R. Dorn (p. 180-199).

CHAPITRE XIII

OÙ L’ON VOIT L’AMOUR FAIRE UNE MASSEUSE (LE CONTRAIRE SE PRODUIT PLUS SOUVENT, JE L’AVOUE) ET CE QU’IL EN ADVIENT.
Décembre 190…

Notre service déborde de monde. Il y a tant de malades qu’on ne sait plus où les mettre et les salles sont encombrées. Chez nous, salle Rayer, la file de brancards disposés entre les deux rangées de lits s’est doublée et pas un coin n’est inoccupé.

Le travail a augmenté naturellement, et nous sommes surmenées ; Pierre ne dérage pas du matin au soir, mais il accomplit des tours de force. Mlle Marguerite tousse beaucoup et cela me peine ; elle a si peu de santé, la pauvre.

Moi, je tombe de fatigue, le soir, mais quand même, je suis bien contente. Je me porte bien et après une nuit de sommeil, je suis de nouveau fraîche et vaillante.

Il fait un froid ! Hier, le thermomètre marquait — 16°, ce qui est rare à cette époque de l’année. Mais dans nos salles, il fait chaud, il fait bon. Les malades se terrent au fond de leur lit et on voit qu’ils sont heureux de n’être pas dehors. Aussi les demandes de sorties sont-elles rares.

On nous amène chaque jour des pauvres vieux tout blêmes et transis, des malheureux sans gîte et sans pain, ramassés dans les rues où le froid, la misère, l’âge les ont terrassés. Ah ! les pauvres bougres.

Quand on les a bien lavés, qu’ils ont revêtu une chemise propre et qu’ils entrent dans leur lit, la plupart pleurent d’attendrissement devant cette béatitude d’être au chaud, de n’avoir plus froid, plus faim et de dormir… Et ça fait pitié de soigner leurs misères, des plaies affreuses, des asthmes chroniques qui les suffoquent, des rhumatismes qui les tordent…

Et pour les garder, pour n’être point obligé de les jeter de nouveau à la rue, au froid, à la faim, à la mort, on évacue ceux qui ont un domicile et dont la maladie n’est pas dangereuse. Et chaque jour, il en vient d’autres, des vieux tout blancs, avec des pauvres yeux pitoyables que la détresse a voilés, des jeunes, hâves, maigres, qui crachent le sang et dont la vie s’en va un peu à chaque accès de toux.

Dans les autres salles, dans les autres hôpitaux, c’est la même chose. Il fait si froid, il y a tant de misère… Vaut mieux crever à l’hôpital que dans le ruisseau, pas vrai ! Et les pauvres ruines viennent, implorent pour qu’on les garde jusqu’à la fin, pour qu’on soulage un peu les souffrances d’une longue vie de misère en échange de leur corps voué au scalpel des étudiants…

Et ils n’en jouissent pas longtemps de ce repos, de cette paix de l’hôpital ; ils ont trop souffert, ils sont trop usés, ils sont finis et ils passent… La grande faucheuse, jalouse encore de leur pauvre bonheur, les emporte trop vite et ils s’alignent sur les tables de marbre, froids et rigides, dans l’attente du coup de couteau, sous les regards indifférents ou gouailleurs des carabins qui fument des cigarettes pour ne point sentir l’odeur de misère qu’ils ont gardée.

C’est la vie ! D’un côté, l’abondance, le trop plein, qui font se gonfler les ventres, s’épaissir les membres, se boursoufler les chairs… D’un côté, l’infâme gaspillage, le jeu, la noce et le reste…

D’un côté, la rapacité, l’accaparement, l’égoïsme féroce…

Et de l’autre, les figures pâles, les yeux enfoncés, les joues creuses, les bouches voraces, les poitrines sanglantes, les ventres affamés, les corps maigres, les mains avidement tendues dans le vide…

De l’autre côté, le froid, la faim, le désespoir…

De l’autre côté, l’épouvante du présent, l’horreur du passé, l’effrayante interrogation de l’avenir, la nuit sans gîte, le jour sans repos, les haillons, la saleté, les sergents de ville, la prison…

Au bout, la mort ! Ah ! malheur !!!

Comme je comprends ceux qui saisissent un surin et qui tuent !

Comme j’excuse ceux qui volent, ceux qui cambriolent, ceux qui détroussent !

De quel droit les uns ont-ils trop et les autres rien ?

A-t-il plus le droit de vivre, celui-là qui pète dans sa graisse, qui s’étale lourdement sur son bien-être, que celui-ci qui crève de besoin au coin d’une borne ?…

Il me semble que je deviens une révoltée, moi aussi. C’est vrai, pourtant, cette monstrueuse inégalité… Et c’est là, à l’hôpital, qu’on voit, qu’on se rend compte qu’il y a trop d’injustice, trop de disproportion.

Entre eux, les pauvres vieux, ils parlent de chambardement, de révolution sociale, d’anarchie et en les écoutant, je me surprends à approuver du menton leurs haines terribles contre cette société dont ils font partie et qui ne veut pas d’eux.

Il y en a un, le père Plumeau, un tout petit vieux ratatiné et malingre, qui est terrible. Sitôt que la surveillante quitte la salle pour un instant, il se dresse sur son lit et se met à chanter d’une voix enrouée, en appuyant sur les mots :

Si tu veux être heureux, nom de Dieu,
Pends ton propriétaire…

Et tous les autres vieux reprennent en chœur ; les « nom de Dieu » éclatent sous la haute voûte de la salle où jadis les sœurs murmuraient leurs Ave.

Pauvres vieux, pauvres déchets !…

Depuis deux jours, Georges ne vient pas et je suis malheureuse. Georges est en vacances, pendant les fêtes de Noël. Il rentre à l’hôpital le 2 janvier seulement. Comment vais-je passer tout ce temps sans le voir ? Est-ce vraiment possible que je vive loin de lui ! J’attends sa lettre, sa première avec une telle impatience.

Ah ! il s’est passé des choses, depuis deux mois ! Nous nous aimons. Oui, Georges m’aime ; il me l’a dit. Et moi, moi, je l’adore, il est mon soleil, mon idole, mon tout…

Ah ! l’amour ! Quand on ignore qu’on aime et qu’on est aimée, comme la vie est froide et grise. Et dès qu’on se connaît, c’est un embrasement magique, une illumination de l’âme, qui revêt toutes choses de charmes et de splendeur.

Georges m’aime. Moi, je ne savais pas, je ne réfléchissais pas… Ces sentiments que j’éprouvais, je ne les analysais pas, et voilà que la petite fleur bleue a poussé, sans qu’on s’en doute…

Les premiers temps, j’avais un réel plaisir à voir Georges, et si parfois il arrivait en retard, mes yeux, involontairement, fixaient la porte sans cesse.

Puis, peu à peu, j’en vins à souhaiter sa venue, à la désirer comme un bonheur, et de le voir, cela me mettait du soleil dans l’âme pour toute la journée. Mes nuits se remplissaient de visions tendres où Georges occupait une grande place. Enfin, mon esprit ne fut bientôt plus occupé que de lui ; partout sans cesse, son image chère se dressait à mes côtés, son nom me montait aux lèvres dans un soupir, le son doux de sa voix résonnait à mes oreilles ainsi qu’une musique très belle entendue jadis et dont les motifs se sont gravés dans la mémoire…

Je ne vivais plus que par lui et voilà comment je connus que je l’aimais.

Lui, tout d’abord, demeurait froid et réservé. Entre nous, il n’y avait que de banales salutations… Bonjour, m’sieur Georges… Bonjour, mam’selle Juliette… et rien de plus…

Mais bientôt, ses yeux, ses grands yeux noirs se fixèrent sur les miens avec plus de bienveillance et d’intérêt… Sa voix devint plus tendre ; nous eûmes quelques brèves conversations pendant que je tenais la cuvette et qu’il se lavait les mains… Puis, des impressions s’échangèrent, des demi-confidences furent dévoilées et cela mit entre nous une plus grande intimité, de la confiance… Alors, vinrent les poignées de mains furtives et cet échange muet nous incita à la caresse…

Et un matin, l’ayant rencontré dans le vestibule, un même instinct nous jeta dans les bras l’un de l’autre pour le premier baiser. Ce fut tellement spontané, tellement impulsif que nous demeurâmes interdits, presque honteux, bouleversés par la révélation. Et depuis, nous cherchâmes les occasions de causer sans témoins, de nous voir seul à seul, pour goûter encore l’énivrante émotion du baiser…

Et ce fut l’apothéose… Georges me demanda de venir chez lui un soir. J’attendais son invitation et je fus, avant l’heure, folle de bonheur.

Ah ! cette étreinte, dès le seuil… À peine la porte fut-elle ouverte que nous nous précipitions, lèvres contre lèvres, éperdus, fous, suffoqués par l’immense joie…

Et puis, la dînette enfantine, le thé bu à petits coups entre deux baisers, et après, le grand hymne d’amour, pur encore… Mais nous étions trop ardents, trop fiévreux l’un et l’autre. Et Georges me dévêtit avec des gestes gauches, dénouant maladroitement les cordons du corset, dégrafant les boucles, arrachant les boutons, dans son impatience…

Alors, ce fut, dans le petit lit blanc, cette chose merveilleuse et sublime… Dans ses bras, je connus enfin la grande volupté, le spasme vibrant et terrible qui surpasse la vie… Dans ses bras, je fus l’amante neuve et affolée qui s’ignore et tout disparut pour moi ; la terre sombra, les souvenirs s’évanouirent et je gravis l’immortel, le sublime calvaire nimbé de roses qui conduit aux paradis inexplorés de la volupté triomphante…

Georges, à mes côtés, se peletonnait comme un petit enfant, anéanti de bonheur. Sa main douce caressait mes seins et nous étions si bien l’un à l’autre que le monde entier nous paraissait trop petit pour contenir toute l’ivresse de cet amour.

Et alors, il me donna sa foi et nous fîmes des serments solennels. Désormais nous étions un et pour toujours…

Aucune loi, aucun obstacle ne saurait nous séparer. L’éternité engloutirait nos deux âmes réunies dans le même embrassement, lorsque l’heure du glas sonnerait pour nous, lorsque la tombe s’ouvrirait pour sceller notre immortelle union…

Et après, l’ivresse grandit ; chaque soir, c’était un nouvel acheminement vers le Ciel, dans la possession définitive de notre être. Aucun bonheur ne dépassait le nôtre, aucune félicité n’était supérieure à celle que nous enfantions dans le petit lit blanc, où nos corps se crispaient sous la morsure affolante de l’étreinte.

Les jours, les semaines ont passé trop rapides, et le rêve dure encore, toujours.

Georges est parti, et je suis seule, mais nos souvenirs se dressent et nous soutiennent ; encore huit jours de longue attente et l’apothéose réapparaîtra avec son cortège d’ivresses et de voluptés…

Huit jours de chagrin… Bah ! N’avons-nous pas l’éternité ? J’attends sa lettre, sa première, et c’est encore du bonheur que j’attends…

Mon Georges, mon petit soleil, mon amant !

Georges est peiné de me voir travailler tant. Il se plaint d’être pauvre et de ne pouvoir me donner la possibilité de cesser un travail pénible.

En effet, je me sens fatiguée et il y a des jours où vraiment je n’en puis plus. Mais que faire ; il faut bien vivre, et jamais, jamais, je ne retournerai au petit café de la rue Vaugirard. Georges ne le voudrait pas et puis, je ne m’en sens pas le droit, puisque j’ai Georges.

Cependant, il y a un moyen de me libérer du pénible service que j’ai voulu, et Georges exige que j’obéisse. Moi, je veux bien, d’autant plus que je ne suis pas capable de résister aux désirs de mon adoré.

Georges veut m’apprendre le massage. C’est vrai que les masseuses peuvent gagner beaucoup d’argent, surtout si elles sont adroites, douces et vaillantes. Georges compte sur son professeur qui me donnera des malades, et je commence demain mon petit apprentissage. Cela me sourit tout à fait, car je serai plus libre, et surtout, surtout, je n’habiterai plus l’hôpital. Georges a déjà formé un grand projet : il achètera un beau lit pour nous deux et nous vivrons ensemble, chez nous, petit mari, petite femme… Et nous escomptons déjà les longues nuits d’amour ! Jusqu’à présent, il fallait se quitter trop tôt pour n’être pas en retard, à l’hôpital, car c’est une mauvaise note. Mais dorénavant, plus de chaînes, plus de règlement… Toute la nuit dans les bras l’un de l’autre, et le matin, la grasse matinée, après les étreintes épuisantes…

Comme ça va être bon, de s’aimer ainsi ! Je gagnerai beaucoup d’argent, je m’habillerai bien et nous mangerons de bonnes choses, des bons petits plats que je sais faire et que mon Georget adore.

Car je commence à en avoir assez, de la cuisine de l’hôpital ; tous les jours, à midi et le soir, du bœuf, et cela ne varie pas ; du bœuf sous toutes les formes, à toutes les sauces, mais du bœuf quand même, et puis, des ratatouilles impossibles où nagent quelques croûtes dans un liquide sans goût et sans couleur… Vrai, pas de danger qu’on engraisse, à ce régime !

Nous serons chez nous, dans nos meubles ! Je danse, je saute, je gambade, tant j’ai de plaisir à cette idée. Ah ! vous verrez comme je saurai faire aller mon petit ménage, comme tout sera propre et brillant ; pas un grain de poussière, nulle part ; des carpettes sur le plancher, de jolis rideaux aux fenêtres, le lit bien arrangé, toutes choses en place… Et j’aurai un chat, un joli petit chat angora pour égayer, ou bien des oiseaux, quelques serins. Peut-être, si je gagne beaucoup, louerai-je un piano ; je sais encore un peu tapoter… Ah ! comme ça va être gentil, nous trois, Georges, moi et le chat !

Vrai, je suis une élève étonnante ! Georges me montre une fois et je sais tout de suite ; j’apprends des termes techniques, pour épater mes clientes, plus tard ; ainsi, je connais déjà le nom de la plupart des muscles, le grand dorsal, l’extenseur, le fémoral, et bien d’autres encore.

Naturellement, j’étudie sur les malades, sans qu’on se doute. Il y a pas mal de vieux rhumatisants et de vieux décrépis dans le service, et je masse, je masse de tout mon cœur, des ventres, des cuisses, des gorges, des estomacs… J’ai les poignets solides et je m’en donne ! Les malades sont tous épatés…

Nous avons décidé que je quitterai l’hôpital à la fin du mois, donc dans quinze jours, et je commencerai tout de suite à travailler chez nous… Georges a déjà trouvé deux ou trois vieilles dames qui ont des crampes ; à 3 francs la séance, c’est déjà quelque chose ; plus tard, quand j’aurai une clientèle, j’augmenterai mes prix ; pour commencer, il ne faut pas être trop exigeante, n’est-ce pas ?

Je languis de partir. Il me semble que nous allons commencer une vie nouvelle, après un long esclavage, une vie libre et facile, pleine de joies et d’amour… Je bâtis un tas de projets, des escapades à la campagne, le dimanche, des parties au théâtre ou au concert, une ou deux fois la semaine, et pendant les vacances, des voyages en Suisse…

Et mais oui, en Suisse, rien que ça, comme les riches… On y vit très bien en Suisse, et pas cher, quand on sait s’arranger…

Ainsi, je connais un petit endroit, tout près du lac de Genève, où nous vivrons très bien en dépensant moins qu’à Paris… Vingt francs de chambre, deux francs par jour pour la nourriture. En tout, cent francs par mois pour nous trois ; car il est évident que nous emporterons le chat ; on ne pourrait pas le laisser tout seul, pas vrai !

Je vois déjà d’ici cette vie de coq en pâte, au bord du lac bleu où les voiles des barques semblent les ailes blanches de monstrueux oiseaux ; je vois la verdure des prés, les champs fauves, les grands arbres feuillus, les petites maisons blanches cachées sous le voile mauve des glycines, et le ciel d’azur qui s’abaisse sur l’horizon des cimes et des pics des Alpes voisines…

Puis, après cette détente dans l’air pur et calme de la campagne, le retour à Paris, la vie fiévreuse et remplie, les malades qui affluent, l’argent qui coule en un flot continu, la richesse prochaine, l’aisance, le bien-être, la vie bonne et large, avec mon Georget, mon petit… Et lui, l’adoré, devenant docteur, s’installant à son tour, comblé de succès, connu, célèbre, décoré… Et toujours ensemble, nous deux, petit mari, petite femme, nous aimant mieux encore, liés l’un à l’autre par les souvenirs, le travail et l’amour…

Oh ! oui, je languis de quitter l’hôpital !

C’est fait, je suis installée, je suis chez moi. J’ai deux clientes qui viennent et une autre que je soigne chez elle. Et maintenant, je puis jouir de la vie, avec mon Georges ; je gagne et j’ai des économies… oh, pas beaucoup : trois cents francs, mais cela ajouté à ce que Gorges reçoit, nous sommes presque riches, puisque je travaille.

Ça a été si gentil, cette installation… Mais, j’ai eu du mal à quitter l’hôpital ; l’économe me cherchait un tas d’histoires pour m’obliger à rester et il ne voulait pas me payer, prétextant que je n’avais pas donné un congé régulier. J’ai crié, j’ai fait du pétard, et finalement, il a cédé. Mlle Marguerite a été peinée de me voir partir et elle m’a reproché de l’abandonner. M. Charles, lui aussi, m’a fait des reproches, mais il est si bon… En me serrant la main, il m’a donné un louis, le pauvre homme. J’étais vraiment touchée. Il est doux de penser qu’on laisse derrière soi des sympathies et des regrets ; ça vous relève le cœur et on se sent tout de même moins seule dans le vaste univers.

Alors, les courses ont commencé…

D’abord, il fallait chercher une gentille chambre avec une petite cuisine et nous avons grimpé un tas d’escaliers… Enfin, après bien des hésitations, j’ai trouvé mon rêve, une grande pièce, haute de plafond, largement éclairée, donnant sur la rue, avec une petite cuisine attenante. C’est rue Saint-André-des-Arts, au 27 ; la maison est vieille, mais c’est propre, c’est soigné comme dans les grands quartiers.

Nous avons emménagé aussitôt… Le lit, très large, avec des sculptures dans le bois et des appliques de bronze, occupe un angle de la chambre ; puis, l’armoire à glace, en face, et la commode et le lavabo…

J’ai acheté, à la place Clichy, un grand tapis qui couvre les trois quarts du plancher, et la peau de chien que possédait Georges sert de descente de lit… Avec cela, des rideaux en dentelle, des tentures en velours jaune, un ciel de lit en cretonne, une grande glace dans son cadre doré, un divan, deux fauteuils et des chaises complètent notre mobilier ; c’est gentil comme tout ! Jamais je n’aurais espéré posséder tant de choses. Et pour orner, j’ai fait un tas de jolis nœuds en rubans liberty, qui encadrent nos œuvres d’art, quelques eaux-fortes et des estampes genre ancien.

Georges a placé ses livres dans une petite bibliothèque près d’une fenêtre et sa table de travail occupe de biais un angle de la pièce.

Le divan que j’ai choisi très moelleux et surtout assez grand servira pour mes clientes.

La cuisine a été facilement installée : quelques casseroles, une douzaine d’assiettes, des tasses, des verres, des couverts, une lampe à alcool, le balai et la pelle, et c’est tout.

Et puis, j’ai fait faire une belle plaque en simili marbre noir, avec des lettres d’or :

Mademoiselle JULIETTE
Masseuse

et au milieu, une grande croix rouge. Elle fait très bien, ma plaque, sur la porte cochère, et je la regarde chaque fois que je passe.

L’après-midi, Georges est toujours absent, et c’est ce moment que j’ai choisi pour recevoir mes malades.

J’en ai deux, chez moi, pour l’instant ; d’abord, une vieille dame très dévote qui a des douleurs dans les jambes. Je lui masse les cuisses et les mollets pendant une heure ; c’est un peu fatigant et pas très esthétique… l’autre, une femme de trente ans, brune et noire comme une Espagnole, et dont les seins tombent comme des outres dégonflées ; il faut leur redonner un peu de fermeté et je m’emploie à cette besogne de réparation, sans grand succès d’ailleurs. Sous la pression calculée de mes mains, ses nichons ballottent alternativement de côté et d’autre comme une masse gélatineuse prête à fondre. C’est laid. Qu’est-ce qu’elle dirait ma cliente si elle voyait mes nichons, mes petits seins durs et fermes comme des pommes, et dont le bout se dresse raide et orgueilleux !

Et ce n’est pas tout ; ma cliente, la brune, a une drôle de manie ; quand le massage de ses seins est terminé, elle se tourne, relève ses jupes et me demande de lui administrer quelques vigoureuses claques sur les fesses.

J’obéis, naturellement, mais ça me gêne un peu. Qu’est ce que ça peut bien lui faire les claques sur le derrière !… Et elle a l’air de prendre plaisir à cette fessée, ma cliente ; elle se trémousse, elle se tortille en soupirant et elle réclame, elle insiste… « Encore, encore, plus fort… » Puis, tout à coup, elle ferme les yeux, se tourne sur le côté et reste ainsi quelques instants, comme anéantie. Vrai, on dirait qu’elle vient de faire l’amour, qu’elle a joui. Ça me dégoûte, je l’avoue, mais bah ; si je refuse, elle ira ailleurs et je perdrai trois francs.

Et puis, elle est gentille ; elle promet de m’envoyer des clientes, des amies à elle qui sont un peu bizarres, un peu exigeantes, mais qui paient bien, au moins cinq francs, dix peut-être. Seulement, je devrais leur obéir et faire tout ce qu’elles voudront… Voilà !

Dame, pourvu qu’elles ne me violent pas et qu’elles paient, c’est tout ce que je demande ; il ne faut pas être trop difficile, n’est-ce pas ? et je sais bien que le métier de masseuse comporte des surprises. Enfin, il faudra voir.

Pour l’instant, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ; j’ai un joli chez moi, j’ai un petit amant qui m’aime et que j’adore, je gagne de l’argent, je suis libre, que me faut-il de plus ?

Ah ! ils sont bien loin, le grand-duc, Cécilia et le petit café de la rue Vaugirard !