Le grand sépulcre blanc/Par Monts et par Vaux

Éditions Édouard Garand (p. 37-39).

CHAPITRE X

PAR MONTS ET PAR VAUX


My heart leaps up when I behold
A rainbow in the sky.
So was it when my life began ;
So is it now I am a man ;
So be it when I shall grow old
Or let me die
 !

Woodsworth.


Un pâle soleil d’hiver poudroie de ses rayons la surface cristalline de la baie. Les monts s’estampent hardiment, déchiquetant sauvageusement le pâle horizon boréal. Des rumeurs, des bruits confus viennent du dehors, frappant l’oreille de Théodore, qui dans sa cabine, sangle son ceinturon. Il monte sur le pont dans son accoutrement mi-européen, mi-esquimau. Sans ostentation, sans hâte, il enjambe le bordage et descend l’échelle. Il savoure d’avance les émotions d’une randonnée en pays inconnus. La gloire de découvrir des terres nouvelles, cette sensation de suivre des côtes inexplorées lui montent à la tête comme un vin capiteux. Ses émotions, personne ne les perçoit. Les trois cométiques, tirés par huit chiens chacun, sont prêts. Les adieux sont vite faits par ces hommes habitués aux duretés de l’existence. La voix du bon vieux capitaine se fait réellement tendre lorsqu’il tend la main à l’ingénieur « Bon succès et que Dieu vous garde ! » « De tout mon cœur, merci mon capitaine », lui répond-il.

« Messieurs, bonjour, au revoir ! » et d’un geste de grand seigneur il salue tout l’équipage assemblé sur la glace, vaste amphithéâtre digne des cieux.

Les Esquimaux font entendre deux ou trois claquements de langue sonores, les longs fouets sifflent et touchent les chiens. Ceux-ci, en un clin d’œil, sont debout, et partent au grand galop, s’étalant en éventail. Le parti comprend, outre l’ingénieur, un aide et le premier second du bateau qui ne doit faire qu’une partie du trajet. Comme guides et conducteurs des chiens, ils emmènent avec eux trois Esquimaux.

Ainsi le 10 octobre 1910, ces hommes partaient à la conquête d’un idéal, à une bien mauvaise saison pour les explorations arctiques. Les jours sont courts, l’atmosphère est presque continuellement chargée de vapeurs froides et le soleil ne se montre que très rarement. Comme toutes les courses et distances parcourues doivent être repérées sur l’astre jour au moyen du sextant et du compas solaire, l’on comprendra la difficulté de faire un travail satisfaisant. Le malaise intolérable et sans remède à cette saison de l’année, c’est de voyager avec des vêtements et une literie continuellement humides, n’ayant pas de feu soit pour se sécher, soit pour se réchauffer.

Une semaine après leur départ tous les lainages étaient saturés d’humidité. À l’intérieur de la tente s’était formée une couche de verglas, qui au moindre mouvement se détachait et tombait sur ses habitants. De vingt-cinq livres à son départ, le poids en était maintenant de soixante livres.

Théodore n’avait pas un instant pour songer à tous ces inconvénients. Il lui était bien arrivé dans ses pérégrinations au sein des forêts septentrionales du Québec et de l’Ontario de coucher à la belle étoile, en plein hiver, mais quelle différence ! Dans ces pays boisés l’on abattait quelques arbres bien secs et un bûcher était vite bâti. Des branches de sapin étaient étendues sur la neige où l’on se couchait. Une chaleur bienfaisante se répandait dans tous les membres, séchait les vêtements, et les flammes réjouissaient la vue de leur éblouissement. Ici, quel triste contraste ! Les nuits étaient froides et l’on se couchait grelottant dans des couvertures trempées. Une ration de gazoline lui avait été allouée pour une lampe portative sur laquelle matin et soir il préparait le café pour les membres de l’expédition. Le reste du repas se composait de pemmican et de biscuits-matelots. De plus, l’expédition devait pourvoir à son ravitaillement en viande fraîche, soit pour elle, soit pour nourrir les chiens. Vu la grande quantité de loups-marins habitant les eaux polaires, elle en tua de deux à trois presque tous les jours. Il fallut bien s’habituer à la cuisine esquimaude, c’est-à-dire manger crue la viande ainsi obtenue, car il n’y avait aucune possibilité de la faire cuire.

Ce voyage, outre les souffrances causées par la température, fut peu mouvementé. Dès le premier jour Théodore décida que l’on ne prendrait que deux repas par jour, afin de ne pas trop retarder la marche.

Au cours de cette expédition il fut témoin d’un autre phénomène spécial aux régions polaires : les parhélies.

Ceux-ci apparaissent surtout le mois précédent à la disparition totale du soleil et de nouveau en mars, lorsqu’il réapparaît au-dessus de l’horizon. Les vignettes ci-dessous donneront au lecteur une idée de ce que sont les parhélies ou faux-soleils.

Il arrive très rarement que l’on puisse observer quatre parhélies équipollés, car les rayons du soleil couvrent le faux-astre supérieur. Quant au quatrième, qui, logiquement, devrait être vu, il se trouve toujours au-dessous de l’horizon. Voici une description de ce phénomène illustré par la vignette n°. 3. Lors de son apparition, deux faux-soleils seulement apparurent parallèlement à l’horizon. Un halo, rouge jaune et vert, s’était formé, la partie inférieure disparaissant à l’horizon. Un troisième faux-soleil se montra à la partie supérieure du cercle lumineux, et trois demi-halos, jaunes, rouges et pourpres se formèrent à l’intersection des trois faux-astres, qui tous brillaient autant que le soleil même, et émettaient des rayons. En hiver, il arrive aussi quelquefois que la parasélène entourant la lune présente le même phénomène.

Le parti, arrivé au fond du golfe Admiralty, subit bien des contre-temps. Les glaces étaient entassées les unes sur les autres, et il y eut des jours où l’on ne couvrit que de quatre à cinq milles. La chasse ayant fait défaut, les chiens affamés devinrent presque incontrôlables, mangeant leur harnais ou tout vêtement de fourrure que l’on n’avait pas la précaution de cacher. Heureusement pour nos explorateurs qu’au moment d’entreprendre la traversée de l’isthme devant les conduire à la baie Agou (Whyte Inlet) s’ouvrant sur le détroit Fury and Hécla, ils tuèrent quelques rennes. Ainsi ravitaillés, ils suivirent une vallée peu profonde, qui, par une succession de lacs intérieurs, les conduisit à la baie Agou. Avant d’y arriver, ils avaient trouvé quantité de saumons gelés et cachés sous des amas de pierres par les naturels du pays, ce qui avait été un changement bien agréable à leur monotone diète. Le 26 octobre, ils atteignaient le fond de la baie Agou, où étaient temporairement campés les Esquimaux d’Igloulik, venus en ces lieux pour la pêche au saumon et la chasse à l’ours polaire.

Ils furent reçus très cordialement par les naturels. Le parti ayant beaucoup souffert du froid et des intempéries, Théodore décida de le faire reposer au milieu d’une tribu aussi hospitalière. Lui-même s’installa dans l’iglou du chef du village, Sigailto, son assistant étant hébergé par le fils de ce dernier. Les vêtements humides furent séchés et l’on s’en procura d’autres plus appropriés à ce climat. Quant au premier second qui avait accompagné l’expédition les premiers jours, il était retourné au bateau depuis quelque temps.

Après quelques jours de repos, Théodore se décida à commencer le relevé des côtes du Prince Régent en remontant vers le nord. Après trois jours de marche, il dut revenir sur ses pas, la glace n’étant pas encore prise, au large du golfe Boothia. Il lui était impossible de pousser de l’avant. Il revint donc sur ses pas, retournant au bateau par le même chemin d’où il était venu. Il y arriva le 17 novembre. À son voyage de retour, instruit par l’expérience, il mit sa tente de côté. Chaque soir ses Esquimaux construisaient une hutte de neige. Quoique froide, elle était plus confortable, mais il fut impossible de se servir de lampes esquimaudes, celles-ci étant « tabous » aux hommes. Il n’y a que les femmes qui doivent y veiller et les entretenir. À l’entrée de la baie Moffet, il fut surpris par une épouvantable tempête de neige poussée par un fort vent. Après une très pénible marche forcée de douze heures, il s’aperçut qu’il était revenu à son point de départ. L’on ne voyait ni ciel, ni terre, mais l’instinct des chiens découvrit la hutte abandonnée ce même matin. Les jours étaient maintenant très courts, le soleil ne se montrant plus que deux heures par jour. L’atmosphère étant toujours chargée de vapeurs, il n’était visible qu’une ou deux fois par semaine. Comme le compas magnétique est absolument inutile dans ces endroits, avec une variation de 88 à 115 degrés, il était aussi impossible de prendre des observations solaires pour faire un travail exact. La neige qui était tombée rendait aussi la marche plus pénible. Près des pointes, les glaces brisées, tourmentées et broyées avaient été jetées pêle-mêle sous la poussée des marées. Maintes fois, chiens, traîneaux et hommes disparaissaient complètement, engloutis dans les crevasses de 10 à 15 pieds de profondeur. Les hommes criaient, les chiens hurlaient, se mordaient et emmêlaient leurs attelages de nœuds compliqués ou les brisaient sur les glaces coupantes des bordillons.

Au moyen d’une hachette, il fallait creuser des marches dans la surface lisse des glaces. Chaque infructueux essai de sortir du précipice était salué de rires gouailleurs. Toujours la bonne humeur l’emportait, et l’on se remettait vite de ces avaries. Aussi, fut-ce avec une joie sans mélanges et le cœur content, que ce 17 novembre au soir, le petit groupe d’aventuriers saluait le bateau, leur unique home en ces terres désolées.

Pyré, en revoyant son maître, était fou de joie. Il ne lui en voulait plus d’avoir trompé sa vigilance en l’abandonnant ainsi. Étant trop aristocrate pour servir de chien de trait, il ne pouvait être d’aucune utilité à nos voyageurs. L’on avait bien essayé, mais sans succès, de l’habituer à cet esclavage.