.

Mon Dieu, que j’ai donc été cruche de n’avoir pas su cela plus tôt ! Jamais nous n’aurions eu la misère et les privations si j’avais commencé tout de suite par la bonne méthode. Mais voilà, mademoiselle se croyait déjà quelqu’un, mademoiselle avait des scrupules, rapport à Georges, et puis, je ne savais pas !

Voilà trois jours que mon annonce est parue, et j’ai de l’or dans ma poche ; j’ai déjà dégagé plusieurs objets, j’ai regarni notre cuisine, Georges a du tabac et un chapeau…

Je me suis procuré tout un arsenal, deux cravaches à chiens, des petites cannes en jonc très mince, des paquets de verges, des courroies…

Mon premier client m’a causé une émotion, je l’avoue.

J’étais à la fenêtre, avant-hier, et j’attendais, les yeux perdus dans le vague. Nous avions eu une querelle, Georges et moi, au sujet d’un hareng trop salé et j’étais un peu nerveuse.

Tout à coup, on sonne. J’ouvre, et un vieux monsieur très élégant entre, son chapeau à la main.

— Mademoiselle Juliette ?

— Oui, monsieur, donnez-vous la peine…

Il s’assied sur une chaise en s’épongeant le front ; moi, je m’étais éclipsée une seconde à la cuisine, pour donner un tour de main à ma coiffure.

Je revins aussitôt. Mon client était en train de se dévêtir.

Déjà !

Mademoiselle, j’ai des crampes dans les cuisses et dans les mollets. Voilà, je suis très joueur et je demeure souvent assis toute la nuit auprès du tapis vert, de sorte que les émotions du jeu jointes à l’immobilité et à la tension nerveuse, me causent dans le bassin des troubles légers. Je voudrais être massé vigoureusement.

— C’est bien, monsieur, je suis à vos ordres.

Il se déshabilla complètement et ne garda que sa chemise. Puis il s’étendit sur le divan et je commençai mon travail.

Mais le vieux cochon voulait autre chose qu’un banal tripotage de ses cuisses et de ses mollets. Avec sa main, il guidait mes mouvements, toujours plus près des organes, et je voyais ses yeux chavirer.

Soudain, il se retourna sur le ventre en criant :

— Tape fort, nom de Dieu !

Et ma main s’abattit en avalanche sur l’écroulement lamentable de ses fesses. Je frappais à tour de bras, aussi fort que je le pouvais. Lui, cramponné au divan, s’agitait en poussant de petits cris rauques.

Enfin, au bout de dix minutes, il m’ordonna de cesser et il demeura quelques instants immobile, haletant, cependant qu’un peu de bave coulait de sa bouche.

Puis je m’employai à le revêtir et il s’en alla bientôt, en chancelant. Sur la porte, il me prit le menton et sa main s’égara sur mon corsage, sur mes hanches…

— Je reviendrai, dit-il en me quittant.

Et cependant qu’il descendait l’escalier, je faisais sauter dans ma main, avec une inexprimable joie, un beau louis d’or brillant et neuf.

Depuis si longtemps, je n’avais eu tant d’argent à moi ; vrai, il me sembla que le ciel s’entr’ouvrait et l’ignominie du travail que j’avais dû accomplir s’évanouit devant cette béatitude : gagner de l’argent, beaucoup d’argent…

Seulement, je mettrai à l’avenir une serviette sur le divan ; il y a des taches qui sont toujours laides à voir.

Ma clientèle augmente rapidement. Maintenant, je travaille tous les jours et j’ai à faire. Ce qui est drôle, c’est que mes clients sont tous presque vieux, avec des barbes grises et des cheveux rares ; mais ils sont généreux et c’est là l’important. Ce n’est pas que leur intimité soit agréable, ah Dieu non ! Et j’ai souvent des dégoûts ; mais bast, après, on n’y pense plus.

Les premiers jours, j’ai essayé de me défendre, et je refusais de me prêter à la satisfaction de leur désir. Mais j’ai compris tout de même qu’ils ne viennent que pour « ça », les vieux sales, et je les subis, maintenant. Seulement, je majore mes prix en conséquence, comme de juste.

La première fois, cela m’a causé un réel chagrin. Il me semblait que c’était mal de tromper mon Georges et qu’il s’en apercevrait. Mais cette impression a disparu ; d’ailleurs, je raisonne : Est-ce le tromper quand je ne jouis pas, quand je reste de glace dans les bras de mes vieux ? Non, n’est-ce pas. Je ne vibre, je n’ai de bonheur qu’avec Georges. Avec les autres, ce n’est qu’un geste, voilà tout.

J’ai exigé que Georges ne vienne jamais me surprendre, l’après-midi. Il a paru satisfait de mes explications et a promis d’obéir.

C’est vrai aussi ; je tremble qu’il n’arrive comme un boulet et qu’il ne tombe juste au milieu d’une séance. Ce serait du propre.

D’abord, je perdrais mon client ; les vieux n’aiment pas à être dérangés quand ils font l’amour ; cela leur donne déjà assez de peine sans y ajouter encore l’effroi de l’apparition subite d’un amant jaloux.

Et si ce n’était que ça ! Mais Georges serait capable de m’abandonner, et j’aime mieux me jeter à la Seine tout de suite… Qu’est-ce que je deviendrais, toute seule ?

Georges ne se doute de rien et je me suis bien gardée de le renseigner. Il croit que c’est un coup de chance et que ces malades que je soigne sont envoyés par son professeur. Ah, s’il savait, le pauvre amour, s’il pouvait voir mes « malades » ! J’en ai un surtout qui est extraordinaire. C’est un ancien colonel de cuirassiers, un homme superbe, grand, musclé, une sorte d’Hercule, quoi ! Il est riche et naturellement, il a tant sacrifié à Vénus qu’il ne vaut plus rien, maintenant.

Il est vidé jusqu’aux moelles, et la plus belle femme, la croupe la plus ardente, les scènes les plus libidineuses lui font autant d’effets qu’un cataplasme sur un bras en caoutchouc.

Avec lui, il faut employer des moyens militaires, un vrai traitement de cuirassier.

Il vient deux fois par semaine et avant de se mettre en route il avale je ne sais combien de dragées d’Hercule et une douzaine de jaunes d’œufs battus dans une solution de piment et d’épices à arracher le palais.

Alors, après un massage réparateur, il faut lui larder la peau des organes de mille coups d’aiguille, et piquer à tour de bras dans les chairs de la cuisse ; ce n’est qu’au bout d’une bonne heure de cette affreuse gymnastique qu’il redevient un homme ; il me saisit alors, et apaise sa fringalle. Ça lui coûte chaque fois cinquante francs.

La première fois, j’avais peur de lui faire mal et je n’osais enfoncer l’aiguille. Mais il se fâchait, et pour me montrer, il saisissait le petit instrument et se plantait à grands coups trois pouces de fer dans les muscles du bassin.

Chose curieuse, il n’y a jamais aucune trace de sang, et les piqûres, bien que cruelles, ne laissent aucune cicatrice. C’est sûrement de l’hystérie.

Mon « colonel » s’indigne de me voir habiter ce sale trou de la rue Saint-André-des-Arts ; il m’a proposé de meubler pour moi un joli petit entresol ou un premier étage, dans le quartier de la Madeleine, rue Pigalle ou rue Blanche. Je n’ai pas dit non, et pour cause… Je me souviens trop de la misère que j’ai endurée et de mes regrets alors que, chez Cécilia, les vieux me proposaient des petits hôtels. Mais je n’ai pas dit oui, non plus ; plus tard, on verra.

Comment expliquer un tel changement à Georges. Sûr, il se méfierait. On ne devient pas ainsi, tout d’un coup, assez riche pour payer des loyers de 2.000 francs, au moment où on sort de crever la faim !

Mais je n’ai pas dit non et je me réserve de choisir la date. Après tout, pourquoi ne profiterais-je pas de la passion du vieux « colonel ». puisqu’il tient à dépenser de l’argent ? Si je refuse, il trouvera quelqu’un d’autre qui acceptera des deux mains, et moi, je resterai dinde comme avant.

Ah non, je ne veux plus ! J’ai eu trop de misère pour m’y replonger de gaieté de cœur et, au contraire, je veux m’élever, je veux être riche, pour jouir de la vie, pour satisfaire tous mes instincts, pour épuiser tous les charmes de l’existence, puisqu’il n’y a que ça qui compte, et qu’après, c’est le grand saut final dans le noir éternel, dans la pourriture de la terre et le grouillement des vers…

Je renouvelle constamment mon annonce dans Fin de Siècle et dans le Supplément, et, chaque semaine, j’ai de nouvelles figures. Jusqu’à des femmes qui viennent. Mais avec elles, c’est une autre chanson, forcément. D’abord, elles se font masser par tout le corps ; il faut leur tripoter le ventre, les nichons, les fesses et Dieu sait quoi encore. Puis, c’est un navet ou une baudruche qui entre en scène et qui remplace « ce qu’Adam mit dans la… main d’Ève, pour obéir à l’Éternel ».

Parmi mes clientes, il en est une vieille, très élégante, un peu le genre de Cécilia, qui est vraiment féroce.

Elle vient très souvent et chaque fois, elle apporte un gros paquet, un costume qui doit servir à me déguiser. Tantôt, c’est un uniforme de pompier, avec le casque et les bottes ; tantôt, c’est une livrée de valet de pied avec le chapeau claque et les gants de peau, d’autres fois encore, c’est un costume de chevalier Louis XIII, avec la salade et les cuissards.

Vrai, elle est loufoque beaucoup, ma vieille !

Pendant qu’elle se déshabille, je revêts le costume du jour ; puis, quand elle est nue, elle étale sur le divan l’écroulement lamentable de ses chairs et je commence à la triturer de toutes les façons. Ça l’excite, ça l’énerve ; elle pousse des cris, elle me griffe, elle me bat. Puis, après, c’est le grand jeu. Je remplis d’eau tiède un godemichet énorme, que ne désavouerait pas l’animal aux longues oreilles, et pendant plusieurs minutes, on se croirait dans une maison de fous. J’emploie toutes mes forces pour maintenir la vieille en furie, cependant que l’instrument fouille ses vastes flans. Elle hurle sous l’affolante et voluptueuse brutalité du contact, elle se pâme, elle se tord, l’écume aux lèvres, les yeux révulsés, les doigts crispés et, soudain, vaincue, heureuse, terrassée par le spasme, elle s’abat, inerte, et demeure ainsi quelques instants, dans une prostration complète. Je profite de ce répit pour me débarrasser de ma défroque et pour redevenir moi-même. Enfin, lorsqu’elle est remise, elle se rhabille et s’en va, rajeunie, satisfaite, la démarche plus légère et le cœur content. Pensez donc, elle a joui ! Par exemple, elle emporte son petit outil. Jamais je ne voudrais garder « ça » chez moi ; quelle histoire, si Georges le voyait ! Il croirait peut-être que c’est pour moi, et ça me froisserait joliment. J’aime mieux « ça » au naturel, moi.

Quand mes clients me laissent quelque répit, je demeure à rêver, étendue sur mon divan, et je ne puis m’empêcher de songer à l’entresol du « colonel ». Cet entresol me hante continuellement et j’en ai une envie folle. Ma chambre, c’est bien gentil, mais c’est misérable, c’est petit, c’est purée, et les clients doivent s’en apercevoir. Pour sûr que si j’étais dans un joli appartement, dans un quartier élégant, avec de beaux meubles, des tentures, des bibelots, ma clientèle s’augmenterait vite. Et puis, qu’est-ce qui m’empêcherait de doubler mes prix et de prendre deux louis par séance ? Les hommes sont tellement dégoûtants, que plus « ça » coûte cher, plus c’est meilleur. Alors pourquoi pas profiter !

Faudra que je parle à Georges.