Le grand sépulcre blanc/Hiver Arctique

Éditions Édouard Garand (p. 39-40).

CHAPITRE XI

HIVER ARCTIQUE


Et c’est du blanc partout où se portent les yeux ;
Le ciel même a coiffé sa plus blanche calotte.
Un reste de brouillard dans l’air encore flotte.
C’est le règne du givre éphémère et joyeux

Alonzo Cinq-Mars.


Le 9 novembre, le soleil disparaissait aux regards pour ne réapparaître que le quatre février suivant. Cette disparition de l’astre du jour a sur le physique et le moral des gens une influence morbide. Ils deviennent misanthropes, susceptibles et colériques.

Les membres de l’équipage furent occupés, l’hiver durant, à scier de la glace sur un lac dans les montagnes adjacentes, et à la charroyer au bateau où elle était mise dans les réservoirs pour s’y transformer en eau potable. Ce travail eut l’effet d’un tonique sur les hommes, les fonçant à secouer leur torpeur, à respirer au grand air et à prendre un exercice hygiénique. Au reste, le peu de lumière pendant cette nuit polaire de trois mois ne permettait de travailler que de trois à quatre heures par jour.

Dès les premiers jours de janvier, le crépuscule du midi, ne se faisait presque plus sentir, de sorte que la lune et les étoiles brillaient 24 heures par jour.

Enfermés dans des murailles de glace, isolés du monde et éloignés de leurs parents et amis, à ces quarante-trois hommes, exilés volontaires, Noël advint comme une bénédiction. Son arrivée fut saluée avec autant de joie, sinon avec autant d’éclat, que sous les climats les plus favorisés. La fête fut célébrée avec tout le recueillement et toute la dignité que permettaient les conditions de leur isolement.

Son charme mystique enveloppa le bateau, couché dans son berceau glacé, et tous en goûtèrent le charme immanent au même degré que les richards au fond de leurs palais de marbre.

Ce n’est pas la pompe ni la splendeur des villes et le gai carillonnement des cloches ; ce ne sont pas les poignées de mains amicales ou l’échange de souhaits nobles et désintéressés qui font de Noël une saison d’amour, de joie et de bonne entente. Toutes ces choses ne sont que l’expression du bonheur que tous sentent au fond de leurs cœurs lorsque arrive l’anniversaire de la Rédemption du genre humain.

Peu importe l’endroit où se trouve l’homme ! Que ce soit dans la zone glaciale ou sous le climat brûlant de l’Équateur ; que ce soit les étoiles boréales ou la splendeur de la lune des tropiques qui éclairent sa joie, partout il sent la suavité spirituelle de la fête de la Nativité du Sauveur.

Ainsi, tous ces hardis navigateurs et explorateurs, quoique peu nombreux et éloignés des leurs, passèrent un joyeux Noël. Le matin, il y eut un chant des bons vieux cantiques, dont la mélodie simpliste va droit au cœur. Qui, enfant, n’a pas été bercé à leurs rythmes ? Dans l’après-midi, grand concert auquel furent invités les Esquimaux du petit village arctique.

Les rondes campagnardes furent dansées, chacun enlaçant sa chacune et s’oubliant dans un tournoiement accéléré.

Théodore se joignit de grand cœur à tout ce monde. Il fut causeur spirituel, se révélant aussi boute-en-train jovial et entraînant. Quelqu’un de perspicace eût pu deviner la cause de toute cette joie, car à son bras, un peu gênée et craintive, se cramponnait Pacca. Elle fut de toutes les danses. Ses yeux brillaient de plaisir, la pourpre de ses joues s’aviva et bien des regards se firent tendres en la contemplant.

Somme toute, l’hiver s’écoula assez rapidement. De temps en temps il y avait concert au salon où l’on fêtait l’anniversaire d’un officier. Il est certain que quelques-uns eurent deux anniversaires cet hiver, car il y avait à ces occasions banquet et double ration de rhum. Mais le bon vieux capitaine Bertrand, quoique non dupe de ces petites supercheries, en bon philosophe, n’y laissait rien paraître.

Dès le mois de mars, quoique le thermomètre enregistrât encore de 30 à 49 degrés sous zéro, de nombreuses expéditions furent envoyées en différents endroits. L’une d’elles marqua d’un caillou blanc l’existence de notre héros. Il ne faut pas anticiper, le lecteur désirant apprendre plus particulièrement quel parti Théodore tira du programme qu’il s’était tracé pour l’emploi des longs mois de l’hiver, dont un court aperçu vient d’être narré.