Le grand sépulcre blanc/Le Passage du Nord-Ouest

Éditions Édouard Garand (p. 28-31).

CHAPITRE VII

LE PASSAGE DU NORD-OUEST


Hanté d’impossibles départs
Et d’aventures incertaines,
Vers le bleu des plages lointaines
Je t’ai dit, Ô mon Rêve : Pars !

Émile Vézina.


Huit heures du soir. La cloche du bord avait sonné le quart de nuit. Quelques ordres brefs avaient été donnés. Silencieusement, le capitaine, le deuxième second, le quartier-maître et les matelots dont le travail était terminé, se retiraient dans l’entrepont pour s’y reposer. Relevé par un nombre égal de marins, le premier officier assuma le commandement de la manœuvre. Il envoya le troisième au nid-du-corbeau, petite tourelle au sommet du mât de misaine entre le petit cacatois et le perroquet. De ce poste élevé d’où la vue portait au loin, il signalait à l’officier de quart l’approche et la direction des banquises.

Pour les éviter, le Neptune longeait alors la côte sud du détroit de Lancaster.

Théodore était tout attention. Appuyé au bastingage, à bâbord, sa lunette ne quittait pas sa vue. Il cherchait tous les contours de la côte, tâchant d’y découvrir la forme conique d’un toupie. Son cœur était dans l’attente. Sous l’emprise d’une forte émotion, il se dit : « Si seulement je peux apercevoir une silhouette se détachant sur le fond sombre des monts ? D’après les informations que m’a données Pacca, elle est temporairement installée sur cette côte. »

Une heure se passa ainsi. Deux ou trois alertes le firent tressaillir. Ce n’était qu’une illusion occasionnée par l’apparence trompeuse de grosses roches, ressemblant de loin à une tente.

L’on approchait maintenant l’entrée du golfe de l’Amirauté. Dépité, le cœur tri, il dut constater que Pacca et les siens avaient transporté leurs pénates ailleurs, probablement à ce village d’Oulouksigne, qu’il ne savait où placer, les cartes ne mentionnant pas les noms indigènes des différentes localités.

« Une prémonition intime, impersonnelle, m’avait laissé sous l’impression que je reverrais cette petite sauvagesse », murmura-t-il en allant à tribord. Là il voulut de nouveau revoir les caps de l’île Devon où il avait joui en égoïste de sa grande amie : la solitude.

Au dessus des monts, plusieurs gros nuages réniformes, gris-blancs et lilas voguaient lentement vers l’est.

Quelle splendeur ! s’écria-t-il. Qui donc a bâti cette chaîne de châteaux, de castels, de rotondes, etc., ayant fenêtres, galeries, meurtrières, tours crénelées et galeries, dont la toiture découpe l’horizon ?

« Faites-vous votre prière Monsieur ? » lui demanda, narquois, un matelot.

Il n’eut pas le temps de répondre. Le bateau filant 10 nœuds à l’heure n’avait pu éviter à temps un champ de glace à la dérive. Le choc fut raide, et l’on put entendre sur tout le navire des grognements et des expressions qui n’étaient certainement pas des invocations pieuses. Contusionné, chacun se relevait et se secouait, un rire joyeux succédant à la surprise momentanée causée par un arrêt aussi brusque.

Le bateau gagnait lentement l’ouest, le capitaine Bertrand, tel qu’il l’avait décidé, voulant encore une fois essayer de franchir le fameux passage du nord-ouest.

Pour la description de cette partie du voyage aussi bien reproduire le journal de notre explorateur. Consciencieux, il notait au jour le jour les faits les plus intéressants :

15 août 1910. Un champ de glaces nous barre la route. Nous sommes à soixante milles de la baie Erebus, enveloppés dans un épais brouillard. Quelques ours polaires passent à portée de nos fusils dont deux sont tués et hissés à bord.

16 août. Partout, de tous côtés, les glaces nous enserrent. Rien ne rompt la monotonie d’un arrêt forcé. Les glaces, la pluie et les brouillards nous tiennent à leur merci.

17 août. Une éclaircie s’est produite. Les glaces en mouvement se sont disloquées, nous laissant un passage assez facile par le sud. Il a plu toute la journée.

18 août. À six heures de l’après-midi, le Neptune mouillait dans la baie Erebus, à l’extrémité sud-ouest de l’île Devon. Sir John Franklin, le grand explorateur arctique, hiverna en cet endroit en 1845-46. Quoique le gouvernement anglais eût dépensé une somme de dix millions de livres en recherches et expéditions, la preuve de la perte de ses deux vaisseaux et la mort des membres de l’équipage ne fut contrôlée que douze ans plus tard par McClintock.

Les équipages en quittant l’Angleterre s’élevaient à cent trente-quatre personnes, dont cinq furent rapatriées du Groenland. On ignora pendant longtemps ce qu’il était advenu de l’expédition. En plus des expéditions officielles, il en partit d’autres dues à l’initiative particulière. L’Amérique se joignit à l’Angleterre et envoya un certain nombre de vaisseaux pour faire des recherches. La France envoya deux braves officiers, dont l’un, le lieutenant Bellot périt au cours des recherches.

Les vaisseaux de Sir John Franklin ont dû être engloutis par les glaces au large de l’île Cornwallis, où l’on a trouvé des traces de leur séjour, tel qu’emplacement d’ateliers, forge et observatoire. Après la perte des deux bâtiments, l’Erebus et le Terror, les survivants partirent des vaisseaux en tirant de lourdes chaloupes sur des traîneaux. McClintock a retrouvé une de ces chaloupes avec deux cadavres dedans sur la rive ouest de l’île « King William ».

La baie Erebus est d’un aspect enchanteur. L’entrée en est surtout grandiose, protégée de chaque côté par deux immenses forteresses naturelles de mille à mille cinq cents pièces d’altitude, de formation calcaire, travaillées et sculptées par l’effet des vagues et des vents.

Débarqué à sept heures ce soir, j’y ai installé ma tente près des ruines de la Northumberland House, longue construction basse en pierres sèches, et du monument élevé à la mémoire de Sir John Franklin et du lieutenant Bellot. Une série d’observations magnétiques a été prise avec le magnétomètre.

28 août. Depuis le 19, le bateau est constamment retardé par les champs de glaces. Ce soir il n’était encore que vis-à-vis l’île Griffith. Le compagnon de Pyré, Sport, est mort ce matin, et il a eu les honneurs d’une sépulture marine. « Sport » était très jeune. Il s’était embarqué à Québec à l’âge de dix jours. Il était le compagnon inséparable de son gros ami, s’amusant à s’esquiver et à lui passer entre les jambes, ce qui laissait l’autre toujours surpris de tant d’agilité et de hardiesse. Sport, élevé au biberon, nourri de lait condensé, était délicat, et il n’a pu digérer les limailles d’acier, que, dans un moment de liberté et de fantaisie, il s’était plu à avaler.

26 août. Brouillards, pluies, et depuis deux jours forts vents du nord. Le vent nous a été très secourable car il a brisé les glaces qui se sont mises en mouvement. Nous allons à toute vapeur dans une mer relativement libre. Nous avons tous hâte d’arriver à l’île Melville. Ce soir nous avons eu une légère bordée de neige.

30 août. Depuis trois jours nous sommes emprisonnés par les glaces au large de l’île Byam Martin. La charpente du bateau craque et gémit sous la poussée des pressions. N’était sa constitution spéciale, nous aurions le même sort que les bateaux de Sir John Franklin. Lorsque les glaces se resserrent sur sa coque triangulaire, celle-ci, au lieu de s’écraser, monte tranquillement et les glaces s’engouffrent sous sa quille. Lorsqu’elles s’écartent le bateau reprend son aplomb, mais un frémissement le secoue de la poupe à la proue, de la cale à la dunette. Tout le monde est sur le qui-vive.

31 août. Éveillé ce matin par le bruit des chaînes glissant sur l’armature des écubiers. Nous mouillons. Quelques instants plus tard, sur le pont, je constate que le capitaine a fait jeter l’ancre au milieu du havre « Winter » à l’île Melville. Quel changement dans la configuration de ces terres ! L’île de Melville, à base carbonifère, est basse, onduleuse et recouverte d’herbes et de mousses. Elle est l’habitat privilégié d’un nombre incalculable de bœufs polaires, de rennes,[1] de loups, de renards blancs et bleus, de lièvres, de lemmings, de perdrix blanches, de hiboux et de corbeaux arctiques. Les oiseaux aquatiques y sont très nombreux. Le bruant, l’unique chantre ailé du Septentrion module ses trilles mélodieux au sein de la plus sauvage nature.

Sur le rivage du havre Winter se trouve un rocher, solitaire et étranger sur ces côtes plates et unies. Ce bloc, témoin des milliers de siècles passés, où les glaciers s’étendaient sur une mer peu profonde dans cette région désertique, sert maintenant de monument en perpétuant la mémoire des braves, qui, vers 1800, affrontèrent Borée dans sa forteresse jusque-là inaccessible, et ravirent au Nord ses secrets. Ce rocher, cinglé par les vents et les tempêtes arctiques, porte différentes inscriptions sur bronze, scellées à sa paroi. La plus intéressante est certainement celle en date du premier juillet 1909, relatant la prise de possession de l’Archipel Arctique, au nom du gouvernement canadien par une expédition du Capitaine Bernier. Un replicata de cette plaque existe à l’entrée de la Bibliothèque Nationale à Ottawa.

3 septembre. Après trois jours d’essais infructueux pour franchir le détroit de McLure, le bateau a dû forcément rebrousser chemin. Les banquises et les champs de glaces barrant complètement le détroit depuis l’île Prince Patrick à celle de Banks n’ont pu être franchis. C’est une mer d’eau solide, informe, bouleversée, entassée en monticules, formant une barrière impassable de quinze à quarante pieds d’épaisseur, à laquelle le bateau se luttait inutilement.

Rencontrant le capitaine, Théodore lui fit cette remarque :

« Quel dommage que vous ne puissiez franchir cet obstacle ? Quel digne couronnement c’eût été à votre carrière ? »

Dans son for intérieur il se disait :

« Je remercie les forces de la nature de cet échec. Le bateau retournera probablement hiverner quelque part sur l’île Baffin. Je reverrai alors cette lutine dont la pensée me poursuit sans cesse. N’en faisons rien paraître ! Que mon impassibilité apparente cache les désirs de mon cœur ! »

Comme nous le constaterons plus tard, sa prémonition ne le trompait pas.

  1. Caribou ou renne est employé indifféremment pour désigner le « Barren-land cariboo ».