Le grand sépulcre blanc/Les Grandes Chasses du Nord

Éditions Édouard Garand (p. 31-33).

CHAPITRE VIII

LES GRANDES CHASSES DU NORD


Since we prove beasts, let beasts bear gentle Minds.
Shakespeare.


Un beau matin ensoleillé. Le bateau est mouillé à l’extrémité sud-est de l’île Melville. L’excitation est à son comble, les chasseurs jubilent. Les carabines sont examinées, huilées et chargées.

Le capitaine forme trois partis de chasse, pour le ravitaillement de l’équipage en viande fraîche. L’usage continu des viandes salées ou en conserves pouvant amener le scorbut, maladie qu’il faut prévenir afin de conserver dispos tous les membres de l’expédition, au cours du long hiver qui s’annonce. Une grande battue est donc organisée.

Les chasseurs se divisent en trois groupes de quatre membres. Le steward donne à chacun la nourriture requise pour la journée. Le préposé aux magasins à son tour leur remet cartouches, poudre et plomb.

Les préparatifs étant terminés, deux chaloupes de sauvetage conduisent les Nemrods à terre, distante d’un mille, d’où chaque parti prend une direction différente.

La caravane dont fait partie Théodore gagne l’intérieur en se dirigeant vers le Nord-Ouest. La marche se fait allègrement sur un terrain vallonneux, recouvert d’un épais tapis de verdure. Le soleil verse à flots lumières et rayons, mais si peu chauds, que l’on n’en souffre pas.

Après une heure de marche, à quatre milles dans l’intérieur, ses hommes débouchent d’un petit ravin, dont un repli du terrain fermait l’horizon.

« Regardez, fait le matelot Ulric Tremblay, ça remue à notre droite. »

Tous s’arrêtent, retenant leur haleine, dilatant leurs pupilles, le sang courant plus rapide dans les artères. L’instinct du chasseur s’éveille, l’animal humain se prépare à tuer, à massacrer. Fort de sa civilisation, il aura facilement l’avantage car il ne combattra pas avec ses mains, ses pieds ou ses dents, comme ses frères sans raison. Il portera la mort au loin, sans danger, mort foudroyante, affolante pour ces pauvres êtres.

L’ingénieur, de sa lunette, scruta la plaine, et y vit en effet un troupeau de bœufs polaires, aussi dénommés bœufs musqués ou buffalos du Nord. Le troupeau se composait d’une quarantaine de têtes comprenant des mâles, des femelles, et une vingtaine de veaux du printemps. Ils broutaient paisiblement, disséminés sur une étendue d’une quinzaine d’acres. Les jeunes jouaient et folâtraient à l’entour des mères. De temps en temps, un animal levait la tête et inspectait les alentours, une attaque des loups étant toujours à craindre. Si rien d’insolite ne se voyait, il faisait entendre un mugissement particulier et le repas se continuait, les femelles ayant la précaution de rappeler les petits qui s’étaient trop éloignés d’elles.

L’animal que l’on désigne sous ce nom est un gros bœuf à garrot relevé en bosse, recouvert d’une épaisse fourrure laineuse, formant une crinière dont les extrémités traînent par terre. Il a la tête courte, large, et massive, à front très bombé, à cornes, descendant de chaque côté de la tête et retournées en arc. Un adulte peut peser de quatre à cinq cents livres. Ils habitent la partie septentrionale du Canada, appelée les " barren-lands " et les îles de l’Archipel Arctique, se nourrissant des mousses et des lichens qui y croissent. De son large sabot, en hiver, il enlève la neige durcie les recouvrant.

C’était un troupeau de ces animaux que nos chasseurs venaient de surprendre. Se séparant, ils s’avancèrent avec mille précautions vers eux et ils n’en étaient plus qu’à trois cents verges lorsqu’ils furent découverts. Théodore et ses hommes furent témoins d’une véritable tactique de guerre de la part de ces animaux. Un gros taureau, probablement le capitaine de la bande, fit entendre un beuglement féroce. En un clin d’œil, il se fit un rassemblent de toutes les bêtes. Les jeunes furent placés au centre, les femelles les entourèrent en carré, et les taureaux se placèrent bien en évidence aux quatre faces du carré. Tous mugissaient et beuglaient. Celui qui s’était constitué le chef, encore plus que les autres, frappant et piochant la terre de ses pieds d’avant, tête basse, prêt à bondir. Les chasseurs n’étant plus qu’à trois cents pieds s’arrêtèrent. Le capitaine-taureau se détacha alors du groupe et dans un galop furieux fonça sur les intrus. Ayant franchi une distance de cent pieds, il s’arrêta net, regarda à droite et à gauche, et, à reculons, regagna son point de départ. Une deuxième fois, il répéta le même manège, mais cette fois il ne s’arrêta qu’à une centaine de pieds des chasseurs. Une troisième attaque de sa part eût probablement fini en désastre, car il ne semblait pas vouloir s’arrêter et il galopait furieusement vers le petit peloton d’hommes, d’où une balle l’étendit à peine à cinquante pieds d’eux. Le chef étant mort, un autre le remplaça immédiatement et eut le même sort. Les chasseurs tuèrent ainsi onze mâles et cinq femelles, celles-ci remplaçant les taureaux lorsque tous furent tués. Nos chasseurs eurent toutes les peines du monde à disperser ou à faire éloigner le reste du troupeau après cette boucherie. Les jeunes montraient des ardeurs belliqueuses, reniflaient ceux des leurs qui étaient morts et faisaient entendre le beuglement plaintif des animaux que l’on conduit à l’abattoir.

Alors commença pour nos hommes une besogne des plus ardues : écorcher et dépecer toutes ces carcasses. Un envoyé fut dépêché au bâtiment. Pendant vingt-quatre heures, l’équipage, divisé en équipe de nuit et de jour, travailla sans relâche à transférer à bord peaux et quartiers de viande. La nuit, afin d’éloigner les loups, deux sentinelles restèrent postées auprès des carcasses. Les autres chasseurs revinrent bredouille, à l’exception de ceux qui avaient accompagné le troisième second. Ils avaient rencontré quelques rennes “barren-ground cariboo” dont trois avaient été tués. La chasse de ce ruminant, agile et rapide, est plus difficile que celle du bœuf polaire. Soupçonneux et nerveux, il inspecte sans cesse la plaine environnante où aucun arbre ou arbuste puisse dissimuler l’ennemi. Le chasseur doit l’approcher, face au vent, par bonds successifs, suivis d’un arrêt plus ou moins long, se pelotonnant de manière à ressembler à une grosse pierre. Lorsque l’animal, avec ses énormes andouilles, au pelage brun foncé dessus et blanc en dessous, élancé sur ses jambes grêles, tête haute et membres déliés, galope sur la plaine, il représente bien la grâce et l’agilité de notre chevreuil, dont il est une fois plus gros. Sa curiosité est souvent la cause de sa perte. Lorsque le chasseur en a abattu un, il n’a qu’à se tenir bien coi.

Le reste de la bande se disperse, mais dans un intervalle plus ou moins long, deux ou trois de ses congénères viennent s’assurer des causes d’une mort si soudaine chez l’un des leurs.

Le lendemain de cette chasse, Théodore, accrochant son fusil à plomb en bandoulière, s’en fut de nouveau sur les « tundras » de l’île en quête d’explorations, accompagné de son toujours fidèle compagnon, Pyré. Il vit au loin d’autres rennes et d’autres buffalos, mais il ne chercha pas à les approcher. Par hasard il rencontra un troupeau de lièvres arctiques, et là encore il fut tout surpris de la tactique adoptée par ces animaux si craintifs, pour se protéger, individuellement, et d’une manière tout à fait égoïste. Le troupeau comprenait au moins deux cent cinquante à trois cents de ces petits animaux. Dès qu’ils furent découverts, tous se pelotonnèrent, s’appelant d’un cri plaintif. Ils se rassemblèrent en une masse compacte, serrée, d’où ceux qui formaient le cercle extérieur, par un bond furieux s’élançait vers le centre du troupeau, où ils tombaient, grosse boule blanche. Le jeu se continuait sans répit et il y en avait toujours une quarantaine entre ciel et terre. C’était une folie, une bacchanale lapinesque, un cake-walk dont les contorsionnistes américains, adeptes de la callisthénie primitive, eussent pu tirer un « rabbit-trot » tout à fait original. Théodore conclut logiquement, que, dans sa courte cervelle, monsieur Lièvre savait pertinemment que si renards ou loups attaquaient la bande, les premiers du bord tomberaient victimes de ces carnivores, d’où cet acharnement à se tenir au centre du troupeau. Là, comme ailleurs, c’était la « survie du plus fort » “The survival of the fittest”. Notre chasseur se contenta d’en abattre deux, mais il fut très surpris lorsqu’il les soupesa : un seul pesait plus que trois de ceux que tous connaissent. Il les attacha par les pattes et les posa sur le dos de son chien que celui-ci, malgré sa répugnance, dut porter jusqu’à la grève. À bord il les mit sur la balance, et il constata, non sans surprise, que l’un pesait dix-huit et l’autre quinze livres.

La vie du bord avait repris son calme. Les viandes, coupées en quartiers, furent suspendues dans les cordages du mât d’artimon sans autres précautions. L’atmosphère du nord est si salubre, que ces viandes se conservent ainsi des mois, exposées aux rayons du soleil ou aux intempéries sans se détériorer, sans se gâter et sans perdre leur saveur. L’absence des mouches explique peut-être cette anomalie.