Le jardin de l’instituteur
Revue pédagogique, premier semestre 18793 (p. 203-209).

VII.
RÉCOLTE ET CONSERVATION DES LÉGUMES.

Les légumes verts ne sont excellents qu’à la condition d’être frais, et les amateurs de jardinage ont le plus souvent raison de mettre les produits de leur potager bien au-dessus de ceux qu’on vend à la halle. La fraîcheur, on ne saurait trop le répéter, est une des qualités-mères des légumes verts. La botte de radis qu’on arrache une demi-heure avant de se mettre à table est autrement bonne que celle qui à été arrachée la veille. Les pois verts que l’on vient de cueillir et que l’on écosse pendant que l’eau bout à la cuisine, sont bien préférables aux pois écossés du marché ou de la fruitière. Les pois qu’on nous expédie d’Alger vers la fin de l’hiver, et un peu plus tard du Midi et de Bordeaux, ne valent ni ceux de nos champs ni ceux de nos jardins qui n’ont pas voyagé. Nous en disons autant des haricots verts. Une laitue pommée ou une romaine qu’on vient de couper est supérieure à une laitue ou à une romaine de douze heures. Une botte d’asperges qui vaut 8 ou 9 francs le lundi, n’en vaut pas 4 le samedi d’après. Et ainsi de la bette à cardes, des premiers choux, des épinards, de la mâche, etc., etc.

Il y a d’autres légumes qui, au contraire, gagnent à être conservés quelque temps avant de passer à la cuisine. C’est le cas de la pomme de terre, du cerfeuil bulbeux et de diverses racines qui perdent en cave leur eau de végétation.

Quant aux légumes conservés par des procédés artificiels, nous les estimons médiocrement, à de rares exceptions près. Ils ont le tort de ne point venir dans la saison pour laquelle la nature les à faits. Si nous étions condamnés à vivre tout un hiver des légumes créés pour le printemps, l’été et l’automne, nous n’y tiendrions pas, nos estomacs protesteraient. On se lasse vite des artichauts conservés, de l’oseille conservée, des haricots et des pois en bouteilles, de la sauce tomate en flacons. À chaque chose sa saison et sa raison d’être. Quand la saison n’y est plus, la raison d’être n’y est pas davantage. Et cela est si vrai que nous avons plus de plaisir à manger du raisin à l’époque des vendanges que cinq ou six mois après. En mars, on mangeait du chasselas à Paris par curiosité, lorsqu’il coûtait cher, et maintenant qu’en mars on peut en avoir à trente sous la boîte, on n’y songe plus. Quand les conserves d’Appert étaient d’invention récente, il n’y avait pas de dîner respectable sans que les petits pois ou les haricots verts y figurassent. C’était affaire de bon ton et de curiosité ; à présent que les plus modestes ménagères de nos villages ont de ces conserves qui ne leur ont pas coûté 50 centimes la bouteille, on ne se soucie plus d’en voir sur la table. La seule conserve dont on paraît ne point se lasser, c’est la choucroute, et cela tient peut-être à ce qu’elle n’a plus rien de ressemblant avec le chou naturel. Elle en est la complète transformation ; elle n’en a plus ni l’aspect ni le goût.

Nous ne conseillerons donc pas aux instituteurs de se livrer à la conservation des légumes par les procédés artificiels, c’est-à-dire de dépasser la mesure. Nous voulons rester dans les sages limites et nous renfermer dans les procédés les plus simples.

Les légumes dont la conservation nous intéresse le plus, sont les pommes de terre, les carottes et diverses racines. Or, c’est de la conservation de ces légumes qu’il faut s’occuper.

La première condition pour que des pommes de terre soient de longue durée, c’est de les récolter bien mûres et de ne les arracher que le plus longtemps possible après que leurs fanes seront mortes et desséchées. La seconde condition presque aussi essentielle que la première, c’est de les récolter par une journée chaude et sèche et de les laisser s’essorer ou se ressuyer à l’air, sous un hangar ou dans une chambre avant de les descendre à la cave. D’ordinaire, on ne prend pas cette précaution : aussitôt l’arrachage fini, on transporte les pommes de terre et on les met en tas dans un coin de la cave ou du cellier. On s’attache ensuite à les préserver des fortes gelées de l’hiver en tamponnant les ouvertures avec du foin, de la paille et du fumier, et une fois les ouvertures ainsi bouchées, on ne prend point la peine de les déboucher quand la température s’adoucit. Voilà pourquoi les pommes de terre s’échauffent, germent et pourrissent. Pareil résultat ne se produirait pas, si les tas de pommes de terre étaient bien aérés, si l’air tiède et stagnant était constamment chassé et remplacé par de l’air frais. Or, il appartient aux instituteurs de donner ce bon exemple, et c’est chose facile. Sur l’emplacement destiné à recevoir leur provision de pommes de terre, ils devront placer quelques bûches de bois et en travers de ces bûches des brins de fagots ou des claies. Puis, contre le mur de la cave ou du cellier, ils dresseront ou des pailles de colza, ou des chenevottes, ou du gluis ou des ramilles sèches, de façon que les pommes de terre empilées ne touchent pas aux pierres du mur. Ils pourront encore, au milieu même de l’emplacement, mettre debout un fagot, et, après cela, ils commenceront leur tas de pommes de terre qui, grâce à ces dispositions, recevra de l’air par dessous, par les côtés et par le milieu. Dans les temps de forte gelée, ils devront sans doute fermer ou boucher les ouvertures, mais ils auront soin de les ouvrir, lorsqu’il n’y aura aucun danger à le faire et d’établir des courants pour chasser l’air chaud. De cette manière, les pommes de terre se conserveront bien. Un autre procédé qui réussit encore parfaitement, mails qui ne convient qu’aux petits ménages est celui-ci : On forme avec des planches sans valeur une caisse à claire-voie plus longue que large et portant sur quatre pieds. Les pommes de terre qu’on y met ne s’y échauffent pas, puisque l’air leur arrive en dessus, en dessous et par les quatre côtés.

Les instituteurs qui prendront la peine de vulgariser ces procédés de conservation, rendront un signalé service autour d’eux.

Pour ce qui est de la conservation des racines et notamment des carottes, la plupart des gens de nos campagnes ne s’y entendent guère non plus. Ils commencent nécessairement l’arrachage par celles qui ont été semées les premières et ils le finissent par celles qui ont été semées les dernières. À mesure qu’ils arrachent, ils rompent les fanes et emportent les racines qu’ils versent négligemment dans la cave ou le cellier. Or, lorsque le tas est fini, il n’est pas besoin d’être un observateur accompli pour remarquer que les racines de la base sont les plus âgées et que celles du sommet sont les plus jeunes. Que s’ensuit-il ?

C’est que l’on commence la consommation par où l’on devrait la finir et qu’on la finit par où l’on aurait dû la commencer. Et, en effet, les carottes qui se conserveraient le plus aisément sont justement celles que nous mangeons en premier lieu, tandis que nous réservons pour le printemps de l’année suivante celles qui sont arrivées à leur complet développement et offrent le moins de résistance, Et ce que nous vous disons ici des carottes s’applique aux autres racines. On commence toujours le tas par les plus vieilles et on le finit toujours par les plus jeunes, de façon que celles qui ont le plus de résistance sont consommées tout de suite, et que celles qui en ont le moins sont conservées et deviennent très-souvent un foyer de pourriture.

Les villageois ont besoin d’être éclairés là-dessus et les instituteurs feront bien de s’en expliquer avec leurs écoliers qui, à leur tour, en causeront chez eux.

Le meilleur moyen de prolonger la durée des racines en cave, consiste à les empiler sur deux rangs, le collet en dehors de chaque côté, à former les rangs inférieurs avec les racines des derniers semis, et les rangs supérieurs avec les racines des premiers semis. Dans ces piles de racines de peu d’épaisseur, arrangées en façon de bois de corde, il y a des vides nombreux et l’air y circule bien.

La conservation des choux n’est facile nulle part. Le mieux encore est de les placer au jardin dans une rigole, la tête inclinée vers le nord, le pied couvert de terre et de les abriter sans trop gêner la circulation de l’air. Nous connaissons des personnes qui étendent de la ramille sèche sur le sol, qui placent leurs choux sur cette ramille, la tête en bas et par conséquent les pieds en l’air et qui éparpillent de la paille par-dessus au moment des grands froids et de la neige. Nous connaissons d’autres personnes qui ouvrent un fossé dans le jardin, y mettent les choux sens dessus dessous et les y enterrent tout à fait moins les tiges qui restent à découvert, pour marquer la place. Après l’hiver, on retire ces choux un à un, selon les besoins et le jour même où la cuisine les réclame. Hâtons-nous d’ajouter que nous n’avons vu appliquer ce moyen qu’aux choux rouges. Les choux blancs et les choux de Milan se conserveraient-ils aussi bien ? Nous l’ignorons et n’osons en répondre. Encore une fois, les choux rouges sont les seuls que nous ayons vu conserver par ce moyen. Quand on les sort de terre, ils sont noirs et paraissent entièrement pourris, mais quand on a enlevé les trois ou quatre feuilles extérieures, on arrive à celles d’un rouge vif. On fait à ces choux conservés le reproche mérité d’être un peu durs et de craquer sous la dent après la cuisson.

Mais pourquoi donc se donner tant de peine pour conserver des choux, lorsque tout l’hiver on peut en avoir sur pied au potager ? Est-ce que le chou vert non pommé ne traverse pas bravement les rigueurs de la mauvaise saison ? Est-ce que le chou cavalier, bien que cultivé pour le bétail, ne fournit pas d’excellentes feuilles à la cuisine pendant l’hiver ? Est-ce que le chou de Bruxelles ne résiste pas aux froids ordinaires ? Est-ce que vers les mois de mars ou en avril, les pieds de choux dont on a coupé les têtes, ne donnent pas des rejets très-recherchés ? Que les instituteurs prennent donc note de ces renseignements et en fassent leur profit.

Avons-nous besoin d’ajouter que les courges ne se conservent un peu que dans les endroits secs et à l’abri de la gelée ; que les têtes d’ail suspendues par bottes ou par chaînes au grenier et à la cuisine, y sont à leur véritable place ; et que les oignons enfin doivent être étendus au grenier sur un lit de paille sèche. Et s’il arrivait que la gelée les atteignit, il n’y faudrait point toucher. Ils se rétablissent d’eux-mêmes.