Le front contre la vitre/Texte entier

  Table des Matières  
Texte établi par Éditions Albert Lévesque (p. couverture-280).


LE FRONT
CONTRE
LA VITRE

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

LES SURVIVANCES FRANÇAISES AU CANADA,
Paris, Plon-Nourrit, 1913 (épuisé).

AU SERVICE DE LA TRADITION FRANÇAISE,
Montréal, Librairie d’Action canadienne-française, 1919,
(épuisé).
 
POUR UNE DOCTRINE,
Montréal, Éditions Albert Lévesque, 1931, (épuisé).

SOUS LE SIGNE DE L’OR,
Montréal, Éditions Albert Lévesque, 1932, (épuisé).

LES CORDONS DE LA BOURSE,
Montréal, Éditions Albert Lévesque, 1935.


Tous droits réservés, Canada, 1936.
ÉDOUARD MONTPETIT

LE FRONT
CONTRE
LA VITRE



ÉDITIONS ALBERT LÉVESQUE
MONTRÉAL, 1936

Je n’ai jamais pu lire dans un train, sauf la nuit : je suis beaucoup trop curieux. L’analyse de l’immédiat, c’est-à-dire de mes compagnons de voyage, me requiert ; puis celle du paysage et sa complexité infinie. Chaque scène, chaque maison entrevues me parlent un langage qui se prolonge et semble se bercer dans l’esprit. Que de destinées entr’aperçues ainsi qui vous font penser, par un retour sur soi-même, à tant de sorts dont on ne se satisferait pas, à tant de toits sous lesquels on ne pourrait pas durer — et qui donnent froid. Quand le crépuscule descend, que les lampes s’allument, que les routes blanchissent, ce sont des centaines de vies imaginées ainsi, au hasard de la route. Que ferais-je d’un roman ? Et tous ceux qui sont là, immobiles quand je passe, et que j’anime bientôt, le front contre la vitre

Guermantes, (Le Figaro)


ALLER ET RETOUR














ALLER ET RETOUR




P RÈS de Saint-Jean, je regarde la neige meuble et sale où je vois des pas qu’une lanterne accompagne, glisser. Je regarde, comme le veut Georges Duhamel, jusqu’à ce que je comprenne, reconnaissant la petite vie qui se poursuit, quotidienne comme la lumière qui luit là-bas et sur laquelle l’existence se referme. Demain je ne verrai plus de neige.

Les voitures métalliques sont peintes de vert olive, raidies d’une frise au pochoir : une sonorité froide, un toucher glacial, un contact d’usine. Au regard, un mensonge.

New-York, à sept heures du matin. L’arrivée par le chemin de fer suspendu d’où l’on surprend des gestes de réveil. Le train s’engouffre sous la gare. Je suis emporté aussitôt, comme un rouage.

Le service me saisit, dès les quais profonds où les voitures sont encaissées et la courbe de sortie où les taxis déroulent une courroie sans fin.

À l’hôtel, ma fenêtre donne sur l’est. Un soleil rouge, tout rond, sur un fond brouillé de bleu et de gris. La ville se détache à contre-jour, comme une féodalité ou quelque Métropolis. Au théâtre, le décor jaillit ainsi graduellement de l’obscurité sous les jeux d’électricité. Ce n’est plus New-York, ou pas encore ; une ville de rêve plutôt, mais toute prochaine. Des masses crénelées, des tours ; une chose gigantesque sort du sommeil des hommes qui vont la reprendre d’assaut.

J’écoute la ville, que je ne connais guère. Pas de cloches. Un coup de sifflet, bref et grognon, me rappelle le bateau que je suis venu prendre et me fait interroger le vent. J’écoute toujours, d’une silencieuse volonté. De partout monte un bruit de fournaise. Un bourdonnement en série, strié du crissement des voies sous le fer. Ce bruit de rail violé, c’est comme un leitmotiv, une sorte de déchirure aiguë, continue, crispante. Les autos mettent sans cesse en marche vers une impossible détente, et recommencent.

Une ville mécanisée. Les rues sont des numéros matricules, et la mathématique conduit les pas par le subconscient. Partout des commandements dirigent le trafic. Arrêts rouges et départs verts : une langue électrique ordonne d’arrêter, autorise à repartir. La discipline implacable d’un contact impose les minutes de silence, le repos des forces d’acier, l’apaisement des mille pièces de l’organisme.

Le prêche social convainc aussi les volontés par les suggestions perpétuelles du civisme. Des zones de protection entourent les arrêts des tramways. On mène consciencieusement les enfants au soleil sur le Broadway : des centaines de voiturettes noires sortent des rues avoisinantes, et se groupent comme des mouches sur le trottoir lumineux. On se promène nu-tête. On enveloppe les timbres de papier huilé. Les bureaux sont tapissés de casiers enfermant le détail infime de la vie qu’une fiche retrace en un instant. Des enfants se battent, ici comme ailleurs, mais ils prennent l’attitude du boxeur, l’attitude scientifique : calcul des coups, tête enfoncée, poing mesuré, regard intense et froncé, sautillement encerclant.

Je vais vers l’Université, en brique soutenue de pierre. Une inspiration française se révèle autour de la bibliothèque. Des étudiants y vivent, libres dans une atmosphère de travail. Mes yeux les remplacent par les nôtres, ainsi qu’au cinéma les images se superposent.

Le cinéma habite un gratte-ciel qui sera dépassé demain : le Paramount. C’est de style nouveau riche et colossal. La formule marque un effort. Des ors, des peintures, des marbres, de grands escaliers doublés d’ascenseurs rapides. Cela fait un amusant dix-septième siècle américain. Sur le parquet de la galerie des glaces, des bouts de cigarettes.




Le « De Grasse ». Un garçon à qui je tends un pourboire me dit : « Merci m’sieu ». Sois béni, toi par qui je rentre ainsi dans le bien-être de ma civilisation, qui m’y replonges du mot qu’il faut, le plus petit, le plus courant, celui que tu n’as pas préparé, qui sort de ta vie ordinaire où la mienne te retrouve dans une communion qui me pénètre. J’étais perplexe. Tu me délivres. Nos courants s’adaptent dans un autre champ que celui de l’électricité.

Vent d’ouest, assez violent. Aucun des miens au départ, parmi la grappe humaine qui s’étage sur les quais, ainsi que l’a vue Blasco Ibanez et tous les voyageurs comme lui. Aucun des miens. Je regarde la joie ou l’attendrissement des autres. J’imagine le sourire un peu rentré de nos deux enfants et je serre de nouveau la main des amis. Je salue la terre où ils vivent.

La mer. La vague se creuse. On a placé des câbles qui nous font l’effet d’un examen de conscience. Le ciel est pur au-dessus des flots agités. Au nord, des nuages rosés se gonflent vers le soleil. Ils ont reculé jusqu’à l’horizon et semblent des pics immobiles, qui regardent l’immensité. Nous passons, infimes. L’orchestre joue. Une valse m’atteint dans le couloir où j’écris. Un bruit de verres annonce l’ouverture du bar, longtemps après que nous avons dépassé la statue de la Liberté.

La vie des transatlantiques : bains d’eau salée, marches forcées, alimentation soutenue. La conversation offre ses hasards. Le commandant, qui a le sourire de toutes les expériences et de délectables recettes de coquetels, apaise nos nervosités d’un proverbe marin : « Vent arrière fait la mer belle » ; et nous nous mettons d’accord sur le principe d’une mathématique de pont supérieur : la crainte du raseur grandit en raison directe de l’espace. Quelques types sans atomes crochus. Le transatlantique recèle dans son âme de huit jours une vie de liens rompus. Quelques lectures, inachevées ; des travaux distraits. Que faire sinon regarder, depuis notre prison, l’océan qui nous subit ?

Il est devenu mon ami. Je l’interroge. Le jour, l’immensité vide et grise se déchire au-dessus de nous et le soleil brille un instant par une fenêtre qui s’ouvre sur le bleu profond du ciel. Le vent puissant souffle de l’ouest. Une joie universelle se multiplie vers l’horizon. Je me place au centre d’un spectacle que peut-être je ne retrouverai plus. Les mouettes éperdues semblent jaillir des crêtes. Partout, des ailes ballottées, comme si l’écume disséminée faisait une réplique aux oiseaux dans l’étourdissant mouvement. Le bateau passe d’une vague à l’autre, soutenu sur un corps énorme qui se gonfle, puis entraîné dans une courbe molle. Plaisir unique de se sentir emporté dans la force et la couleur, de naviguer dans la beauté jusqu’à la lassitude. Les vagues bondissent l’une contre l’autre, unissant leurs crinières d’un frisson bref. Celle-ci est bleue à la base, puis verte, puis blanche une minute. Tout son dôme se colore, illuminé de ses parois qui vont crouler, qui croulent sous un fracas d’écume. Au loin, tout près, tout autour, ce bleu, ce vert, ce blanc, ce mouvement inépuisable, qui dure parce qu’il renaît sans fin, échevelé, fou, comme une exaltation vers le soleil que la mer applaudirait de mille mains blanches.

Le soir, un rayon abondant sur les flots sombres. Une masse en fusion, dont un pan formidable, grandi par la nuit, coule sous le bateau, comme une pâte métallique, tout un pan, incliné d’un coup vers la profondeur, mur mobile et souple. Nuit de rêve, à peine éclairée sous le ciel qui se dégage. L’horizon plus précis semble la terre. L’œil y cherche une lumière qui marque la fin des hommes ou leur recommencement.

Le brouhaha habituel des fins de voyage : concert, dîner du commandant sous les bonnets de papier, vente aux enchères. Celle-ci est conduite par un Américain d’origine hongroise, petit, glabre, l’œil éteint. Il est superbe. Il éveille les générosités les plus insensibles. Il repart vers d’autres sollicitations, sitôt qu’il a mené à bien celle qui s’achève. Il hypnotise. Il fait appel à la loyauté yankee, invoque les étoiles de la bannière nationale. Puis, épuisé, il lance ce mot : The Purser says this is the biggest collection which ever took place on this boat. L’auditoire applaudit à grands traits, satisfait d’un devoir accompli.

Cent cinquante-deux bouteilles de champagne en une soirée, et combien de coquetels ! Certaines femmes boivent plus que les hommes. L’une d’elles a absorbé huit bénédictines, dans des verres à dégustation. Puis, elles se purgent. Et le lendemain, elles sont souriantes, et fraîches ainsi que des enfants.

Bientôt l’arrivée. L’Angleterre mouillée se devine sous la brume. Le temps se lève. Quelques lumières. Elles me sont presque indifférentes. Je les attendais. Je les regarde sans curiosité. Phare ou casino ? J’ai tout quitté en automate : vers la gare, la chambre d’hôtel, la cabine, la mer. Je m’éveille à l’Europe. C’est demain.




Les premiers jours en France sont de repos et de travail tout à la fois. Et je pars pour la Belgique où je retrouve l’accueil inoubliable d’un homme d’une vive intelligence, profondément attaché à sa province et aux siens, M. Godfroy Langlois dont j’ai connu les dernières préoccupations et qui est mort en travaillant encore pour nous. La campagne belge, que prolongent les plaines basses de la Hollande, est propre comme une table dressée. Mon séjour en Belgique n’est que bonheur. J’ai la joie d’y demeurer. Je vis la vie du Belge. Il nous ressemble. Bon peuple, actif, simple, près de ses plaisirs, et qui s’inquiète de ceux des autres jusqu’à leur demander : « Avez-vous trouvé votre satisfaction ? »

Il est fidèle, comme nous, à la culture française. Il s’emploie dans un milieu divers à garder des traits qui l’apparentent. Il s’est beaucoup moins livré aux influences américaines : moins d’appartements nouveau genre, moins d’ampoules électriques, moins d’excentricités. Il est sérieux et courtois ; gouailleur envers les siens, sans moquerie pour l’étranger. Il est par là voisin du provincial français. Pratique aussi, et convaincu de l’excellence de l’école. L’Université de Bruxelles se renouvelle. Elle a construit sur un terrain que lui céda la ville des bâtisses que je visite longuement. Le corps central est de style flamand, brique et pierre que le temps patinera. L’arrière, réservé aux Sciences, a le caractère trop prononcé d’une usine. Louvain rebâtit sa bibliothèque avec, aussi, des rappels de l’architecture locale : superbe monument qui sera réservé à la documentation internationale. Je donne mon cours rue des Sols, dans un très ancien immeuble, sombre et froid, mais qui ne m’étonne pas parce que j’ai l’habitude de ces décors trop vieux que l’on va bientôt quitter. L’auditoire paraît s’intéresser surtout au progrès économique et politique de notre pays, moins à ses luttes d’ordre national. Grâce à M. Langlois, j’ai le plaisir d’entendre Léon Daudet. Il parle dans un théâtre, sur Victor Hugo. Trois coups précèdent son entrée. Une verve étonnante, avec une inépuisable réserve de coups de boutoir.

Je reviens en France. La période bouleversée qui suivit la guerre s’achève. Je trouve le Français ardemment au travail. Si Paris est livré aux étrangers, son fonds français, refoulé souvent vers la banlieue, est sérieux et posé. Plus de crispation. Une volonté très nette de rétablissement.

Je ne touche guère qu’à la vie extérieure, retenant quelques formules pour nous : le théâtre de petite dimension, art nouveau ; le restaurant-boîte, orné de mille choses agréables. Que ne tentons-nous cela ? Je vais vers la province, accomplir comme d’habitude, des sortes de pèlerinages, ainsi que je fis naguère pour le pays de Barrès, pour le Mont-Saint-Michel et Saint-Malo, pour l’Alsace-Lorraine. Je roule aujourd’hui vers Poitiers et Brouage.




Poitiers, par Versailles, Rambouillet, Chartres, Vendôme, Tours, Loudun, Châtellerault. En revenant, Tours, Blois, Orléans, Étampes et les collines qui encerclent Paris, agréablement.

Que de choses en une fois ! Depuis Tours, je prends place à côté du chauffeur. J’ai tout le pays à moi. Fiévreusement, en vitesse, je cherche à le saisir, pour le retenir et l’exprimer. J’analyse le regard d’ensemble par lequel on prend trop vaguement possession. Voici les coteaux typiques, chers à Maurice Barrès : plans inclinés légèrement qui vallonnent la région et où des vignes s’offrent au printemps. — Elles sont dénudées, sans même de feuilles. Des haies coupent la terre et limitent les propriétés, mais moins nombreuses que vers Niort ou Cherbourg. Des mouvements de peupliers, encores pâles, bornent l’horizon. Les fermes aux toits inclinés sont éparpillées. Élevage et culture, les deux sources vives de la France immortelle. Un coteau, à gauche, se resserre, plus sombre, bordé d’une rivière. Nous le longeons vers Poitiers. Il est de pierre et porte la ville.

J’étais passé peu avant. Je m’étais arrêté à l’hôtel d’Angleterre, le temps d’une tasse de thé. La ville ne m’avait rien dit. Je l’avais trouvée étroite, ancienne. Je m’étais dit d’ailleurs que je reviendrais, heureux au fond de me réserver quelques surprises. Cette fois, je pénètre. Une première course, à la recherche de la maison du recteur, me vaut des révélations. L’Université, la demeure même du recteur où une chambre aurait été occupée par sainte Jeanne d’Arc, la Faculté des lettres, autant de merveilles insoupçonnées.

Auditoire de sept à huit cents personnes, très sympathique. Je me sens à l’aise, me targuant aussitôt de mon origine et de mon nom poitevins. J’utilise la synthèse que j’ai tentée à l’École des Sciences politiques de Paris. Le sujet s’est décanté. Je simplifie, ce qui vaut mille fois mieux. Je reprends nos réactions après l’ancien régime et la conquête, du moment où nous fûmes « dépatriés », selon le mot d’une Ursuline. La natalité contre l’immigration ; la liberté politique contre l’anglicisation ; l’enrichissement contre le plus puissant des essors économiques ; l’école contre l’école. Cela me conduit à la culture et aux traits français. Je les révèle sans les exagérer. Ils sont ce qu’ils sont. Notre mérite ressort mieux d’un tableau plus humain. « Le Canada pour nous, m’explique le recteur, c’était un mot attachant et une chose lointaine comme un souvenir. Ce mot, vous l’avez animé d’humanité. Nous avons compris ce que vous avez vécu. Cela est vrai, et nouveau pour nous ».

Soirée chez le recteur, en présence des notabilités. J’en garde le programme dont l’exécution avait été confiée à l’École normale. Chansons françaises de chez nous et danses du XVIIIe siècle. C’est la vieille France, sous l’œil du préfet de la Troisième République. Je me reporte à Montréal, il y a trente ans, avant le phonographe, la radio et le jazz. C’est la même chose, jusque dans les moindres gestes, jusque dans certaines naïvetés. Ne sommes-nous pas issus de la France de l’ouest ? Dans une salle de la Faculté des lettres, un Samuel de Champlain est en bonne place, à hauteur d’homme. Le recteur me l’indique, sans un mot. Rapidement, l’harmonie se fait dans un même regard. Vraiment, nos origines sont en province. Paris, pour nous, n’est que la capitale.

Visite de la ville, le lendemain. Elle accentue notre regret de partir. Je retiens surtout les églises romanes, que le docteur Colby m’avait signalées. Je les ajoute à celles que m’offrit naguère la Normandie.

Je reprends le chemin de Paris, serrant précieusement une poupée poitevine. Je vois des ancêtres dans tous les champs. Il y a des Maupetit à Chauvigny ; il y en eut un à Poitiers, directeur d’école. Je fus peut-être ici, près de cette route. Je ne fais que me retrouver. Mais pourquoi l’aïeul décida-t-il un jour de partir pour le Canada ?

Blois, et ses toits altiers. Déjeuner au restaurant François 1er, mi-pâtisserie. Le château, après celui d’Amboise et de Chaumont, campés sur la Loire ensablée. Orléans. Je retourne vers la cathédrale, aux clochers en couronnes. Élancée, comme la prière gothique, et grise sous le vitrail. Au fond, gardée par deux lions d’or, une statue de sainte Jeanne d’Arc, en marbre blanc. Le trône épiscopal, la chaire, me rappellent Mgr Touchet. À gauche de la sortie, une loque humaine aux pauvres yeux désorbités, un cul-de-jatte sur des rondelles recouvertes de cuir. Il faut jeter de haut les francs dans sa casquette. Cela mêle à la pitié une sorte de jeu : si la pièce jaunit le fond, nous avons gagné tous deux. Étampes, après la large plaine qui nous rappelle la terre canadienne et, à moi-même, mon pèlerinage au pays de Louis Veuillot. Paris, par la porte d’Orléans, auprès de la Maison des étudiants canadiens. Puis l’hôtel, prison anonyme.




Brouage. Étudiant, je passais mes vacances à Châtelaillon, près de la ville engloutie. J’allais souvent à La Rochelle. Je fus un jour à Rochefort où m’attirait le souvenir de Pierre Loti. Il me reste peu de cette course, sinon le goût de mille-feuilles débordants, comme jamais depuis je n’en ai mangés. J’aurais voulu me diriger vers Brouage, la ville natale de Champlain. Le cocher me demanda vingt francs. En ce temps-là, vingt francs, c’était de l’or, et, pour un étudiant, c’était beaucoup. Je dus renoncer au pèlerinage. Dans un grenier, qu’on est mal à vingt francs près.

Par Orléans, Tours, Saint-Maixent et Niort, je viens cette fois, dans l’auto de l’amitié, au château de Telouse, chez les Riedlinger. Construit vers 1860, blanc depuis la grille, élégant et français, le château, grâce à l’affabilité de ses hôtes, nous donne l’illusion de le posséder. Nous discutons des promenades à faire dans les environs. Nous voyons le Marais poitevin, une curiosité qu’André Siegfried m’avait conseillée, terre criblée de canaux, qui sont les rues du pays. Mille choses y passent dans des embarcations à fond plat : volailles, animaux de ferme, charges de légumes. Venise à Trianon. Vieux coin du Poitou. La maison du Midi, haute, à toit carré, l’envahit comme à Niort.

Et puis, racontant ma pénurie de jadis, je réclamai Rochefort-Brouage. La route jusqu’à Rochefort n’offre guère d’intérêt. Nous traversons seulement la ville, après avoir acquitté un impôt de quarante centimes qui provoque entre le chauffeur et le préposé une de ces engueulades qui font la joie des étrangers. Mes yeux, vieillis de vingt ans, ne s’y retrouvent guère. Seul, mon estomac se rajeunit vraiment à la vue des mille-feuilles baveux, mais l’heure du thé nous appelle plus loin.

Brouage est au sud, vers Marennes, au delà de l’estuaire de la Charente, qu’un virage amusant de remorqueur nous fait passer, auto, corps et biens. Le pays est plat jusqu’à la mer, en bordure basse. Une plaine, sorte de marécage récemment desséché, où percent des touffes de fortes herbes. L’aspect délabré de nos brousses de l’Ouest. Ce sont des pâturages. Voilà l’horizon que connut Champlain, qui l’emporta vers l’océan, de l’unique trait de sa ligne droite. Quelques arbres, plus jeunes que lui. Quelques villages où sans doute il passa. Au détour du chemin, une très ancienne chose, étrange, inexplicable au premier regard, une enceinte fortifiée, ramassée sur elle-même, à demi démantelée, restaurée par endroits. C’est Brouage. Des fermes et des maisons se rapprochent dans ces murs où vivaient jadis des armées. Une place, surplombée d’une église du XIIe siècle, aux dalles frustes et glissantes, aux cintres émouvants de simplicité. À droite de l’église, une simple colonne porte le nom de Champlain, la date de sa naissance et de sa mort, celle de la fondation de Québec et de la Narration. Devant ce décor branlant que vient de visiter une mission canadienne, j’évoque le prestigieux Saint-Malo et le geste de Cartier dirigé vers la mer. Champlain fut pourtant plus grand. Dans la vase et le purin, le long de portes d’étables maculées, parmi des poules insoucieuses, nous allons jusqu’aux remparts, aspirer l’océan et mettre nos yeux dans ceux du fondateur. De lui, c’est tout ce qui demeure.




Un voyage en France c’est une longue réflexion sur nous-mêmes et nos impressions les plus vives sont, le plus souvent, canadiennes. Nous subissons mille réflexes. Nous établissons, malgré nous, des comparaisons. Nous recommençons sans cesse la réponse aux mêmes questions. Tout cela nous aide à nous définir.

Que valons-nous ? Mieux que ce que nous sommes dans l’esprit de la plupart. Cela m’apparaît clairement, dans l’attitude de défense où nous place fatalement un séjour à l’étranger.

Je plaide d’abord la vérité. Nous sommes ce que nous sommes. Commençons par le reconnaître, et nous aurons fait un grand progrès. N’exagérons pas. Disons notre vie, expliquons notre expérience. Bornons nos affirmations aux réalités. Le mérite en est sûr. Il jaillira du courant des choses. Nous avons survécu de peu. Nous n’avons pas atteint la perfection ; mais ce que nous révélons de vitalité est déjà beau.

Que j’y vois d’avantages ! La mise au point a la valeur de l’exactitude. Nous éveillerons de légitimes curiosités, qui n’auront pas à se plaindre lorsqu’elles s’exerceront de plus près chez nous. L’enthousiasme, s’il doit naître, se chauffera mieux à nos dures leçons. Nous trouverons de la satisfaction à connaître les choses accomplies et, les sachant incomplètes, de l’encouragement à les achever. Devant ce que nous avons fait, nous voudrons faire plus. Car notre effort est perfectible. Nous aurons gagné le jour où nous aurons la modestie et la volonté de nous en persuader. Pas de grands mots. Pas de vaines susceptibilités. Moins de rebuffades. Plus de langue de Louis XIV, plus d’excessive sentimentalité. La vérité. Elle est suffisante et singulièrement féconde. La vérité par l’esprit critique, accepté chez les autres, avivé en nous. Nos bouderies sont enfantines, nos réserves déplorables.

La vérité nous repliera sur nous-mêmes.

Notre pays d’abord. Aimons-le. Il est beau, de toute sa sauvagerie. Sa neige a ses ravissements, son été ses splendeurs. Connaissons-le donc. Plaçons à la base de nos programmes d’études les sciences naturelles. Elles nous donneront l’amour raisonné du sol et la préoccupation d’un patriotisme fondé sur les choses et non sur la duperie des phrases et les fausses sonorités de l’éloquence.

Le pays s’humanise. Les yeux y dégagent le travail de l’homme. Surveillons cette transformation. Qu’elle révèle une civilisation. Voilà le point commun de nos efforts. Le progrès est possible. Les résultats naîtront de l’énergie éclairée, instruite. En architecture et en art, comme pour l’agriculture et l’industrie, il faut s’adapter. Nous vivons en Amérique et Beaudry Leman a sans doute raison de nous le rappeler. Mais l’américanisme, dont le foyer est à nos portes, s’épand sur nous immédiatement.

Nous le subissons comme une contrainte. Pourquoi ne serait-ce pas en l’utilisant ? André Siegfried me le recommandait pour les nôtres. J’ai saisi en France nombre de ces assimilations : la danse plus gracieuse, la musique moins brutale et tout aussi entraînante, l’hôtellerie modernisée suivant une formule traditionnelle. Notre architecture utiliserait des matériaux américains aux travaux de discipline française. Notre art décoratif rechercherait la ligne qui distingue. Notre agriculture, même mécanisée, garderait ses traits essentiels qui sont profonds, et, notre industrie, certains soucis. Quel effort tentant. La difficulté, la complexité, c’est hélas ! notre lot, le secret de l’intérêt qui s’attache à nos actes.

Insistons. Le tournant est décisif. Pour la préservation de nos libertés, nous obéissons à nos voix intérieures, en nous raidissant dans des attitudes propres à sauvegarder nos traditions. Notre culture, il s’agit de la préserver en l’adaptant. « Absorbé matériellement, continuait André Siegfried, le Canada ne survivra que par ses influences intellectuelles. » Romier ne dit pas autre chose de la France placée en face des invasions américaines. L’Américain nous communiquera ses audaces que nous réduirons au service de notre génie. Notre passé nous guidera, notre passé qui n’a pas été conquis et qui nous reste. Ainsi de la tâche nouvelle, la tâche économique, nécessaire et dangereuse, où je distingue l’art parce qu’il est un signe extérieur ; ainsi de notre action sociale, où nous mettrons à la place des préceptes rigides d’une police collective la pénétration de notre catholicisme latin. La belle lutte ! Rendons-la lucide, nous qui l’avons conduite d’instinct. Demandons la victoire définitive à une formation appropriée. Autrement l’événement nous aura vite emportés.

Notre langue est aussi ce qu’elle est. Ne la dorons pas de nos susceptibilités. Nous avons d’amusantes réactions qui couvrent jusqu’à la moindre critique. Notre langue est intéressante dans sa vie, dans son évolution, dans sa défense. On le comprend mieux lorsqu’on la compare. L’anglicisme gagne le français de Paris, l’atteint, le crible, comme un microbe attaque un corps sain. Le sport naguère était touché. Aujourd’hui, d’autres membres sont envahis. On prend le five o’clock tea avec des toasts et du cake, le breakfast et le lunch. Un cinéma belge annonce un grand event dans la gentry anglaise, curieux retour à la langue franco-normande qui réjouirait Philippe Geoffrion. Bar et barman sont définitivement acquis. Manager n’est plus en italiques et Carco écrit : prendre un glass. On expose des sweaters, des pull-overs, des blazers. Ginger ale a fait des progrès. Un livre de recettes indique les secrets du fudge, des clipps aux noix et à la mélasse, du caramel honey. Boulevard de Clichy et rue Pigalle, j’ai relevé par amusement : Cafeteria, High-Life Concerts, Clichy tabacs, Tailleur Jacques Tailor, American Bar, qui est partout et jusqu’à La Haye, Metropol Hotel, Iris Bar, Pierrot’s Hotel, Pigall’s Tabac, Imperial « soupers », Select Hotel, Atlantic Hotel, Donkey’s Bar, Pigalle dentaire, Broadway Midnight Follies, American Club, Mitchell’s Quick Lunch, Fox Films, et cette perle : « Pigall’s maroquinerie ».

C’est une mode, je le sais bien, et qui passe. Mais je songe malgré moi à notre pain grillé ou à nos rôties et à notre gâteau aux fruits, à chandail, qu’Asselin fit triompher pendant la guerre, à nos fins de semaines et à nos entrevues, dont on ne veut pas, à poutine, à paparmane, à crobarre, à garçon de buvette, à magasiner, et même à char-réfectoire que Giraudoux a blagué aimablement. Indésirable, que nous inventâmes, a gagné les théâtres du Boulevard puis la langue populaire. Réaliser a plu aux académiciens. Romier accepte capital investi et travailleur qualifié, Nous sommes en plein laboratoire. Nous traduisons week-end, nous francisons peppermint, nous inventons tournoi de ballon, nous faisons dévier réaliser. Tout cela est troublant, mais utile. Peut-être un jour, ainsi que le désirait Remy de Gourmont, l’accord se fera en Romanie vers la défense de toute la langue française.

Enfin, sachons la valeur des choses qui nous sont propres. Le savant, le littérateur, l’homme de profession, intéresseront par leurs expériences canadiennes. Nous tenons là une promesse d’originalité. La médecine et l’art français au Canada, la géologie et la géographie canadiennes, l’expression littéraire d’inspiration canadienne, l’évolution de notre politique, l’orientation de notre législation, les particularités de notre histoire, nos attitudes dans le domaine économique, nos réactions devant l’américanisme : mille sujets qui nous vaudront une personnalité à la condition de travailler. Reprenons des œuvres que des étrangers ont menées au succès, nous rappelant que Maria Chapdelaine, quoi qu’on en dise encore, La Colonisation de la Nouvelle-France, Le Canada, les Deux Races, Les Origines religieuses du Canada, La Colombie britannique, Le Bouclier canadien-français, feraient bien dans une bibliothèque d’auteurs canadiens. Au surplus nous répandrons ainsi la vérité sur notre pays.




Plus curieux que je n’aurais cru, ce départ. Déchirement, parmi un reste d’indifférence. Je me raisonne : Paris, au cadre charmant, n’est plus le même. Internationalisé, américanisé, il révèle à celui qui ne fait que passer un visage qui n’est plus le sien. Et cependant, j’ai de la peine à le quitter. En ce moment, je ne songe plus à mon séjour en Belgique, à mes courses à travers la France ; tout cela, dont je me suis détaché peu à peu, cède devant le regret actuel. Le taxi, en automate, avec l’idée hâtive et sotte de m’acheter un faux col. La gare, et la gêne des adieux prolongés. Le premier tour de roue qu’accompagne un regard sur les maisons que l’on aperçoit au-dessus de la tranchée. Puis un temps maussade, des prés verts et mouillés dans un vague brouillard. Je découpe des livres en suivant la conversation d’aimables voyageuses : Paris transformé, déserté par les Français, un théâtre hésitant qui se porte vers des reprises pour y chercher des sursauts de vitalité ; le vide des Music Halls comblé par des étrangers à qui l’on jette une pâture quotidienne. Et pourtant, on se plaît à y revenir.

Cherbourg. J’en connais la physionomie : le décor du détachement, après la féconde Normandie où nous avons revu Caen et la ville où vécut sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Lisieux. Cette fois, je veux visiter Cherbourg, mal jugé par le regard maussade de l’adieu. Ne m’a-t-on pas dit que derrière la grisaille des hautes maisons, il y avait des beautés ? Le taxi longe la mer sur laquelle s’étend un rayon de soleil que la brume dissémine. Des noms passent et justifient ceux que j’ai si souvent blagués chez nous : Urville, Pauville, Anverville, Gréville. Ici, dans le décor que forment quelques habitations autour d’une église merveilleuse, d’une ancienneté sans retouches, la statue de Jean-François Millet. Une harmonie pieusement gardée. J’y vivrais des heures, qu’une connaissance mieux avertie rendrait plus heureuses. Mais c’est le sort de ces visites : elles ne sont même pas de cérémonie, elles sont de vitesse. Entre deux ronflements de moteur, vite au bureau de tabac où l’on vend de tout : je puise fébrilement dans une boîte trois cartes postales auxquelles je redemanderai la vision trop brève. J’emporte ce moment de pierre, mais je laisse l’atmosphère où j’eusse aimé me recueillir. Hélas ! il en fut toujours ainsi : de la Normandie, du Poitou, du pays de Chartres, même de l’Alsace-Lorraine. N’ai-je pas passé mon temps à trouver des coins où j’aurais voulu m’arrêter.

Nous descendons le coteau qui domine Cherbourg, parmi les ajoncs pointillés de fleurs jaunes, les arbustes aux épines noirâtres et les pins en parasols. Voici, dans un détour qui abrite du vent, la maison de Millet, basse, simple. Une plaque : « 4 octobre 1814, ici est né le peintre Jean-François Millet ». C’est tout. En face, son puits : une poivrière descendue d’un toit, dont le temps arrondit les contours d’une longue caresse. À gauche, un escalier, vermoulu, étroit, conduit à une maison dont un Américain est devenu propriétaire. Il y vient l’été. Il a, probablement avec raison, remplacé le chaume du toit par de belles tuiles, fortement agrippées. Le chauffeur murmure : « Ce n’est plus cela ». La route rebondit vers la mer. Nous traversons les mêmes villages, revoyant l’hôtellerie que le père de Millet aurait tenue, l’hôpital maritime, les quartiers où loge l’aviation. Cherbourg de nouveau. Achat d’un dernier paquet de cigarettes dans la langue qui est la nôtre. Mauvais dîner au casino, maison sans attaches, sans charme : belle à l’arrivée sans doute, anonyme au départ.

Le transbordeur transi nous porte vers le bateau que l’on n’aperçoit pas encore, mais qui doit arriver là-bas, de l’inconnu où déjà la nuit s’est installée. Encore un mouvement vers le départ définitif. C’est bien long. Depuis le pont de l’Albertic des phares nous éclairent. Au coin de la porte de fer où nous allons passer, un matelot attend la manœuvre. Allons, voici ta vie revenue. Reprends-la. Salue ton maître, celui du monde. Secoue tes souvenirs devant la réalité.

Je monte sur le pont dire adieu, comme chaque fois, à la dernière chose qui vive, les lumières ironiques et fidèles. J’attends. J’attendrai jusqu’à ce qu’elles disparaissent. L’ombre seule brisera le lien. Mais de quoi l’émotion renaît-elle ? Est-ce parce que je n’étais pas venu depuis trois ans ? Je me croyais mort à l’enchantement. Mon arrivée m’avait laissé froid, sans réflexe. J’allais sans m’attarder, sans me joindre ni me lier, libre et indifférent. Une lucidité qui me paraissait une victoire. Le décor est resté superbe, me disais-je, mais son âme est absente. Tant mieux, je souffrirai moins de le quitter ; je regretterai moins de ne pas m’y fondre. Mes poursuites additionnaient les convictions : le théâtre amoindri, la société distante, l’effort créateur agité d’intérêt matériel, emporté loin des vérités essentielles et des grâces traditionnelles, les figures fermées, un mouvement vers le gain immédiat, l’étranger partout où j’avais laissé le Français, le Français même devenu par tant de côtés l’étranger, tous les traits désarçonnants, déconcertants, d’une période d’adaptation.

Muré dans une chambre d’hôtel que j’accusais de toutes mes désillusions, devant une table à tout mettre, près de lits longuement défaits, j’éprouvais même, certains jours, le vague désir de partir. J’allais volontiers vers la province, vers la France d’hier et d’aujourd’hui. Pourquoi donc revivre dans un adieu ce que je croyais n’avoir pas éprouvé ? J’analyse. Je cherche. Le regret me serre la gorge. Il m’étreint de toute ma dernière journée de Paris. Il faisait soleil. Je me mêlais à la foule. J’étais Français, dans les rues, dans les magasins, au café. Je reprenais une vie pleine dont j’avais été lent à m’apercevoir. Le décor retrouvait son âme. J’étais à Paris. Je le sais maintenant, parce que je l’ai quitté.

Le bateau, appuyé d’un remorqueur, a tourné sur lui-même, prudemment. Le lointain scintille encore. Puis, la nuit totale, à babord et à tribord ; car je m’en suis assuré. Je suis seul. Je dis tout bas : c’est fini…

Des souvenirs remonteront des choses et des êtres vers le cœur : l’échange de la monnaie française, le goût d’une cigarette, un achat retrouvé, une figure évoquée, une heure revécue. Ainsi peu à peu se drape un voile sur la mort.




Le lendemain, le regard retrouve la mer toujours chargée d’inquiétude. De petites vagues se poursuivent joyeusement. Un soleil pâle inonde. L’ai-je jamais vu ainsi au sud de l’Angleterre ? Une brume rosée à l’horizon. Je m’affermis vers mon pays où je suis heureux de rentrer, vers mon destin et le milieu qui est mien. Je distingue les choses qui m’attendent parmi des affections et la tâche quotidienne. Je m’appuie au bastingage comme lorsque j’arriverai à Québec et à Montréal. Mon pays est grand et vigoureux. Le peuple, que je comprends mieux que jamais, est intéressant, qu’il agisse ou qu’il se défende. Je retourne vers ce qui ne s’arrache pas du cœur : la patrie. Et je note cette réflexion d’une Canadienne française vivant depuis longtemps en France : « Oh ! comme je m’en irais au Canada, si je pouvais emporter mes morts ! »

La mer est gentille. Le vent garde l’horizon clair. Une fraîcheur âpre nous rapproche du pays et rend le cœur plus vif. Je retrouve avec joie les nuits du nord, fidèles à chaque retour. Peu d’événements. Une saute de vent, une banquise aux allures de bête fauve assoupie, suffisent à remuer notre curiosité. Je « tiens » le temps, comme disent nos gens. Quelques livres, d’agréables conversations, des souvenirs encore jeunes. Nos craintes instinctives s’apaisent dans le calme des jours. C’est un délice. Je comprends enfin ceux qui disent avec une placidité dont j’ai souvent douté : « La mer est un repos ».

Mais je me rappelle les surprises des « terres neuves ». À deux cents milles de Cape Race, le ciel se voile d’un linon et le brouillard nous enveloppe d’une ouate légère. Le supplice de la sirène martèle chaque minute. La mer a des cassures métalliques. Trente-six heures de solitude brumeuse ! Nous entrons au pays sans le voir.

À la sortie du détroit de Cabot, le vent du nord-est se cabre brusquement, en tempête. La neige tombe, d’abord molle et lourde, puis en tourbillons, sur la mer affreusement grise. La vague enfle. Je distingue dans l’obscurité de larges nappes d’écume. Le bateau reçoit la houle de côté, s’incline, revient, têtu et bon enfant sous la bourrasque. Les ponts d’arrière sont blancs. Une femme se tient debout près d’une porte ; elle est enveloppée d’un châle noir. Immobile et triste, elle regarde. On dirait ainsi que nous transportons une page illustrée d’un conteur russe. Le brouillard persiste. La vague passe. Le bateau mugit : un cri brutal, déchiré. Tenir sous le souffle du nord ! Puis le mouvement s’apaise. Mais la neige tourne encore, sous nos phares, contre le noir de la mer. Elle nous étonne. Elle ricane que nous la retrouvions, nous qui croyions en avoir fini.

Le lendemain, l’entrée que j’ai toujours connue : lumineuse, immense. Le soleil regorge. Le ciel est bleu, sauf au-dessus de Gaspé où flottent des nuages roses attardés. Gaspé ! La terre qui nous apparaît enfin a gardé, parmi des stries de neige, les tons de l’automne. Je retrouve les vallées rocheuses couvertes d’arbres, où courent des rivières. L’abbé Chenard place des noms sur ce sol où il fut missionnaire et curé : le criard de Madeleine, Manche d’Épée, St-Antoine du Gros Mâle — du « Gros Morne » — affirme Mgr Ross, L’Anse pleureuse, le Ruisseau des Olives, Mont-Louis, la Rivière à Pierre où des gens de Montmagny vivent de vieilles traditions, la Rivière à Claude, le Ruisseau Arbour — ou à rebours — car il boucle à cet endroit même, la Pointe à la Frégate, le Gros Nez, Marsoui, le Gros Pisseux, le Petit Pisseux, la Rivière à la Martre, le Cap du Renard, le Ruisseau Castor, Sainte-Anne… Je me rappelle Blasco Ibanez racontant dans Le voyage d’un romancier à travers le Monde comment les Espagnols ont baptisé la Côte de la Californie, suppléant leur imagination des noms du calendrier. Qui reprendra nos noms français, pour animer de l’attrait de la connaissance, ces plis refermés sur des villages. Jean Brunhes a fait cela pour la France, car un nom c’est un premier signe d’humanisation. Terre sympathique, cette Gaspésie. Les populations font la pêche et le chantier, chargent les navires, cultivent peu, sauf si elles y sont contraintes, bien que, de leur propre aveu, la culture les sauve. Les Monts Notre-Dame poursuivent leur arête bleue, splendides en plein soleil. Quelles richesses recèlent-ils ? Quand se décidera-t-on à le savoir ? Quand donnera-t-on à Gaspé la vie, c’est-à-dire le transport ? On y vient, par la route. Il faut plus : le transport terrestre et le transport maritime. Quelle occasion d’adapter l’américanisme qui n’hésiterait pas longtemps devant pareille tâche.

Deux heures de l’après-midi. Jamais je n’ai vu spectacle plus grandiose. Me recueillant pour le définir, je sens bien que je n’y arriverai pas. La rive nord s’esquisse, adoucie par une légère transparence qui blanchit l’horizon. Les courbes des Laurentides sont douces et souples. Quelques pans se détachent qui marquent un amphithéâtre à peine distinct. Le golfe n’est plus qu’un million de vagues gracieuses. Tous les verts, jusqu’au centre bleu. La rive sud, beaucoup plus près, se dessine magnifiquement. Nous passons Matane, pays plus ancien où la culture découpe des étendues blondes, sans vie apparente à cette aurore du printemps, encore automnales et comme ensommeillées. Plus haut que les champs, la forêt dont les lambeaux divisent les prés roux. Plus loin encore, espacées, des montagnes aux lignes disciplinées. Plus loin toujours, un pic neigeux que prolonge la pureté du ciel. Le bateau est au centre de cette radieuse beauté. Il laisse après lui une traînée rutilante, bordée d’écume. Les mouettes entêtées encerclent de leur vol lumineux le point vif de l’Union Jack. Elles oscillent par centaines dans l’air et se suivent, les ailes droites, à peine agitées. Les plus éloignées inclinent vers la mer. Elles se posent, blanches. Là-bas, elles se confondent avec les crêtes des remous.

Je me tiens debout sur le pont supérieur. Mes yeux ne se lassent pas de cette majesté, de ces couleurs, de cette harmonie, de cet accueil. Oubliés, le brouillard et la tempête qu’un peu de neige souillée et frileuse rappelle sur un coin de pont où on l’a poussée, comme un déchet. Le soleil baigne tout le pays, pénètre jusqu’aux reliefs qu’il efface, ne laisse que quelques ombres à peine tracées, nettoie la mer, la peint de mille couleurs mouvantes, éclaire l’horizon d’un blanc presque livide, et met sur toutes ces choses qu’il révèle une inexprimable joie. Ma figure, parmi tant de visages britanniques, froidement sensibles, ne bronche pas. Mais je hurle intérieurement, d’aise et de satisfaction. Et je descends l’écrire mal, ne fût-ce que pour garder le souvenir d’un incomparable éblouissement.

Sur le Saguenay, un coucher de soleil. Les montagnes sont pourpres sur le fleuve pâle : elles s’incrustent lentement dans le ciel jusqu’à se confondre avec la nuit.

À Québec, nos yeux encore européens reconnaissent tout de suite une parenté. Formons des vœux pour que le conseil municipal et le gouvernement de la province la protègent et la gardent.

La campagne est amortie par un reste d’hiver. Mais pourquoi tant de maisons grises et tant d’ormes ? Et puis, au Canada français, pourquoi chacun possède-t-il sa clôture, son poteau de télégraphe et son escalier extérieur ?

Le port de Montréal nous étonne. Quel progrès ! J’ai l’impression qu’il grandit devant nous, au moment même où nous passons. Cette vitalité à laquelle j’ai ramené toutes mes démonstrations pendant mon séjour en Europe, qui m’a servi d’argument contre toutes nos défaillances, est pour moi une confirmation.

Nous nommons intérieurement les édifices que dresse la ville familière. Je soupçonne le Cercle universitaire, d’où je suis parti il y a quatre mois et où je reviendrai porter le faible écho d’un ravissant voyage.


IN HYMNIS ET CANTICIS














IN HYMNIS ET CANTICIS




T RENTE ans, Maurice Barrès a fixé dans ses Cahiers les ombres et les rayons de sa gloire. Carnets de route dont l’aspect matériel importait peu à l’auteur qui les achetait au hasard des boutiques, dans les villes où il passait : Venise, Tolède ou Alexandrie. « Épinglons nos trésors », disait-il. Il y jetait pêle-mêle des mots, des récits, des souvenirs, des inquiétudes, des rêves. On y voit luire l’aube de ses grandes entreprises.

Ils forment aujourd’hui des volumes. La lecture en est difficile, sinon fastidieuse, au moins pour nous qui vivons loin des subtilités de l’âme française. On réprime mal une impression de dessèchement en même temps que l’on touche aux sources incessantes de l’exaltation. Il faut poursuivre cette lecture avec les ménagements que l’on apporte à reprendre les pièces d’une collection.

Les Cahiers nous livrent en effet une chose infiniment précieuse, « une règle de vie », accordée au rythme des préoccupations qui assaillent l’homme, tour à tour homme politique ou romancier, et s’épanouissent dans le frémissement de son esprit. Tout est tendu vers une formation : les faits, les idées, l’écriture même. Barrès ne néglige rien de ce qui le touche et prendra demain sa signification dans l’œuvre encore insoupçonnée. Il retient l’image d’être fugitive. Il dégage la lumière et l’indique d’un trait pour qu’elle renaisse sous la cendre du temps. Règle aussi de travail. Dans le refuge de cette méditation quotidienne, l’écrivain prend conscience de ses valeurs.

Nous avons la révélation de l’amour — la piété, disait Péguy — du métier. (Le troisième Cahier se termine par cette définition : « Mon art, un besoin d’expression juste »). Dans la préface qu’il a écrite pour le premier volume, Philippe Barrès cite des recettes plus précises : « Léchez votre ours… Ne quittez votre bouquet que lorsqu’il fait bien rond… Parvenez à vous dégager de votre ouvrage et à le dominer ; tenez-vous au-dessus comme l’abeille au-dessus de son miel ». La pensée de Barrès, excitée par l’événement, est dirigée vers son métier d’écrivain et, plus haut, vers sa propre perfection. Perpétuellement il se nourrit dans le désir de s’accroître.

Comme il est loin l’à peu près que l’on déplore chez les nôtres. Quel exemple de contrainte professionnelle et de progrès spirituel ! Aimer — ce sont presque les mots de Barrès — ce qu’on a choisi de faire, sinon même ce que le sort impose de faire ; accomplir sa tâche dans le respect des principes dont elle doit résulter. Que ne gagnerions-nous à cette surveillance, quand la médiocrité, l’imprécision, la satisfaction facile, une paresse généralisée, marquent notre existence au point que nous ne nous rendons plus compte de nos insuffisances.

Certes Barrès n’est pas le seul qui ait confié au papier l’ordinaire de sa pensée. Dès l’école, n’avons-nous pas copié des vers ou des tirades et griffonné des fiches, témoins, au fond des tiroirs, d’enthousiasmes souvent inexplicables à l’âge mûr ? Le carnet ne s’inquiète pas tant de l’expérience des autres. Il reçoit l’apaisante vérité d’une confidence. Il harmonise l’observation et la lecture en une réflexion rapide où la sensibilité se repaît. Un vers qui plaît, une citation qui éveille un mouvement, le reflet d’un caractère ou la couleur d’un horizon, un incident banal qui prend la force d’un argument, un aveu ou un espoir, même les contractions de la souffrance, tous les mouvements de l’intelligence devant la vie, s’ordonnent et demeurent. Peut-être n’y revient-on jamais ? Ce n’est pas sûr, car il y a une curiosité du souvenir. Peu importe, d’ailleurs, pourvu qu’on ait pris l’habitude de réagir. Merveilleux procédé pour ceux que séduit l’expression ou qui, plus simplement, voient avec regret se diluer dans l’indifférence uniforme des jours les images dont ils ont pourtant soupçonné la beauté !

Que de gens, hélas ! cristallisent peu, qui n’ont pas de sens critique, qui restent de glace devant l’universel ravissement des choses, repliés sur le vide de leur cœur, victimes d’idées toutes faites, de conventions ou de préjugés, et n’atteignent jamais à la connaissance, même à la présence de leur être, satisfaits de subir l’inexorable nivellement de l’imitation.

Le mieux que l’on puisse espérer, c’est qu’ils mettent dans leurs gestes le noble instinct d’une tradition ; mais la tradition est dans un singulier péril quand l’âme ne la perçoit plus. Au contact des mœurs étrangères, elle ne saura même pas qu’elle périt lentement.

Déjà elle se traduit moins bien. La sensibilité émoussée renonce à s’exprimer. Elle se réfugie dans la commodité d’une éloquence toute faite, abreuvée de fausseté jusqu’à l’enivrement de ce qu’elle croit être la vérité, et ignore l’inspiration de la réalité où se poursuit le drame de sa destinée meurtrie. Elle en arrive à se nourrir de ces mots creux. Erreur fatale, qui s’installe dès l’école et dévie l’esprit de l’enfance. Les mots ne s’apprennent pas, ils se vivent : on ne les possède vraiment que si on les a utilisés. La langue multiplie nos connaissances à l’infini des êtres et des choses. Le vocabulaire irradie les nuances du monde extérieur et les fait passer en nous. L’intelligence à son tour reprend les mots, et les ordonne dans le domaine de la spéculation où le Français met tant de complaisance. Des idées naissent, s’unissent, se complètent par la réflexion ; et la volonté se détermine aux clartés de la vie intérieure.

Ceux qui ne s’inquiètent plus des mots, de leur précision, de leur pureté, de leur valeur d’expression, se rendent-ils compte que leur attitude est une abdication, voire une trahison, parce qu’ils ont oublié, s’ils l’ont jamais sue, la règle qui les aurait retenus dans la fidélité. Leur langue, engorgée d’anglicismes, s’anémie comme un organisme livré aux globules blancs. Et c’est une chance si, par un snobisme à rebours, ils n’exhibent pas la phobie du bon langage, c’est-à-dire du simple langage, s’appliquant à des tournures bâtardes où s’encanaille leur prétendue démocratie ; ou s’ils n’acceptent pas leurs fautes en prétextant qu’ils savent mieux et que, de surcroît, depuis Louis XIV, la France parle mal.

J’ai entendu des gens de robe défendre avec éloquence l’expression hélas ! consacrée : « Faire application au tribunal ». Application, c’est un mot français, disaient-ils, pourquoi ne pas l’employer ? Évidemment. On en a vu bien d’autres ; mais, application, n’a pas le sens qu’on lui prête. S’étonne-t-on que présent veuille dire actuel en anglais ; et que actual signifie réel ? Heureuses chinoiseries, sans lesquelles le langage ne serait que fadeur. Surtout : irremplaçable discipline dont dépend rigoureusement notre caractère. Les mots n’obéissent pas à notre fantaisie. Ils ont chacun leur son, leur couleur, leur éclat, leur mystère. L’écrivain croit les juger quand ce sont eux souvent qui condamnent l’écrivain. Il faut les respecter : ils sont la pâte de la pensée. Écrire, c’est modeler. Qui a vu un sculpteur accentuer un sourire ou mettre de la lumière dans un regard, comprendra.

Rien d’étonnant que le goût s’effrite aussi quand on n’en cultive plus les ressources, quand on n’en soupçonne plus les secrets. Les mœurs subissent les infiltrations américaines. L’art, malgré les promesses de certains réveils, qui d’ailleurs ne soulèvent encore qu’un bord de paupière, malgré l’évidence de notre talent, a prodigieusement reculé depuis soixante ans que la cabane a gagné nos villes. Ainsi parlait du moins un jeune abbé, épris de beauté, alors que tous deux nous nous engagions dans un des détours les plus charmants de la province, la vallée de la Yamaska. La maison de pierre subsiste, ici et là, dans nos campagnes et les yeux se posent avec délices et regret sur ce témoin de nos vertus passées, mais les dépendances, noircies par le temps, mal disposées, ne l’accompagnent plus de richesse ni de grâce. D’inénarrables boîtes carrées, au toit en cascade, jettent dans un village qui allait être joli tout entier, le désaccord de leur laideur. Dans cette architecture et dans la naïveté d’un mobilier que seule la piété nationale me retient de qualifier, on chercherait en vain une discipline de salut. La vie continue vers la mort.

Nous sommes encore français, non pas peut-être par où nous croyons l’être, mais par des traits plus enfoncés que nos réflexes attestent. Plongés depuis tant d’années dans un bouillon de culture anglo-saxon, il serait étonnant que nous n’y eussions pas laissé des bribes de notre personnalité. Nos gestes se sont guindés, soit imitation, soit condescendance, au contact de la réserve britannique. L’idée que nous avons du sens pratique, le mépris où trop souvent nous tenons l’intelligence, sont des emprunts, pas très heureux, à nos voisins. Notre parlement provincial, dont nous faisons une forteresse, est imprégné de procédure anglaise, et le jeu électoral s’accomplit à l’américaine quoique, j’en conviens, les électeurs s’en repaissent à la française.

Il nous reste notre visage, que l’on changerait difficilement ; quelques vieilles coutumes, celles qui n’ont pas voulu mourir, on ne sait trop pourquoi ; l’indéracinable individualisme « plus résistant qu’entreprenant », comme on a qualifié celui que gardent les gens de l’ouest de la France ; un manque congénital de solidarité ; l’esprit de clan par quoi la Bretagne nous aurait marqués plus que l’on ne pense d’ordinaire, et l’esprit chicanier qui est le lot de la Normandie ; un certain attrait de l’universel que nous devons au catholicisme ; la langue et des lambeaux d’architecture ; surtout le droit, qui a façonné nos biens, nos foyers et nos liens civils.

Que ces choses aient subsisté, je n’y contredis point. Mais qui ne s’inquiéterait qu’elles soient désormais vouées à une sorte d’empirisme, sous l’évocation d’un passé que nous renonçons à analyser, et sans philosophie du devenir ? N’est-ce pas le plus grand danger que nous courrions, cette absence de surveillance sur nous-mêmes, qui provient de l’ignorance où nous vivons de nos puissances ethniques et d’un détachement de plus en plus accentué des règles auxquelles notre durée devrait se soumettre ?

La langue et le goût, les deux signes auxquels je me suis arrêté, révèlent notre civilisation comme la végétation, la vigueur de la terre. Les abandonner, les négliger, c’est renoncer à notre caractère. La langue, en particulier, est le cran de notre résistance et la condition de notre survivance. Aussi longtemps que nous n’aurons pas compris cela, il n’y aura qu’à se laisser sombrer. Il faut donc restaurer la langue dans sa fonction, qui est essentielle et que nous ne pouvons pas rejeter sans accepter le risque de disparaître. Il faut rétablir la plénitude de son rôle dans l’élite et, par l’élite, dans le peuple ; il faut remonter par elle jusqu’à l’idée de civilisation et jusqu’à l’idée de patrie que, par malheur, nous ne possédons plus guère et dont nous n’allons pas faire des ex-voto suspendus au temple désaffecté d’une histoire glorieuse. « Peut-être avons-nous le temps encore, écrit Lucien Romier, de goûter le plaisir de France, tel que l’ont fait nos pères, et ainsi de retrouver, dans ce qu’ils aimèrent, l’empreinte d’un génie qui nous servira même pour changer. »




De quoi jaillit la discipline qui conduit l’esprit ?

Barrès, dans le troisième volume des Cahiers, réfléchit sur la formation qu’il sied de donner à de jeunes Lorrains. Il faut les élever in hymnis et canticis. Ce rejet de l’hymne pour la Fête-Dieu, de Saint-Ambroise, Barrès l’emprunte à l’abbé Bremond, et il en est enchanté au point de le mettre en exergue au livre de l’école. Il veut exalter chez l’enfant la leçon de la tradition, qui vient par la famille, et lui faire connaître et comprendre la terre où il vit, le milieu qui va l’absorber.

Je retiens surtout les passages où Barrès conseille d’éveiller chez les petits Français des images du pays, où sa théorie sur l’éducation repousse le vide des formules pour les vibrations de la vie.

Il écrit — et l’on remarquera la consistance de ce style improvisé :

« Cette tradition de ses morts et de sa terre que chacun doit retrouver dans sa conscience, elle ne consiste point en une série d’affirmations décharnées dont on puisse tenir catalogue. Et, plutôt que des jugements sur la société, c’est un sentiment général de la vie, c’est une manière de réagir commune en toute circonstance à des gens de même formation. Il ne suffira guère qu’à un enfant je fasse apprendre par cœur les plus beaux aphorismes du monde ; il faut que je trouve des images qui soient vivantes pour un petit garçon dans sa vie de tous les jours, des images, entendez-moi bien, qui déchaînent en lui de la musique. »

De la musique ! La gamme des sons qui forment l’harmonie de la patrie. Voilà qui condamne le procédé, les accumulations de dates et de batailles, les énumérations fastidieuses où s’épuise la géographie, la stylistique morte réduite à une mnémotechnique blafarde, les principes « sans chair » enfin dont on ne fait des motifs d’action que si on les raisonne en les rattachant à la vie.

L’enseignement livresque est la cause de notre mal. Il s’en tient à la lettre du manuel, que reflète le miroir de l’examen. Nulle vie. Un champ clos de questions et de réponses, les unes entraînant les autres dans un mouvement de mitrailleuse. J’ai parcouru trente copies que le hasard m’avait confiées : elles étaient désespérément semblables, et presque toutes portaient le maximum des points. On s’y résout, mettons qu’on s’y résigne, pour assouplir la mémoire et parce que, me dit-on, le terrible examen est la pierre de touche de la docilité de l’élève et du zèle du maître.

Il y a lieu, sans doute, de cultiver la mémoire, les mémoires, car on en compte plusieurs, mais pourquoi ne pas les nourrir de belles choses et faire intervenir la raison ? Par malheur, le livre, comme on l’emploie, n’est qu’un instrument. Autant démonter un mécanisme pour le seul plaisir de dénombrer ses pièces, sans s’inquiéter de leurs fonctions. Que demeure-t-il des noms de rivières, de montagnes, de ports ou de villes accumulés « l’espace d’un matin » ? N’ai-je pas rencontré cette question : « Énumérez les principales baies de la côte de l’Atlantique » ? Et ces gouverneurs du Canada retenus à la file comme font, des rues de Montréal, les contrôleurs de nos transports en commun ! Quelle sécheresse en soi qu’une règle de grammaire si on ne l’a pas, en l’appliquant, vivifiée de nuances ! Quelqu’un m’a confié qu’il avait appris la stylistique par cœur : dites, ne dites pas ! Espère-t-on provoquer l’amour de la langue par l’ennui ?

Il y a deux mondes : celui des manuels et l’autre, le monde extérieur dont on néglige les leçons. Nous nous installons dans un décalque et, ce qui est plus grave, nous en prenons l’habitude au point de ne pouvoir plus en sortir. La vie, dans ce refuge que nous prenons pour une formation, nous laisse dépourvus. Notre science des choses n’est pas adaptée aux choses, si bien que nous ne trouvons pas de solution immédiate au problème le plus élémentaire s’il se pose dans la pratique courante. Combien n’ai-je pas tenté d’engager vers le raisonnement de têtes pourtant assez bien faites, sans arriver à les tirer des chemins battus de la mémoire ! Pas de vision, encore moins de personnalité : un automatisme sans attaches. Car le savoir livresque ne persuade pas du principe essentiel de la connaissance : l’action ; n’aboutissant pas à une discipline, il ne passe pas dans la volonté.

Le Devoir a publié vingt fois, à propos du Catéchisme pittoresque de l’abbé Victorin Germain, ce passage d’une lettre de Mgr l’évêque de Gaspé que je relis toujours avec délices :

« Je crois votre livre très propre à procurer aux parents et aux institutrices, par son langage simple, clair, l’intelligence des choses qu’ils doivent enseigner aux enfants ; propre aussi à fournir aux catéchistes de toutes catégories, prêtres ou autres, un modèle de la simplicité avec laquelle il faut parler aux enfants des choses élevées de la religion. Mais j’y mets une condition : c’est qu’on ne se mette pas en frais de faire apprendre le texte par cœur, et que l’on se contente de saisir la moelle de la doctrine pour en nourrir l’esprit et le cœur de l’enfant. » — In hymnis et canticis !

Du catéchisme à la philosophie il n’y a qu’un pas dans le domaine de la spéculation où s’épanouit la spiritualité. C’est aussi un signe des temps que ces quelques lignes consacrées par le père Robert Fortin aux premières Journées thomistes, tenues à Ottawa, en 1935 : « Ce qu’il faudrait, semble-t-il, d’après les mêmes rapports qui ont constitué la partie dynamique et pratique de ces journées, c’est un thomisme plus vécu, et par conséquent plus vital et plus vivant ; plus vie, dirions-nous tout court, dans l’étude comme en classe, pour les élèves comme pour les maîtres. Et donc, par voie de corollaire, un contact direct avec les écrits, les principaux du moins, entre autres la Somme Théologique de Saint Thomas d’Aquin. »

Ces deux textes ne nous indiquent-ils pas le salut, par un effort résolu pour nous débarrasser du livresque afin que se produise — je cite encore le compte-rendu du père Fortin — « le réveil sous les cloîtres » et que, dans une lumière nouvelle, se ressaisisse l’âme populaire.




« Si nous cherchons, poursuit Barrès, le meilleur dressage pour qu’un enfant s’accorde à la longue série de ses morts, un principe, c’est d’abord que son imagination se forme en toute confiance auprès de ses parents. Une magnifique condition, c’est ensuite que le pays où il habite, au lieu d’être une chose inanimée, un milieu morose, devienne une influence. Toute région présente une pensée, et cette pensée demande à pénétrer les cœurs. »

On sait le parti que l’auteur a tiré de cette idée, et de quels accents il a chanté la Lorraine, exalté la Colline inspirée, dressé « la terre qui semble respirer » comme un témoin des civilisations successives.

Que prêche-t-il de ce lieu d’élection sinon l’observation, source de précision et d’énergie ? En manquons-nous assez ! Un pédagogue, parlant devant des pédagogues, disait avec sérénité : « On nous demande d’observer ; mais enfin, Messieurs, qui donc observe tant que cela ? » Ce propos authentique, tenu sans l’ombre d’un sarcasme, marque la limite où nous a menés le manuel, le point de bifurcation vers l’espace irréel où s’accomplit notre destinée.

Nous ne nous plions aux hommes ni aux choses. L’influence absorbante du milieu, la psychologie des groupes ethniques qui nous pénètrent, ne nous intéressent pas. Une apathie généralisée livre la nation aux influences étrangères. Celle-ci ne s’appuie plus sur sa terre ni sur ses morts, elle ne saisit plus dans les événements le fil de ses jours, faute d’un retour sur elle-même qu’elle devra pourtant effectuer si elle ne veut pas que s’effondre une résistance qui tient de moins en moins à l’esprit.

L’absence d’observation apparaît dans la pauvreté de nos réactions devant la nature. « Quelle belle lune ! Le beau lac ! Les jolies fleurs ! Le bel oiseau ! » Allons-nous au-delà ? L’élan de notre cœur se borne à ces abstractions qui manifestent universellement notre ignorance des sons, des couleurs, des reliefs, et de leur enivrante harmonie.

Je n’en ai pas au manuel en soi, qui est indispensable ; mais sa fonction est de nous donner des notions fondamentales qui ne soient pas des platitudes. Il doit fuir l’insipidité et trouver dans l’illustration et la disposition des matières un correctif à l’ennui. Mettons que c’est la manière de se servir du manuel qui est déplorable. Il faut, pour l’animer, faire sortir des mots leur valeur d’orientation ; on n’y arrivera qu’à la condition de dépasser le livre, d’en faire le point de départ d’une leçon projetée sur la réalité. Si on a pris la peine de regarder autour de soi, quelles ressources n’a-t-on pas alors !

Barrès glisse entre deux idées cette indication brève qui indique bien sa manière : « Donner un sens à la montagne ». Voilà ce dont il s’agit : donner un sens à la terre et à l’histoire. Le détail, recueilli avec patience et piété, nous y conduira, tous les détails et pas seulement celui qui traduit l’activité politique, tous les détails qui expriment notre humanité. « Ouvrir les fenêtres sur la vie », formule d’aération, reprise à notre profit par le chanoine Jean-Jean qui, lui, pouvait se payer le luxe d’être prophète en notre pays et de braver nos susceptibilités.

« Donner un sens à la montagne ». Notre vallée, qui paraît monotone à l’Européen, est enrichie du mouvement que lui communiquent les collines montérégiennes. Leur nom les rattache au Mont-Royal que Jacques Cartier baptisa. Nous les voyons, différentes selon que notre course nous entraîne : depuis Hochelaga, au moment de franchir le Saint-Laurent, depuis le vaste horizon que commande Saint-Sulpice, du tournant de Laprairie ou de la courbe du bassin de Chambly. Dans la brume matinale, elles gardent longtemps une douceur laiteuse, promesse d’un beau jour. Par vent d’est, quand l’atmosphère se purifie avant la pluie, ou dans les prenantes incrustations des soirs d’été, elles précisent leurs contours empourprés.

Que sont-elles ? Pourquoi ces roches dures, ramassées comme des pachydermes au repos dans la brousse, s’alignent-elles vers le sud ? Un manuel que j’ai vite épuisé, n’en dit rien. Les géologues sont naturellement plus précis. Ces « montagnes », comme on les appelle parce qu’elles paraissent élevées par rapport à la plaine, unie tout autour d’elles, sont des témoins au milieu du drift glaciaire, aplani par une mer aujourd’hui disparue. Interrogeons Marie-Victorin qui sait dégager de l’exactitude des choses les images que réclame Barrès :

« Au temps effroyablement lointain où l’humanité ne vivait encore que dans la pensée de Dieu, où notre vallée laurentienne était un bras de mer agité de tempêtes, une suite d’îlots escarpés émergeaient, comme d’immenses corbeilles de verdure, sur l’eau déserte et bleue.

« Les soulèvements de l’écorce ayant chassé les eaux océanes ne laissèrent au creux de la vallée que la collection des eaux de ruissellement, et les îlots apparurent alors sur le fond uni de la plaine alluviale comme une chaîne de collines détachées, à peu près en ligne droite, et traversant toute la vallée depuis le massif alléghanien jusqu’à l’île de Montréal. Ce sont : le Mont-Royal, le Saint-Bruno, la montagne de Belœil, Rougemont, Sainte-Thérèse, Saint-Pie, Yamaska et d’autres encore, dont l’ensemble forme ce que les géologues, habituellement moins heureux dans leurs désignations, ont appelé les « Montérégiennes ». Ce nom si bien sonnant mérite de passer de la langue scientifique à la langue littéraire, si tant est qu’il y ait lieu de faire cette distinction.

« Bubons volcaniques, bavures volcaniques marquant une ligne de faiblesse dans l’écorce de la vieille planète, les Montérégiennes ont résisté mieux que les argilites environnantes à l’inéluctable travail d’érosion qui remodèle sans cesse la face de la terre. Elles s’élèvent maintenant au-dessus de la grande plaine laurentienne, modestes d’altitude, mais dégagées de toutes parts et commandant d’immenses horizons.

« Le Mont-Royal et sa nécropole, les petits lacs clairs du Saint-Bruno, les prairies naturelles et les pinières du Rougemont, ont chacun leurs charmes particuliers, mais la montagne de Belœil semble avoir toujours été la favorite des poètes, des artistes et, en général, des amants de la nature. »




Barrès propose aussi des pèlerinages pour « dégager chez un jeune garçon ses dispositions chevaleresques et raisonnables, le détourner de ce qui est bas, l’orienter vers sa vérité, susciter en lui le sentiment d’un intérêt commun auquel chacun doit concourir, le préparer enfin à se comprendre comme un moment dans un développement, comme un instant d’une chose immortelle ». De cette idée, qu’il avait jetée dans un de ses carnets, Barrès a fait les Amitiés françaises, admirable manuel romancé, d’une simplicité de sommet. L’auteur conduit le jeune Philippe à Sion-Vaudémont, à Domrémy, à Lourdes. Il dégage, des traits du pays contemplé de quelque promontoire, une pensée en marche depuis le passé païen qui vient battre comme un flot d’histoire les roches où l’enfant se tient immobile, les yeux ouverts aux images qui l’assaillent, comme un souffle en pleine figure.

Combien nous gagnerions à placer à portée de notre main, pour les moments de doute, ce vade mecum d’un petit Français en quête d’une formation qui monte de sa terre. Peut-être nous inspirerait-il des pèlerinages sur notre propre sol, ou de simples courses vers des endroits plus chers à force d’être mieux connus, mieux interprétés, et dont nous ferions les Amitiés canadiennes. Nos étendues que menace l’ennui de l’uniformité, s’animeraient de régionalisme ; elles deviendraient le cœur de traditions plus intimes. Des centres se précisaient jadis : Montréal, Arthabaska, Saint-Hyacinthe, Saint-Jean. Autour d’un tribunal auprès duquel un juge consentait à résider, une aimable société prenait conscience de sa distinction, aimait la petite patrie dont des poètes disaient les beautés.

Le mot pèlerinage, au Canada français, évoque tout de suite Québec, notre lieu d’élection, Sainte-Anne de Beaupré, qui est comme la croix d’un long chapelet de villages anciens, et Carillon, aujourd’hui trop oublié d’un peuple qui s’attarde à la stérile amertume de ses défaites. Quel beau livre à faire sur ces trois noms ! Mais suivons Marie-Victorin sur l’un des Montérégiens, le mont Saint-Hilaire, ainsi qu’on s’est enfin décidé à l’appeler. Ce fut — le sait-on bien ? — un lieu de recueillement, au temps de Mgr de Forbin-Janson. On y avait construit une chapelle, vers laquelle se déroulait un chemin de croix. Il n’en reste plus que des ruines, quelque bois vieilli, de fortes chevilles rivées au temps, et « une belle floraison de lis tigrés, issus sans doute des bulbilles tombées des bouquets des pèlerins et qui, en juin, épanouissent leurs grandes fleurs orangées tout autour du rocher. » Ces fleurs, parfum d’une prière qu’aucun geste ne renouvelle plus !

Marie-Victorin se tient aussi debout sur le socle qu’il a cherché, comme le petit Philippe. Vers lui montent aussi des images et des voix, celles d’aujourd’hui et, plus lointaines, celles d’un passé païen que la croix et les lis absolvent et rachètent. La similitude est frappante entre les tableaux de Barrès et ceux du grand savant, missionnaire des écoles chrétiennes.

« On resterait ici longtemps ! On voudrait voir le soleil entrer, au matin, en possession de son domaine, voir la nuit venir par le même chemin et prendre sa revanche ! On se reporterait facilement au temps où toute cette plaine n’était qu’une seule masse houleuse de feuillages, parcourue, le long des rivières, par des troupes de barbares nus. On verrait les chapelets de canots iroquois descendre rapidement sur l’eau morte ; on verrait les beaux soldats du Roi de France, dans leurs barques pontées, monter vers le Lac Champlain, couleurs déployées. Sans doute, l’endroit où nous sommes était un poste d’observation, et pris par mon rêve, j’ai presque peur, en me retournant, de trouver debout sur le rocher quelque guerrier tatoué d’Onondaga appuyé sur son arc… !

Mais l’âge des Peaux-Rouges est révolu ; tournée, la page des contes barbares. La terre respire aux labours. Des gens sont venus du Perche, de l’Anjou, de la Normandie, de la Bretagne, de la Saintonge, de la France de l’ouest, des gens au langage clair, à l’âme tenace. S’adapteront-ils aux conditions que leur impose l’aventure conduite en un siècle où l’on pense coloniser avec une poignée d’hommes un monde cinquante fois plus grand que la France, où l’on rêve distraitement d’un empire que le Ciel eût créé. Les voici à l’œuvre. Sur le sol accueillant ils recommencent le geste de l’ancêtre, ils ouvrent notre sillon. Mais le propre de l’aventure est de n’avoir pas de bornes : elle devait les emporter plus loin dans la forêt, pour y subir l’inévitable choc du nombre et de la richesse. Fini, le beau rêve d’expansion. Les lis de France n’ont pas tenu sur l’immense drapeau. Repliés, ramenés aux limites de la Vallée où ils avaient installé leurs maisons de pierre, ces hommes ont du moins remporté dans leurs enfants la victoire de la fidélité :

« C’est la paix immense d’un beau pays béni de Dieu, où la terre est généreuse, le ciel clément, où l’homme ne se voit pas mais se devine pourtant. C’est lui qui achève de ruiner cette incomparable forêt dont la terre laurentienne, aux âges de sa jeunesse, couvrait sa nudité. C’est lui qui a jeté sur la glèbe ainsi mise à nu, ce réseau de clôtures, ce filet aux larges mailles qui la tient captive. Toute cette humanité épandue qui marche dans les champs, qui gîte sous les toits, semble d’ici tranquille, silencieuse, appliquée d’après un plan préconçu et supérieur, à tisser cette immense tapisserie pastorale. Et cependant nous savons bien — puisque nous y étrons il y a un instant à peine — que les passions éternelles y grouillent et s’y heurtent, que la haine y grimace, que l’amour y chante la divine chanson échappée au naufrage de l’Éden. Oui ! au cœur de ces maisons-joujoux qui rient sous le soleil, il y a toute la pullulation des sentiments et des chimères, des joies et des peines, des langueurs et des chagrins, des amours et des haines. Les bébés, nés d’hier, dorment dans les berceaux ; les vieillards qui mourront demain, tremblent dans leurs fauteuils à bras ; les enfants, le rire aux lèvres, explorent le pays inconnu de la vie, les jeunes gens vivent pour la joie de vivre, et demandent à vieillir ; les mères besognent au grand labeur de tendresse. Au milieu de ce chaos d’âmes diverses, de ces vies montantes et descendantes, les clochers se lèvent nombreux dans la plaine, orientent en haut, redressent les pensées des cœurs, drainent vers la paix des sanctuaires la vie supérieure des âmes. Ah ! les clochers ! Qu’ils sont beaux d’ici, et symboliques ! Qu’ils disent donc clair et franc, la foi splendide, la noblesse d’espérance et la grande sagesse du pays laurentien ! »

Comme le manuel est loin et large ouvert le livre de la nature ! On se récriera peut-être à l’accent poétique de l’homme de science ; mais cet élan est assez généreux pour que chacun y puise sa part d’inspiration. Pas un mot, d’ailleurs, qui ne corresponde à la réalité. Ceux qui du fameux « pain de sucre » ont regardé la plaine, revivent, dans l’évocation de Marie-Victorin, le spectacle qui les captiva un instant sans qu’ils y aient mis toujours la même curiosité. Désormais l’amour du pays a trouvé sa raison. Il naît de la connaissance qui se transforme en patriotisme. Tout s’éclaire. Quiconque a acquis ce sens du réel le garde. Je ne suis pas l’ennemi de la manifestation nationale qui, le vingt-quatre juin, promène sous les yeux de la foule notre gloire française, surtout depuis qu’on y fait passer un reflet d’art. Tout au plus y vois-je avec regret des gestes politiques et de la réclame. Mais ces allégories, c’est encore du manuel, du manuel illustré, ou des illustrations du manuel ; tandis que la leçon de la nature et du travail de l’homme, apprise et méditée sur place, chaque jour, chaque heure, s’infiltre dans l’âme et provoque une sympathie agissante, anime l’intelligence.

Cette manière d’enseigner la nation sous la forme d’une « géographie cordiale », suivant le mot de Georges Duhamel, a pour nous une importance capitale si l’on veut bien s’élever jusqu’à la philosophie de notre destinée. André Siegfried me disait combien il avait été frappé par « l’unité de l’Amérique », des deux Amériques. Le sud et le nord superposés, repliés l’un contre l’autre sur la charnière de l’Amérique centrale, se ressemblent étrangement : montagnes, plaines et glaces polaires. Le facteur géographique est donc le même. Rien de l’Europe. Le rayonnement, la pénétration d’un groupe plus fort que les autres, y joue sans difficulté. Les adaptations se font sournoisement, à la faveur du territoire.

Ainsi l’influence des États-Unis s’exerce sans que des accidents de climat ou la nature des lieux y mettent obstacle. Elle est plutôt commerciale en Amérique du Sud, où la lutte des civilisations s’accomplit entre l’élément espagnol et l’élément indien, celui-ci singulièrement ravivé. Mais l’Amérique du Nord est ouverte au rayonnement de New-York et de sa culture hâtive et hybride. Le commerce, la finance, puis la musique, les lettres, les habitudes, les façons de sentir, coulent librement comme un fluide le long des tranchées ouvertes. Je parlais de pénétration, n’est-ce pas un envahissement naturel ?

Voilà pourquoi notre problème synthétisé se ramène à cette proposition d’André Siegfried : « Somme toute, votre avenir dépendra du facteur historique et de sa puissance de réaction contre le facteur géographique. »

Est-ce la simplifier trop pour le plaisir bien français de poser la question que de la ramener à ces lignes simples ? Je ne le crois pas. C’est une vérité terrible dont les conséquences, déjà, sont évidentes. — C’est pourquoi, répliquai-je, nous devons connaître notre territoire, le marquer de notre empreinte, le poétiser de notre travail, le maintenir nôtre, fût-ce contre les courants naturels, afin d’y trouver un élément de résistance, une amitié canadienne, qui nous préserve et qui retienne notre patrimoine, malgré tout.

Raoul Blanchard a fait une expérience curieuse. Il a commencé ses randonnées au Canada par l’est de la province de Québec, la Gaspésie et la rive sud du Saint-Laurent. Pendant quelques années, il n’a guère dépassé Québec ni Montréal. Puis il a visité le reste du pays : le centre et l’ouest. Revenu de ce voyage, il me confiait : « Vous êtes différents des autres, et je m’en réjouis. C’est quand on arrive par les États-Unis ou par le Canada de l’ouest qu’on s’en rend compte. Ici, je retrouve vraiment quelque chose de français. Je n’en doute plus ». Facteur historique qui a résisté jusqu’ici dans son ensemble, par la terre façonnée, par des vestiges d’art que nous allons perdre à force de copier les autres.

Pour connaître et aimer ce territoire que nous avons formé, qui est nôtre encore, rien ne vaut pour nos esprits latins, comme d’en pénétrer, par l’observation constante, la beauté et les traditions. Le patriotisme du Français n’est pas fait d’autre chose que de connaissance et d’amour. J’écoutais un soir Tellier de Poncheville parler de son pays. Quel Canadien aurait mis autant de feu à décrire nos horizons ! Relisez les livres de voyage, fort en honneur en France depuis quelques années. Les Français parcourent toute la terre, l’Afrique, l’Europe, l’Amérique. Quelle joie, au retour, chez Dorgelès, Béraud, Bonnard ou Paul Morand ! Que dire de Plaisir de France, de Lucien Romier ? Si je n’avais déjà surchargé ces pages de citations, que n’y cueillerais-je, sur la terre, les routes, le pain, le vin, les femmes de France ? Un Allemand, Curtius, attribue ce patriotisme à l’école française, où les petits acquièrent un merveilleux qui ne les laissera plus.

Mieux encore ! Le Français a l’habitude de sentir sa terre natale à ce point qu’il nous applique sans effort sa manière lorsqu’il atteint chez nous. On lira plus loin un discours de René Bazin qui le montre bien ; j’en trouve une autre preuve dans une page de Louis Gillet sur Québec :

« Mars c’est à Québec surtout que vous retrouverez la physionomie française. Une vieille petite ville grimpante, une série de raidillons escaladant une falaise, et que domine un château, c’est un type de ville entièrement étranger aux États-Unis, qui ne connaissent que la ville plate, sans saillie du terrain, le damier des maisons étalé dans une plaine ; au contraire, c’est le type le plus commun chez nous ; qui se promène à Québec, pourrait se croire, par moments, à Poitiers ou à Angoulême. Bien entendu, au lieu d’un de nos faibles coteaux de l’ouest, vous avez ici un rocher, un contrefort de vraie montagne, et au lieu d’une de nos petites aimables rivières, c’est ce puissant St-Laurent, vigoureux comme un bras de mer, se frayant passage à travers la chaîne des Laurentides ; mais dans l’ensemble, c’est bien la même ville d’allure militaire, un poste défendant un passage, une ville de ces temps où le premier des besoins était la sécurité. Là encore, les monuments sont rares et ne sont guère magnifiques. Le Canada n’est pas le Pérou : c’est un pays de bâcherons et de laboureurs, où la bourgeoisie même est le produit du travail, et c’est en quoi la nouvelle France ressemble le plus à l’ancienne : si bien qu’aujourd’hui encore, c’est peut-être là-bas qu’on retrouve le plus clairement, non pas l’image de cette ancienne France, mais sa réalité.

« Oui, un vieux toit de tuiles, la fierté d’un comble à la Mansart, comme celui du séminaire, de longs couloir austères, d’une gravité ecclésiastique, éclairés par des jours rares et parcimonieux, qui disposent à la sévérité morale, à la vie intérieure ; parfois un écusson, un mascaron, un motif fleuri souriant sur une vieille porte ; un simple nom de rue, comme celui de la Claire-Fontaine ; des villages, surtout, des chapelets de villages alignés le long des rivières, avec leurs humbles églises et leurs petits clochers, qui mettent une âme dans ces campagnes ; ces villages aux trottoirs de bois, ces villages qui portent les noms de Longueuil, de Sorel, de Gaspé, de St-Ours, de Contrecœur, de Ste-Anne, de Grondines, de Varennes, de l’Espinaye, de l’Ange-Gardien, de Rivière-du-Loup, tout cela compose là-bas une poésie française ; même les paysages ont quelque chose de champêtre, la nature y a pris une physionomie domestique ; l’homme à force de travail, l’a formée à sa ressemblance, et cette ressemblance est celle de nos contrées. Il y a un air de famille répandu sur les choses, qui fait que nulle part on ne s’y sent étranger. Cette nature lointaine est devenue hospitalière. C’est un double de chez nous, non pas à la façon de ces villes des États-Unis qui s’affublent des noms illustres d’Utique ou de Syracuse ; non, c’est quelque chose de bien plus réel et de bien plus profond. On dit qu’on emporte la patrie à la semelle de ses souliers. Ces Français de jadis, en transplantant là-bas leurs vertus, leur courage, leur patience, en défrichant et en remuant cette nouvelle terre, en l’épousant et en la rendant féconde, en ont fait un morceau de France. »




De l’ordre, Barrès dit à son tour, obéissant au besoin de logique et de beauté qui sollicite l’âme d’un Français : « Il s’agissait de vivre en Lorraine, j’ai donné à ces espaces, à ces images, un sens et un ordre. » Ce fut toute son ambition. Suivons-le jusque sur les sommets où se découvre l’horizon d’un pèlerinage suprême.

Il y a dans ce « il s’agissait de vivre en Lorraine » l’aveu de l’acceptation du destin, un renoncement de l’intellectuel devant des limites précises qui sont une captivité. Barrès avait sans doute rêvé « sous l’œil des barbares » d’un avenir plus libre, de l’audacieux succès où l’eût conduit le culte du moi, cette reprise de l’individualisme romantique au sein des réactions naturalistes. Il eût exalté sa vie. Au lieu de cela, il se courbe sous la loi de la terre et des morts qu’il a saisie au fond de sa méditation éperdue. Encore là, il hésite. Il craint de n’aimer qu’avec son cerveau une terre qu’il aurait élue de raison. Il se croit un déraciné plongé dans le néant de l’idée, qui « intellectualise ». Il s’interroge sur l’amour exclusif que désormais il réserve à sa petite patrie. Il aperçoit quelques nuages. Il redoute de n’être qu’un captif de sa volonté, d’avoir châtré sa vie à la comprimer ainsi dans les murs d’une prison. Il écrit ces mots terribles : « C’est ma patrie et j’y suis étranger ; la fleur s’étonne du tronc rude, mais elle passe, il demeure. » Ce n’est qu’un instant. La Lorraine est plus forte que l’ennui du poète : « Il ne faut point en rester à exprimer des sentiments faibles, douloureux et mélancoliques, il faut trouver la source bouillante d’enthousiasme. »

C’est la Lorraine qui le console et l’aide à se ressaisir. Il quitte son cabinet où flotte le doute ; et sitôt qu’il s’engage dans la campagne, il se sent transformé comme s’il recevait en pleine figure l’afflux de son innéité : « L’air doux me baigne, l’horizon rafraîchit mes yeux ; de tout mon corps je me conforme à ma Lorraine. Je cesse de penser ; je suis maintenant une plante lorraine, heureux, joyeux, intéressé par tous mes sens. »

Il a choisi sa patrie. De là, il se résout. Il veut poétiser la Lorraine morne, aux ondulations d’une désolante nudité. Il s’emploie à en trouver le secret, à lui arracher les intimes raisons que l’on a de l’aimer, à révéler son charme. Il sait qu’en agissant ainsi, il sert sa grande patrie, la France, qui d’abord veut être aimée. « Je dois hausser l’âme lorraine. Je dois mettre ces jeunes gens dans un état d’exaltation, dans une haute idée de leur pays qui deviendra, avec l’occasion, le principe de grandes actions lorraines. »

Et voici comment, dans ses Cahiers, il exhale un chant d’amour : « Comme un fruit parvenu à sa maturité retombe dans le sein de la terre dont il est sorti, il faut que tout mon esprit enrichisse la terre lorraine. En Lorraine j’ai pris et ma vie et mon âme, mon premier jour et tous mes jours, elle a fait mon regard et puis l’a dirigé ; chez elle rien ne m’est indocile, cependant elle me gouverne et je veux, comme elle le veut, formuler sa discipline. Mon intelligence pourrait s’intéresser ailleurs qu’en Lorraine, mais mon cœur y demeure tout. Je ne saurais longtemps vagabonder d’esprit, je me replie sur la Lorraine pour être en paix avec mon cœur. »

Il a élu sa patrie, choisi de s’y conformer et de la servir. Est-il nécessaire que nous entendions à notre tour ce conseil, que nous suivions son exemple ? Nous restons fidèles au passé qui n’est plus en nous et dont les richesses seraient, si elles étaient reprises et exploitées — avec quelle acuité nous le sentons parfois — notre salut. Il n’importe. Les tristesses ne manquent pas non plus autour de nous : celles que nous nous forgeons, celles qui se lèvent trop souvent d’un milieu rétréci de satisfaction. Apprenons à « rejeter les copeaux de la journée », à porter, dans le contrat que nous ferons avec la nation, ce que Maurras appelle « la clause de l’espérance ». Le bon peuple n’a cure de ces subtilités. Il obéit à la chair et s’inquiète peu de la pensée. Quelques jeux d’ordre patriotique raniment sa foi qui est tenace au point de ne pas s’interroger. Pour vivre et résister, il lui suffit de la haine sourde que couvent les mots d’entente ou de fair play et qui couvrent les hypocrisies politiques. Il s’ennuie bien un peu, sa vie se décolore. Au contact absorbant du foyer anglo-saxon où il est plongé comme une braise, il prend, sans le savoir, des attitudes comiques. Il subit le danger lentement, sans se rendre compte qu’il le subit. Mais enfin il a pour lui la chair encore, si l’esprit risque de l’abandonner.

C’est à l’élite de reprendre l’esprit à son compte. Qu’elle accepte la tâche, même si elle lui paraît comporter l’abandon d’orgueilleuses intimités. Certes, il serait plus beau, ou plus consolant, de s’abandonner aux seuls chants de la France, de vivre dans l’isolement superbe d’une civilisation retrouvée, de périr en artiste, mais le chemin qui conduit à ce rêve, d’ailleurs impossible, dévie de la patrie que Dieu nous a donnée. Rien n’est désespéré encore. Le penseur doit s’attacher à réintégrer dans le contrat de la nation « la clause de l’espérance. » Comme Barrès, il doit accepter une mission qui exalte notre terre. Son rôle est de replacer la grande, l’universelle chanson française, dans nos forêts canadiennes. La vie est à ce prix. Qu’il s’applique à la faire renaître comme, dans nos longs hivers, on voit refleurir les arbres.


LUMIÈRE DU NORD














LUMIÈRE DU NORD




D E Paris, on se rend à Copenhague par Hambourg et Lubeck, par l’Allemagne du nord que je désirais connaître, au moins des yeux, après en avoir rêvé à la lecture d’Axelle. Hambourg est une ville puissante, grandie par son port tentaculaire, jusqu’aux limites du monde. J’évoque la masse troublante de ses églises patinées de roux, et la truculence de ses charcuteries. Lubeck n’est plus dans ma mémoire qu’un détour de route aux scintillements verts, L’Allemagne de la Baltique, comme je m’y attendais, est dure au regard et rappelle nos paysages d’automne. On y soupçonne des hivers attristants.

De Warnemunde — la « fin des terres », mots où s’exprime en plus d’un lieu la lassitude de l’Europe, car il n’y a que nous pour placer au bout d’un monde cette promesse : Terres-Neuves — à Gjedser, un ferry-boat, ainsi qu’on dit aujourd’hui dans les transports, assemble pendant deux heures les touristes venus de partout au rendez-vous obligé du bras de mer par-dessus lequel une île projette ses portes jusque sur la terre ferme. Tous les masques, toutes les langues. Aucune liaison. Les voyageurs subissent le passage de la mer sournoise, parmi le bagage bariolé qu’on ne prend même pas la peine d’amasser.

Puis la campagne danoise.

J’en perçois tout de suite l’attrait. Elle est propre de ses prés lavés et si gaie sous le soleil que, en fermant les yeux, je la vois encore rire de ses tons dorés. Elle est humanisée, on le pense bien, depuis le temps que des êtres lui demandent la vie, toute la vie que son exiguïté peut donner.

Ce travail du sol par l’homme m’émeut comme un rite universel, sans parole. Ainsi tout à l’heure, à Copenhague, des musiciens dont j’ignore la nationalité vont, en ce coin du nord si loin de Paris, ressusciter de la musique française par le rythme qui, lui aussi, est universel. La terre humanisée, c’est, à des degrés divers, mais c’est toujours, le même signe d’amour créateur. Nous le savons, au Canada, où elle naît de la forêt vierge. Longtemps, elle demeure une friche aux sillons lamés de bleu. Puis elle s’aplanit sous le flot humain. L’homme poursuit sa tâche par les soins que, chaque jour, il dissémine comme s’il ne se souciait pas de leur accord final. En Europe, il a fini cette tâche : la terre y apparaît comme une toile où le paysan pose, tous les les ans, les couleurs de la moisson.

Rien ne choque. Rien ne dépasse l’ensemble qui s’offre au rapide regard. Les maisons et les fermes sont agréables de lignes ; elles ont du caractère dans une manière de parenté que la courbe, l’arête ou la couleur individualisent. On est resté fidèle aux toits, symphonie dont nous avons perdu le sens, en superposant à la monotonie de la plaine, la parallèle de nos maisons carrées. Au Danemark, les toits chantent à toute volée. De chaume ou de tuiles rouges ou noires, luisantes comme des cabans sous la pluie, ils sont mansardés, cintrés, élancés, troués de lucarnes en paupières. Mais ils sont de même inspiration. Le train n’a pas roulé vingt minutes que, des deux côtés de la voie, on se prend à l’impeccable accent de cet art, accord du travail et de la pensée.

Copenhague réunit ces éléments épars et les grandit aux proportions d’une ville.

Qui veut connaître une région doit fuir les autocars et rejeter les parcours officiels : à peine leur demandera-t-il une mise en place. Il retournera plus d’une fois, à pied, en flânant, aux endroits qui l’auront attiré, se mêlant à la population comme s’il en était et participant, pour un jour, à l’âme collective. En pénétrant le secret d’une ville sous les additions du temps, il discernera des choses dont il n’eût pas soupçonné la durée, du haut d’un char-à-bancs outrageux et comique. Que de fois ne me suis-je pas confié au hasard pour surprendre les confidences d’un lieu inconnu et m’imaginer les partager. On choisit la minute la plus exquise, puisque la fantaisie seule y pourvoit ; et, comme on perçoit l’ordre où les douleurs n’ont pas de voix, on ne retient que l’apparence du bonheur.

Copenhague est « différent », comme aiment dire les Américains. On suit, aux reflets des constructions plus récentes, les traces des incendies qui ont renouvelé la ville. Le XVIe siècle occupe le cœur : art curieux dont je n’ai pas démêlé l’origine, sans doute parce que je me suis adressé à des gens du pays, — venu de Hollande, ai-je su en définitive. La Bourse, dentelée, avec sa tour que prolongent des monstres aux croupes enlacées ; des châteaux, qui eussent paru tendres aux Vikings. Puis, les lignes claires du XVIIe siècle : de vieux hôtels, des palais que l’on retrouve du nord au sud, à Berlin et à Vienne, architecture de raison où s’apaisent les emportements d’une Renaissance épuisée. Notre époque a complété, non sans élégance, les silhouettes vieillies ; osé, avec moins de bonheur, des choses neuves ; et le progrès a gagné la périphérie dans le mouvement de masses dont se repaissent le style moderne et l’opulent bien-être des immeubles germaniques où, par les fenêtres ouvertes, de larges édredons rouges chassent les lourdeurs du sommeil en se gonflant de l’air matinal.

La part faite aux laideurs, qui sont souvent élans de naïveté comme on en surprend ailleurs, Copenhague a su mettre un sourire « sur la façade d’une maison, au pli d’un jardin ». Rien qui boursoufle sa figure : ni gratte-ciel, ni monstruosité, — abcès de la fausse grandeur ; mais des clochers et des tourelles, dont le bronze suinte une humidité verte, et qui relient la grâce des toits. Charme d’autant plus prenant qu’il se garde de la standardisation que notre curiosité est si lasse de retrouver. Des avenues et des parcs aèrent la ville où circule une population solide que son affairement n’empêche pas d’être polie. Aux larges promenades qui y conduisent on devine le port, enrichi sous le vent du large et qui accueille les produits du monde entier sans que son originalité en soit troublée. La fidélité à l’art protège Copenhague qui, tout en s’adressant à l’étranger pour constituer sa vie propre, sait demeurer soi-même. Nombreux sont les musées consacrés à l’universelle beauté, sans doute, mais aussi au réalisme des œuvres nationales, au folk-lore, aux lointaines tentatives dont témoigne l’ethnographie.

C’est ce trait, ou plutôt cette physionomie d’ensemble, qui m’a frappé et conquis. J’en ai recueilli pour nous une leçon sur laquelle je suis revenu bien souvent parce qu’elle m’inspirait la vision de ce que nous pourrions accomplir si nous consentions à nous plier aux mêmes disciplines. Le Danemark a du caractère, et ce caractère il l’a façonné grâce à ses traditions. On croirait que la répétition d’un type crée la monotonie puisque, au fond, c’est à cela que se réduit la standardisation. Il n’en est rien parce que le type ici sert de guide à l’invention, s’assouplit au goût individuel, s’adapte sans renoncer aux exigences de ses origines. Cela produit une richesse de tons et de lignes infiniment agréable où l’esprit, au lieu du désordre édenté qu’une architecture hybride provoque dans nos villes, trouve l’apaisement d’une harmonie.

Un tel pays se laisse regarder sans rougir. Il a tenu. Sa volonté de rester soi-même n’a pas fléchi. Très au courant des idées nouvelles, des mouvements contemporains, très osé même dans ses initiatives sociales, il n’a pas dégénéré en empruntant les fards de l’américanisme. Il est, dit-on, épris de liberté, mais d’une liberté qu’il maintient dans les limites de son esprit ; il respecte, même assoiffé de réformes, les liens de son innéité. Ainsi, sous les brumes du nord, le Danemark s’épanouit dans l’intimité du souvenir. Aussi vient-on le voir avec la « cordialité » qui conduisit naguère Georges Duhamel vers les médaillons hollandais où les mêmes traits se marquent différemment, tant il est vrai qu’il est mille façons d’être fidèle. Il ne risque pas d’étonner, de déplaire, ni de troubler la sympathie de ceux que convie sa réputation ; il n’éprouve pas la gêne obscure de n’être pas à la hauteur de la promesse qu’il s’est faite.

« Pourquoi je veux aller au Danemark » se demande Lucien Maury. « Pour voir — ou revoir — un pays singulier, une terre, un peuple à la physionomie originale, l’une des plus attachantes qui soit en notre Europe du XXe siècle. Paysage danois ! Il en est peu d’aussi heureusement civilisés, j’entends où l’homme, ses travaux, son activité gâtent moins le charme d’une nature très particulièrement caractérisée et s’associent plus simplement aux beautés du sol, des êtres et du climat. Devant tant de finesse, tant de mesure, cette grâce, ce naturel intelligents, un Français a la révélation d’une Île-de-France septentrionale ; transposés sous un ciel plus humide, à peine plus froid, rénovés et comme rajeunis par les nuances d’une palette aux verts inépuisables, et des transparences d’atmosphère que nous ne connaissons pas, voici les traits que nous, savons entre tous lire au visage de la terre, et qu’entre tous nous aimons ». Et quelles ressources dans ce culte des traditions, quel rayonnement ! On accueille partout la naïve fraîcheur de l’art danois comme une des « lumières » du Nord ; et l’esprit européen ne refuse pas l’inspiration des audacieuses douceurs que dispense cette civilisation aux reflets bleus.




L’art manifeste la personnalité d’un peuple ; grâce à ses révélations, et même si le voyageur ne sait pas la langue du pays, une figure s’anime et lui parle dans sa solitude.

Avons-nous considéré l’art sous cet aspect ? Y avons-nous cherché une valeur d’expression aussi nette, aussi impérative que la langue ? Avons-nous même posé, chez nous, le problème de l’art ? — Je crains que non. D’ailleurs, faute d’une doctrine, ou, si l’on préfère, faute d’une réflexion nourrie, nous n’avons pas de données précises sur notre sort, sur le sort que nous n’attendons même pas de nous-mêmes.

Je me demande l’effet que produirait, dans un programme de rénovation nationale, une phrase comme celle-ci : « L’art est une expression aussi sérieuse que la langue, et nous y puisons la même volonté de régénération ». Car au fond, qu’est-ce que l’art — je n’ose pas dire l’artiste, je me ferais décapiter — pour la moyenne de nos gens, pour ce type nouveau de l’homo oeconomicus que l’on appelle aujourd’hui, à la suite des Américains, « l’homme de la rue ». Il n’est pas si loin le temps où un poète faisait lever les épaules de notre noblesse marchande ou de nos réserves professionnelles. Je revis l’époque où nous étions mal notés parce que nous « faisions de la littérature », parce que nous nous plaisions au jeu des idées, aux joies de la culture.

Combien de nos grands hommes ont leur statue ? Un portrait, qui donc y songe ? Combien d’œuvres de nos sculpteurs ou de nos peintres ornent nos intérieurs, livrés au meuble et au bibelot, produits sans nom, aux tristes cadeaux de noces, aux « souvenirs » de Québec, de Montréal ou de Saint-Faustin, où s’étale le mauvais goût que nous dispense l’exotisme commercial. Tout cela, par bonheur, l’étranger l’ignore, et il ne constate pas l’état où en est arrivé un peuple qui se proclame français. Mais l’architecture, la maison, se voient ; et c’est là qu’on nous attend pour savoir si nous avons tenu notre pari de fidélité.

Comme nous avons reculé ! Pour en juger, il suffit d’évoquer un vieux coin de l’Île d’Orléans qui, précisément, ressemble au Danemark : terre unie, aux tons chauds, où les maisons comme des mots varient assez pour qu’on en distingue le sens ; où les églises d’une grâce résolue, très douces de lignes, semblent porter avec plus de fierté ou de raison le coq gaulois. Voilà le style que nous tenons de la France. À la suite de la colonisation, il s’est répandu dans la province, où l’on suit, le long des routes, une parenté qui épouse ses toits inclinés. Le type paysan, égrené dans la campagne, se rallie à des manoirs qui gardent contre l’oubli prochain le souvenir d’une aisance encore parfumée de noblesse. Dans les villes on le retrouve, mêlé à un type nouveau d’inspiration anglaise. On le reconnaît à une sobriété peut-être excessive, aux façades nues, aux toits allongés dont le mouvement se boucle au cran de larges cheminées. Tels coins de Montréal ou de Québec font rêver à des gravures anciennes où, sur des places dégagées, évoluent des crinolines et des soldats de bois. La pioche démolit peu à peu de belles terrasses blanches assemblées de cette pierre polie que recherchait la bourgeoisie naissante. Il y a cinquante ans on respectait encore l’alliance des matériaux, la pureté des formes, et surtout les conseils et les exigences de la simplicité. L’œil attentif découvre, à Montréal, depuis le centre de la ville, le mouvement en éventail des toits à la Mansart revêtus d’ardoise, ou les façades de brique rouge, lignées du Champ de Mars vers les quartiers, aujourd’hui populaires, où nos pères trouvaient plaisir à se loger.

Puis le progrès est venu comme un coup de vent qui retourne les feuilles. — Il fut malencontreux.

Un jour que je voyageais en automobile avec un abbé qui prise l’art comme un enrichissement de l’esprit, je l’entendis s’apitoyer sur le dérèglement qu’un déplorable laisser aller inflige à nos campagnes. La maison de l’ancêtre s’isole de plus en plus et prend figure de grand’mère aux paupières closes. Le type breton ne se renouvelle guère. On voit apparaître, selon les aptitudes que manifeste le charpentier d’une région, des spécimens étonnants, depuis la maison carrée revêtue de papier goudronné jusqu’à la boîte d’allumettes dressée en hauteur et que recouvre un toit en paliers, en passant par la maison jaspée de verre qui scintille des reflets de mille miroirs. L’harmonie, qui faisait l’unité de notre terre, est rompue par ces conceptions hybrides. Nos villages les plus vieux résistent mal à l’envahissement des « machines à habiter » qui viennent on ne sait d’où, même pas des États-Unis où la maison blanche, à deux étages, au toit incliné, est sans doute fastidieuse parce qu’on la voit trop, mais ne manque pas de tenue.

On cherche vainement un spectacle tout à fait heureux : toujours une horreur surgit au détour de la route que l’on croyait bénie, à laquelle on allait s’abandonner de confiance. « Voyez, m’expliquait un homme de goût qui fréquente une villégiature agréable ; il y a un effort dont les pelouses adoucissent les prétentions ou les erreurs ; puis c’est le règne de la cabane. » Il exagérait, mais je vérifiais presque son propos à mesure que le chemin déroulait son déballage.

Ainsi, faute de nous surveiller, nous risquons de détruire le charme et la paix de notre pays français pour y substituer le désordre où notre renoncement s’épanouit dans de singuliers ramassis. La couleur aussi s’en va. La campagne s’éteint, dirait-on, de tant de maisons grises au bois lézardé, qui semblent pleurer la joie de vivre, et où l’on s’attriste presque d’apercevoir, au coin d’une fenêtre osseuse, le sourire d’un enfant. Quand on parcourt les provinces de France où, tous les cent kilomètres, la beauté du paysage humanisé se renouvelle, on se plaît à rêver devant ses lignes assouplies, à ce que serait le Canada français si, par miracle, il se débarrassait de son réseau de clôtures et de fils barbelés et faisait renaître, parmi les haies et les arbres retrouvés, la grâce de sa maison.

Les villes subissent la même déchéance. Conçues dans la modération, assemblées avec prudence, sinon même avec recherche, elles ont, en prenant soudain de l’essor, quitté toute règle et couru toutes les aventures. Ceux qui les habitent n’y prennent plus garde ; mais, s’ils s’en éloignent quelque temps, ils ne manquent pas, à leur retour, de remarquer que nos rues se sont liées au hasard des inspirations les plus bizarres, depuis le noyau encore apaisé de leurs commencements jusqu’à l’orgie disparate de leurs derniers quartiers.

Pour se rendre compte des détails, rien de mieux que d’isoler un anneau de la chaîne et de le contempler à loisir : ainsi Jean Chauvin, d’un coup de kodak et Jean-Charles Faucher, dans ses dessins, ont fixé les formes les plus étranges d’un art en désarroi… La disparition des combles a donné place à des frontons, des poivrières, des bulbes, des épis, des tourelles, des créneaux de bois, des soleils de tôle et des rayons d’acier. On a orné les façades d’appareils cocasses : balcons jumelés, vérandas grillagées, escaliers extérieurs sur lesquels on photographie volontiers nos familles nombreuses, comme des grappes à la treille. Pauvres échafaudages qui faisaient dire à Pierre Dupuy : « J’ai eu l’impression d’un peuple en déménagement perpétuel et qui aurait renoncé à retirer les échelles ».

Nous avons donc créé un style ? — Si on peut dire. Le fait est qu’il se retrouve ailleurs, qu’il s’implante partout où les nôtres, en se déplaçant, vont recommencer leur demeure, fût-ce aux États-Unis. Un style qui, comme de raison, ressemble à notre langage par sa pauvreté, son laisser aller, son manque de caractère ou de dignité. Voilà le mal, car ce laisser aller, cette incurie en matière d’art, est une des causes de notre infériorité. Dans les grandes villes, comme dans les petites où se blottissent aussi des choses agréables, où cependant la rue principale avec sa bordure de façades plates haletant sous les enseignes lumineuses, rappelle à s’y méprendre l’allure des centres américains, on ne perçoit donc guère de nous-mêmes.

Les Anglais, au contraire, n’ont peut-être pas eu beaucoup d’originalité, mais ils sont restés plus fidèles que nous à leurs traditions quand ils n’ont pas ravivé les nôtres à leur profit, pour leur confort. Rien de mieux qu’une promenade à travers la ville pour éclairer la différence d’aspect — je ne parle ni de richesse ni d’ordre — entre l’est français et l’ouest anglais. Et cette différence, on la retrouve, aussi marquée, quand les deux « éléments » ont recommencé à se grouper l’un à côté de l’autre, en dehors des limites de la province de Québec.

Sans doute, il s’agit de villes neuves, donc en formation ; mais il serait temps que, par des lois d’urbanisme, dont l’application serait confiée à des compétences et surtout à des hommes de goût, on mît un terme à l’évolution spontanée qui n’a guère produit que de désastreux. S’il y a des exceptions, elles confirment que l’on ferait beaucoup mieux en y prenant garde. Il est remarquable d’ailleurs que les exceptions à la règle de la médiocrité courante mettent en œuvre la tradition que nous tenons de la France. On reconnaît aussi des monuments publics qui ne manquent pas de cachet, pour la raison suffisante qu’ils ont été confiés à des architectes, — ce qui, pour la maison bourgeoise, n’arrive pas souvent — ; et que, dans cette sphère plus libre, ceux-ci n’ont pas toujours été gênés par des soucis d’ordre financier ou par les exigences, parfois prétentieuses, du « maître », comme on continue d’appeler le propriétaire. Mais les monuments publics, quel que soit leur mérite, ne feront jamais la liaison entre des rues désordonnées, de même qu’ils resteront disparates, parce qu’ils représentent, jusqu’à les copier servilement, tous les styles, et qu’ils ont été construits pour une clientèle, fût-elle collective, longtemps rebelle à l’art et préoccupée de satisfaire une curieuse volonté de puissance.




Nous avons réagi, d’instinct ; et tout n’est pas perdu quand on sent battre un mouvement de défense. L’art vit, s’affermit, proteste. Il progresse même puisqu’il fait appel à l’école. L’État s’en est mêlé, non sans mérite car l’opinion publique ne le poussait guère de ce côté. Grâce à lui, on enseigne toutes les disciplines de l’art. Nous avons mis du temps à rattacher ce fil d’or.

L’ancien régime avait installé l’école, centre de ralliement, au milieu de nos solitudes. Détachée de la mère patrie, elle ressemblait à celle de France. À côté de cette école où l’on apprenait à lire, à écrire et à compter, où l’on apprenait à penser à la française, l’Église avait élevé une école plus pratique, destinée aux artisans ; et c’est une grande leçon que nous donnait Mgr de Laval pour la méditer chaque fois que nous aurions à rétablir ce qu’on appelle nos « virtualités ». Au début du régime anglais, nous avons vécu de notre propre substance, absents de la vie publique, réfugiés dans la pure tradition que gardaient seuls l’exemple et la parole : période blanche, dans l’héroïque histoire de l’enseignement français au Canada, celle où d’autres combats nous retenaient. Il a fallu des années avant que ne se redresse sur le champ de notre fidélité la silhouette, aujourd’hui familière, de la « petite école ».

Vouées à l’élite, les écoles spécialisées aussi durent attendre pour apparaître que nous eussions de nouveau grandi : quelques-unes, comme les écoles des beaux-arts, ne datent même que du vingtième siècle. « Un pays ne peut vivre et travailler sans une classe intelligente et des chefs, et qui connaît depuis longtemps, les traditions, les recettes, si vous aimez mieux, » écrit Georges Duhamel. Les écoles des beaux-arts tentent de nous redonner les recettes dont nous avions reçu le secret de la France même, à l’aube de notre vie. Pénétrées de leur mission, elles se sont mises à la tâche avec un enthousiasme qui, avec le temps, débordera leurs cadres et saisira le public. Elles ne négligent rien de notre redressement, revivifiant, au delà des arts libéraux, la décoration, le meuble, la ferronnerie, la céramique, la reliure, le métier, tout notre passé d’art.

L’école primaire enseigne le dessin, du moins le règlement scolaire le veut ; mais je ne sais pas jusqu’à quel point on pratique dans la province cet excellent moyen d’aiguiser l’observation. À Montréal, on exige que les professeurs de dessin possèdent le diplôme des Beaux-Arts : ce rattachement finira par aviver le goût du public, car le dessin comporte une leçon de beauté, de grâce, de force et de caractère, pourvu que, sachant le dépasser, on se prête à son rayonnement. À Genève, j’ai visité une école supérieure, fort agréable de lignes dans sa lourdeur, et j’ai été ému de voir les corridors ornés de gravures choisies avec intelligence. Je tiens du directeur que l’école les achète à l’aide de cotisations recueillies parmi les élèves. On souhaite, en écoutant cela, un peu plus d’élégance ou moins de naïveté dans le décor intérieur de nos institutions.

Puis-je oublier le mérite de l’effort individuel ? Les hommes de ma génération entendent encore la longue prédication dans le désert de celui que nous appelions le « précurseur », et qui en porte d’ailleurs le nom, Jean-Baptiste Lagacé. René du Roure, quand il était professeur à l’Université Laval de Montréal, disait plaisamment, en promenant sa toge dans le silence du corridor central : « Je suis la Faculté des lettres » ! Des années, Jean-Baptiste Lagacé a personnifié, dans une Faculté des arts qui, selon le type ancien, s’occupait de omni re scabili, l’École des beaux-arts, toute l’École des beaux-arts. Il a parlé sans relâche devant les auditoires que nous réunissions : foules à l’âme vaporeuse, considérables au début du cours, évanouies vers la fin. Il a formé des disciples sans les chercher, car il est modeste et entretient dans son cœur le doux scepticisme de la bonté.

Tout un élan vers l’art décoratif, fait d’intimité et de recherche dans l’aménagement du foyer, a procédé de son enseignement, comme si les tableaux qu’il évoquait se fussent détachés de sa parole pour embellir notre vie. Comment ne pas rappeler à son propos ceux qu’il défendait par son attitude, ceux dont l’âme se retrouvait dans la sienne : nos artistes, ses prédécesseurs ou ses contemporains, qui ont gardé la foi et la lumière malgré l’apathie du nombre, le peu d’encouragement qu’on leur apportait, le flot montant du mauvais goût ? Que de courage, que de persévérance dans le refuge de l’atelier où les œuvres ont encore le reflet des rêves inutiles. Peuple jeune, nos emportements sont bien de notre âge : nous nous indignons que Durham nous proclame un peuple « sans histoire ni littérature » ; nous lançons des œufs pourris à Sarah Bernhardt pour avoir osé dire que nous n’avions pas de poètes ; nous voyons rouge si quelque Français plus franc s’étonne de notre langue ; mais nous ne faisons guère pour consacrer parmi nous ce que notre colère revendique, pour placer où ils devraient être ceux qui s’efforcent, par leurs travaux, d’atténuer les propos qui nous blessent.

Quoi qu’il en soit de l’effort scolaire, la masse reste étrangère à l’art ; elle n’y reconnaît pas une expression, pas même une survivance ; elle ne s’en fait ni un confident, ni un allié. L’école, si indispensable qu’elle soit, ne suffit donc pas, si la nation ne s’en détache comme un fruit mûr ou un organisme vivant. Le peuple a plus vite dit qu’on « n’applique pas un emplâtre sur une jambe de bois. » Il faut une pensée qui se prolonge dans la volonté, en art comme en autre chose, et pour qu’elle se prolonge ainsi, pour qu’elle ne s’arrête pas en route, il faut qu’elle porte en elle-même une sève qui la réchauffe et l’enrichisse de toutes les valeurs du terreau français. La foi, pour agir, doit s’imprégner de son principe, sentir la raison profonde de sa détermination, obéir à un commandement dont elle accepte les exigences. Autrement, elle ne s’alimente pas, elle se borne à elle-même, satisfaite d’à peu près, bientôt relâchée ou vaincue.

Victor Barbeau a fort bien montré qu’il est vain d’absorber du vocabulaire sans le rattacher à la vie, à cette « vie de l’esprit » que réclame, avec tant d’énergique conviction M. Albert Pelletier. Le vocabulaire appris ne forme pas plus une langue que les noms des gouverneurs, l’histoire du Canada. Parler une langue, c’est penser et vivre les mots, les convertir « en sang et en nourriture ». « Dans l’état de décrépitude où est tombé chez nous le français, écrit Victor Barbeau, s’en prendre au lexique est semblable aux replâtrages qu’obtiennent, pour un soir, les salons de beauté, c’est-à-dire, ne peut être qu’un artifice, un trompe l’œil. Les mots ne sont que l’habit de la pensée. Épurons d’abord celle-ci et le vocabulaire viendra ensuite de lui-même… Par la lecture, par l’explication des textes, par un contact quotidien avec la pensée française, celle d’aujourd’hui autant que celle d’hier, et par cela seulement, nous arriverons à la possession véritable du français. »

Ainsi l’idée de langage et l’idée d’art se rejoignent : nos pierres parlent mal parce qu’elles ne pensent pas, parce qu’elles ne se souviennent plus. Il faut généraliser l’idée de l’art comme il faut généraliser la culture, répandre la beauté et se décider à la servir, suppléer le métier, toujours nécessaire, par l’esprit critique qui forme l’atmosphère où s’affermit le goût collectif.

Ce sera long, sans aucun doute ! Une revue de Paris demanda naguère à ses lecteurs : « Quel est le plus beau vers de la langue française » ? Émile Faguet répondit : « C’est une ligne de prose, la dernière de la Prière sur l’Acropole : Dans le linceul de pourpre ou dorment les dieux morts ». Qu’est-ce donc qu’un beau vers ? Quand on est jeune on se laisse prendre à des sonorités que l’âge atténue :

Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées.


Plus tard, on devient plus sévère. L’œil, puis l’oreille, pénètrent le rapport inattendu des choses. Un simple rejet, qui n’a guère de signification en soi, charme par sa couleur ou son mouvement ; un geste, un simple nom propre :

C’est là que se promène
Madame de Lamballe.

Et l’on atteint à la poésie pure où le verbe et la pensée

se conjuguent en une lumière aux inépuisables profondeurs.

La peinture, nous voulons d’abord qu’elle reprenne la réalité, qu’elle double la photographie, ou qu’elle confirme de couleurs tendres nos rêveries quotidiennes. Qui n’a pas jeté aux orties les chromos chers à son adolescence, soleils ou profils perdus, pauvretés commercialisées où le cœur, sans discuter son plaisir, apaise ses premières ardeurs ? Le léché nous retient jusqu’à ce que nous comprenions que l’art, peinture ou sculpture, qu’il soit de la Grèce ou du moyen âge, sentiment ou pensée, jaillit de l’esprit. Leconte de Lisle n’a-t-il pas écrit : « L’art, c’est une vérité choisie » ?

La musique commence par nous bercer ; elle nous prend par ses rythmes les plus simples et nous exigeons qu’elle soit « chantante ». Combien ne dépassent pas la joie facile de l’opérette ou les entraînements du jazz, et n’arrivent pas à revêtir d’un accent musical le pauvre dialogue de l’opéra, tant qu’un maître ne les a pas initiés ; et ceux même qui arrivent à surprendre l’intimité revêche de la musique continuent souvent de dire que, pour posséder une œuvre, il est nécessaire de l’avoir entendue plusieurs fois. L’art est donc aussi une longue patience, une expérience mûrie chaque jour comme une consolation.

Qui ne voit l’avantage d’une discipline qui conduit à la formation du goût, source d’originalité et, comme on dit aujourd’hui, de qualité. Sur ces deux mots — originalité et qualité — Lucien Romier fonde sans hésiter toute l’économie française : à nous, ils apporteraient, ne fût-ce que dans le domaine matériel, un renouveau qui serait une émancipation. « Il y a une bassesse du goût public, dit un personnage de roman, qui tient, non à la suprématie de l’argent, mais à la suprématie du grand nombre. Il ne suffit pas, pour améliorer le goût, d’émanciper économiquement le grand nombre. Viens Poupoule plaît à beaucoup plus de gens que le thème de Mélisande dans Pelléas. J’ai peur que pour beaucoup l’image de la société future, ce soit de fredonner Viens Poupoule en pêchant à la ligne. Il ne suffira pas de supprimer le capitalisme pour que les ouvriers aient moins de plaisir à chanter Viens Poupoule. Il faudra les en dégoûter patiemment, et faire non seulement qu’ils aiment autre chose, mais qu’ils croient n’avoir changé de condition que le jour où ils aimeront autre chose. »

Nous vivons notre vie sans trop réfléchir à ce que nous accomplissons, ni à ce que nous pouvons accomplir. Nous parlons bien de notre rôle sur la terre d’Amérique, ou de notre mission ; mais, si ces mots ont une signification précise pour quelques personnes, ils ne laissent pas d’être vagues pour l’élite même et, pour la masse, de devenir un mythe dont on ne saurait, il est vrai, négliger la puissance. C’est à l’étranger, lorsqu’il faut l’expliquer dans l’imprévu d’une conversation, que la fonction historique du Canada français se précise peut-être le mieux. La distance, c’est la revue dans l’espace : de notre pays soudain dégagé, de notre passé que l’esprit synthétise pour porter un jugement, des raisons se lèvent qui nourrissent notre espoir et justifient nos attitudes.

Le Canadien, Français d’origine, devenu quelques millions, — et cela démontre déjà l’irréductible persistance de la chair — témoigne d’une civilisation au milieu d’une poussée anglo-saxonne vingt fois plus forte. Son énergie missionnaire n’est pas tarie : il répand la foi sur ce continent, et jusque dans des terres disgraciées. Il a, depuis Lafontaine, contribué à maintenir la règle de l’autonomie ; et il exerce encore, quand il le veut, une influence qui dépasse les limites du pays et surveille la marche de l’Empire. Contre des pruderies violées et parmi un flot d’injures, il a gagné la bataille du vin de France, banni de partout. Au sein de la prospérité américaine, il demeure fidèle à l’ordre et garde un reste de mesure française que l’Amérique éprouvée lui envierait, si son caractère anglo-saxon et ses habitudes de puissance lui permettaient de l’apprécier. Il a défendu sa langue et cultivé l’humanisme, et il est excellent qu’il se demande si cet attachement est bien solide ; s’il ne gagnerait pas, d’autre part, à le rendre plus apparent aux yeux de ses voisins. Enfin, il dégage une note d’art que les Anglo-Canadiens lui empruntent comme une chose rare qu’il faut préserver en la faisant revivre.

Il est très curieux, cet éveil de l’intérêt anglo-canadien. Je ne crois pas qu’il tienne à une affection spontanée, mais bien au penchant de l’âme anglaise pour les choses de la nature ou de l’histoire, et qui se traduit par une sentimentalité correcte dont on ne sait si elle est sincère que le jour où elle a inspiré des actes. Les Anglo-Canadiens évoquent volontiers les souvenirs historiques de notre province française, son passé de légende ; ils se complaisent aux couleurs du régionalisme. S’ils ont négligé la cuisine, ce qui n’a rien d’étonnant, ils ont prêché du moins le retour aux métiers d’art, et pris sous leur protection, pour les commercialiser, les fabrications de nos artisans.

Ils ont consacré des études attentives à notre architecture dont ils ont révélé la beauté à grand renfort de croquis. Ils ont fait mieux : ils l’ont ressuscitée. Ils n’avaient pas à copier nos églises, car ils en possèdent de fort jolies, très pieuses à leur manière, j’entends dans la souplesse et la discrétion de leurs lignes extérieures, et confiées, d’ordinaire, à un décor qui les pénètre d’une sorte d’intimité puritaine. Mais ils nous ont pris nos maisons pour les placer sur le Mont-Royal, où elles sont trop neuves, trop lourdes aussi, peut-être parce qu’elles sont joyaux des prés et que, dans les villes, il faut les rapprocher mur à mur, toit contre toit, et les élever de plusieurs étages ; pourtant elles font revivre de façon saisissante un moment de notre vie, à ce point qu’on les perçoit dans le matin brumeux comme une évocation. Chaque fois que je les vois, roses ou grises, de granit ou de calcaire, j’éprouve un sentiment de retour ou de bienvenue dont la contradiction se mêle dans la minute ou la fenêtre de la voiture qui m’emporte les encadre.

En ramenant chez elle notre maison, en la revêtant d’une robe chamarrée, aux reflets de carrière ouverte, on a maintenu un type qui se retrouve, il est vrai, aussi bien en Écosse, en Irlande, en Wallonie que sur les côtes de la Bretagne ; mais un type qui a dressé chez nous contre la sauvagerie une défense et un abri, et qui se distingue aujourd’hui dans le mortel anonymat du progrès, comme un hors-série de l’édition multipliée à l’infini dans l’habitat américain, où la maison de campagne anglaise et la maison coloniale gardent aussi une personnalité pleine de charme. D’origine européenne, elles déploient plus librement leurs lignes dans un espace moins restreint, et leur confort, à la périphérie des villes, abrite le secret du home, ou de ce que les Anglo-Saxons appellent le home, lequel est de France, disait Alfred de Foville, plus que d’Angleterre où la famille particulariste se disloque au gré des intérêts et où les clubs, auxquels le caractère français ne se pliera jamais, prennent un bon quart de la vie citadine.




Qu’attendons-nous pour prolonger le rêve des humbles artisans venus de France ? Sommes-nous devenus trop jeunes ? Ou, si nous avons vieilli, avons-nous dégénéré ? Sommes-nous déjà abrutis de standardisation ? Qui ne s’est livré au jeu de renouveler notre province au souffle de l’esprit français ! Regardez, en arrachant le masque qui défigure, Montréal accentuer ses traits comme un être grandi normalement. Les proportions modérées des immeubles flanquent les boulevards aux lumières discrètes. Les quartiers de résidence n’ont plus leurs verrues. Dans la banlieue, des maisonnettes, au toit incliné, comme on ne se lasse pas d’en admirer à Outremont, rappellent, dans un enveloppement canadien, le passé normand ou breton. Le soleil égaie le calcaire bleu et, certains jours, l’air circule comme une émanation du grand fleuve. Les terrasses sont utilisées, la première donne sur le port, les autres s’étagent jusqu’au couronnement de la colline royale. Les édifices publics, qui jaillissent des concours, transforment d’un élan nouveau la vigueur de nos héritages : édifices destinés à nos édiles et à nos magistrats, ou offerts à l’enseignement du peuple. Un théâtre ou une salle de concert — enfin ! — accueille les artistes et convie l’Amérique. On y converse, dans des foyers élégants. Quelle civilisation oblige les femmes à rester trois heures rivées à un siège, et les hommes à se rencontrer sous le froid des portiques ou dans une antichambre aux relents antiseptiques ? Autour de ces centres intellectuels, des métiers s’animent : couture, modes, fleurs, orfèvrerie, et la ville se réveille à la vie de l’art et à la vie économique, comme New-York autour du Rockefeller Center ou Washington sous ses frontons coloniaux ; mais elle est française de langue et, cela se remarque au premier coup d’œil, de traditions. Elle a la fierté des choses vraies et profondes. Le goût s’y affine et, affiné, rayonne sur la campagne qui fournit la ville de tentures, de tissus, de céramiques, d’ameublements, et peuple d’images la durée du foyer.

La culture se remet au service de la cuisine, notre cuisine canadienne, cousine grasse de la cuisine de France. Finie, la grande pitié de l’hôtellerie et du restaurant, finis le gargotier cosmopolite et les fourneaux mécanisés. L’art ménager enfin compris, débarrassé de la réclame américaine, a remis en honneur les inépuisables ressources de notre table et banni les conserves du voisin. Les batailles électorales continuent, naturellement ; des revues naissent et meurent ; des sociétés s’agitent et « vendent le pays » ; mais, dans les banquets, qui restent innombrables, le Canadien français lève son verre, cette fois avec un juste orgueil, aux expressions renouvelées de beauté française que son geste a semées. Ce n’est qu’un rêve, un rêve de « théoricien ». Pauvre théorie, dont le nom couve la paresse et dore l’ignorance, pourquoi ne chantes-tu pas à ton tour les bienfaits que la pratique, jusqu’ici, nous a procurés ?

Ce n’est qu’un rêve, et pourtant « il tourne » ! Et dire que notre figure ainsi faite, on viendrait la voir de partout. Il y a vingt-cinq ans, les hasards de l’amitié m’ont fait visiter, en rade de Saint-Nazaire, le Léon Gambetta qui revenait d’Amérique. Je demandai au commandant ses impressions sur le Canada : « Je ne suis pas allé jusqu’à Montréal, m’avoua-t-il, c’est une ville cosmopolite ; mais j’ai beaucoup aimé Québec à cause de son originalité ». — « Si vous visitez l’Allemagne, me disait quelqu’un vers la même époque, brûlez Berlin ; voyez plutôt Munich. » Ces deux réflexions m’avaient suggéré de conseiller à mes compatriotes — j’étais jeune — d’attirer le touriste. Ce n’était pas une idée neuve, si la France, l’Italie, la Suisse et l’Allemagne s’en nourrissaient depuis longtemps, mais c’était une idée vivifiante en ce qu’elle nous révélait la valeur économique de notre caractère français. S’enrichir par sa seule fidélité, cela se voit, mais pas tous les jours. La revue où je publiai mon article est morte à l’âge de trois ans, et d’ailleurs, ainsi qu’il arrive à tous les économistes, ma prose ne valait que cendre et poussière. Tout de même, le temps s’est chargé de me donner raison : le tourisme, aujourd’hui, dépasse plusieurs de nos industries. Il n’est pas la proie des gros capitaux et il alimente beaucoup d’entreprises modestes où les nôtres trouvent leur subsistance. Il peut nous enrichir, à condition que nous gardions nos attraits. Attendrons-nous qu’on nous le prenne, pour nous lamenter ensuite sur la concurrence ? Vivre, c’est agir, aussi bien en économie qu’en autre chose, et c’est bâtir. On dirait parfois que, pour nous, c’est grommeler.




Sommes-nous si loin de Copenhague que sa lumière soit épuisée ? Quelqu’un qui ne ferait que passer parmi nous, qui ne nous verrait pas prier, qui ne nous entendrait pas parler, comment, à regarder nos œuvres, nous jugerait-il ? Baignons-nous dans une atmosphère française au point d’éclairer l’intelligence qui nous interroge du dehors ? L’œuvre d’art obéit au style. Avons-nous gardé un style, ou les avons-nous poursuivi tous dans une inspiration en désarroi ? Notre devoir et notre intérêt se conjuguent pour nous ramener dans la voie de nos traditions. Le problème, tout le problème, est de les adapter au milieu où l’histoire les a placées. L’effort seul en vaut la peine, par la patience et l’imagination qu’il exige. Refranciser, c’est plus qu’un mot d’ordre, c’est lacérer la chair par l’esprit, c’est renaître.


CLIMAT DE CULTURE














CLIMAT DE CULTURE




P ENDANT les vacances, et devant un décor de majesté, je causais d’enseignement avec un jeune pédagogue.

— Il y a, pour moi, deux mystères, me dit-il. Le premier, c’est que nous étudiions si longtemps la langue française et que nous la parlions si mal ; le second, que nous fassions tant de philosophie et que nous possédions si peu de philosophes. — Il en est un troisième, lui répondis-je : c’est que nous ayons mis tant d’efforts à former une élite, et que nous n’en ayons guère.

Peu après, assistant à une réunion scolaire, j’appris avec étonnement que la province de Québec compte plus de la moitié des cadets du Dominion. Je racontai l’histoire des trois mystères auxquels j’ajoutai ce quatrième : la province de Québec est la plus militarisée des provinces et, cependant, celle où il y a le moins de discipline. Une voix ironique riposta : « C’est que nous faisons tout à peu près ».

Je ne tire pas argument de ces propos, qui sont demi-confidences ou boutades ; mais je m’inquiète qu’ils aient été tenus, et que l’on y découvre un semblant de vérité.

On a chargé les trois cycles de l’école. Certes, l’école porte de lourdes responsabilités si, comme le cerveau dans l’organisme humain, elle est à l’origine et au centre de la vie intellectuelle. Tous les chemins en partent et tous les détours y ramènent. Les pédagogues peuvent invoquer les circonstances atténuantes, plaider la paresse et la pénurie collectives, accuser la rue et le quartier, renvoyer la balle d’un domaine à l’autre, déclarer qu’ils ne sont pas omnipotents et que, de surcroît, les accabler de nos défaillances est injuste. Il reste que les reproches que l’on dirige contre leur enseignement doivent les porter à réfléchir. Ayant séparé l’ivraie du bon grain, ils chercheront — dépassant en cela la critique — les moyens d’améliorer un régime auquel ils ont sans doute apporté, jusqu’ici, le meilleur d’eux-mêmes.

C’est l’aventure que je voudrais tenter, en me plaçant dans l’axe des progrès accomplis, pour faire le point des bonnes volontés et juger de la route à parcourir ; et en me demandant si le milieu constitué par nos disciplines scolaires pourrait être perfectionné aux fins de vivifier nos énergies. Des sciences, auxquelles nous avons toujours demandé une formation, sont figées dans des cadres anciens alors qu’elles ont évolué ailleurs, en France notamment. D’autres sont laissées de côté ou réduites à leur plus simple expression. Bref, nous aurions le plus grand profit à utiliser les sciences naturelles et la géographie, le droit public ou civisme, l’histoire et l’économie politique, au renouvellement de nos forces qui s’anémient dans l’habitude ou l’ignorance.




Connaître le pays d’abord, afin de le comprendre et de l’aimer. Par les sciences naturelles : géologie, minéralogie, botanique, zoologie. Le sol, la flore et la faune. Non pas tant le détail que les grands traits de la figure terrestre. Le mouvement des « Cercles de jeunes naturalistes » poussé dans ses conséquences lointaines : toute la nature canadienne jaillissant des herbiers.

Je dis : la nature canadienne. Car nous avons — ces temps sont-ils révolus ? — poursuivi longtemps la géologie dans ses sources européennes. Relisez la préface du Sol canadien où le R. P. Pierre Fontanel lamente cette anomalie, la voix d’un élève s’élevant de l’ennui général : « Mon Père, est-ce qu’il y a des exemples de ces choses-là au Canada ? »

On arrive à « lire le pays » à l’aide des sciences naturelles, et à le traduire. L’observation, discipline essentielle, distingue les éléments d’une synthèse où l’esprit, fécondé par l’imagination, se complaît. La poésie des contours, des couleurs, des mouvements, des contrastes, enchante la volonté vers l’amour. Le patriotisme cesse d’être un mot de creuse vanité. Il s’agrippe à la réalité. Il pénètre dans l’école avec le soleil et la vie. Des exemples ? Ils foisonnent en France, où l’on sait regarder. Et c’est au point que les Français, qui voyagent sur notre territoire, l’interprètent mieux que nous. Ici même, n’avons-nous pas les premières pages de Terres et Peuples du Canada d’Émile Miller, large vision, et si émouvante ; Sa Majesté le Pin, une belle chose dont le frère Marie-Victorin fait, chaque année, une introduction à son cours de botanique ; et la description éperdue de son royaume, la Minganie

La voie est entr’ouverte. Coins de pays, régions, plus vastes étendues, masses continentales, se précisent dans notre regard : Île d’Orléans, Haut Saint-Maurice, vallée du Saint-Laurent, alignements montagneux de l’est et de l’ouest, creusement de la plaine centrale, rebord laurentien. Du fameux « point de vue national » c’est, à n’en pas douter, une forme de salut.




La géographie range les phénomènes naturels comme on fait des bouquins dans une bibliothèque.

On aurait tort de négliger la géographie physique ; mais on aurait tort aussi de la réduire à la sécheresse des manuels. « Les Cantons de l’Est occupent la partie méridionale, dans la province, de la région des Appalaches ». Que va-t-on tirer de ce numéro 3 de la XXXVIIIième leçon ? Il faut des images, de belles images, des cartes, des reliefs, si possible, et — au moins pour ceux qui sont sur place — l’étude du terrain. Pour régénérer l’enseignement agricole, on proposa naguère au Conseil de l’Instruction publique d’installer dans les écoles rurales des armoires où, dans des bocaux, des grains achèveraient de mourir. Palsambleu ! quand, aux portes de l’école, passe

Le sourire paisible et rassurant des blés.

Idéaliste impénitent dans un monde qui se croit pratique, je ne puis me tenir de rappeler un paragraphe de la préface que Jean Brunhes écrivit pour son cours élémentaire de géographie : « La géographie est, dans l’enseignement élémentaire, la discipline qui doit former par excellence les jeunes enfants à ce mode attentif de la vision qu’on appelle l’observation. Tout est à admirer, tout est du moins digne de remarque dans ce que la géographie nous invite à regarder : les mouvements pressés de l’eau courante comme la marche rapide des nuages ; le maintien élégant et presque solennel d’une ombellifère, toute droite dans la prairie ; l’élancement d’un pin, l’agitation bruissante d’un peuplier secoué par le vent, la nonchalance souple d’une branche de frêne, la tenue rigide d’une simple épine ; la discipline et le travail des abeilles d’une ruche ; le battement des ailes ou le vol plané d’un oiseau… »

Pour la seconde fois, je rencontre le poète :

S’asseoir tous deux au bord d’un flot qui passe,
Le voir passer ;
Tous deux, s’il glisse un nuage en l’espace,
Le voir glisser.

Alliance peu recommandable du poète au géographe ? Ce n’est pas mon avis. On n’enseigne bien les choses que si on en a saisi la poésie, qui est leur philosophie. Si peu que l’on sache de la géographie et des sciences naturelles, quand on part en voyage dans la province ou le pays, on met son petit bagage de connaissances à côté de soi, comme un nécessaire, et le voyage en est transformé. Si la configuration du sol, son comportement géologique ne reviennent pas à notre ignorance, reportons-nous au décor, aux maisons, aux hommes.

Car il y a les hommes. La géographie humaine peuple le sol des manifestations de la vie économique et sociale : habitants, industries, transports. On appelle certains hommes des animateurs : la géographie humaine est une merveilleuse animatrice. Elle apprend par mille traits le sens d’une civilisation : ses valeurs, ses faiblesses, voire sa décadence. Distinguer le milieu immédiat discipline l’esprit en vue de l’intelligence des horizons plus lointains. Ainsi naît la philosophie politique, la meilleure et la plus pratique : celle qui est fondée sur la réalité et non sur l’enjeu électoral.

Le hasard m’a valu de découvrir Mgr Ross, avec qui je suis joyeusement d’accord. Sa pensée se cache où il y a peu de chance qu’on la cherche : dans les Règlements du Comité catholique du Conseil de l’Instruction publique (jolie cascade). J’y trouve mes propos confirmés sous deux titres dont l’union m’enchante : le langage et la géographie, ce qui signifie que Mgr Ross prépare à l’expression par la réalité. Point très important, sur lequel je reviendrai.

Voici d’abord les « exercices de pensée et de langage » : ils porteront sur l’église, la maison paternelle, l’école ; sur les scènes de la vie ordinaire, les accidents géographiques de la localité, le jour, la nuit, les quatre saisons, l’orientation ; sur la vie familiale, la vie intérieure, la vie sociale. Tout est prétexte à leçon : les maisons, le mobilier, « les portraits, des frères et des sœurs » (quelques retouches à proposer, le plus souvent), les champs et les jardins, les métiers et les instruments, les bêtes ; les gares, les ports, les routes ; les jeux, la lumière, le firmament ; les sentiments, les souvenirs, les joies, les chagrins ; l’église, les fêtes religieuses ; le drapeau, les traditions, la patrie.

Puis ce commentaire, que je détache d’un texte dont l’ensemble est imprégné de noblesse et d’ardeur : « Pour atteindre ce double résultat (l’idée et son expression juste), l’instituteur, ou l’institutrice, doit se convaincre que le par cœur doit faire place au travail d’idées ; que l’enseignement livresque, qui demande un moindre déploiement d’intelligence chez le maître et chez l’élève, doit disparaître pour laisser libre champ à la culture active des puissances intellectuelles d’observation, de jugement et de réflexion ; qu’au lieu de la passivité qui reçoit sans réaction les pensées et les expressions des autres, il faut susciter l’activité intérieure qui développe la personnalité et lui donne du caractère ».

La géographie ensuite, qui, au moins en première année, « se confond avec les exercices de langage ». « L’observation que le programme met partout à la base de l’enseignement rationnel » portera sur les faits journaliers pour les proposer à la méditation de l’enfant. Ils valent mieux que le manuel, dont les définitions semblent planer sur un monde inexistant. Si l’on n’a pas « d’accidents géographiques sous les yeux », on en provoquera, ou on utilisera l’aventure : une pluie, une mare, feront les rivières, les lacs, les îles et les côtes. Du milieu immédiat, on passera à la province, puis au pays, puis au monde extérieur. Le beau voyage !




On s’étonne du patriotisme des Français : fondé sur l’« environnement », il s’éveille aux choses et aux traditions ; il s’y attache. Il obéit à la logique, sans doute, mais aussi au sentiment. Il faut alimenter nos résistances et les fortifier d’un élan raisonné. Que la terre soit notre premier livre, pour y suivre le travail du peuple, lui donner un sens. Elle a subi une empreinte qu’il faut reconnaître et expliquer. Voilà la difficulté à laquelle se heurtent l’insuffisance de notre culture et notre manque d’imagination.

Quam magni fueris intacta, fracta doces. La France a laissé sur le chantier de colonisation que fut pour elle le Canada des œuvres où son esprit se reflète encore ; comme, morcelée, Rome révèle sa plénitude par les ruines que le poète dresse dans le temps. Nous ne ferons rien que d’hybride tant que nous n’aurons pas adapté l’héritage français à notre domaine canadien ; tant que nous n’aurons pas compris ce qu’est la civilisation française et que nous ne l’aurons pas pliée à nos exigences.

En 1912, la « Délégation Champlain » vint au Canada. J’allai la rencontrer à Rouses’ Point. Dans le train, les délégués se partagèrent la corvée des discours et il fut convenu que René Bazin apporterait, dès le premier contact, le salut de la France au Canada français. Son allocution — la sentimentalité mise à part, sempiternel obligato des réceptions de ce genre — jaillit, toute faite, de la fenêtre du wagon par où l’auteur avait regardé, en réfléchissant comme nous devrions regarder et réfléchir :

« Canadiens français, j’ai deviné à plus d’un signe et longtemps d’avance, hier, que nous approchions de votre pays. Dès le sud du lac Champlain, j’ai commencé d’observer que les labours étaient bien soignés. Les mottes s’alignent bien droit, sans faire un coude, tout le long des guérets. À peine la neige avait fondu que déjà de grands amis de la terre, de fins laboureurs, ouvraient les sillons pour la semence. Et j’ai pensé : « C’est comme chez nous… »

« Un peu plus loin j’ai vu des haies, des palissades, plus multipliées qu’en pays de New-York. L’espace était immense, mais il était clos, et j’ai songé : « Ce sont bien sûr nos gens, qui aiment à être chez eux. »

« En même temps, le caractère des paysages, par la culture qui fait une physionomie plus souple et plus vivante au sol, le caractère des paysages changeait. Quelques-uns de nous disaient : Ne trouvez-vous pas que cela ressemble à la région des Vosges, du côté de Retournemer et de Longemer » ?… D’autres répondaient, montrant du doigt la ligne des collines : « Ne jurerait-on pas les premières dentelures de la plaine de Pau ? N’est-ce pas une aussi claire lumière ? » Qui avait raison ? Tout le monde. Nous étions unanimes à retrouver la France.

« Dans un chemin, j’ai vu beaucoup d’enfants. Ils ont levé les yeux, et ils riaient à la vie nouvelle. Et j’ai dit : « Nombreux, mutins, bien allants, ce sont leurs fils. »

« J’ai aperçu, enveloppé d’ormeaux, un clocher fin, tout blanc, d’où partait l’angelus du soir, et j’ai dit : « Puisque mon Dieu est là présent, les Canadiens sont tout autour. »

« Et, en effet, dès que le train se fut arrêté, nous vîmes une grande foule qui nous attendait, et des visages si heureux, et tout à fait de la parenté. On se disait : « Ah ! les braves gens, les gens de chez nous. » Le bruit des acclamations renaissait comme la houle.

« Alors, chacun de nous a senti les larmes lui monter aux yeux, celles qui sont toutes nobles, celles qui effacent peut-être les fautes du passé.

« Et j’ai résolu de saluer ce soir les Canadiens français, qui ont fait pleurer les Français de France. »

Ainsi, d’un paysage, d’un bourg, d’un clocher, d’un sillon, surgissent des images qui se transforment en idées-forces, des plus humbles aux plus fières, et s’ordonnent vers un idéal ; l’agriculture et la « petite ferme », gestes renouvelés au rythme des anciens ; l’art, langage plus éclatant que celui qui passe sur nos lèvres parce qu’il s’exprime au grand jour dans la perpétuité de la forme ; la prière qui, depuis le passé, nous porte jusqu’à Dieu. La refrancisation est au prix de ces découvertes. En vain changera-t-on les enseignes : si l’on n’a pas changé les esprits et les cœurs, on n’aura rien fait. Refranciser, c’est renaître à la civilisation française et en retrouver les traits profonds : c’est parler, bâtir, vivre, manger à la canadienne, c’est-à-dire à la française. Il ne s’agit pas de copier qui que ce soit, mais de nous refaire la tête, le goût et l’estomac, à moins, comme le craint Olivar Asselin, qu’il ne soit trop tard. Eh oui ! même l’estomac, qui se délabre au poids des sorbets de frigidaire et des sandwichs congelés, des légumes à l’eau et de l’ineffable parodie des French Pastries. « La civilisation française est universelle, écrit l’Allemand Curtius, en ce sens qu’elle embrasse à la fois les formes les plus diverses de l’existence humaine. Elle continue l’idéal de culture antique. Elle en a l’envergure, qui s’étend des normes matérielles aux normes spirituelles, de la technique à la morale. On peut dire qu’en France la civilisation commence avec l’art culinaire. La gastronomie en fait partie. La mode aussi. La politesse également. Bref, toutes les manifestations de la vie empruntent un rayon à son auréole. Et ces manifestations ne sont pas seulement le privilège des classes cultivées, elles sont accessibles à tous, chacun peut y prendre part, fût-ce de la façon la plus modeste. »

La cuisine même « est de l’art », comme me le disait une hôtesse de Rolleboise à propos de cette merveille qu’elle venait de nous offrir : un buisson d’éperlans. C’est le sens heureux où l’hôtellerie s’engage chez nous, quoique, parmi plus de propreté, on y trouve encore une innombrable soupe aux pois, souvent mal faite, des pâtes blêmes comme des déchets, servies sous d’inénarrables portraits de famille, ou dans ces décors de têtes de chevreuils multipliant jusqu’à l’affolement leurs yeux de verre.

Heureusement, l’instinct résiste. Tout seul, le plus souvent. Voué à la double atteinte du chauvinisme et de l’américanisme. Affaibli, étouffé par celui-ci, rétréci, racorni par celui-là. Car, ainsi que le vocabulaire, l’instinct ou, si l’on veut, l’attitude, s’appauvrit hors de la source française. La « Romanie » révèle ainsi, dans le monde, des ondes de plus en plus amollies à mesure qu’elles s’éloignent du centre. La critique sans mesure et parfois haineuse de ce qui est français — j’entends : profondément français — a détruit en nous la vie et nous a repliés sur des réserves d’une insuffisance grandissante. L’américanisme se charge du reste. Il entre, non pas comme un voleur, mais comme un gangster, l’arme au poing, des quantités d’armes : produits standardisés, magazines, journaux, radio, cinéma, sans compter les idées, les mœurs et les impondérables. Nous pouvons lui résister, même l’utiliser, mais à la condition de nous être fait d’abord une conscience française, et du coffre.




On dit que nous sommes des individualistes, préoccupés surtout de notre intérêt personnel et fort peu des intérêts communs. C’est la vérité. Je ne blâmerais pas que nous soyons des individualistes, comme les Anglais qui ont le culte de l’énergie personnelle. Je déplore seulement notre manque de sens social et d’esprit public.

Nous avons cependant un goût prononcé pour la politique, objectera-t-on : il n’est pas de période plus enfiévrée que celle où s’agite une campagne électorale. Nous courons les réunions dont nous goûtons parfois jusqu’aux excès ; nous ouvrons la radio aux querelles des candidats. En dehors de ces moments surexcités, nous suivons les discussions des Chambres avec une satisfaction béate ; et nous gardons une singulière admiration aux représentants que nous nous sommes donnés.

Mon Dieu ! Ces mouvements manifestent tout de même un certain sentiment de la chose publique ; mais combien court, le plus souvent, et borné aux faits d’un jour ou à des luttes dont dépend surtout le sort d’un parti. Bref, nous sommes des électoraux, si j’ose dire, et non pas des politiques.

Quand il s’agit d’une poussée d’opinion ; d’un appui à donner à une œuvre, à une initiative ; voire de la simple surveillance de nos intérêts nationaux ; de la sauvegarde de nos vraies traditions, de nos traditions vivantes, et non pas encastrées dans le passé comme dans du béton armé ; ou encore, quand il s’agit d’idées, tout uniment, — nous n’y sommes plus. Quelques personnes agitent le grelot dans l’impressionnant silence de l’apathie générale, quand ce n’est pas au milieu d’une hostilité qui met à se manifester une rare ingéniosité.

Est-il possible de corriger un défaut si déplorable ou, en d’autres termes, de former des citoyens, conscients de leur rôle, au courant de leurs devoirs, ardents pour le bien de tous ?

Cela revient à se demander comment apprendre la civilité ou, ainsi que l’on dit aujourd’hui, le civisme.

On peut utiliser l’enseignement pour inculquer le devoir social, pour en nourrir la volonté, en éclairer l’esprit. Brunetière disait : « En vain changerez-vous les lois, si vous n’avez pas changé les cœurs, vous n’avez rien fait ». Combien il avait raison ! Les lois, dans le domaine moral, risquent de demeurer lettre morte ; les principes qu’elles posent, les attitudes qu’elles commandent, les devoirs qu’elles dictent, ne seront acceptés vraiment que si les volontés sont entraînées et les intelligences préparées. Il en est ainsi de l’enseignement qui néglige le caractère et oublie les sources d’action. Dirigé vers la patrie, son passé, son avenir, sa constitution, ses forces vives, il serait transformé.

C’est la thèse que j’ai tenté de soutenir devant le Congrès des universités de l’Empire, en 1921. Je plaidai la valeur sociale de la formation générale donnée dans nos collèges classiques. Je ne dis pas que la fonction sociale soit assurée par la seule culture générale et nécessairement ; je dis qu’on l’en fera naître si l’on veut s’en donner la peine. Si je viens de mentionner les collèges classiques, c’est que, dans cette occasion, c’est d’eux que je devais m’occuper ; mais ces principes pédagogiques trouvent aussi bien leur application dans l’enseignement primaire, et même dans l’enseignement universitaire. Tout sert à aviver l’esprit civique, le sens social, pourvu qu’on s’y arrête : une version ou un thème bien choisi, une leçon d’histoire ou de géographie, une leçon de sciences naturelles ou de sciences physiques ou chimiques, éveilleront la compréhension des intérêts nationaux.

Est-ce suffisant ? Cette méthode est d’une application assez difficile, parce qu’elle exige une collaboration constante des professeurs d’une institution. De plus, je crois qu’elle doit être complétée par la méthode directe : l’enseignement du civisme ou du droit public, ou un cours sur les institutions du pays.

Je parle de programme : cela ne signifie pas beaucoup, en soi ; tous les programmes sont faciles à faire, et tous sont facilement parfaits. Il s’agit de bien autre chose : enseigner le civisme, c’est-à-dire, le devoir social.

Une introduction d’ordre philosophique, mais fondée sur des exemples tirés de la réalité — il en est des centaines — portera sur la société, sa composition et les raisons que nous avons de lui apporter notre appui. Puis des études sur le gouvernement central, les gouvernements des provinces, l’administration, la municipalité, la commission scolaire, la paroisse et, enfin, la famille. Ce sont les « cercles concentriques » qui entourent l’individu, suivant le mot d’un auteur américain.

Qu’est-ce, en définitive, sinon expliquer le rouage de nos institutions ? Et surtout, pas de sécheresse : de la vie, du réel. Le monde est là, tout à côté : il s’agite autour de l’école. On n’a qu’à ouvrir la fenêtre pour en percevoir la palpitation et c’est la vie qui est la meilleure leçon puisqu’elle est le souffle même de la nation, de la société, la grande et la petite, la lointaine et l’immédiate.

J’ai parcouru des manuels de civisme, tristes comme la mort, secs, pressés de leur substance. Ils me rappelaient les cours d’histoire criblés de dates, de batailles et de combinaisons politiques ; les traités de géographie où s’alignent les fleuves, les montagnes, les lacs et les villes, et les interminables listes des produits locaux, comme on les appelle. Autant apprendre les noms des rues et des ruelles de Montréal.

Le civisme, c’est une autre affaire. C’est la raison profonde et actuelle de la civilité, c’est le déterminant, la source de la volonté altruiste, le secret de l’humanité. Tout doit servir à le faire naître. Quelles leçons le professeur, s’il sait s’y prendre, ne tirera-t-il pas de phrases comme celles-ci : En 1608, Champlain fonda Québec ; le gouverneur général du Canada ouvrira les séances du Parlement avec l’habituel cérémonial ; la paroisse nous a gardés ; la famille est notre cellule sociale ; l’école est notre premier guide ; l’impôt est nécessaire ; nous vivons d’un capital intellectuel accumulé par des générations ; — que sais-je encore ?

Pour y arriver, il faut du travail, de l’imagination, beaucoup d’observation et des connaissances précises. La vie nationale, la société, la famille, la paroisse, l’école, offrent leurs champs d’étude : il reste à se préparer à les définir et à les raconter de manière à en faire jaillir une leçon qui soit un élément d’action.

L’observation est toujours possible, nous dit-on, mais les livres manquent. Ce n’est pas tout à fait vrai. Il existe des œuvres très suggestives et fort bien illustrées, qui permettent de recourir à l’image et de pousser jusqu’à l’art. Il est des ouvrages précieux, d’une vive lumière : de Léon Gérin, de Raoul Blanchard, d’Émile Miller, d’Edmond de Nevers, d’Errol Bouchette, de l’abbé Groulx, de l’abbé La Palme, du frère Marie-Victorin, et d’autres.

Évidemment, il faut les chercher, les trouver même, et les lire le crayon à la main, et les méditer, et les vivre. Ce n’est pas toujours possible, je le reconnais, pour le professeur ou l’instituteur rivé à l’absorbante besogne de chaque jour. Il faudrait un ouvrage sur le civisme ainsi conçu, fait d’aperçus, d’exemples, de propositions, de couleur et de vie. Que n’y met-on quelqu’un, comme à d’autres traités qui nous manquent et sans lesquels l’enseignement languira toujours.

Dès lors, on pourrait préparer la leçon de civisme ; elle ne serait plus reléguée dans le cours de géographie sous le titre : gouvernement du pays. Elle passerait dans les hommes et, tout en gardant notre personnalité — ce qui nous sera nécessaire tant que nous prétendrons rester français — nous acquerrions du moins le sens de la société et nous accepterions nos responsabilités de citoyens.




Je me suis inquiété de savoir si l’on enseignait le civisme. On m’a répondu : depuis toujours, par la philosophie sociale et la géographie. Ce n’est pas une mauvaise formule, puisque c’est la formule, au fond, de ce qu’on appelle la géographie humaine : la terre et l’action de l’homme vivant en société sur la terre.

Je redoute, ici encore, la géographie tout court. J’ai dans l’esprit la boutade d’un autre pédagogue : « Combien les élèves ont-ils de manuels de géographie ? — Trois, et plus ils en ont, moins ils la savent ». Je crains la sécheresse d’énoncés comme ceux-ci : « Les membres du Conseil législatif doivent remplir les mêmes conditions que les sénateurs ; et les députés à l’Assemblée législative, les mêmes que les membres des Communes ». Ou encore : « Les comtés sont les grandes divisions territoriales. Chaque comté est une confédération de villages, paroisses et cantons (pas mal, cependant, bonne amorce). Les maires de ces municipalités forment le conseil municipal du comté, le président de ce conseil prend le nom de préfet ou de maire de comté ». Voilà pourtant tous les éléments d’une leçon sur le rôle, nouveau et intéressant, du Conseil de comté, à la condition que l’on ne se borne pas à faire réciter cette définition informe. Autant en emporte le vent, et je ne me demande pas où cela conduit, parce que je sais où nous en sommes.

Voici le témoignage de Mgr Ross sur l’enseignement, en géographie, des « faits de l’ordre politique ». « Ici encore l’enfant peut voir dans son entourage les faits fondamentaux de l’organisation politique, civile, judiciaire et religieuse du pays. L’enfant parle français, il entend parler une autre langue : voilà qui lui donnera la notion des deux principales races qui habitent le pays. De même pour la religion. Les assemblées populaires et les scènes électorales lui permettront de réfléchir sur le système scolaire, municipal, gouvernemental auquel le pays est soumis. La vue des officiers de police ou de justice, le récit des procès, condamnations, etc., fournissent les moyens intuitifs de faire connaître nos diverses organisations. Si on mêle l’histoire du Canada à ces constatations, on établira un lien dans l’esprit des enfants, et on leur fera connaître l’âme du pays en même temps que son armature. Par là aussi on introduira l’élève dans l’étude de la géographie humaine, beaucoup plus intéressante, plus utile et plus éducative que la géographie physique dans laquelle on est porté à renfermer toute l’étude de la géographie ».

Je souligne ces mots : en y mêlant l’histoire du Canada ; ce qui aboutit à recommander que l’étude de l’histoire porte aussi bien sur l’évolution des institutions du Canada français que sur les faits politiques ou militaires. De la philosophie sociale toujours ; mais, cette fois, dans le passé. Peu importe, après tout, pourvu qu’on en fasse, sous une forme ou sous une autre.

L’histoire du Canada, ramassée dans un manuel, est difficile à apprendre et à retenir. Elle est peut-être une des choses que l’on oublie le plus vite. Si l’on y revient plus tard, elle intéresse mais on a peine encore à en saisir le détail. C’est qu’elle est construite sur le sable ; j’entends : le plus souvent, sur des faits d’ordre administratif, et qui n’ont guère plus de consistance qu’une date. Et c’est sans doute pour cela qu’on l’ignore, généralement.

Il faudrait la simplifier et l’amplifier tout à la fois, afin d’en tirer les idées générales propres à notre conduite.

On la simplifiera en la ramenant à des synthèses.

On conseille d’apprendre l’histoire aux enfants à l’aide de tableaux attrayants, propices au jeu de l’imagination. Pourquoi pas aussi aux grands enfants que nous demeurons tous ? Supprimer des dates, laisser tomber des faits d’intérêt secondaire, pour s’en tenir aux grands mouvements. Ne sont-ils pas les vrais éléments de la culture ? Ne subsistent-ils pas comme des levains, quand tout le reste a disparu ? Les découvertes, la colonisation, les résistances, les organismes, voilà tout l’ancien régime. Qui posséderait la Naissance d’une Race de l’abbé Lionel Groulx en saurait assez pour vivre avec intensité la vie canadienne.

On amplifiera l’histoire en donnant de la couleur à ces tableaux de civilisation. Peindre à grands traits, mais peindre ; utiliser les faits, comme un coup de pouce, pour accentuer la chaleur et le ton. Bien charger sa palette. Jacques Cartier revient parmi nous : dire ses origines, ses attaches, ses services, le dresser sur son navire, à la recherche des « étoiles nouvelles », le suivre, dès son arrivée, dans ses gestes de catholique et de Français, qui éclairent encore notre voie. Le Jacques Cartier de Léon Gérin, par exemple — une simple brochure, mais quelle toile ! Juxtaposer les pâtes par des dispositions habiles et nécessaires, et qui nous habituent à chercher, hors de nos cadres, les harmonies ou les dissonances : les procédés de colonisation de la France et de l’Angleterre ; le resserrement des premières fondations anglaises et l’expansion de l’Empire français en Amérique ; l’exercice spontané du parlementarisme chez nos voisins et nos hésitations à prendre en main nos affaires ; nos réactions aux tendances impérialistes de Londres ; les conceptions différentes de l’unité nationale ; la valeur ou le danger des civilisations que nous coudoyons.

Pour amplifier l’histoire jusqu’à en faire une discipline, il faut surtout lui restituer les institutions. Je n’en ai pas aux batailles ni aux faits politiques, mais j’estime qu’il faut, à la suite de Léon Gérin et de quelques autres, chercher les raisons profondes de notre survivance où elles se trouvent : dans la famille, la paroisse, l’association, l’école ; — et dans la loi. Quelle pitié que les monographies de Gérin soient enfouies dans la Science sociale de Paris, depuis la fin du siècle dernier. Publiées demain, telles qu’elles furent écrites, elles illumineraient nos origines et nos résistances. L’Émigrant percheron ; Au Foyer de l’Habitant, Le Rang et la Paroisse, La Concurrence étrangère et l’Évolution industrielle ; et la dernière — la plus remarquable, au gré de M. Omer Héroux, La Loi naturelle du Développement de l’Instruction populaire. Cela est pétri avec de la chair. Nos manuels mentionnent avec timidité quelques efforts de colonisation vers Mont-Laurier, la Gaspésie, le Saguenay, ou l’Abitibi. Dans l’œuvre de Gérin, on vit cette colonisation, on en reconnaît l’innervation ; on prend contact avec une force vive. Sur un sujet pareil, avec Gérin, Raoul Blanchard et Louis Hémon, de bonnes cartes, des photographies aériennes, quelle leçon ! Et précieuse, et pratique comme une règle de vie. Paul Valéry semble regretter que l’homme s’excite « de souvenirs de souvenirs », et que l’« histoire alimente l’histoire ». Les hommes politiques, incapables de bâtir sur l’avenir, qui « n’existe pas », se déterminent sur le passé : l’échafaud de Louis XVI est celui de Charles Ier, et l’Empire de Napoléon, celui de Rome. Il serait, certes, malheureux que les hommes fussent satisfaits, comme c’est trop souvent le cas pour nous, de l’ombre d’un souvenir dont le propre est de se défigurer ; mais il est bon quand même que l’histoire alimente, non pas l’histoire, mais l’avenir. Je m’accorde cependant à Paul Valéry quand il réclame que l’historien découvre les « constantes » que M. André Lebey appelle, de son côté, la « conscience humaine ». « Accroissement de netteté, accroissement de puissance », dit encore Valéry. À cette condition seule, le souvenir se fait vigoureux.




Somme toute, la méthode d’enseignement, ou d’utilisation des sciences, que je tente d’exposer, se ramène à l’observation des réalités économiques et sociales. On peut donc faire des études économiques et sociales tout le long du programme. Même en mathématiques, en raisonnant, par exemple, sur le calcul des intérêts qui, en soi, n’a rien d’affolant ; ou encore, comme le voudrait le chanoine Émile Chartier, en établissant la hauteur des tours de Notre-Dame plutôt que la hauteur d’une tour quelconque dressée dans le désert de l’abstraction. En comptabilité, l’application à la vie courante est tout indiquée. Mais les choses elles-mêmes, qui sont dans la classe ou que l’on regarde dans la rue, expriment de mille façons la vie économique et sociale : la chaire où le maître prend place et les pupitres des élèves étaient naguère dans la forêt ; la montre de l’épicier du coin est un rendez-vous d’alimentation. C’est ce que la Commission des écoles catholiques de Montréal a compris : cet enseignement diffusé des choses ou des événements est commencé, en attendant que le Conseil de l’Instruction publique porte l’économie politique au programme officiel.

Elle y est déjà, à la vérité, et il suffira peut-être de rappeler qu’elle y est. C’est la géographie, Scientia parens, qui en est encore chargée : maîtresse Jacqueline de l’enseignement, elle est de tous les métiers, tour à tour physique, politique, économique, humaine. On lui confie les produits de la ferme, les bois de commerce, les industries régionales, l’arrivée et le départ des bateaux et des trains, les routes, les téléphones et les télégraphes, les postes, point de rencontre des échanges. Lourde tâche, et qui risque d’être escamotée sous les plus fastidieuses énumérations.

À mon sens, l’économie politique doit être installée dans l’école, non pas à une place d’honneur si on l’en juge indigne, mais parmi les utilités, les impérieuses utilités.

Pourquoi, selon le mot d’Olivar Asselin, nous sommes-nous gavés de « clichés funestes » ? À nous entendre, notre race serait incapable de solidarité et manquerait de sens pratique. Propos fantaisistes, propagés par des Américains, et acceptés par nous, comme tant de propos américains, sans réflexion et faute de mieux. Les Américains ont mesuré le sens pratique à de vastes entreprises mécanisées, dont on commence, aux États-Unis même, à douter. Le Français aussi est un « réalisateur », et un merveilleux réalisateur. Son amour du métier, son esprit d’économie et son souci des proportions ont tout de même bâti la France. Chez nous, ses procédés d’exploitation du sol, longtemps suivis, et perfectibles, ici comme en France, nous ont préservés : nous avons conservé, sur cette terre, la « ferme » vers laquelle les États-Unis reviennent aujourd’hui. Serait-il si difficile d’en faire autant dans l’industrie ? En commençant par restaurer le goût, puis les habitudes, que n’accomplirions-nous pas avec un marché assuré de près de trois millions de consommateurs, à qui se joindrait une clientèle anglaise, voire américaine. Je sais des « spécialités » qui l’ont déjà prouvé.

Elles ont réussi par ce qu’elles ont offert d’original et de sérieux. Si elles sont peu nombreuses, c’est que notre vie économique, notre économie nationale, n’existe pas ou compte si peu. Elle va au petit bonheur. Elle n’est pas dirigée selon des idées générales. Quelques organismes, je le veux bien, s’y intéressent de temps à autre, mais elle ne bénéficie pas d’une pensée commune. Et elle s’étiole, lamentablement ; alors que dans tous les livres que l’on écrit sur nous et de l’aveu des étrangers qui nous observent simplement, elle apparaît comme l’arme indispensable à notre survivance. Il est peut-être plus grave encore que nous ayons négligé les conséquences sociales d’une économie mégalomane, à laquelle nous nous sommes livrés corps et biens, et que nous attendions une inutile révolution pour nous en dégager.

Nous nous plaignons, enfin, de concurrences qui, par parenthèse, ne sont pas toutes israélites. Elles nous font toucher nos faiblesses et nos reculs. Pour les vaincre ou les contenir, on recommande « d’acheter chez les nôtres ». Rien de plus légitime. Disons même que c’est un devoir. Tout le monde doit vivre, et nous d’abord, j’imagine. Mais prenons garde que, en nous transportant ainsi dans les sphères de la sentimentalité, on s’adresse plus au cœur qu’à l’esprit. Nous savons ce que vaut le sentiment devant les passions ; que vaudra-t-il devant l’intérêt si la connaissance ne le guide pas ? Au devoir correspond le droit : le droit du consommateur à ce qu’on a accoutumé d’appeler le « service », et le « service » suppose la connaissance qui conduit à l’organisation, et même à l’éducation de la clientèle.

Par quelque chemin que l’on prenne, que l’on veuille aviver notre sens des affaires, affermir notre économie ou secouer la concurrence, on revient au même point : savoir.

Et nous attendons du temps qu’il nous guérisse, par une insouciance qui n’a d’excuse que son aveuglement. Sitôt qu’un enfant est malade, on réunit autour de lui la kyrielle des spécialistes, qui le palpent, l’auscultent, le pénètrent de rayons, et, leur tâche achevée, prescrivent un régime avec des médicaments. L’anxiété des parents trouve cela tout naturel : il faut refaire les forces du malade et l’engager solidement dans la vie. Si une épidémie s’abat sur une école, on voit accourir les préposés à l’hygiène publique, qui s’ingénient à combattre le mal, gardent les avenues, établissent des barrages pour garantir la population. Mais s’il s’agit de redresser une situation économique qui se délabre avec une inquiétante rapidité, plus personne, plus de remèdes, plus de science ; quand il faudrait, par une action positive, reconstituer les forces. L’économie politique n’est pas une panacée, tout le monde en convient ; du moins est-elle un de ces toniques dont on dit qu’ils ne font pas de mal. Nous en avons besoin pour mouvoir nos volontés afin que, parlant le même langage et remuant les mêmes idées, nous tombions d’accord sur la défense de notre dignité. La diffusion intense de la science économique et sociale, surtout sous ses formes les plus simples, sous ses aspects les plus familiers, refuserons-nous ce moyen de renouveler nos énergies ?




Je propose donc qu’on rajeunisse de vieilles disciplines, qu’on en institue de nouvelles. Cela se fait depuis longtemps ? Il se peut bien ; quoique, si cela se faisait beaucoup, cela se verrait un peu plus.

Un prêtre de mes amis a eu la rare fortune d’organiser de neuf une classe de philosophie. Aux leçons exigées par le baccalauréat, il a ajouté, chaque semaine, une heure de français, une heure d’histoire de l’art, une heure de science sociale, une heure d’histoire comparée. Dans une outre ancienne, il a versé du vin nouveau, laissant au temps de prolonger la cuvée. Plus heureux que moi, il a fait ce que je me suis contenté de dire. Il attend. — Et quelle porte il ouvre sur la rhétorique supérieure où l’élève, mûri de science, retiendrait le culte de l’expression !

Pour mener à bien ce programme, des réformes « parapédagogiques » seraient sans doute à souhaiter :

des manuels qui gagneraient à être moins « nourrices sèches » et à s’égayer au contact d’un art plus affiné ;

des bibliothèques, où le maître, de qui on exige beaucoup, puiserait le surcroît de savoir que tout enseignement requiert ;

des pédagogues formés dans des Écoles normales mieux averties, ou munies des facilités qu’elles réclament à bon droit ;

un Bureau central d’examinateurs résolu à découvrir chez les francs-tireurs qui l’assaillent la vision nette des intérêts nationaux ;

enfin — mais j’aborde ce dernier point avec respect —, un Conseil de l’Instruction publique revêtu de pouvoirs plus étendus et qui s’occuperait davantage de pédagogie.

Il est d’usage, lorsqu’on a plaidé devant un tribunal, de « citer des autorités ». Je n’en ai pas. Si pourtant : une, et qui en vaut bien d’autres. J’ai interrogé du regard, de la pensée ou de la parole plus de vingt-cinq promotions d’étudiants — livre ouvert sur l’avenir.


ANGLAIS — FRANCAIS














ANGLAIS — FRANÇAIS




N OUS allons notre chemin en vivant sur nos réserves. La France nous a donné huit ou dix mille hommes dont nous avons multiplié la chair : notre survivance physique est un fait. Mais notre philosophie est courte, si elle existe ; j’entends, si même elle est exprimée. Nous vivons peu par l’esprit ; et nous allons voir que, pour l’espèce d’êtres que nous sommes, c’est un mal.

Il nous manque un « climat de culture » propre à entretenir les valeurs que nous tenons de nos origines. Nous distribuons un enseignement, honnête dans ses intentions, mais trop rigide dans sa fidélité au passé et qui reste encore accroché au dix-septième siècle. Je ne lui reproche pas ses traditions, mais bien de ne pas les assouplir à l’ambiance qui nous emporte vers des destinées auxquelles nous demeurons mal préparés.

Nous nous sommes donné à pleines mains l’illusion des programmes. Tout y est. Ils vont de pair avec le progrès moderne, et, à les lire, on se sent rassuré : histoire, géographie, sciences naturelles, science sociale sinon science économique, civisme. Mais ces sources d’observation et ces règles de conduite, dont on admet en théorie l’abondance et la nécessité, sont-elles utilisées ?

Ce sujet : Anglais, Français, les conséquences pratiques de deux psychologies relève de l’histoire et de la géographie, c’est-à-dire, de la science sociale entendue dans le sens large. Il comporte les éléments fondamentaux de la nation canadienne. L’avons-nous abordé de plein ? Notre connaissance de l’Anglais est-elle raisonnée ? Ne résulte-t-elle pas d’observations superficielles où d’à peu près répétés à l’infini et que nous prenons pour des certitudes ? Méditons-nous sur le caractère du Français ? Ici encore, n’obéissons-nous pas à des sentiments que des rencontres passagères ont faussés ?

Notre appréciation de l’Anglais se fonde sur des faits historiques ou actuels, sans s’inquiéter des causes qui ont provoqué ces faits, de l’instinct qui s’est mué en idées motrices. Quels avantages nous apporterait pourtant un commerce plus attentif de nos compatriotes anglo-saxons ! Nos attitudes seraient plus sûrement inspirées. Nous nous adapterions au milieu, d’une volonté éclairée, au lieu de nous soumettre aux événements avec une sorte de passivité admirative.




La psychologie des peuples, si recommandable, n’est pas facile. Elle résulte d’observations répétées et de patientes synthèses, et non d’impressions de surface aussitôt généralisées. On peut entreprendre cette longue recherche, à la condition d’avoir sous la main les éléments voulus. Or, nous ne les avons pas. Le type anglo-saxon que le sort nous a donné pour voisin est, comme le nôtre, éloigné de ses origines et plongé dans des horizons nouveaux où il est fort possible qu’il modifie ses traits essentiels. Mais le portrait de « l’Anglais de Londres », comme nous disons, une fois brossé et placé devant nous, il suffira d’en rapprocher celui de « l’Anglais colonial » que nous rencontrons chaque jour, pour juger de sa fidélité ou pour reconnaître son hérédité accentuée. L’aventure vaut d’être tentée.

Il nous faut donc un guide. Le hasard d’un voyage en France m’en a fourni un, très au courant des choses d’Angleterre et de France, d’une fréquentation agréable et d’une prudente sagacité. Ses jugements qui paraissent arrêtés, trop portés au parallélisme, sont corrigés par un sens des nuances qui nous livre surtout les « dominantes » et atténue les chances d’erreur. Je les ai appliqués plusieurs fois, avec la satisfaction d’en éprouver la vérité, aux Anglo-Canadiens, voire aux Américains, qui ont plus évolué. Il s’agit de Salvador de Madariaga. Espagnol, il fit ses études en France, devint professeur à Oxford et finit par passer à la Société des Nations. Voilà pour le moins des titres à l’autorité. Son livre : Anglais, Français, Espagnols, paru en 1930, campe ces trois types d’hommes dans leurs gestes instinctifs. Laissons, à regret, tomber l’Espagnol dont l’individualisme de passion nous inspirerait d’utiles réflexions, pour nous en tenir à l’Anglais et au Français.

Le langage de Madariaga, surtout dans la première partie qui fait office de théorie, prend, sans excès, une teinte scientifique. Il écarte toute affirmation hâtive et corrige, parfois à notre étonnement, des opinions courantes, sur l’hypocrisie de l’Anglais, par exemple, ou la furia francese. Nous sommes donc au-dessus des boutades, comme celles de Rivarol : « l’Anglais a deux mains gauches » ; où celle, plus cynique, du Pringle, de Chesterton :

Oh how I love my fellow-man
With love both pure and Pringlish,
But how I hate those horrid French
Because they are not English.


Avant de m’engager, à la suite de Madariaga, dans l’analyse objective des Anglais et des Français, je transcris une page de Louis Cazamian, un des psychologues de France qui ont le plus pratiqué l’âme nue de l’Angleterre. Ce n’est pas un hors-d’œuvre, mais une préparation, une « invitation » à un voyage plus poussé. Dans cette page, d’ailleurs, on retrouve notre propre sentiment à l’égard de l’Anglais, tel que nous aurions cherché à l’exprimer ; en sorte qu’elle va nous servir de point de départ naturel, si je puis dire, vers une connaissance plus ferme et de fructueuses désillusions :

« Nous les regardons passer. On les reconnaît presque toujours au premier coup d’œil : corps maigres et osseux, têtes longues aux énergiques mâchoires : un air de froideur où nous lisons comme un orgueil engourdi…

« Que pensent-ils ? Nous ne savons : leur visage est fermé. Les connaissons-nous ? Fort mal ; leur langue est si étrangère et si exigeante ; leur pays, si proche, est si lointain. Devant nous, ils semblent gênés, et nous nous sentons devant eux provoqués à être agressivement nous-mêmes. En vérité, nous ne les comprenons pas ; leur âme nous est plus distante que celle des autres peuples.

« Comme nation, ils nous inspirent des sentiments mêlés ; des images contradictoires se lèvent en nous. Le fond héréditaire de méfiance n’a pas disparu, surtout en certaines provinces ; les vagues souvenirs de la guerre de Cent ans, de la longue lutte maritime et coloniale, traînent à l’arrière-plan des mémoires. De l’estime, cependant, de l’admiration pour une race forte, un peuple vigoureusement pratique, qui a fait plusieurs choses capitales : le régime parlementaire, le plus vaste empire du monde, la grande industrie. Un prestige entoure parmi nous la figure traditionnelle de l’Anglais, original, flegmatique, « gentleman ». Nous sentons quelque chose de sûr et de ferme dans le caractère de ce peuple ; il est viril et majeur ; il est capable de se conduire. »

Mais quittons cette prose nourrie de sentiments où deux peuples se mesurent, pour nous élever jusqu’aux sérénités de la psychologie où se détache le type pur.




L’Anglais est avant tout un homme d’action : il tend vers l’action « comme l’abeille va à la fleur ». Nous avons donc raison de le considérer comme un être pratique ; mais il faut ajouter à ce jugement trop bref que le sens pratique dont nous sentons la présence, qui nous saisit comme la sarabanne enserre une fleur, est fondé sur un irrésistible instinct. L’Anglais ne s’embarrasse pas de théorie, ni de plan préconçu. La pensée inspiratrice, l’ordonnance logique, il les redoute. La vie est son maître. Il la reconnaît plus puissante que lui, et sa force est de savoir l’utiliser. Il obéit aux faits dont il tisse l’expérience ; sa volonté épouse les sinuosités du réel. Il veut des résultats. Son utilitarisme, son matérialisme, lui font envisager surtout un rendement solide. Mais il n’est pas pour cela dénué de moralité ni de désintéressement. On donnerait mille exemples de sa charité, de son action sociale, de son dévouement à la chose publique.

D’où lui vient cette détermination d’autant plus remarquable qu’elle est moins compliquée ? De l’école sans doute, qui chauffe la volonté de l’Anglais après l’avoir dépouillée ; mais l’école, observe Madariaga, est ainsi parce qu’elle est anglaise, en sorte que l’on revient à la tendance initiale du type vers l’action.

Chose certaine, l’Anglais est élevé dans la rigidité du self-control. Regardons-le, même au Canada : quel flegme ! Pas un muscle de sa figure qui trahisse le feu intérieur, parfois intense. L’Anglais est dompté. Dès son enfance, on lui apprend à surmonter ses passions au profit de sa volonté. La public-school, et même l’université, lui enseignent l’histoire, règle des traditions, la langue anglaise pour qu’il subisse l’expression propre à son groupe ; et les sciences qu’il faut posséder pour réussir. Formation rudimentaire à nos yeux de Français, qui tenons à la culture générale au point de lui sacrifier le succès. Qu’on ne me fasse pas dire, surtout, que je blâme notre attitude ! Je constate seulement que le temps que nous consacrons aux humanités, c’est-à-dire à l’intelligence, l’Anglais, notre compétiteur, le donne aux études spécialisées, c’est-à-dire à la volonté. Cela doit être. N’y aurait-il pas lieu cependant de tenter une adaptation des deux formules en dirigeant la culture générale, qui nous est nécessaire comme le pain quotidien, vers le caractère et l’action plutôt que de la laisser planer sur les ruines d’Athènes ou sur le forum romain, aujourd’hui dégagé d’ailleurs comme un signe de renaissance ? Dans ce passé d’une gloire virile, que cherchons-nous ? Une raison de mourir ou d’espérer ? « Nous n’avons pas d’argent, me disait un ami dans un moment de mélancolie, pas de belles maisons, de parcs riants, de firmes puissantes, mais nous sommes ben fins. » Piètre consolation ! Si encore elle nous apportait le baume de la vérité !

L’Anglais, « résolu jusqu’à la domination, à moins que les faits ne soient contre lui, » assoiffé d’action, et convaincu de sa supériorité comme s’il formait un îlot à part dans le genre humain, ajoute à ses forces innées un sens aigu de la solidarité.

Écoutons Madariaga : « Un mauvais plaisant a dit » : « Un Anglais, un imbécile ; deux Anglais, un match de football ; trois Anglais, l’Empire britannique. » C’est bien vu, mais déplorablement dit. Le premier terme de cette épigramme n’est pas seulement discourtois : il est absurde… Le deuxième terme est déjà meilleur, le match est peut-être un des phénomènes sociaux les plus révélateurs du caractère anglais. Quant au troisième, il est admirable et ne pêche que par sa modestie. Contrairement à ce que semble croire l’auteur de l’épigramme, il n’est nullement nécessaire de réunir trois Anglais pour faire l’Empire britannique : un seul suffit. »

L’Anglais détient « le génie de l’organisation spontanée ». On le constate en Angleterre par l’épanouissement des institutions municipales ; mais, même transplanté, en Amérique par exemple, le type assure aussitôt avec rigueur la gestion des intérêts communs, dût-il un jour en faire jaillir l’indépendance à l’égard de la mère-patrie. Un instinct de ruche. L’Anglais, fût-il seul, porte donc en lui le germe d’un empire. Il bâtit à coup sûr, grâce à un élan vital vers la collaboration, source de rendement positif. Reprenons le match de football qui nous est familier. Chaque joueur, déjà dressé par le self-control, veut être une unité qui compte, en concourant au succès de l’équipe. Il surveille ses mouvements, il sait les « combiner », comme nous disons, alors que le Français, plus brillant, s’abandonne à un jeu individuel. Voilà le fameux teamwork, le travail d’équipe : collaboration constructive. Puis l’Anglais s’oppose de toute son énergie au camp adverse pour que la partie reste à ses camarades, mais aussi pour qu’elle soit réussie, qu’elle vaille la peine d’être vue et, perdue ou non, soit une belle chose. Cette fois, nous touchons à l’« opposition constructive », point extrême d’une union des forces pour le triomphe de la valeur britannique.

Ainsi d’ailleurs au parlement, le second exemple que donne Madariaga. Deux partis en présence, deux équipes politiques, se livrent à un match d’éloquence sous l’œil de l’arbitre-speaker. L’opposition tance le pouvoir avec entrain, rarement avec violence, car les hommes sont rompus à la froideur et l’humour sert de soupape à leurs passions ; le pouvoir rétorque avec la même dignité aiguisée de sarcasme. Un mot brutal fait scandale au point de passer dans l’histoire. C’est une joute à laquelle les adversaires prennent un plaisir sportif. Les arguments posés, les bouches closes, la lutte est terminée et le travail peut commencer. Le champ est libre. L’opposition, satisfaite des coups qu’elle a donnés pour l’édification de l’électeur, laisse le pouvoir agir à sa guise. Bataille constructive menée par des hommes qui exercent leurs muscles, mais qui savent que la parole est vaine si elle ne conduit pas à l’action.

La collaboration spontanée, qui trouve sa source dans l’individu, se dilue en quelque sorte dans la société anglaise et la coagule en une masse solidement soumise aux lois collectives. Toute la nation apparaît, ordonnée comme une équipe. Chaque pièce est fidèle « à l’axe autour duquel elle doit tourner » et chaque Anglais oriente ses mouvements dans le sens des « coopérations sociales ». Et cette qualité grégaire entraîne les hommes « vers un but unique, par un sentiment unique du service social ». Solidarité d’autant plus redoutable qu’elle est instinctive ou cultivée dans l’œuf ; qu’elle agit sans préoccupation de logique et sous la seule dictée des événements ; et qu’elle est surveillée par le self-consciousness, mot intraduisible qui exprime les exigences constantes de la collectivité à l’égard du contrôle individuel.

Tout cela ne se produirait pas sans le fair-play. À l’intérieur de l’équipe, pour que le joueur donne sa pleine valeur, il faut que ses mouvements soient facilités dans la souple contrainte du jeu. On ne voit guère un équipier brimer un camarade ou briser son élan. Les chances doivent être pesées. Entre les équipes, l’arbitre applique avec la plus stricte justice les règles de la joute. Une faveur ferait scandale, et si le cinéma en imagine, c’est précisément pour venger l’éthique du sport en assurant la victoire du bon jeune homme sur le vilain. Le fair-play, c’est la lutte à armes égales, pour la beauté du spectacle. Étendu à l’être social, il devient la liberté, où se poursuit « l’opposition collaboratrice ».

D’où vient que l’Anglais ne nous applique pas toujours, à moins que les faits ne l’y contraignent, le fameux fair-play. Il y a contradiction entre le mot, lourd de promesses, et la réalité dépourvue de largesse. Il est rare, et quand cela arrive c’est par intérêt le plus souvent, qu’un des nôtres soit appelé à un poste de tout premier plan dans une entreprise anglaise. Les prébendes de l’administration fédérale sont réservées avec un soin conscient et organisé à nos compatriotes anglo-saxons. On ne nous abandonne pas volontiers l’industrie ni le commerce, encore moins les finances, à moins que l’intérêt encore ne commande de desserrer une maille du filet dans l’espoir de capturer une plus grosse marée. Nos droits politiques, a-t-on mis assez de temps à les reconnaître, de guerre lasse et sans élan, et parce que les faits ont fini par nous donner raison et par tirer le fair-play de ses retranchements.

Car il a des retranchements, et c’est une des choses les plus intéressantes que nous dévoile la conversation de Madariaga. Le fair-play s’arrête aux limites du groupe. À l’étranger, l’Anglais en garde bien « quelque pli », mais sorti de son milieu qui est sa raison d’être, désinsularisé, il se contracte et la loi d’entr’aide reste sans vertu. N’est-ce pas ce qui se produit dans nos parties de hockey ? Qu’une équipe anglophone ou supposée telle — car dans les équipes de hockey comme dans les régiments formés pendant la guerre, il y a, sous des couleurs anglaises, bien des noms français — se mesure avec une équipe canadienne-française, les partisans se divisent avec netteté. Les spectateurs anglais s’opposent au camp français. Même si ses adversaires sont des Américains. Lorsque les deux équipes sont de Montréal, l’une légère et indépendante d’allure, l’autre lourde d’épaules et le front barré, le parti-pris monte au paroxysme. Le fair-play s’arrête aux nationaux. Mais une victoire française, c’est-à-dire un fait, finira par calmer l’adversaire et par réveiller chez lui de l’admiration devant l’adresse dont le succès, pour l’Anglais, demeure une preuve de supériorité.

L’Anglais pousse le fair-play jusque dans le domaine de la religion. Il se fait, selon le mot d’une femme que Ferdinand Brunetière, ennemi de tous les individualismes, aimait citer, son petit religion à soi. Madariaga écrit à ce propos une page dont les Anglais ont dû goûter l’humour : « Ce sens de l’unité est, comme nous le savons, limité aux frontières de la race. La religion, cette passion la plus universelle de toutes, ne l’est pas en Angleterre. Le peuple d’action a sa propre église. Il veut s’assurer du fair-play, même dans l’autre monde. Sur toute la terre, ce peuple érige, témoins de ses passions insulaires, des églises et des cimetières anglais ; et c’est ainsi que, insulaire même après le trépas, naviguant dans des bières anglaises, il arrive aux côtes d’une éternité qui n’est qu’un autre Dominion par delà les mers de la mort. »




Le Français est un « homme de pensée » ; il est, d’instinct, un théoricien. Il ne se livre pas à l’action au point de se confondre avec elle ; mais il la domine de son intelligence, comme une chose détachée de lui, qu’il doit prévoir. Il fait des plans. C’est un « joueur d’échecs ». Au faîte des facultés humaines, il place la raison à laquelle il veut obéir quand il pose un acte. Son action est donc préméditée.

Seul un Français, et c’est André Maurois dans Sentiments et Coutumes, peut écrire : « Chacun doit penser à l’avenir au moment où il peut agir sur les événements. L’homme d’action ne peut être fataliste. L’architecte doit penser à l’avenir de la maison qu’il construira ; un ouvrier, à s’assurer pour la vieillesse ; un député, aux effets du budget qu’il va voter. Mais le choix fait, les mesures prises, il faut s’accorder quelque paix de l’esprit. Là où les éléments de prévision manquent ou dépassent l’esprit humain, prévoyance devient folie. « Les philosophies vastes et superficielles, les énormes synthèses de balivernes parlent toutes de siècles et d’évolutions. Les vraies philosophies s’inquiètent de l’instant. » La citation de la fin, qui corrige la pensée initiale, est précisément d’un Anglais, de Chesterton !

Le Français est épris d’ordre, d’abord. Il en met partout, en ce sens qu’il en projette partout. Pour lui, l’action doit produire de l’ordre, car l’ordre est pensée. Aussi excelle-t-il avant et après l’action : avant, parce qu’il prépare sa volonté dans de savantes combinaisons ; après, parce qu’il exerce sur ses actes son merveilleux sens critique. Et pendant ? Madariaga répond que le Français, pendant l’action, est en quelque sorte désemparé sous le choc de la réalité. Les complications de la nature heurtent ses plans et les détruisent ; et son esprit, qui réclame le temps de la réflexion, se sent mal à l’aise devant l’afflux contradictoire de la vie. Alors que l’Anglais va à l’action et se laisse emporter par elle, le Français, plus intellectuel, « se rue vers l’action comme vers une possession » et résiste à la non rationalité des choses. Il y a du vrai ; mais ce jugement me paraît tranché. Retenons-le tout de même, car il peut orienter notre conduite et modifier notre attitude devant les faits dont nous négligeons peut-être l’importance et le poids. Le Français, au lieu de s’abandonner à la « loi des choses », éprouverait de la méfiance à l’égard de la nature parce qu’elle ne répond pas toujours aux élans, pourtant mesurés, de sa raison.

Tot capita, tot sensus est un aphorisme décidément latin. N’étant pas entraîné par l’action, le Français reste maître de ses gestes et entend se conduire par l’esprit. Il est donc individualiste, ce qui fait sa valeur et sa faiblesse. Le Français qui analyse le caractère de ses compatriotes ne manque pas de le dire d’abord, comme s’il enfonçait le premier pilot de la société qu’il érige ; ainsi Lucien Romier, dans l’Homme nouveau, André Siegfried dans les Partis politiques en France ; et Madariaga à côté d’eux, qui écrit : « Le Français, quoique peut-être moins varié et moins individualisé que l’Anglais, est cependant beaucoup plus individualiste dans ses besoins. Son plaisir doit être à lui. Moins intimement lié à la collectivité que l’Anglais, il ne possède pas cette merveilleuse faculté de jouir par procuration qui distingue l’Anglais pur sang. Lorsque le Duc de Devonshire marie sa fille, tous les vrais Anglais se sentent heureux. Lorsque le Duc de Richmond court ses chiens, tous les vrais Anglais sonnent du cor. Mais le Français s’en tient à son poète : « Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre », et, à moins qu’il ne boive lui-même, il ne se lèche pas les lèvres. »

L’individualisme nourri de pensée du Français est la source claire et continue de son initiative, de sa « débrouillardise ». Le Français invente des tas de choses que le monde finit, on le sait de reste, par exploiter à sa place. Dans les arts de la paix et de la guerre, il déploie son génie créateur avec une facilité qui a fait croire à de l’improvisation. La France sans l’individualisme ne serait plus la France. Et cet individualisme produit autant que l’utilitarisme anglais ; car il ne faudrait pas croire, par manie de symétrie, que l’Anglais seul possède le secret de l’action et que le Français se contente de spéculation et de rêverie. Sans bruit, le Français à tout de même lancé la Normandie qui dépasse en puissance et en beauté les autres navires. Même dans les sports, le Français qui veut s’y mettre remporte des victoires qui, selon une boutade célèbre, valent, au regard anglo-saxon, celle de la Marne. Mais il va de soi qu’un tel être tient à son opinion, à son indépendance, même à sa « guenille ». Il s’en explique d’ailleurs avec franchise et non sans fougue. Il se plie mal à la contrainte. Il veut une « marge » de liberté qui lui laisse l’illusion d’obéir de son gré aux exigences sociales. De là un civisme moindre, qui existe, pourtant, quoi qu’on en dise, puisqu’il prend l’allure suprême de l’héroïsme sitôt le pays attaqué, mais qui se cabre lorsqu’on exige de lui le sacrifice d’une habitude qu’il croit légitime.

Pénétrons dans la Chambre française. Le spectacle est bien différent de celui que nous offrent les Communes britanniques. Je laisse la parole à Madariaga qui évoque avec une complaisance toute espagnole l’attaque vigoureuse des grands jours. Nous verrons, de la sorte, si notre Parlement provincial conserve, dans l’étau de la procédure anglaise, quelques-uns des traits qui lui viendraient de ses origines, par-delà la Révolution : « Les députés croient à ce qu’ils pensent, — en fait, penser est la seule façon de croire en France… En France, le débat est une bataille et les arguments sont chargés. Chaque paire d’yeux regarde en face comme deux canons d’une mitrailleuse lançant à toute vitesse des idées meurtrières à l’ennemi. Arguments, insinuations, accusations, insultes, traversent l’air comme des projectiles. Le Président fait de son mieux pour se maintenir en dehors de la zone de feu, par crainte qu’un projectile n’atteigne sa personne en détruisant d’un coup et sa neutralité et sa dignité. Personne ne sait comment la bataille finira, et lorsque, au petit matin, l’armée battue se retire, les huissiers passent de banc en banc en réveillant les morts et les blessés qui se sont endormis dans les tranchées. »

C’est une charge, lourde même de style, et qui n’est pas dans le ton de l’auteur. Il est sûr toutefois que le Français, qui domine d’ordinaire ses passions parce qu’il a « le sens de la verticale intellectuelle », se livre avec beaucoup moins de réserve aux discussions d’idées, surtout lorsque le régime ou des principes essentiels sont en jeu. N’exagérons rien pourtant. La même disposition d’esprit inspirait, chez les Grecs et, chose assez bizarre, chez les Iroquois, les harangues qui précédaient les batailles rangées. De l’éloquence et du bruit pour l’électeur, cela se rencontre dans d’autres pays, même dans ceux qui se disent latins, à quoi l’on joint, en France, l’espoir de ce qu’on a justement appelé « la prime au renversement des ministères ».

L’étranger s’y trompe. S’il sent gronder dans la presse la menace d’une émeute qui s’annonce par les précautions du gouvernement et les proclamations des mécontents, il quitte Paris ou renonce à s’y rendre. Qui le blâmerait ? N’entend-il pas dire chaque soir, sous le manteau, que l’émeute ou la guerre est pour le lendemain ? La colère des idées passées, l’intelligence désarmée par la parole, la paix se rétablit dans l’enchantement d’un beau geste qui satisfait beaucoup plus l’âme française que la lutte ne l’eût apaisée. Lucien Romier écrivait hier dans le Figaro : « Les Français ayant, selon leur habitude, beaucoup sacrifié à la rhétorique pour se faire peur les uns aux autres, résolurent finalement de fêter le Quatorze juillet dans un calme exemplaire. Ceux de nos visiteurs étrangers qui s’éloignèrent de Paris par crainte de menaces de trouble doivent bien le regretter. Ils ont perdu l’occasion de voir un des plus beaux spectacles militaires que l’on puisse imaginer. Ils ont aussi perdu l’occasion de mieux connaître le caractère de la France présente, qui n’est pas, certainement, de chercher des aventures, ni intérieures, ni extérieures. » Ce paragraphe, qui m’est tombé sous les yeux au hasard de l’actualité, reflète la France intellectuelle et modérée. Seulement il ne faut pas trop la piquer.

Elle tient admirablement. L’intelligence a compris qu’il fallait un correctif à ses spontanéités. La France a donc décidé de se comprimer sous une règle commune qui fait son unité. Elle s’est soumise à ce qu’elle désire le plus, l’ordre, c’est-à-dire à un plan qu’elle a accepté de réaliser et qui est le déroulement de sa pensée. L’ordre se traduit par le droit et se maintient grâce à des règlements. Le « mécanisme » qui en résulte, par opposition à l’« organisme » anglais, le Français en remet la conduite à l’État, autorité abstraite, et à l’administration, rouage compliqué. Encore l’intervention de l’État par la loi et les règlements est-elle réduite, sauf en temps de crise, à ce qu’il en faut pour que la société fonctionne. Le Français garde sa méfiance innée envers ce qui pourrait atteindre ou gêner l’être libre qu’il sent en lui et qu’il entend protéger. « Tout ce qui dans l’homme ne concerne pas le citoyen ne regarde pas l’État. » La vie française se partage en deux domaines : la vie juridique, nécessaire au maintien du groupe, sorte d’étai artificiel ; la vie intérieure qui a tendance à se dérober sous un farouche isolement. « Tolérance morale » au sein d’un régime d’ordre imposé ; « intolérance politique », résultat des réactions individuelles contre les empiètements de l’autorité.

Il n’est question jusqu’ici que de contrainte, de jugulation subie avec mauvaise humeur. N’y a-t-il donc pas trace, en France, « d’organisation spontanée » ?

Le premier « critère collectif » qui agglomère les volontés, c’est le goût et « sa discipline, la mode », source de la mesure qui caractérise le Français moyen. Il s’établit ainsi une sorte de self-consciousness, une surveillance du groupe sur l’individu, qui craint le ridicule. Ici apparaît l’hypocrisie, phénomène universel dont les raisons varient selon que les critères qui le déterminent sont différemment appréciés. Un Anglais qui se dérobe à la morale sociale, dit à peu près Madariaga ; un Français qui feint de comprendre ; un Espagnol qui cache sa froideur : tous trois se révèlent sous un jour emprunté.

Une autre cohésion, merveilleuse celle-là, résulte de la vie intellectuelle et des mouvements d’idées. La République des lettres et des arts est un modèle d’épanouissement spontané qui, comme l’autre république, mais cette fois dans des cadres naturels, a ses lois et ses règlements, ses exigences et ses décrets. Elle est traversée de courants qui entraînent les esprits, s’accentuent en se chargeant de subtilités et se diluent dans le riche océan des traditions. « L’ensemble, la spontanéité, l’harmonie avec lesquels s’opèrent en France ces mouvements de la vie intellectuelle sont aussi dignes d’admiration que l’ensemble, la spontanéité des mouvements d’action collective en Angleterre. » Si l’on ajoute le facteur spirituel, dont Madariaga ne tient pas un compte suffisant, on voit par quoi la France dure, solide et lumineuse.




Madariaga, dans la seconde partie de son livre, applique à la société et à la famille, aux élites, à la structure politique et à l’évolution historique, au langage et aux arts, à l’amour, au patriotisme, à la religion, les « critères de spontanéité » auxquels je me suis borné. Ils nous ont permis de définir et d’opposer les deux types d’homme que le sort des armes a placés l’un près de l’autre sur la terre canadienne. Utile curiosité. D’autres sociologues, anglais ou français, confirment la psychologie dont Madariaga découvre les racines les plus résistantes. Les journaux de Londres ou de Paris nous inondent de faits ou d’idées qui viennent s’adapter à la théorie dont nous connaissons les grandes lignes. Nous-mêmes, qui vivons parmi des Anglo-Saxons plus ou moins modifiés, à côté du cockney arrivé d’hier, du citoyen plus vieux d’une génération, ou du type libéré en apparence qui s’épanouit aux États-Unis, nous constaterons, par quelques sondages, que les données de Madariaga expliquent, avec une précision qui demande fort peu de retouches, la conduite des hommes. Poursuite vaine si, esquivant l’essentiel, elle n’amenait pas à considérer dans quelles conditions s’établira une collaboration entre deux groupes aussi différents d’attaches et de caractère.

L’Anglais est voué à l’action dans une ambiance expérimentale que la logique, par conséquent, ne complique pas, et à une destinée qui s’accomplit dans le sens de l’unité du groupe, du rendement racial, si j’ose employer ce mot qui n’a plus guère de signification. Nous sommes donc en présence d’une volonté dont le devenir a quelque chose de fatal, d’une fatalité humaine et qui s’adapte à l’ensemble comme une cellule dans le tissu d’un organisme. Nous faisons face à une armée hiérarchisée, commandée par l’instinct, animée par le flottement d’un invisible drapeau aux couleurs d’Albion.

Le type, en passant au Canada, s’est-il altéré ? J’ai déjà dit mes hésitations sur ce point. Il faudrait plus de recul. Pourtant il semble bien que les traits de l’Anglo-Saxon persistent ici dans une ressemblance que l’éloignement a plutôt accentuée. Ils expriment, et je ne suis pas sûr que ce ne soit pas avec plus de morgue, la même conviction de supériorité, le même coup de mâchoire impassible. L’esprit, déjà peu présent au centre de l’admirable organisme, se fait plus fermé parce qu’il se resserre sur un moindre groupe et s’oppose à un être qu’il a toujours considéré comme un adversaire, français d’origine et, de surcroît, catholique romain. L’action en devient plus vive dans un champ élargi par des conquêtes et des accumulations de richesses. Les ondes émises de Londres sont peut-être amplifiées ; malgré des interférences qui agacent l’oreille tendue, elles pénètrent la masse des mêmes vibrations ; elles nous entraînent même dans leur subtil passage, nous, Français par le sang, dans le mouvement de respect, presque d’affection, qui marque, par exemple, le vingt-cinquième anniversaire d’un couronnement.

Le Français, épris de pensée, ramène sans cesse à lui l’univers des forces, pour l’ordonner dans le sens de ses idées. Il est richement individualiste. Honnête dans ses opinions, il tient d’autant plus à elles qu’il les juge opportunes… « C’est mon opinion, et je la partage » serait un aphorisme très français. Il abhorre tous les empiètements de la contrainte et, puisqu’il doit se soumettre à une règle, il nourrit au moins l’illusion de la choisir, de se la donner librement. Il s’isole par tempérament et ne s’adonne à la collaboration que s’il la reconnaît conforme à sa raison. Voici un passage de Madariaga, qu’il ne faut pas prendre à la lettre parce que la situation qu’il décrit trouve ses correctifs dans l’intelligence française, mais qui vaut la peine d’être retenu ne fût-ce qu’un moment, comme une de ces vérités, qui sont la féconde amertume d’une méditation : « Le génie d’organisation spontanée est dû à ce que l’Anglais individuel, orienté vers l’action, sacrifie d’un cœur léger au succès de la vie collective (c’est-à-dire à la coopération) toute autre tendance personnelle. Le Français ne peut en faire autant. Intellectuel, il doit à sa pensée une fidélité absolue. Il ne saurait donc la sacrifier à la coopération. Même s’il voulait faire un effort, cela lui serait impossible sans se contredire, car, rappelons-le, le Français règle sa conduite sur ses opinions. Cette opinion que vous lui demandez de sacrifier au succès de la coopération est précisément l’opinion qu’il croit indispensable à ce même succès. On ne saurait donc lui faire un reproche de son honnêteté intellectuelle et morale, ici coïncidentes. Il n’en résulte pas moins que la collectivité française, riche en opinions précisément parce que formée d’intellectuels, n’aboutit que fort difficilement à la coordination des efforts et des volontés vers un but commun, par des méthodes communes. »

Les Français seraient donc divisés contre eux-mêmes, s’ils n’avaient pas réalisé, grâce aux ressources de leur esprit créateur, l’unité du territoire, de l’administration, du droit, de la langue, des institutions. S’il leur manque l’unanimité spirituelle, à peu près impossible chez un tel peuple, ils ont du moins provoqué un resplendissant « climat de culture » qui vaut l’atmosphère alourdie où s’enferme la ténacité anglaise.

De ces défauts et de ces qualités, que nous reste-t-il ? La psychologie comparée de l’Anglais et du Français pose d’abord ce troublant problème : à quel point sommes-nous anglicisés ? Je ne dis pas américanisés, car c’est tout autre chose.

La langue, à coup sûr, s’appauvrit par l’anglicisme et les tournures d’une syntaxe hybride ; mais la pénétration anglo-saxonne est plus insidieuse et plus profonde : l’engouement irraisonné par exemple, et d’autant plus dangereux, pour la pratique ; le peu de cas que nous faisons de l’intelligence et le mépris où nous affectons de tenir la théorie ; l’absence d’une action fondée sur une doctrine ; l’affaiblissement, que dis-je, la disparition du goût qui devrait être pour nous une forme d’organisation spontanée ; la régression de nos élans instinctifs sous la self-consciousness d’un groupe étranger et qui raidit nos traits jusqu’à les rendre méconnaissables dans une placidité d’emprunt. À moins que ces critères ne soient faux, ce que je souhaite. J’ai cru à la persistance d’un Canada français, au point de l’exalter en tout lieu, et sans prêter l’oreille au doute. J’y crois encore car les forces collectives y vibrent toujours, et l’on rencontre chez les individus des réactions qui ne trompent pas ; mais j’avoue que la façon de placer la question à laquelle nous conduit la logique de Madariaga découvre des vacillements qui font craindre pour la flamme. Le mal est que nous négligeons, au milieu de l’oubli qui s’intensifie, les conditions indispensables au fonctionnement de notre esprit. Toujours le dédoublement entre une formation livresque et la vie ! Notre devise : Je me souviens fait office de manuel ; elle nous anime, certes, et paraît nous entraîner ; mais, elle est de plus en plus exsangue, et on a l’impression parfois qu’elle n’éclaire plus qu’une inconsciente fidélité. Par quoi se révèle la tragédie de notre histoire, raison d’un perpétuel retour sur nous-mêmes ; car la mort, pour nous serait dans la contemplation béate d’un passé que nous ne comprendrions même plus.

Les forces en présence sont donc inégales, comme elles le furent toujours, exigeant de notre part un rétablissement d’équilibre qui fut notre salut. Sur le plan nouveau où nous transporte Madariaga, je ne vois qu’une collaboration possible entre les deux groupes ; car ils doivent collaborer si, au-dessus d’eux, on admet un État aux exigences communes, où nous serions, sinon accueillis de plein cœur, chose inespérée, du moins respectés comme des égaux et des bâtisseurs : c’est l’opposition collaboratrice qui fait le succès du match de football, manifestation caractéristique de la psychologie anglaise. Construire dans une lutte mesurée par des règles rigides, dans l’agressivité d’un sport où, à la ténacité du muscle anglo-saxon, nous opposerions l’agilité retrouvée de l’esprit français. Nous resterions dès lors sur le terrain de l’adversaire, le seul peut-être où il soit prêt à reconnaître par la force des faits, la supériorité d’autrui.

Il faut d’abord préparer nos équipes en les pourvoyant de bons joueurs, bons non pas dans le sens anglais puisque ce serait les assimiler, mais dans la plénitude, résolument recherchée, de notre innéité. L’individualisme, source sans cesse ravivée d’invention chez le Français, s’est dénudé chez nous de ses qualités créatrices pour ne garder que sa révolte à l’endroit des contraintes et a dévié dans une sorte de passivité. La France, préoccupée de liberté, s’est unifiée, ne l’oublions pas, par les lettres et les arts mis au service du groupe. L’intelligence, l’instruction, une classe paysanne solide offerte à la bourgeoisie comme la terre à la moisson, une fortune modeste mais répandue, un goût plus sûr et plus actif, une connaissance beaucoup plus vivifiante de la civilisation où nous prétendons survivre : autant de plaques indicatrices sur le chemin qui part de l’école. Fierté, refrancisation, réveil, rien ne s’accomplira sans le cœur inspiré par l’esprit, sans l’école éclairant le sol et les êtres des splendeurs de notre culture. L’homme ainsi formé selon sa vitalité, à l’aise désormais dans des mouvements où s’assouplit sa nature, et voilà l’équipe prête car elle a su acquérir une des formes d’organisation propres à son génie.

Il lui reste à s’unir, à former faisceau. C’est notre point névralgique. Nous devons fortifier notre organisme collectif, lui donner une physiologie d’attaque. Nous avons ce que Henri Simon appelle, en parlant de l’unité française, une certaine « solidarité physique et instinctive », pour avoir vécu côte à côte des heures angoissantes et accompli les mêmes gestes de défense ; solidarité qui se ressaisit à l’occasion, mais de façon naïve ou malhabile, parce qu’elle n’obéit plus qu’à la chair ou à l’indéracinable sentiment, vieux comme nous-mêmes, qui la porte à s’affermir devant l’envahisseur. Elle se réfugie aussi, assez curieusement, dans les partis politiques : elle y utilise ou y subit tous les moyens de coercition propres à faire triompher la cause, au point que notre société, par un retour inévitable, en est davantage divisée. Le droit nous garde aussi dans le chemin de l’ordre, et c’est une raison de le préserver. Il régit la personne, la famille, la propriété, l’institution, la vie commune dans ce qu’elle a de plus intime. Je me garderai bien d’oublier le climat spirituel où nous baignons et qui est un élément puissant de cohésion. Mais l’on s’inquiète, dans les revues d’opinion ou dans la chaire de vérité, de savoir s’il est resté assez fort pour que nos volontés s’y régénèrent. Le facteur religieux — religare, me disait un jour M. de Molinari, ce libéral impénitent — suffit à nous diriger vers le bien général, s’il pénètre notre âme, si nous ne nous contentons pas de lui réserver une moindre part de nos préoccupations ; affaibli pourtant, réduit à la pratique extérieure, il perd son rayonnement et recule peu à peu devant les envahissements du matérialisme ou, plus simplement, des mœurs et de la mode. D’ailleurs, la personne humaine a besoin, pour remplir sa fin et celle du groupe auquel elle se rattache, des moyens, si inférieurs soient-ils, que lui offre une société ordonnée dans le sens chrétien.

Malgré l’unanimité que nous mettons encore, Dieu merci ! à reconnaître l’efficacité des liens de l’histoire, de la langue, du droit et de la religion, nous n’avons pas acquis le sens de la solidarité dans la vie nationale ; et c’est une dernière preuve que, ces facteurs, nous ne savons plus les faire jouer parce que nous en apprécions de moins en moins l’universalité, faute de culture et de caractère. Il faut leur revenir, en solliciter de nouveau l’appui, afin de reconstituer l’équipe et de lui confier le travail de ruche que poursuit l’Anglo-saxon ; et non pas par pur sentiment, force changeante et à fleur de peau, mais par conviction, avec l’espoir d’atteindre, à côté des Anglo-Canadiens, et en définitive, pour le bien de la nation, à une destinée conforme à nos origines.

Je voudrais alors assister au combat entre les deux groupes rivaux. Il sera long, et non sans dureté ; mais imagine-t-on que des joueurs de football se ménagent ? Les pèlerinages de bonne entente, le gargarisme de l’union des races, c’est fort bien : comme on a dit des congrès, cela fait toujours gagner quelque chose aux chemins de fer ; en tout cas, cela ne fait de mal à personne, sauf peut-être à nous qui y jetons volontiers nos illusions d’idéalistes. Ne comptons pas trop sur le fair-play ; souvenons-nous qu’il ne dépasse pas le groupe anglo-saxon et que, si nous voulons le déclencher, nous devons, puisque l’histoire nous l’enseigne, nous imposer ainsi que s’impose à l’esprit anglais l’irrésistible argument d’un fait. Plus la partie sera prenante, plus elle aura chance de conquérir l’unanimité.

N’est-ce pas ce qui importe, après tout ? De la diversité des caractères — celui de l’Anglais sûrement maintenu ; le nôtre, adapté — naîtra l’union, faite de l’inestimable rencontre de deux cultures où l’esprit atténuera la sécheresse de l’action.

C’est la conclusion de Madariaga, que je serais tenté de remercier de l’accord que son livre propose à nos énergies. Elles seraient dès lors libérées de préjugés, et ramenées à leurs résistances essentielles pour le mutuel enrichissement de l’histoire :

« Comment imposer un caractère national à un autre ? Par la conquête ? Elle est aussi dangereuse pour le caractère national du vainqueur, qu’inefficace pour assimiler le caractère national du vaincu. Par l’instruction ? Il est possible par l’instruction de transformer un poulain sauvage en un excellent cheval de trait ou de selle, mais ni l’instruction ni l’éducation ne pourront transformer un poulain en un chien de chasse. Alors comment pourrait-on faire cette unification ?

« La réponse est simple. La variété admirable dont le monde fait preuve est une des manifestations de la richesse spirituelle de la création. Comme don, les hommes doivent au Créateur de le respecter ; comme spectacle, ils se doivent à eux-mêmes d’en jouir avec intelligence. »

Puisse le Canada lui donner raison !


LE GRAND SILENCE BLANC














LE GRAND SILENCE BLANC




F ONDÉE en 1816 par Charles-Joseph-Eugène de Mazenod, la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée s’est répandue dans le monde, touchant de son zèle les cinq continents. Le personnel abrégé, une modeste plaquette, publiée à Paris et datée de Rome, indique les centres où s’accomplit l’œuvre de prédication et établit la répartition géographique des énergies que la foi soutient. En dernière page, le raccourci saisissant d’une sorte de feuille de service dresse les cadres et les effectifs de l’armée de prière en route vers sa devise, Evangelizare pauperibus misit me : deux cardinaux, trente-six évêques, au delà de deux mille cinq cents soldats, plus de quinze cents conscrits. Un siècle a suffi à lui livrer la terre : pauperes evangelizantur. Mais, pour nous, c’est ici surtout que s’exerce ce ministère : il y renouvelle les épopées d’autrefois, unit dans une même ferveur les fils de France aux enfants du Canada, et dessine sur les neiges du nord la silhouette noire du missionnaire décoré d’un crucifix.

Quel admirable retour ! L’émotion nous saisit sitôt que nous rapprochons les deux pages de notre histoire où sont relatés, à des siècles de distance, des actes que le même idéal inspire, qui s’apparentent jusque dans le détail. Les Oblats reprennent, en plein XIXe siècle, la tâche que poursuivirent, sous toutes les latitudes de la Nouvelle-France, parmi les nations sauvages et auprès des fidèles clairsemés, les Franciscains de la première heure, les Jésuites inlassablement offerts au martyre, les Sulpiciens fondateurs de paroisses, les prêtres colonisateurs.

« L’histoire du Canada, écrit Gabriel Hanotaux dans sa France Vivante, c’est, en trois mots, l’exploration, la lutte, l’évangélisation. » Trois mots auxquels les missionnaires ont donné un sens en prêchant la doctrine de Dieu dans un décor sans cesse agrandi par leur intrépidité ; en conseillant le travail de la terre qui retient le peuple et fonde la nation ; en bâtissant l’école dans l’aurore d’une civilisation. Évangélisateurs, prédicateurs, éducateurs, c’est ainsi que nous apparaissent, dans un monde plus vieux où ils ont recommencé les mêmes sacrifices aux mêmes misères, les Oblats de Marie Immaculée.




Notre missionnaire, devant qui s’incline la pensée protestante elle-même, s’engage vers l’inconnu, avec quelques coureurs des bois et quelques indigènes. Sur la croix, qui marque la possession, il attache une fleur de lys et grave le nom du Roy. Il porte deux paroles : celle de la foi, celle de la civilisation. Rien ne l’arrête qui ne fortifie son courage, ne grandisse son effort. Il franchit des lieues sans craindre la brutalité des passages ; il sillonne les rivières et les lacs en canot d’écorce dont il se fait une carapace ; il se recueille dans le silence de la forêt vierge où son imagination pieuse construit d’inimitables cathédrales ; il se rit des privations et bénit la souffrance ; il est malgré tout brave et gai, puisqu’il est Français ; il est poète à l’heure où son âme oublie ; son grand désir, celui qui l’emporte, c’est de réaliser le rêve qui l’habite ; mourant, il exhorte encore et le martyre est sa plus magnifique prière.

Sitôt que l’on cherche un trait plus caractéristique, on s’arrête devant les mille signes d’un même héroïsme, impuissant à distinguer ce qui est partout. De respect, nous irions vers les Jésuites aujourd’hui canonisés, peut-être vers le Père Jogues, glorieux récidiviste de la mort. Mais d’autres aussi nous retiennent au moment qu’ils s’acheminent, et l’on demeure curieux de leur pensée alors que, errant sous les grands bois, auprès des barbares, ils tournent les yeux vers les étoiles. On veut surprendre leur volonté, toucher le vif de leur résistance : chez tous, c’est le même écho des ordres divins. S’ils consentent à raconter leurs peines, les dangers qu’ils courent, les tourments qu’ils endurent de la faim, de la soif, du froid, de la saleté, de la solitude, des contacts de la sauvagerie, c’est sur un ton de détachement qui s’achève par les mêmes mots de sacrifice et d’acceptation.

Elles sont partout ces paroles de résignation presque joyeuse : « Je ne sais pas si vous reconnaîtrez la lettre d’un pauvre estropié qui, jadis, lorsqu’il était en bonne santé, était bien connu de vous. Elle est mal écrite et toute souillée parce que, entre autres inconvénients, celui qui l’écrit n’a qu’un doigt entier à la main droite et qu’il lui est difficile d’éviter de tacher le papier du sang qui coule de ses blessures, non encore cicatrisées. Il se sert de poudre d’arquebuse en guise d’encre et du sol en guise de table. » Elles s’élèvent de partout ces saintes exaltations : « Je m’estimerais trop heureux si Dieu avait permis que je tombasse entre les mains des Iroquois. Leur cruauté est grande, et de mourir à petit feu, c’est un tourment horrible ; mais la grâce surmonte tout, et un acte d’amour de Dieu est plus pur au milieu des flammes que ne le sont toutes nos dévotions séparées des souffrances. » Ils sont partout les faits divers sublimes qui racontent la mort : « Trois jours après, le deux février, un soldat et deux Hurons envoyés à sa recherche trouvèrent le corps gelé du missionnaire à quatre lieues au-dessus du fort. Il était à genoux, la tête découverte, les bras croisés sur la poitrine et les yeux ouverts regardant le ciel. » Ces luttes, ces espoirs, ces douleurs, comme nous les connaissons mal ; et jusqu’à l’ingratitude.

On se tromperait à ne chercher en ces hommes que des idéalistes : hardis comme des conquérants, ils ont été des constructeurs. À la suite de Champlain, ils prêchent comme un devoir la culture qui attache au sol. Ils font mieux : ils donnent l’exemple du travail « en gens vigilants et laborieux » qui veulent « se passer des commodités de France ». Ils lient dans ce geste les deux idées qui ont rendu possible la colonisation de ce pays : l’idée de mission et l’idée de moisson. Les marchands ne se souciaient que du commerce, ils s’opposaient à la mise en valeur des terres, à l’évangélisation qui leur eût ravi les indigènes, voire à l’enseignement des langues sauvages. Le progrès eût suscité d’inutiles concurrences dont ils n’avaient cure. À l’exemple des prêtres, les colons venus du Perche et de la Normandie se mettront à l’œuvre, ils formeront autour de Québec le foyer d’où ils essaimeront vers l’ouest et le sud, peuplant de villages le Saint-Laurent qui les unira de ses flots. L’avenir est assuré.

Au-delà des limites où se blottit la société primitive, les missionnaires poursuivent la stabilisation des forces productrices. Un moment ils pensent fixer les nomades, Algonquins et Montagnais, et peupler l’Amérique de ceux qui n’ont fait jusque-là que la parcourir dans l’élan de toutes les libertés. Au cœur des missions qu’ils fondent, ils placent leur résidence, centre de rayonnement qui grandira plus tard, longtemps après qu’ils l’auront quitté, jusqu’à devenir peut-être une de nos orgueilleuses cités.




Quelle race a produit de tels hommes ? La nôtre ; et elle n’en a pas perdu le secret. Après les missionnaires du passé, les Oblats sont partis à leur tour. Appelés par Mgr Bourget, sollicités par Mgr Provencher, ils se sont enfoncés dans le steppe, à la suite de La Vérendrye, puis plus loin jusque dans le nord inconnu, n’étaient les traces des compagnons de Mackenzie, gens de notre sang, et la longue présence de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Là, dans un décor de pierre et de glace où quelques Jésuites avaient jadis pénétré, ils ont, en plein dix-neuvième siècle, recommencé l’histoire religieuse et les travaux de civilisation.

Les coureurs des bois les avaient aussi précédés, comme ceux d’autrefois, ouvrant les routes au négoce, annonçant la venue de la Robe noire et le règne « d’un plus grand qu’eux-mêmes », apprenant aux indigènes la prière des blancs. Où le coureur s’était arrêté, la conversion devenait plus facile ; elle fut presque impossible où il n’avait pas passé.

Les Oblats allaient vers l’Athabaska, puis vers le Mackenzie, s’offrir aux mêmes souffrances, avec la même résignation et le même sourire : « On mangeait du chien, du corbeau, du foutreau, des fois rien du tout : mais pas un de nous, je vous le promets, n’aurait changé de place avec le Schah de Perse ». Ils marchaient, subissant la fatigue des raquettes qui tenaille les hanches et tord le jarret, poussant la traîne de l’estomac ou précédant les traîneaux pour ouvrir la voie aux chiens. Comme les précurseurs, ils ne redoutent rien : ni la soif, la plus cruelle des tortures au milieu des neiges que l’on n’ose pas toucher, ni l’ophtalmie qui brûle les yeux, de toute l’étendue blanche ; ni les nuages de moustiques, « multitude de chanteurs et de suceurs » ; ni la vermine, à laquelle Mgr Clut, le glorieux « évêque pouilleux » de Louis Veuillot, ne s’habitua jamais, ni la famine surtout, qui fait ramasser les miettes de viande comme dans les Monnaies la poussière d’or, qui guette dans les bois le missionnaire attardé, réduit à manger ses vêtements, à se nourrir d’une vessie de sang que la superstition a suspendue à un arbre, ou à demander quelques heures de vie à « une once d’onguent d’arnica » ; ni l’immensité où l’on s’engage, guidé par le vent ou par l’instinct des bêtes ; ni le dénuement dont on a l’habitude, qui laisse seulement à Mgr Provencher une paire de sabots de bois et à Mgr Grandin, le jour de son sacre, une crosse taillée la veille dans une épinette et badigeonnée de jaune ; ni la solitude éternelle. La solitude, leur âme s’y adapte peu à peu, comme si elle communiait à son silence infini. Pas une plainte d’être seul. Oui peut-être, celle-ci, vaillante encore, d’une sœur grise : « Il faut aimer les âmes pour s’expatrier ainsi ».

Frédéric Rouquette, évoque dans l’Épopée blanche le rêve de cette solitude, un rêve qui n’est qu’une tentation :

« La Robe noire est seule dans cette solitude. Depuis trois ans elle vit dans cette pauvreté. Depuis trois ans l’homme de la prière n’a rien reçu. Le steamboat qui portait à York le ravitaillement a fait naufrage. Il faut compter sur soi si l’on veut vivre.

« Être tout seul, tout seul, sans espoir, sans ami. Une angoisse l’étreint ! S’il allait mourir là !

« N’a-t-il pas accepté le long et lent martyre ? N’a-t-il pas lui-même choisi cette vie pénitente, cette vie humiliante ?

« Oui, mais là-bas, par-delà l’Océan, c’est le séminaire ensoleillé, les bons maîtres, les condisciples. Une route s’offre à lui : la vie paisible dans la campagne, le village assoupi dans la ceinture verte de ses vignes, la garrigue odorante où les troupeaux s’en vont, tintillants de clochettes, la ligne bleue de la mer et les voiles blanches à l’horizon.

« Des ouailles paisibles, une église coquette, une cure ombreuse, le bréviaire est là, à l’abri de la treille, des abeilles font une ronde autour des grappes, un grillon chante dans l’herbe drue, la bonne herbe parfumée où les bêtes à bon Dieu processionnent. Le vin est frais, la chère savoureuse, les cuivres mettent des lueurs dans la cuisine voûtée où la servante s’active.

— « Pourquoi me tentez-vous Seigneur ?

« La porte s’ouvre sous un coup plus violent, la bourrasque entre qui chasse la vision. La réalité est là qui s’impose… »

Le missionnaire renie jusqu’à cette tentation. Il aime, il chante le Nord. Le Père Laity, rendu en France pour assister à une réunion de son Ordre, s’ennuie d’attendre et obtient de retourner vers sa solitude d’amour et de foi. Mgr Joussard, de passage à Québec vers l’Europe, renonce au départ et rentre au Fort Vermillon « bûcher le bois de chauffage de l’hiver ». Le Père Séguin, passé en France à la fin de sa vie, est « en exil loin de son chez nous ». Son chez nous, regardez la carte, c’est là-bas à Good-Hope, sur le Mackenzie, là où il n’y a plus rien, que des âmes.

C’est qu’ils portent en eux le même viatique que les pionniers. Leur force, c’est le service de Dieu. L’hymne de renonciation que nous avons recueilli sur les lèvres des premiers Jésuites, ils le reprennent, identique : s’il se trouve des commerçants qui consentent à peiner, pourquoi les prêtres y manqueraient-ils ; — la richesse importe peu, si on a le sacrifice ; — mon Dieu, que votre volonté soit faite ! Partout, la litanie de l’offrande de soi-même, qui implore la souffrance comme une absolution.

Et pour marquer encore plus profondément les similitudes, le geste ne s’arrête pas à la bénédiction. Le missionnaire travaille, construit, colonise. Il demande sa nourriture au sol, aussi pauvre que lui. Il organise le transport sur des étendues qui dépassent celles des grands pays d’Europe. Les économistes qui raconteront la pénétration du territoire reprendront ce combat : il est épique. Ils diront les efforts de Mgr Taché, de Mgr Faraud, pour passer outre à l’abandon de la Compagnie de la Baie d’Hudson et s’engager à travers des rapides dont s’effrayait l’audace des indigènes ; pour dessiner une nouvelle route que la Compagnie empruntera à son tour pour y imposer plus tard des taux qui forceront les missionnaires à chercher encore ailleurs. Ils diront les prédications de Mgr Grouard, au Canada, aux États-Unis, en Europe, pour solliciter de l’aide, afin d’établir une scierie près du Lac Athabaska, et de construire des bateaux, le Saint-Joseph, le Saint-Alphonse, le Saint-Charles, qui transporteront les missionnaires, enfin libérés, jusqu’au fort Smith et, au-delà, jusqu’à l’Océan glacial ! Ils diront les routes ouvertes par les Oblats, par le Père Maisonneuve, par le Père Lacombe, sur des centaines de milles, de Saint-Boniface au Lac Labiche, du Lac Sainte-Anne à Saint-Boniface ; ils diront comment l’exploration et le négoce, la science et l’intérêt, s’y sont engagés à la suite de la croix. Il y a des choses qu’il siérait de mieux savoir, pour les opposer, à l’occasion, à ceux qui n’ont eu qu’à paraître pour se croire les maîtres.

En superposant la carte des postes de la Baie d’Hudson — quelques points de repère dans une immensité — et la carte des Vicariats apostoliques du Keewatin, de l’Athabaska, du Mackenzie et du Yukon, on mesure l’effort accompli vers la stabilité, le long de rivières qui relient des lacs portant des noms de missionnaires. Aux forts qui gardent leur destination, s’ajoutent les missions, les résidences comme on disait jadis, depuis Notre-Dame des Victoires, au nord de la Saskatchewan, jusqu’au Saint-Nom de Marie, près du delta du Mackenzie. Les missionnaires y travaillent de leurs mains, sous la conduite des évêques ; ils se font tour à tour agriculteurs, entrepreneurs, peintres-décorateurs, typographes. Il faut vivre : ils assèchent des marais, installent des fermes, fécondent « les sables et les roches ». Il faut s’abriter : des maisons s’élèvent, des chapelles, des couvents, des moulins ; des villages se forment, presque des villes. Aujourd’hui, « les plaines de la Rivière de la Paix sont colonisées » et dans tous les sanctuaires du Mackenzie de petites lampes veillent devant Dieu.

C’est en 1845 que, les premiers, le Père Aubert et le Frère Alexandre Taché, arrière-neveu de Varennes de La Vérendrye, arrivèrent aux confins de la Prairie : quelques décades ont donc suffi pour que la civilisation pénètre au fond des bois, parmi les glaces. Mais ce n’est pas tout. Dans l’Ouest proche, celui qui fut longtemps insoupçonné et qu’enrichit plus tard l’or des blés, celui qui va jusqu’aux limites des « Territoires » et où les cités rectangulaires se sont multipliées avec une extraordinaire vitalité, ils ont poursuivi la même prédication, semant les clochers comme les spéculateurs avaient fait des villes, s’emparant de l’immigration, groupant nos compatriotes. La Province du Manitoba, ainsi qu’ils la désignent, couvre six diocèses et trois vicariats apostoliques. Les Oblats y ont « vingt-six maisons et résidences et plus de cent dix religieux, employés à la desserte des paroisses, des postes de colonisation, des missions sauvages ». Le Vicariat de l’Alberta-Saskatchewan, compte trois diocèses et des œuvres auxquelles se dévouent au-delà de cent cinquante religieux.

Je ne me lasse pas d’admirer un pareil apostolat et, tournant les yeux vers le passé de notre race et vers ce qu’elle a fait pour ce pays où ceux qui sont venus plus tard continuent à l’ignorer, je me rends au jugement que mon guide, le Père Duchaussois, prononce dans ses Glaces polaires : « Nombre de touristes d’un été dans les régions arctiques ont proclamé la Compagnie de la Baie d’Hudson la mère unique des progrès dans le Nord-Ouest. La vérité est que, tout en s’avançant à la faveur des coureurs des bois, dans les solitudes profondes, elle les fermait aussitôt, le plus qu’il lui était possible, au reste du monde… Si le Nord-Ouest porte aujourd’hui, sur ses champs fertilisés, d’opulentes colonies, si les richesses des montagnes et des forêts se dévoilent, si les pêcheries des grands lacs sont exploitées, c’est aux missionnaires qu’on le doit. Ils ont révélé le nord et l’ouest du Canada au Canada lui-même qui les ignora jusqu’en 1867. Les premiers défricheurs, les pionniers véritables furent Mgr Provencher, Mgr Taché, Mgr Grandin, Mgr Faraud, Mgr Clut, Mgr Grouard, M. Thibault, M. Bourassa, les Pères Vègreville, Tissot, Maisonneuve, Leduc, Husson, Mérer, Lacombe surtout, dont un orateur canadien qualifia si justement la carrière en disant « qu’il avait ouvert des chemins pour aller plus loin, élevé des autels pour monter plus haut ».

Les voilà, et d’autres encore : Mgr Langevin, Mgr Legal, Mgr Pascal, Mgr Charlebois, Mgr Joussard, Mgr Breynat. Plusieurs de ces figures se sont gravées dans mes souvenirs d’enfance, alors que, au Petit Séminaire de Montréal, nous regardions la tête blanche, si finement énergique, du Père Lacombe, et les évêques colonisateurs aux longues barbes, aux traits marqués, à la parole légèrement saccadée, mais d’une singulière persuasion, tous « évêques de peine ». Mais nous savions mal ce qu’ils avaient fait. Le savons-nous, même aujourd’hui ? Nul n’est prophète en son pays et, au risque de m’alourdir encore de citations, je veux interroger la pensée des voyageurs français sur ce qui s’est passé ici même, au milieu de nous, et que nous ignorons parce que nous laissons cela avec un indifférent dédain aux lecteurs des Annales de la propagation de la foi.

En 1922, Gabriel-Louis Jaray et Louis Hourticq voyageant dans l’ouest du Canada, eurent la joie, à Edmonton, « porte du Nord », de rencontrer Mgr Joussard, Mgr Grouard, le glorieux oublié à qui la France devait enfin remettre, en 1925, la Légion d’honneur, et l’« évêque du vent », Mgr Breynat, qui rêve d’un avenir prodigieux et qui voit déjà les forces hydrauliques du Mackenzie broyer les minerais. Ils ont consacré à ces évêques l’une des plus jolies pages de leur livre, De Québec à Vancouver. Et voici ce qu’ils écrivent, à la suite du portrait de ces « trois Français, robustes, d’une belle gaieté, et leur gravité épiscopale animée d’une joviale bonhomie » :

« La civilisation moderne est dédaigneuse, même un peu brutale. Elle laisse à l’écart les sauvages, frères inférieurs, cette race enlaidie par la souffrance et arrêtée dans son développement par un climat inhumain. C’est le dévouement des missionnaires qui paie la dette de l’humanité à ces déshérités du globe. Ils acceptent la terrible existence boréale, pour apporter aux malheureux les espérances du christianisme et leur enseigner quelques vertus. Nous sentons bien que c’est là chose plus haute et plus rare que tout ce que le génie humain peut inventer ou faire dans l’ordre de la connaissance ou de la beauté. »

Peu de temps après, Rouquette, envoyé du Consulat de France, porte la Croix de la Légion d’honneur à Mgr Grouard, là-bas, dans les blizzards, sur la colline qui domine le Petit Lac des Esclaves, à la Mission Saint-Bernard. À son retour, il lance en plein Paris l’Épopée blanche, qu’il ajoute à son Grand silence blanc. Il a salué l’évêque « casqué de castor », il descend vers la cité de Grouard « qui sommeille », il touche la dernière auberge, le voilà parti. Et devant les « boqueteaux de sapins et les maigres saules », son esprit encore chaud du souvenir, revoit les hommes qu’il laisse dans l’immensité pâle, loin du monde et près de Dieu :

« Courage ! Ceux que je viens de quitter sont des porteurs d’espérance, les magnifiques serviteurs, les Oblats d’une cause sainte, sublimée par le renoncement, l’abnégation et la souffrance.

« Ils ont des paroles pour apaiser, pour instruire, pour consoler. Ils ont des mots pour toutes les défaillances ; ils endorment la douleur, fille de la solitude et mère des orages de la passion.

« Tout ce qui souffre, tout ce qui chancelle, tout ce qui est irrésolu, vient vers eux et la guérison, l’apaisement, la volonté se lèvent à l’appel de leur voix.

« À quel prix achètent-ils la conversion des âmes ? Depuis des mois, des années, ils se consacrent « à l’œuvre manque-de-tout », usant leur vie dans une lutte quotidienne contre le froid, la solitude, la faim, hydre tricéphale de cette terre nordique où ils ont fixé volontairement leur destin.

« Je ne raconte pas leur histoire, mais devant le mirage de la nuit polaire qui se déroule à mes yeux, j’évoque l’épopée blanche dont ils ont écrit tous les chants, des bords du Saint-Laurent jusqu’aux extrêmes limites du monde.

« D’autres diront la gloire de ces hommes.

« Je ne suis qu’un pèlerin qui vint s’asseoir, un jour, à leur foyer, mais mon âme a gardé l’empreinte de leur âme et mon cœur les vibrations de leur cœur… »




L’école est une autre évangélisation, celle des intelligences et des cœurs, une autre civilisation. À peine installés au Canada, les missionnaires instruisent en même temps qu’ils catéchisent. Les Récollets et les Jésuites enseignent les indigènes à Québec, à Tadoussac, là-bas, chez les Hurons, partout où ils rencontrent l’esprit : qu’ils n’y aient guère réussi, eux ni leurs successeurs, n’amoindrit pas leur geste. Le Français humanise, où qu’il passe. Le soin des missionnaires s’étend naturellement aux enfants de leur race qu’ils initient à la grammaire, aux mathématiques, aux rudiments du latin. Depuis Québec, l’école accompagnera le prêtre vers les points de colonisation ; malgré le peu d’empressement du gouvernement, occupé ailleurs, l’enseignement des premières lettres, œuvre du peuple surtout et des communautés, se disséminera dans la colonie : à Montréal, aux Trois-Rivières, dans les hameaux, dans les missions. Le curé, ou quelque jeune gentilhomme, se fera maître d’école. Nos pères ont accueilli l’instituteur ambulant.

Le collège des Jésuites, subventionné par René de Gamaches, « pour le secours et l’institution spirituelle des Canadiens » — ces mots valent qu’on les retienne — n’eut qu’à grandir avec la population : encore peu d’années et on inscrira au programme, déjà chargé de lettres, la philosophie avec la théologie, voire les sciences positives, dont l’hydrographie, pour donner à Talon « une pépinière de navigateurs ». Plus tard, les collèges se multiplieront sur ce type, et par toute la province, depuis la vallée de l’Outaouais jusqu’aux confins du Golfe : il s’en lèvera des défenseurs.

Enfin l’Université nous donne, au XIXe siècle, la certitude d’une avance désormais assurée. L’enseignement supérieur est un couronnement. Il nous libère et nous renforce. On a dit souvent, on ne répétera jamais trop, que l’Université est le cœur où bat la vie de la nation. Elle commence seulement sa tâche qui est de donner au peuple, en les renouvelant, une jeunesse, puis des hommes. Indépendante des mille combinaisons que l’ambition suscite, elle forme l’homme de profession, le spécialiste, et, par eux, des compétences ; enfin, de plus en plus, l’opinion : on le reconnaîtra quelque jour, lorsque des engouements particuliers aux pays jeunes auront passé. L’Université, intimement liée aux collèges, est la grande civilisatrice, la gardienne de nos pensées, de nos plus nobles qualités, le plus sûr instrument de notre supériorité. Qu’elle ne fasse encore qu’aspirer à sa pleine fonction, il n’importe : elle y atteindra. École primaire, collège classique, université, ont été trois merveilleux secrets de durée. Aux moments difficiles où nous avions à choisir entre le souvenir et l’intérêt, nous les avons dressés du côté de la fidélité. Ils nous ont gardé notre caractère, au prix de bien des sacrifices, et nous leur devons, pour une large part, notre survivance, s’ils ont préservé, au milieu des attaques et des embûches, la tradition qui nous apparente, la civilisation qui nous pare.

Les Oblats sont de trop merveilleux missionnaires pour ne l’avoir pas compris et pour n’avoir pas réalisé une œuvre qui achève de les assimiler à leurs illustres devanciers.

Dans le Nord même, où ils n’ont avancé qu’avec le courage surhumain de la foi, ils ont, au sein des missions, bâti l’école. Ils ont recommencé — comme ils sont bien de la lignée ! — à instruire les sauvages, ils ont tenté de fixer, ne fût-ce qu’un moment, l’esprit des enfants des bois sur les lois de contrainte et de respect que la liberté n’enseigne pas. Il y a maintenant, dans l’Athabaska et le Mackenzie, des orphelinats, des écoles, des pensionnats que dirigent les Sœurs grises et les Sœurs de la Providence, des religieuses de chez nous. L’histoire recommence, les mêmes forces revivent, le même progrès s’accomplit dans une admirable ténacité.

Mais quittons les étendues de l’Ouest où nous aurions tort de confiner la débordante activité des Oblats de Marie Immaculée. Leur costume, leur apostolat, nous sont trop familiers pour ne pas nous rappeler que ces hommes sont là, près de nous, dans nos paroisses de l’Est, dans nos chaires, dans nos institutions ; et qu’ils ont découvert, même en nos pays plus anciens, des âmes à évangéliser, qui vivent encore au milieu des forêts. Ils viennent d’abord à Saint-Hilaire, en 1841, puis à Longueuil, puis à Montréal où ils transforment la paroisse de Saint-Pierre dont ils font le siège de la Province du Canada. De là, ils rayonnent vers le Saguenay, jusqu’au Labrador, vers le Cap de la Madeleine où ils créent un pieux pèlerinage, Ville La-Salle, Ville-Marie et Nord-Témiscamingue, vers Maniwaki et Mattawa où des ouvriers se pressent, vers l’Ontario, vers Hull et la capitale fédérale, où ils fondent trois paroisses, un juniorat, un scolasticat, un séminaire, une université.

C’est là que je veux chercher une seconde preuve de leur volonté de civilisation, abandonnant, sans en négliger le mérite, leur prédication super turbas, leurs appels à la conscience populaire, la complaisance que, fidèles toujours à leur devise, ils ont mise dans les humbles et les déshérités. En 1848, un Oblat, Mgr Guigues, premier évêque d’Ottawa, organisait le Collège de Bytown, qui devint université dix-huit ans plus tard et eut l’honneur, en 1889, d’une consécration de Léon XIII. Dans l’Ontario, parmi une population bilingue, c’est maintenant le haut enseignement qui retient les religieux. Ils y font toujours figure d’animateurs.

« La création de l’Université catholique d’Ottawa, a écrit quelqu’un qui s’y connaît, n’a été que le terme naturel d’un mouvement migratoire irrésistible. » C’est bien ainsi qu’il sied de poser la question. Dès le régime français, les nôtres s’étaient portés vers l’Outaouais. Notre vigoureuse fécondité précipita le mouvement de conquête pacifique, de paisible colonisation qui fit trembler nos voisins d’origine saxonne. Rome attendait. Lorsque les paroisses furent nombreuses suffisamment, le Saint-Siège tailla dans le Canada central un diocèse qui devait devenir une province ecclésiastique. Des Français ont depuis occupé le trône épiscopal. C’est pour nous une aventure connue, traditionnelle. L’église établie, le moment vint, comme autrefois dans le Québec, d’organiser la vie intellectuelle, de créer une institution propre à former une élite. Elle fut copiée sur le collège de l’Assomption, et reçut les caractères qui avaient marqué, dès longtemps, l’enseignement des humanités dans notre vieille province. L’établissement du collège Saint-Joseph — supprimons l’affreux Bytown —, la reconnaissance officielle de l’Université d’Ottawa, sont des actes qui résultent nécessairement de l’expression du peuple canadien-français.

Ceci posé, il reste que le nouveau collège jetait ses fondations en terre divisée. Mais il fallait établir un centre. Les enfants des Canadiens français de l’Outaouais n’avaient de choix qu’entre Montréal et Kingston : ils étaient trop pauvres pour se décider. Attachés au territoire ontarien, les Oblats ne pouvaient pas ignorer leurs compatriotes d’autre origine mais de même religion qui s’étaient aussi installés dans la région. Le collège fut bilingue. Était-ce une exception ? N’avons-nous pas plutôt l’habitude de ces rencontres justes dont nous tâchons de tirer le meilleur parti ? Dans la pensée des fondateurs, les nôtres seraient sauvés par un enseignement de discipline française et, munis d’une autre langue, se sentiraient plus forts et mieux armés.

Plus haut que cela encore, Mgr Guigues et le Père Tabaret placent leur ambition. Ils désirent « établir une maison d’éducation qui, offrant absolument les mêmes avantages aux deux populations, attirera nécessairement les enfants que la Providence appelle à jouer plus tard les rôles les plus importants dans cette partie du pays. Ces jeunes gens, vivant et grandissant ensemble, apprendront dès l’enfance à se connaître et à s’estimer, et ainsi, ils pourront, en conservant chacun tout ce qu’il y a de noble dans le sentiment national, se préparer à combattre de concert et avec intelligence les nobles combats de la religion et de la patrie ». Ceux qui se préparent, à la même époque, à bâtir la Confédération trouveront-ils mieux ? — Aujourd’hui, demandons-nous autre chose ?

La vie suivit, un peu troublée parfois, mais fidèle, en définitive, à l’idée première. L’Université d’Ottawa est bilingue, au sens où nous l’avons toujours entendu dans la province de Québec : elle respecte les droits, et du français et de l’anglais, ardente également à défendre les uns et les autres. Tâche délicate et difficile ; tâche nécessaire et légitime, fondée sur la nature, appuyée sur les traités, sur des titres de noblesse, sur l’esprit de la loi. Dans l’Ontario, l’Université d’Ottawa est à l’avant-garde de la civilisation catholique et française, comme, dans l’Ouest, le Collège de Saint-Boniface, que fonda Mgr Taché, comme, dans le Nord extrême, les couvents et les missions. Merveilleuse unité de doctrine et d’attitude !

Cependant, un des motifs qui déterminèrent Mgr Guigues me retient. Il est renfermé dans une phrase qu’il traçait au début de son épiscopat, au moment où il exprimait les raisons d’établir un collège sur l’Outaouais : « la nécessité de recevoir une éducation plus proportionnée aux besoins de l’époque ». C’est une idée de progrès qui va s’épanouir à l’Université d’Ottawa. Par elle, l’institution répondra à ce que l’heure réclame de l’enseignement, et c’est éclairer mieux l’action civilisatrice des Oblats que de le démontrer.

Sans entrer dans une nouvelle querelle des humanités, je me bornerai aux conclusions que nous offrit le R. P. Simard à l’instant même où, de mon côté, et par l’expérience, j’en éprouvais avec d’autres la vérité.

L’enseignement classique, dans la province de Québec, est trop longtemps lourd de lettres, de littérature et de rhétorique ; il reporte trop loin, si l’on excepte les mathématiques, la formation scientifique ; il repousse dans un coin de programme, hâtivement parcouru, les « petites sciences », qui ne laissent pas d’avoir une importance de premier plan ; d’autre part, ayant en rhétorique abandonné le français, il n’y revient plus. C’est du moins ce que blâment plusieurs maîtres de l’enseignement secondaire. Dans l’intérêt de la nation, leur opinion vaut qu’on la pèse.

Non qu’il s’agisse de renoncer aux lettres non plus qu’au latin, ni, sous sa forme actuelle, au grec. Ces disciplines, conformes à notre génie, demeurent nécessaires. Je n’insiste que pour rappeler ces mots du Père Simard : « À notre siècle, où le nationalisme ramène les peuples au berceau de leur vie, serait-il assez illogique de briser avec les racines de notre parler et avec le foyer de notre civilisation ? »

Il ne s’agit pas davantage qu’une étendue excessive soit réservée au domaine scientifique : on lui ferait même une part plus modeste que celle qui revient, de tradition, aux pures humanités : au français, en particulier, qui paraît sacrifié. Mais on verrait avec satisfaction que les sciences d’observation fussent étudiées de plus près, et, d’une façon générale, que l’enseignement scientifique fût distribué tout le long du cours dont il suffirait, somme toute, de modifier l’ordonnance. Cela permettrait de laisser pénétrer, jusque dans les classes de philosophie, le souci de l’élégance et de la forme, mais singulièrement mesurées toutes deux. Et si l’on tient encore absolument à demander aux élèves de faire l’éloge de Christophe Colomb, d’écrire au nom du Pape au général de la Moricière pour l’engager à se mettre à la tête des armées pontificales, ou de prendre la défense de Thomas Morus devant ses juges, ce sera, du moins on se plaît à le penser, en plus ferme connaissance de cause.

La formation scientifique, reçue à petites doses dès le bas âge, offrirait des avantages qui paraissent incontestables. Être livré, six années durant, à la littérature que tempère vaguement la monotonie des chiffres, cela fait contracter des habitudes ou naître des préférences. On ne voit plus la science que sous un aspect rébarbatif et l’on s’engoue pour les beautés de l’éloquence à laquelle nous avons naturellement de la propension. On en oublie la vie. S’il arrive que les circonstances contraignent le jeune homme à laisser le collège, il part vers l’existence avec son histoire ancienne, quelques décalques de cartes géographiques, des éléments de mathématiques, et du latin en puissance. Est-il sage d’abandonner ainsi ceux qui, comme Jean Rivard, ne peuvent pas aller plus loin ? Quelle concurrence feront-ils aux autres qui, formés tout autrement, ont du moins, si leurs études sont arrêtées, des chances de réussite parce qu’ils ont acquis des connaissances précises ? Qui dira combien rude est le chemin que les nôtres doivent parcourir !

L’enseignement des sciences, disséminé le long des années d’études, comme en France, aurait aussi pour conséquence appréciable de former, dès la jeunesse, le sens de l’observation ; car, ces sciences on les expliquerait en se fondant sur la vie qu’elles expriment, et non sur des manuels qui sont choses excellentes, mais mortes. Et l’enfant apprendrait petit à petit, et non pas tout à coup, dans la hâte d’une fin de cours, ce qu’il est, où il vit, dans quel milieu, dans quel pays. Le sachant, il verrait son utilité propre, la fonction que l’on attend de lui, il jugerait chaque chose à son mérite, il agirait sans se perdre dans la surprise ou l’hésitation. Il livrerait, pour reprendre les mots de Mgr Guigues, « les combats de la religion et de la patrie », car la religion ne peut que se fortifier par l’appui de la science, de la vraie science ; et la patrie ne peut que gagner à abriter des enfants qui, l’ayant aimée dans toutes ses manifestations, ne rêvent que de la servir. Sortons les « petites sciences » du coin où elles somnolent : elles contiennent tous les secrets de notre territoire. Elles expliqueront le sol, la flore, la faune, tout ce qui nous entoure et que nous ignorons ; vivifions l’histoire par la sociologie, l’économie politique ; humanisons la géographie ; aiguisons par la chimie, la physique et les mathématiques, le sens du réel chez les nôtres : la prochaine génération ne sera plus la même et nous serons plus sûrs de vaincre par elle. Cela mérite, à tout le moins, que l’on y réfléchisse.

Les Oblats — d’autres aussi — ont tenté l’expérience. Le Père Simard, que je ne me lasserais pas de citer tant ses conférences sur la Tradition, sur saint Thomas et saint Augustin révèlent d’exaltation saine et respectueuse, écrit : « Un idéalisme éveillé par un réalisme qui le nourrit et le soutient sans relâche, telle est la substance et tel est le mode de notre savoir ». Précieuse formule ! On croira peut-être qu’elle fut inspirée par les conditions où l’enseignement devait se donner pour répondre aux exigences d’une population en partie anglaise. Il se peut ; mais ce qu’elle a d’heureux, et ce qu’on ne redira jamais trop, c’est qu’elle est française. On ne procède pas autrement dans les lycées de France où, dès la sixième, on s’applique au latin, à la langue maternelle, aux chiffres et aux sciences d’observation. Que, en appliquant ce mode, on veille à sauvegarder la part du latin et du grec, c’est une autre question ; nous posons ici une méthode, simplement, et quelle satisfaction qu’elle ne nous soit pas étrangère si, en l’empruntant, nous restons fidèles à nous-mêmes.

La fidélité à soi-même, je ne sache pas que les Oblats aient eu d’autre souci. Il n’y a pas de race supérieure en ce pays ; mais chaque race, en obéissant à ses traditions, en perfectionnant ses qualités natives, peut atteindre à une supériorité dont la nation s’enrichira. Nous n’avons rien à céder de nous-mêmes : c’est par la soumission à nos disciplines profondes que nous servirons le mieux, et notre idéal et l’idéal commun. Le respect de cette liberté est la condition du véritable progrès, poursuivi dans la concorde, la résolution et la paix. L’Université d’Ottawa ne peut pas servir de plus juste cause.




Le 21 décembre 1811, Eugène de Mazenod est ordonné prêtre. Il refuse le titre de vicaire général que lui offrait l’évêque d’Amiens, pour « se consacrer tout entier au soin de la jeunesse et des pauvres ». Le 25 février 1816, il entraîne l’abbé Tempier, vicaire à Arles, et les deux compagnons s’installent à Aix, dans le monastère des Carmélites, « avec quelques ouvriers évangéliques ». La Congrégation des Oblats de Marie Immaculée est fondée. Le 17 février 1826, Eugène de Mazenod a la joie d’apprendre que Léon XII approuve son Institut. En 1841, devenu évêque de Marseille, il reçoit Mgr Bourget en route vers Rome. Celui-ci cherchait des apôtres et il les demanda au fondateur des Oblats. Tous les missionnaires répondirent : ecce ego mitte me. Au mois de novembre les Pères Honorat, Lagier, Telmon, Baudrand et les frères convers Louis et Bazile quittent Le Havre. Ils sont à Montréal le 2 décembre. Nous savons le reste.

Les Oblats ont été les consolateurs des pauvres et des miséreux, les guides des populations accumulées dans les villes par l’industrialisme, les prédicateurs d’une doctrine de paix et d’amour, les évangélisateurs des nomades perdus dans les neiges et les brumes du Nord, les éducateurs de la jeunesse. Est-il plus belle et plus rapide carrière, et qui ait été plus dévouée aux intérêts des âmes et du peuple ?


À LA MAISON DE L’ANCÊTRE














À LA MAISON DE L’ANCÊTRE




J ’ÉVOQUE la mémoire d’un homme qui a eu, au sein d’une civilisation tendue vers d’autres fins, l’audacieuse résignation de penser et d’écrire ; d’un littérateur qui, par surcroît, s’est livré de confiance à l’étude de l’économie politique. Il n’est pas ordinaire que nous reconnaissions un prophète ailleurs que dans la politique, à l’ombre de la maison où ses ancêtres ont paisiblement duré, et où les siens le retrouvent sans que le temps ait rien effacé de son exemple ; dans un pays « sans pareil » au dire du poète,

Où l’hospitalité champêtre
Sans vous connaître
Vous fait le plus riant accueil…

pays de plus vieille formation où médita Jean Rivard avant de partir vers la forêt, où il revint quelquefois proposer à l’ambition de ses concitoyens les certitudes de son succès.

C’est l’inspiration de l’œuvre d’Antoine Gérin-Lajoie que j’entends dégager en rappelant sa doctrine économique. Pour intéresser le grand public, il a eu recours au roman social, cousin du théâtre-conférence où des auteurs contemporains ont déployé le même esprit d’apostolat. À travers un récit souvent naïf, toujours sincère et tout imprégné de patriotisme, la pensée de Gérin-Lajoie se déploie logiquement dans les deux volumes que leur titre éclaire déjà : Jean Rivard, défricheur ; Jean Rivard, économiste. Histoire d’un colon qui a merveilleusement réussi ; histoire vraie, affirme l’auteur dès la première page ; histoire écrite au risque de provoquer l’incrédulité, ajoute-t-il en dernière ligne, et où des notes documentaires apportent, en marge, des justifications de détail. En vérité Jean Rivard éprouve bien peu de déboires ; il a trop de qualités pour un seul homme ; il a été bâti en rêve et on a raison de nous avertir qu’il fut aimé des fées. Il n’importe, car il suffit qu’un tel homme puisse être, qu’il agisse juste, et surtout qu’il se détache comme un type éminemment désirable.




Jean Rivard, fils d’un cultivateur de Grand-Pré, a, comme tout le monde, commencé ses études classiques. Il touche la rhétorique lorsque son père meurt, lui laissant, avec cinquante louis, la responsabilité d’une famille. Demain l’inquiète. Que faire d’un rhétoricien à moins qu’il ne songe ? « Il avait dix-neuf ans ; la pensée de son avenir devait l’occuper sérieusement, écrit Gérin-Lajoie. Ne pouvant s’attendre à recevoir de personne autre chose que des conseils, il lui fallait, pour faire son chemin dans la vie, se reposer uniquement sur ses propres efforts. Or, disons-le à regret, l’instruction qu’il avait acquise, bien qu’elle eût développé ses facultés intellectuelles, ne lui assurait aucun moyen de subsistance. Il pouvait, à la rigueur, en sacrifiant son petit patrimoine, terminer son cours d’études classiques — et c’est ce que désiraient sa mère et ses autres parents — mais il se disait, avec raison, que si sa vocation au sacerdoce n’était pas bien prononcée il se trouverait après son cours dans une situation aussi précaire que s’il n’eut jamais connu les premières lettres de l’alphabet. »

Voilà, pour le point d’où la course s’engage, un poteau indicateur qui ne manque pas de majuscules. Nous n’avons pas à reprendre les raisons qui expliquent la défaillance de Jean Rivard : il reste vrai que l’enseignement classique ne procure pas au jeune homme un moyen immédiat de gagner sa vie, mais qu’il lui donne une culture générale en vue de la vie. On peut se demander toutefois si ce caractère doit l’emporter au point que l’on n’ait d’autre volonté que de le maintenir intact, sans s’inquiéter de ceux qu’un philosophe, sans doute trop optimiste, appelle les « déchets nécessaires ». Nous ne vivons pas sur la planète Mars, mais au sein d’une concurrence qui s’exerce sur notre terrain même et qui utilise nos propres ressources. Avons-nous le droit de jeter dans la mêlée un soldat moins bien armé quand, sans toucher au cours classique et en restant fidèle à nos traditions françaises, nous pouvons, par un simple déplacement des matières enseignées, que plusieurs de nos collèges ont entrepris fort à propos, préparer nos jeunes gens à la lutte, éveiller en eux le sens de l’observation et le souci de l’existence, former leur jugement dès le début des études par la double gymnastique des lettres et des sciences, leur donner enfin, si la fortune les détourne de leur voie, des forces qui vaillent celles du voisin, et mieux que l’histoire ancienne et les racines de l’antique parterre.

Nous préviendrions ainsi les regrets que Jean Rivard exprime de n’avoir pas encore, après cinq ans, abordé le domaine scientifique dont l’exploration eût convenu « à la tournure sérieuse de son esprit ». Un trop long entraînement littéraire établit des familiarités qu’il est parfois difficile d’écarter, et le jeune homme, qui n’a fait qu’applaudir à l’éloquence pendant des années, incline à la chercher quand il choisit sa carrière : il va vers les professions qu’un euphémisme fait encore appeler libérales et, s’il n’a rien qui l’attire autre part, vers le barreau hospitalier. Si des efforts constants ont modifié cet état de choses, le droit demeure le port où le flot de la marée s’engage.




Les conseils du bon curé Leblanc écarteront Jean Rivard de ce chemin du roi. Il ne se joindra pas à son ami Charmenil qui sait déjà les ennuis de l’antichambre. Charmenil est fait à l’image d’Antoine Gérin-Lajoie ; il subit les mêmes misères et manifeste la même noblesse. Il est devenu avocat et il attend, en faisant de la copie, de l’enseignement, du reportage, de la traduction, des articles pour les autres et du mont-de-piété pour lui-même, que ses confrères soient montés sur le banc ou que le banc soit descendu aux Champs-Élysées. Il se contente d’exister, dans la ville vers laquelle il s’est précipité, et dont la physionomie de mensonge se précise déjà, où le snobisme et le goût de paraître s’exaltent aux dépens des créanciers, où le roman d’un jeune homme pauvre est une réalité quotidienne, une aspiration sans cesse renouvelée vers d’impossibles bonheurs, où la rancœur nourrit son germe de révolte. Rivard le sait. Il prend une détermination qui est la grande leçon de l’œuvre, et qu’il faut dégager comme, dans la forêt, l’éclaircie que le bûcheron ouvre aux vivacités du jour : il ira vers la terre, il gardera la fidélité au sol, dût-il le briser de ses mains pour voir luire, sous son seul commandement, une vie nouvelle et qui soit de lui. Il cherche l’âpre satisfaction de l’indépendance fondée sur le travail ; il prend place parmi ceux qui « n’ont que Dieu pour maître », ainsi que dira plus tard Mgr Gérin ; il va vers la richesse première, source de toutes les autres, et dont la comptabilité vaut bien des éloquences. Les Cantons de l’Est, refuge du loyalisme américain, s’offrent à son énergie française : il y poursuivra la tâche traditionnelle, celle de l’ancêtre, ramifiée autour du Saint-Laurent, la prise de possession qui libère.

Le reste est un conte des mille et un jours : l’arrivée dans la forêt, la maison, le fenil fait de troncs d’arbres couchés, l’érablière qui apporte la joie d’un premier rendement, puis les blés qui cachent les souches, la moisson qui récompense. Bientôt des chansons indiquent que la forêt se peuple et que l’exemple est suivi. Le village se dessine autour de l’église et du cimetière « soigneusement enclos », les travaux se répartissent, les autorités sociales apparaissent, la communauté s’organise, la zizanie s’en mêle : Rivardville est fondée. C’est là que l’auteur viendra vivre son dernier chapitre, longue causerie évocatrice avec Jean Rivard qui a tout dirigé, qui fut tour à tour major de milice, juge de paix, commissaire d’école, député. Rien ne manque au spectacle de cette Salente, pas même le souvenir discret de Fénelon. Une prospérité remplie de paix et d’ardeur, où Jean Rivard vieillit, entouré de ses nombreux enfants. C’est une histoire qu’on ne lira pas sans émotion et qui est, quoique plus à fleur de terre, de la même veine que Maria Chapdelaine.

Cette dernière conversation, poursuivie au milieu de larges avenues et de jardins en fleurs, revêt agréablement une leçon d’économie politique et permet de choisir parmi les raisons qui ont provoqué le succès dont Rivard multiplie autour de nous les preuves.




Jean Rivard, ayant élu la terre, avait décidé de produire pour lui-même et pour d’autres, d’apporter à la société non pas une charge mais une conquête. La nature lui offrait un sol fertile, un climat généreux et la force physique. Il avait un capital, cinquante louis, et l’honnêteté de son effort devait lui assurer le crédit, aide nécessaire ainsi que le démontre l’histoire de notre colonisation. Mais l’économiste refuse à ces choses le nom de richesse aussi longtemps que le travail humain ne les a pas fécondées. Vérité élémentaire, trop souvent oubliée ! « Arrêtons-nous un instant devant cette merveilleuse puissance du travail, s’écrie Gérin-Lajoie. Qu’avons-nous vu ? Un jeune homme doué, il est vrai, des plus belles qualités du cœur, du corps et de l’esprit, mais dépourvu de toute autre ressource, seul, abandonné pour ainsi dire dans le monde, ne pouvant par lui-même rien produire ni pour sa propre subsistance ni pour celle d’autrui… Nous l’avons vu se frappant le front pour en faire jaillir une bonne pensée, quand Dieu, touché de son courage, lui dit : vois cette terre que j’ai créée ; elle renferme dans son sein des trésors ignorés ; fais disparaître ces arbres qui en couvrent la surface ; je te prêterai mon feu pour les réduire en cendres, mon soleil pour réchauffer le sol et le féconder, mon eau pour l’arroser, mon air pour faire circuler la vie dans les tiges de la semence… Le jeune homme obéit à cette voix et d’abondantes moissons deviennent aussitôt la récompense de ses labeurs ». Sans le travail tout se perd et rien ne se crée ; le travail constant, ordonné, volontaire, est le seul ferment de toutes les richesses. C’est lui qui abat la forêt, coupe et brûle les arbres, offre la terre au soleil, réunit la maison, sème les blés, entaille les érables, ramasse les moissons ; c’est lui qui fait vivre. La moitié de nos pauvretés relatives s’expliquent par l’oisiveté et l’ignorance satisfaite, par l’horreur du sacrifice et la peur d’agir.

Le travail s’épanouit dans l’épargne. « Je suis l’ami de l’ordre et de l’économie », nous apprend une confidence de Jean Rivard. L’ordre est l’atmosphère même du progrès matériel et l’économie est l’esprit de prévoyance qui caractérise l’homme. Travail, épargne, voilà deux moyens de construire ou de reconstruire, qu’il s’agisse d’une économie nationale ou de l’Europe dévastée : l’un crée, l’autre fonde, et tous deux laissent aux mains de l’homme le capital, signe réel de la richesse que le papier, même aux armes des princes, ne fait que représenter.

Rivard évite avec soin les immobilisations inutiles, satisfait de la terre qu’il occupe et qu’il exploite ; il fuit les exigences bientôt dangereuses du luxe pour se borner au convenable, sinon à une certaine élégance ; il fabrique du capital : au moment où Antoine Gérin-Lajoie lui rend visite, la propriété où Rivard a autrefois jeté cinquante louis en vaut cinq mille, et l’excédent de son revenu, bien placé, aidera à maintenir nos institutions, à développer notre avoir et à nous donner l’indépendance économique qui est une des conditions, fût-ce la moindre, de notre survivance.




Épargne et travail sont le fait de l’homme qui en acquiert l’habitude par la formation familiale et les enseignements de l’école. Les gouvernements peuvent, par de sages législations, leur donner l’occasion de s’exercer et de produire des fruits ; mais encore faut-il que ceux qui dirigent possèdent eux-mêmes et rencontrent chez leurs administrés l’esprit public, l’esprit de « civilité », disaient nos pères, de civisme, comme on dit depuis que les Américains ont mis le mot à la mode. Rivard, après avoir été un défricheur, devient un chef ; il mène de front les intérêts de son exploitation et les affaires de la collectivité qui s’est peu à peu cristallisée autour de lui.

Le récit, borné d’abord aux événements de la vie de colon, s’élève aux faits d’ordre politique et pose des questions nationales. Rivard lamente que nous possédions si peu d’esprit public, sans doute parce que nous n’avons pas fait un suffisant apprentissage des responsabilités sociales, surtout parce que nous n’avons pas reçu l’éducation nécessaire. L’observation est de 1862 : qui ne la ferait aujourd’hui ? Qui ne voudrait répandre davantage le sens social, le souci de l’intérêt général, le respect des droits et l’observance des devoirs qui naissent du fait de citoyenneté ? L’enseignement classique donne des leçons de civisme puisqu’il reprend, somme toute, l’expérience humaine ; et l’on croirait que la connaissance du passé est un avertissement suffisant. Les résultats prouvent le contraire : la leçon du passé doit être distinguée, elle doit renaître dans des principes généraux et faire l’objet d’une étude spéciale. Il faut que l’école entre dans cette voie et, sans céder un instant à l’esprit de parti, donne toute son importance au droit constitutionnel, à l’administration publique, à la philosophie sociale, au civisme.

C’est ce que Rivard a compris d’instinct, par droit de naissance littéraire. On voudra relire les pages que Gérin-Lajoie consacre à l’éducation. Rivard désire l’école aussitôt que la paroisse existe : il y voit « l’engin de tout le reste », et sa pensée se fait plus ardente lorsqu’elle exprime les ambitions que son cœur entretient. « Je considérerais les ressources intellectuelles enfouies dans la multitude des têtes confiées à mes soins comme mille fois plus précieuses que toutes ces ressources minérales, commerciales, industrielles, qu’on exploite à tant de frais, et je ferais de l’éducation morale, physique et intellectuelle des enfants du peuple, qui a pour but de cultiver et développer ces ressources, ma constante et principale occupation. » Vraiment, ces pages sont une des plus nobles que nous ait laissées le patriotisme de Gérin-Lajoie !

L’école est fondée, malgré Gendreau-le-Plaideux ; et l’instituteur, dont le rôle se rapproche du sacerdoce et dont l’œuvre est sans doute trop belle pour recevoir ordinairement sa juste récompense, touchera d’abord soixante-quinze louis, puis cent l’année suivante. C’en est assez pour que Rivard, accusé aussitôt d’être un « taxeux », soit battu aux élections ; mais, familier du succès, il a bientôt sa revanche. L’école réussit, grandit, rayonne ; un cours du soir s’amorce ; des conférences ont lieu le dimanche ; la population en est fortifiée : Rivard est réélu et, chose qui accentue le caractère utopique du roman, l’instituteur voit son salaire encore augmenté, sans qu’il le demande.

Le programme comporte les sciences essentielles plus la géologie et l’étude de la nature. Oh ! la bienfaisante idée ! C’est que Rivard a vécu au milieu des bois sans les comprendre et que son admiration en a souffert. Il a vécu, comme nous tous, hélas ! au milieu du mystère : les arbres, les fleurs, les oiseaux ne lui disent que leur ombre, leurs parfums et leurs chants. Il ne nommerait rien de ce qui l’entoure, il ignore le pays que la Providence lui a donné ; et il comprend que le commencement de la patrie, c’est de connaître la terre où l’on vit, la terre que nous devenons lorsque la mort nous y a couchés.

L’école enseigne encore l’art ; et l’on ne saurait trop l’en féliciter puisque, par l’art, nous garderons notre physionomie ethnique. Rivard est un « artiste agricole » ainsi que Gérin-Lajoie le définit, et même un poète : il envoie quelques vers à Louise, sa fiancée ; il donne au lac voisin le nom de Lamartine ; il écoute le soir la grande voix de la forêt. Les rues de Rivardville s’animent de chansons ; les maisons sont propres, bien bâties, livrées à l’air et à la lumière, peintes de couleurs vives ; des arbres bordent les routes, les arbres que Rivard a respectés lors du défrichement. La campagne aussi s’égaie et l’on tente de lui donner ce que la ville offre de bon : le village possède une bibliothèque, il s’abonne aux journaux et aux revues, sacrifiant, toujours l’utopie, un peu de tabac et même des objets nécessaires pour payer les abonnements. Rivard n’a pas prévu le cinéma, mais on sait que Gérin-Lajoie, dès le collège, avait écrit une pièce, Le jeune Latour, et que son frère, Mgr Gérin, a fait représenter à Saint-Justin, l’œuvre d’une religieuse : Le petit fils de Pierre Gagnon, pour « conserver nos gens au sol ».

Que de choses on glanerait dans les espérances que Jean Rivard nous livre ! L’école et la formation du caractère, formation disciplinée, faite de droiture et de conscience ; l’orientation professionnelle qui guide l’enfant vers un métier, idée d’hier, vieille comme Gérin-Lajoie ; l’enseignement technique appliqué à l’agriculture, une des choses que nous n’avons pas encore réalisées tout à fait ; des bourses accordées aux plus intelligents pour les conduire jusqu’à l’Université et vers une profession, libérale ou non ; la création, dans chaque village, de fermes modèles. Comme le progrès est lent ! À lire ces lignes, on croirait entendre ceux qui, de nos jours, ont la préoccupation de l’avenir : les mêmes questions reviennent, les mêmes espoirs flottent. Mais c’est déjà beaucoup que de trouver chez Gérin-Lajoie l’éveil des mêmes aspirations.




Comment ne pas placer, à côté de Jean Rivard, la personnalité du curé Octave Doucet ? Ils n’entreprennent rien qu’ils n’en aient d’abord devisé. Le curé cherche surtout le commerce des âmes, mais, fidèle à la doctrine de saint Thomas, il ne consent pas à se désintéresser du bien matériel. S’il voit dans la richesse, dans son usage immodéré, dans sa poursuite égoïste, un mal évident, il reconnaît les bienfaits de l’aisance et il convient que la fortune, bien conduite, utilisée à bon escient, peut être la source de bien des libertés morales.

Voyez comment Gérin-Lajoie dépeint ce type de prêtre qu’il s’est plu à esquisser : « Le jeune curé possédait une intelligence à la hauteur de celle de Jean Rivard, et, quoiqu’il fût d’une grande piété et que ses devoirs de prêtre l’occupassent plus que tout le reste, il se faisait un devoir d’étudier avec soin tout ce qui pouvait influer sur la condition matérielle des peuples dont les besoins spirituels lui étaient confiés. Il comprenait parfaitement tout ce que peuvent produire, dans l’intérêt de la morale et de la civilisation bien entendue, le travail intelligent, éclairé, l’aisance plus générale, une industrie plus perfectionnée, l’instruction pratique, le zèle pour toutes les améliorations utiles, et ne croyait pas indigne de son ministère d’encourager chez ses ouailles ces utiles tendances, chaque fois que l’occasion s’en présentait ».

En relisant Jean Rivard, j’ai retrouvé bien souvent les commencements de notre colonisation française au Canada : les détails évoquent les actes de nos ancêtres, reconstruisent des scènes semblables à celles que nos pères ont vécues sur les rives du grand fleuve. Le curé Doucet nous reporte, lui aussi, à ces temps éloignés : il est de la lignée des missionnaires qui desservaient des lieues de forêt et parcouraient le pays en quête de cœurs à fortifier. La collaboration qu’il apporte à Jean Rivard dans le domaine temporel est bien de jadis. La tradition se renoue et les grandes vérités se prolongent : à côté de l’idée de mission revient l’idée de l’établissement du pays, de sa mise en valeur. C’est tout le livre de Georges Goyau ; c’est, dans sa parfaite unité, toute notre histoire.




Cette histoire a traversé des crises dont nous subissons encore les conséquences pleines de regrets. Beaucoup de Canadiens ont quitté le sol natal pour chercher ailleurs un progrès plus sensible, mais peut-être illusoire. Ce qui fait le vif intérêt de Jean Rivard, c’est que ce livre a été écrit pour retenir les nôtres au pays et les diriger vers l’agriculture. C’est un commentaire, qui veut être léger, des paroles prononcées par lord Elgin, en 1848 : « La prospérité et la grandeur du Canada dépendront en grande partie des avantages qu’on retirera des terres vacantes et improductives ; et le meilleur usage qu’on en peut faire est de les couvrir d’une population de colons industrieux, moraux et contents. » Bien d’autres ont conseillé, depuis, l’effort de conquête et j’ai recueilli sur le monument de Cartier, à Québec, la même pensée : « Pour assurer notre existence, il faut nous cramponner à la terre et léguer à nos enfants la langue de nos ancêtres et la propriété du sol. »

C’est la chanson de la résistance, un leitmotiv de durée dont on trouverait la source sur les lèvres des premiers colons. Mais la vie économique n’obéit pas toujours au sentiment : l’intérêt immédiat, palpable, détermine les volontés et les pousse vers la vie facile que promet une rémunération élevée. La désertion des campagnes est un fait universel, que l’on tâche de pallier par le machinisme ; un fait universel puisqu’il a dépassé les bornes des pays et provoqué, depuis l’Europe, un mouvement des peuples vers l’Amérique, où l’on veut recommencer sa vie avec une moindre souffrance et dans la paix de la liberté. On ne diminue pas un mal en tentant de l’expliquer. L’agglomération urbaine que stigmatisait Charmenil, où le luxe des uns voisine avec la misère des autres, où l’homme perd sa personnalité pour s’absorber dans l’industrie centralisée, où le chômage surtout devient endémique et où l’on trouve plus mal l’indépendance, demeure, avec raison, la crainte de ceux que l’avenir tourmente. S’il nous faut une élite, il nous faut à coup sûr une population agricole qui possède la terre et y vive de son travail. Un consul de France nous disait, à son retour de l’Abitibi : « J’ai compris la colonisation de votre pays, et j’ai vu là une des raisons de votre salut ; si vous n’étiez qu’une élite, vous ne survivriez peut-être pas ! »

Cela signifie-t-il que nous devions renoncer à l’industrie et au commerce ? Jean Rivard qui fonde une ville ne le pense pas. Il accueille les artisans, les négociants, les travailleurs ; il organise l’industrie et confie à son frère une perlasserie dans laquelle il demeure intéressé ; il veut que l’on fabrique à Rivardville tout ce dont on a besoin et il songe à l’exportation. N’est-ce pas la doctrine économique de Talon qui s’exprime de nouveau et qui manifeste ainsi son universalité ? Rivard a d’ailleurs une opinion fort nette : « Le Canada peut être un pays agricole et industriel ; et les industries, employant les nôtres, les empêcheront d’émigrer. » C’est dire qu’il faut organiser la vie économique et s’en préoccuper ; avoir une politique nettement dirigée vers la répartition des tâches, l’orientation des industries, la constitution des marchés, l’amélioration des méthodes, le développement des écoles spécialisées.




Théorie que tout cela ! Nos pères se sont tirés d’affaire sans en avoir besoin. Oui, mais leurs enfants sont partis. Théorie qui subsiste, quand les réalités de l’histoire sont évanouies, et à laquelle, après quatre-vingts ans, nous venons demander l’épreuve des progrès que nous avons faits. Théorie toujours, qui passe dans les intelligences et les anime, et les guide ; qui conduit un homme jusqu’à la postérité et qui sert d’argument décisif lorsqu’il arrive à un Torontonien, comme M. Moore, de dénombrer nos valeurs. Antoine Gérin-Lajoie prend ainsi place parmi les penseurs qui ont, à nos yeux, le mérite de s’être occupés de nous, de nous avoir aimés, de s’être inquiétés par-dessus tout du sort, toujours à surveiller, de la race française en Amérique. Comme économiste il sut formuler une thèse que sa simplicité rend plus vraie. Il avait épousé la fille d’Étienne Parent, le premier qui tourna les regards des nôtres vers les problèmes d’ordre matériel. Compagne admirable dont il serait facile de faire le portrait en lisant de plus près les lettres de Charmenil. Son fils, Léon Gérin, a repris la tradition : il poursuit la destinée commune, d’être apprécié ailleurs, d’avoir à son acquis des travaux remarquables et de vivre modeste, trop peu connu, parmi les siens. J’ai revu la vieille maison des Gérin-Lajoie où une famille canadienne vécut des jours silencieux dans la paix des traditions, et j’y ai évoqué une lignée d’intellectuels dont l’œuvre fut féconde. « Plus d’honneur que d’honneurs », écrivait Gérin-Lajoie sur l’écusson de sa vie. Le passé a suffisamment justifié cette devise pour que l’avenir n’y souscrive plus et la modifie en y apportant sa consécration suprême. Gérin-Lajoie, comme Cartier, survit dans une chanson et le peuple qu’il a servi recueille les échos de sa pensée. Il n’a pas subi le destin de la foule anonyme de ses contemporains, plus favorisés de la fortune, celui de mourir tout à fait. L’avocat d’autrefois, pauvre et digne, n’est pas monté sur le banc ; mais il est descendu aux Champs-Élysées.

AU PAYS DE LA DÉCOUVERTE



I

AVEC LES « ALOUETTES »




À QUOI s’alimentent la chronique et la petite histoire ? Aux journaux, sans doute ; aussi aux almanachs. Or, j’ai parcouru ceux-ci avec curiosité : nulle trace de notre beau voyage. On dirait que rien ne s’est passé en France et que Jacques Cartier n’a été célébré qu’à partir de l’arrivée du Champlain dans les eaux canadiennes.

Sur l’invitation du Gouvernement de la République française, de la Ville de Paris, du Comité France-Amérique et de la Compagnie générale transatlantique, une délégation alla en France, en juin 1934, participer au quatrième centenaire de la découverte du Canada. Elle fut quelques jours à Paris, puis se rendit à Saint-Malo, le pays de Jacques Cartier, à Dinard, à Rouen et au Havre. Partout, elle reçut un accueil fraternel.

Avec elle s’étaient embarqués sur le Champlain huit chanteurs canadiens dont on disait du bien, et qui avaient accepté avec joie de porter au cœur de la France un écho de nos vieilles chansons. Ils avaient revêtu le costume de nos bûcherons, qui devint vite un costume national dont il fallut expliquer l’origine : longues bottes souples, culotte beige, chemise à carreaux rouges et noirs, mouchoir au cou. Une évocation avant la lettre du film de Julien Duvivier, Maria Chapdelaine.

L’impression qu’ils ont créée, ainsi transformés en draveurs ? — Excellente. Ils ont conquis leurs auditoires. « Ils sont très sympathiques, écrivait un journaliste, ces grands gaillards à la voix admirable, à la mise pittoresque, bottés, sanglés, bien balancés. » Si les dettes sont autre chose que des impondérables dans l’atmosphère mouvante des amitiés françaises, nous devons à ces grands gaillards, pour emprunter la langue de leurs chansons, « une fière chandelle ».




La traversée fut charmante d’entrain et de cordialité. Elle eût été parfaite sans la sourde préoccupation du rôle que nous allions remplir dès notre arrivée en France. Il faudrait prendre la parole après d’autres, beaucoup d’autres, et de très impressionnants ; trouver quelque chose de nouveau sur un sujet vite retourné sous les coups de l’éloquence ; faire figure et porter les responsabilités de cette figure ; s’engoncer dans un personnage officiel. A-t-on suffisamment lu, compulsé, compilé, médité ? La vie de Jacques Cartier, qu’est-ce au juste ? Cartier, passe encore ; mais les circonstances de temps, de milieu, où sa vie s’est accomplie ! L’Europe de son époque, l’Amérique d’avant lui, les connaissons-nous assez pour éviter les embûches dont elles sont criblées. Si nous avions su qu’on liquiderait Cartier en trois paragraphes pour s’occuper de tout autre chose le reste des discours !

Nos chanteurs pensent au concert qu’ils vont donner aux passagers. Les pauvres, ils travaillent déjà dans la salle de jeu des enfants que l’on a réservée pour leurs répétitions. C’est là que de graves personnages les écoutent et les critiquent, parmi des dessins modernes et des teddy bears à l’usage des petits. Ils chantent pour nous qui mettons en eux nos espoirs. En prêtant l’oreille, nos propres soucis se réveillent, que rapproche chaque tour d’hélice. Et c’est d’une âme unanimement inquiète que nous choisissons avec eux les chants qui nous paraissent exprimer le mieux, sans trop d’exotisme, nos traditions naïves : Gai lon la, gai le rosier ; Notre Paris et Saint-Denis ; Le laboureur ; Au bois du rossignol ; Vive la Canadienne ; À Saint-Malo, beau port de mer ; Là-bas sur ces montagnes, Du rossignol qui chante ; Les Raftmen et un Ô Canada étrange, transformé par Gautier, où passe le souffle de la Marseillaise, et qui nous enchante comme si la musique harmonisait tout à coup les émotions qui nous tourmentent.

Les concerts à bord ! Ils sont, tout le monde le sait, obligato. La recette va aux familles des marins péris en mer. Il y flotte toujours un souvenir triste qui monte de l’océan tout proche et se dilue en pitié admirative. L’exécution est pleine d’imprévu, comme les copies d’un examen auquel le hasard aurait convoqué les candidats, depuis la grande vedette que tout le monde attend pour la juger de près, jusqu’à l’amateur qui brûle de produire un talent que personne ne soupçonne. Si les candidats manquent, la marine, qui n’est jamais embarrassée, trouve dans ses équipages un joyeux conteur ou un virtuose. Mais quand une troupe voyage et qu’on sait qu’elle voyage en chantant et pour chanter, le commissaire du bord à vite fait de l’embrigader.

Le soir du concert, notre attention était à vif, redoutant la moindre anicroche, tendue vers une satisfaction d’ordre national. Ce fut un succès. La partie était gagnée, car nous savions que les foules françaises, prises par ces chants de France, ajouteraient, par leur intelligence des tonalités et des nuances, à l’accueil déjà enthousiaste que la chorale recevait des Américains. Car l’auditoire, sur le Champlain, était composé surtout de yankees, connaissant les lumberjacks, si peu habitués qu’ils fussent à les entendre parler français. Les voix étaient fondues, la tenue discrète. La chanson des bois, dont on ne saisissait pas toujours le sens, fut accueillie avec chaleur à cause de ses joies, de ses tendresses, de sa blague innocente.




À Paris, c’est d’abord Notre-Dame. Le cardinal-archevêque officie à l’autel qui s’élève au milieu du transept. De chaque côté, des notabilités. Au chœur la maîtrise et le séminaire des colonies. La nef, remplie d’invités. Soudain, une voix s’élève, toute seule dans l’immense vaisseau, sans accompagnement, lointaine et sûre, celle de René Filiatrault qui chante l’Ave Maria, de Théodore Dubois. Puis le quatuor, pressé dans le chœur, épaule à épaule, le regard un peu intimidé, les voix unies comme en un faisceau, donne le Panis Angelicus d’un auteur inconnu. Les mots portés par les sons montent vers la voûte et retombent sur nous pour nous pénétrer jusqu’au cœur qui se fait reconnaissant. Ainsi, l’entrée à Paris des Alouettes fut une prière.

Au Jardin des Tuileries, le triomphe populaire. Un « orchestre symphonique — je cite le programme — composé d’artistes musiciens victimes de la musique mécanique » intercale Lalo, Massenet, Bizet, Delibes, Saint-Saëns, dans nos modestes chansons canadiennes : Gai lon la, D’où viens-tu bergère ? Vive la Canadienne, Ô Canada. C’est la nuit, au Théâtre de verdure, en plein air sous les quinquets. La foule écoute, étonnée, ces mots revenus vivants du fond des siècles et qui font écho à sa langue, un écho affaibli, dévié parfois, mais si troublant. Elle crie « Bravo ! Encore » ! comme sait faire la foule française, si largement hospitalière à l’émotion. Nos bûcherons-chanteurs, un peu pâles sous la lumière artificielle, sourient et recommencent. Quelle franchise dans notre orgueil !

À Bagatelle, c’est autre chose. Le théâtre est dressé en plein soleil. Dans le parc, une foule élégante, divisée, volontiers critique, aux antipodes de nos raftmen. Ceux-ci ont à vaincre ces civilisés par une rude simplicité. Je crois qu’ils y ont réussi. Autour de moi, on est ravi. J’entends bien quelques ronchonnements, mais ils viennent de Canadiens désobligés par le costume de nos chanteurs, et qui voudraient les voir en jaquette sombre et gilet perle, gantés de beurre. Paris, dès lors, y eût moins pris garde, et je n’aurais pas recueilli pour les Alouettes ce propos d’une jolie femme : « C’est tout à fait harmonieux, un peu triste peut-être ; mais quels beaux gars. »

Paris, c’est encore l’Hôtel de Ville, où le cœur s’exprime librement, dans une conversation plus intime, sans témoins, que le maire et quelques officiels ; où les chansons éclatent pour rien, pour éclater, dans la vaste salle que seul le souvenir occupe. Un geste infime, une lueur dans la capitale de lumière. J’évoque Montréal, la seconde ville française du monde. Je lui cherche un titre qui traduise ce privilège. Si j’osais l’appeler : la fille aînée de Paris. Mais le nombre n’est pas un droit d’aînesse. Et puis la réflexion saugrenue d’un compatriote me traverse l’esprit : « Plus je vois Sorel, plus je pense à New-York ; c’est si peu pareil ! »

Des chansons, je sens monter notre histoire le long des murs, comme une fresque. Après la conquête par l’Angleterre, le paysan reste fidèle au sol qu’il a défriché. Il vient de la Normandie, du Poitou, du Perche, de la Saintonge, de la France de l’ouest, que l’on reconnaît encore à plus d’un trait vivant, en sorte que le Canada, loin de la France, exprime, comme Paris, « tous les terroirs français ». Exemple concluant, ainsi qu’une victoire, de la vitalité que nous portons en nous. Exemple aussi de ténacité triomphante. Notre destinée s’accomplit dangereusement. L’îlot français d’Amérique subit de tous côtés l’assaut de marées montantes : l’immigration que déverse sur lui l’Europe menace son influence ; l’action politique de ceux qui, pour un temps, sont les vainqueurs, sape sa religion et sa langue, les mouvements d’expansion économique risquent d’emporter ses vertus françaises. Ces vertus, il s’efforce de les garder par ses traditions. Or, nul n’ignore que les traditions ne durent que si elles sont cultivées. Et voici qu’en chantant elles pénètrent dans Paris, foyer des peuples qui, comme le nôtre, partagent l’inquiétude du génie français.

Paris, nous y sommes si souvent revenus comme vers un point de départ. « Paris a mon cœur dès mon enfance », disait Montaigne. Ainsi des Canadiens français. Ici, Jacques Cartier retrouvait le Roi de France, et Champlain, notre plus grande figure, ramenait ses espoirs. La délégation qui est là est composée d’avocats de la province de Québec : le Code Napoléon nous régit, règle nos familles et nos biens et, au fond de ce Code, il y a la Coutume de Paris. Je me rappelle la part prise par Paris à la formation de plusieurs des nôtres qui sont revenus chez nous s’associer à l’élite. On a risqué ce mot : Être aimé par Paris, c’est embrasser la France sur la bouche. Il me semble qu’être bercé par Paris, c’est garder toute sa vie la douce chanson de France. Chez nous, comme en France, se poursuit la tâche du paysan têtu ; on retrouve l’effort attentif de l’artisan et, en regardant bien, la prudence bourgeoise qui nous sert d’assise. Nous tentons de traverser notre époque de matérialisme en respectant, pour nous orienter dans le progrès, les principes qui nous ont été confiés. Puissions-nous, loin de France, mais engagés dans la même voie glorieuse, appliquer la devise de Paris : Fluctuat, nec mergitur, et rester, dans le monde contemporain, un témoignage de la pérennité française.




Au milieu de Paris, la province déjà nous appelait. Nous savions qu’elle nous réservait une fusion plus complète. Paris est si grand, si occupé, si remuant, que sa mémoire n’a qu’un jour et son cœur qu’un battement. Nous avions hâte d’entendre résonner en Bretagne : À Saint-Malo beau port de mer, chanté par des voix à nous, rapporté comme un refrain d’histoire.

Saint-Malo ! J’y suis venu autrefois, pèlerin ignoré. Je me suis agenouillé dans la cathédrale, près du nom de Jacques Cartier, et j’ai promené longuement dans la ville la vision de la découverte. Minutes intenses, qui m’ont laissé plus riche et mieux armé. Aujourd’hui, je sens dans tous les cœurs le souvenir de mon pays.

Baiser simple et splendide que nous donna la Bretagne, si plein d’élan et de sympathie retrouvée. Sur la Hollande, au monument de Jacques Cartier, de toutes petites voix d’enfants nous avaient précédés en chantant le beau port de mer, heureuses de nous montrer qu’elles non plus ne l’avaient pas oublié ; nos chanteurs ont répondu par la Marseillaise qui tombait sur les flots et prenait avec eux le chemin du Canada. À Paramé, à Limœlou, aux Portes-Cartier, à Rothéneuf, partout, des enfants, des cloches, des paroles et des chansons, le brouhaha d’un retour où se reconnaissait l’indéfinissable apaisement de la fidélité.

Aux Portes-Cartier, la gentilhommière où vécut le découvreur, abri de ses amours et de son rêve, est le lieu le plus émouvant de notre pèlerinage. On y touche la présence de Cartier comme si son souvenir, disséminé dans le pays, prenait corps à ce rendez-vous. Étrange poursuite d’une image que nous ne reconstituerons jamais, dont nous ne savons pas au juste comment elle s’est évanouie et qui se reforme en nous par la fallacieuse immortalité d’un bronze. Une plaque rappelle aux passants ce qui fut un grand nom ; mais des noms obscurs, dans un registre, expriment ce qu’il en reste dans la mémoire des hommes. Il y a tant de héros en France qu’ils sont confondus dans une gloire commune : celui-ci détache, par son geste, un mouvement de peuple sur un horizon lointain. Il est, tout seul, notre origine. Ses yeux ont contemplé le Saint-Laurent feuillu que nous avons dépouillé pour refaire la terre de France. Nous sommes l’avenir que sans doute il a porté dans son cœur, la fleur de lys détachée de sa croix. Nous aimons qu’il soit grand ; il nous plaît qu’il ait pris bonne place dans les anciennes cérémonies de Saint-Malo, qu’on l’appelle « noble homme » sur le livre des baptêmes, que le roi de France ait rendu hommage à son savoir et à son honnêteté, qu’il ait habité cette « malouinière » qui le sort du commun, et qu’il ait épousé un beau nom de la région… Petits morceaux d’histoire, infiniment précieux, dont jaillit la statue vivante de l’ancêtre.

Le groupe venu célébrer Cartier le long des hameaux de Paramé, écoute, dans cette cour intérieure, entre la maison et l’étable, des paroles affectueuses. Pendant qu’un chanoine évoque avec délicatesse Catherine des Granges, qui fut la confiance et la force de Cartier, une tourterelle applaudit d’un coup d’aile. Singulière résistance de l’amour ; dans des maisons comme celle-ci, faites aussi d’un dur granit, les mères canadiennes ont conquis et gardé un pays au souvenir français.

La délégation s’arrête à Rothéneuf, devant la Chapelle des Sablons : un minuscule oratoire que remplit l’autel, un prie-Dieu dans les champs. La pierre blanche que l’on dévoile porte simplement : Ici Cartier a prié, 1534-1934. Dans le couvent des Ursulines, à Québec, « reliquaire du Canada », une lampe perpétue la prière de France. Les Sablons, n’est-ce pas le nom que Cartier a placé près de la terre aride « que Dieu a donnée à Caïn », et qui est resté quand d’autres ont disparu ? Il nous ramène au grand fleuve de lumière où le navire du découvreur avance, dans un vol d’oiseaux, jusqu’au « Cap d’espoir ».

Les Alouettes se blottissent dans le petit sanctuaire, s’appuient au granit où miroitent des siècles, et chantent le Panis Angelicus.

Avant de quitter Saint-Malo, les Canadiens reviennent à la statue du découvreur, dressée face à la mer. Ils sont seuls, sous l’admirable symphonie des toits de la ville-corsaire. Aux fenêtres, deux ou trois femmes et, sur la place, quelques enfants qui s’arrêtent de jouer pour regarder, avec la curiosité sérieuse des gosses, ce qui va se passer. De leur randonnée au pays de Jacques Cartier, sur la côte d’Émeraude, les Canadiens ont rapporté le monceau de fleurs des champs qu’on leur a offertes. Ces fleurs, ils en font hommage au Malouin, sans parler, pieusement, comme des pèlerins au terme de leur voyage. Nul discours ne vaudra jamais ce geste ni cette minute, que rien n’avait prévue sinon le mouvement du cœur. Comment définir la prière humaine qui montait vers le bronze comme l’offrande muette d’un peuple ?

Le repos nous attendait à Dinard, confortablement allongée sur les bords de la Rance. Une « prolonge » de Saint-Malo, d’où la ville ancienne semble une châsse. Même habitude exquise de l’hospitalité. Nous y voyons flotter des couleurs que nous avons coutume d’unir, celles de la France et celles de l’Angleterre, les mêmes somme toute, disposées autrement. Le souvenir charmant ! On nous a vanté les plages de France, on nous a dit leur évolution : elles naissent, grandissent, rayonnent un moment, et s’éclipsent lorsque d’autres ont, à leur tour, retenu l’engouement. Dinard demeure, dans sa sobriété, sa tradition correcte. Son sourire est le secret de sa durée.

N’eût été notre mission, comme nous nous serions attardés sur les sables que le vent de la mer assouplit ! Nos artistes ont repris leurs chansons. À l’Hôtel de Ville, après les toasts et le champagne, quelle Marseillaise, hardie, martelée, d’un irrésistible mouvement ! La plus juste que j’aie entendue de ma vie. On croira que j’exagère comme quelqu’un qui vient de loin et qui, de surcroît, étant Canadien, a cette facilité dans l’éloge qui fait de nous les méridionaux du mord ? Voici quelques lignes d’un journal de Dinard, et auxquelles je ne veux rien retrancher de son allure galante :

« Le champagne coule à flots. Chacun se congratule ! Et le Chœur des Alouettes nous réjouit alors de quatre ou cinq chansons que tout le monde se souvient d’avoir entendues, enfant, sur les genoux des mères ou des nourrices. Chacun alors fredonne les refrains et l’on entend des lèvres pâlies de vieux Dinardais comme des lèvres plus roses de jeunes femmes, délicieux parterre fleuri dans cette pelouse d’habits noirs, le dernier vers répété de la Chanson de la Belle :

Et ses jolis yeux doux
Si doux.

« À toutes ces émotions charmantes succède, brusquement, le chœur sévère et enthousiaste à la fois de la Marseillaise comme peu souvent nous l’entendîmes en France, d’un accent si mâle, si entrainant et qui dans ces gorges viriles nous semble et vieux et nouveau. »

Le soir, dans un parc, le spectacle de Paris se renouvelle, le spectacle des Tuileries ; mais le peuple est plus proche encore de nous que dans la grande ville, oublieuse et coquette, plus proche jusqu’à la fraternité des larmes.




Rouen, c’est une forteresse à prendre, près de Paris pour qui il éprouve des sentiments — le fait est commun en France — assez semblables à ceux que nourrissent réciproquement Québec et Montréal,


… dont le total
Ne fait pas un remords mais une gêne obscure.

L’accueil est sobre et bourgeois, peut-être un peu distant, mettons d’une cordialité condescendante, où l’on sent la réserve de la puissance. Il y a tant de façons de recevoir sa famille !

Car nous sommes bien de la famille. Rouen est à l’origine de notre spiritualité, de nos lois, de notre enseignement, de notre commerce. Rouen, c’est donc notre premier archevêché, notre premier parlement, presque notre premier collège, sûrement notre première mise en œuvre. Rouen garde avec piété le souvenir de Cavelier de la Salle qui donna à la France l’empire dont Talon et Frontenac avaient rêvé. Dirais-je aussi combien la langue nous apparente, et l’accent ? Et les figures, et la démarche ? On me cite le mot d’un Normand : « Pour dire qu’y a des pommes, y a pas d’pommes ; mais pour dire qu’y a pas de pommes, y a des pommes ». Rapprochez de cela la phrase que mon collègue, Léon Lorrain, a cueillie chez nous, et sur laquelle il suffit de mettre l’intonation : « Ma femme n’est pas mal mal, mais elle est pas mal mal ». Pas plus que le paysan normand le nôtre ne dit oui ou non, il dit : oué, avec le même mouvement de tête, le même clignement des yeux.

Pendant le déjeuner, qui nous réunit autour du maire, des propos s’échangent. Cette table, dans une vieille hostellerie de Rouen, me rappelle le premier dîner d’une association que nous avions fondée à Montréal, il y a, hélas ! plusieurs années, sous ce nom : « Le tour de France d’un estomac canadien ». Nous avions commencé par la Normandie. On soupçonne le menu, depuis la sole normande jusqu’au pont-l’évêque, en passant par les tripes à la mode de Caen. Un calvados, apporté de France par un camarade, donna la profondeur voulue au « trou normand ». Nous avions déniché au fond d’un couvent un cidre agréable, pas trop sucré ni trop aigre. La fête, commencée dans la joie, s’acheva dans une émotion inattendue, surgie du passé. Une boîte mécanique, faute de mieux, jouait : J’irai revoir ma Normandie ; et, à ce moment même, le président eut l’idée de faire l’appel des origines : « Toi, d’où viens-tu ? Et toi ? » J’entends des noms traverser la fumée des cigarettes : « Rouen, Caen, Honfleur ». Quelqu’un dit simplement : « Mon aïeul accompagnait Champlain en 1633 ». Les voix se turent, pendant que la musique modulait un dernier vers :

C’est le pays qui m’a donné le jour.

En regardant les figures qui m’entourent, je me souviens aussi de l’étonnement d’Eugène Brieux à retrouver dans un cercle bourgeois de Montréal des avocats et des notaires, des médecins et des négociants ressemblant comme des frères à leurs collègues de Rouen.

Un concert a lieu dans la salle de réception de l’Hôtel de Ville, auquel prennent part Mademoiselle Vilquain de l’Opéra de Rouen, et nos gars normands. Auditoire nombreux, et tout de suite saisi : mais, si nos chanteurs ont gagné le cœur des Rouennais, René Filiatrault les a touchés profondément, « les a eus », comme on dit en France, en chantant avec une mélancolie prenante la chanson de Bérat, en faisant résonner le vieil écho : J’irai revoir ma Normandie. Sa voix, presque blanche à force d’être émue, déchaîne l’enthousiasme. La glace est rompue.




Le Havre, m’a-t-on dit, est mal partagé : les voyageurs n’y font que passer, et notre délégation elle-même n’y comptera que quelques heures à l’ombre du départ. Est-ce bien juste ? Le Havre, c’est sans doute la dernière attache qu’on va rompre, le dernier nœud qui se détache sans qu’on puisse en arrêter le glissement ; mais c’est le matin d’un rêve que l’on va reconstituer sur les flots. Et comment n’aimerions-nous pas aussi le Havre d’être la France avant Paris, la présence des côtes de France sous le regard apaisé, le chemin où il n’y a plus qu’à s’engager pour que l’attente devienne réalité dans chaque mouvement et demeure quand même pleine de promesse ?

Je ne le revois pas sans revivre mon arrivée, il y a plus de vingt-cinq ans, jeune étudiant en quête de formation. Mais je n’ai plus retrouvé le soleil de ce jour-là sur les maisons hautes, sur les cheminées courtes et jumelées. Un gabelou passa dans le hublot, le pas traînard, les deux mains dans son ceinturon d’où pendait un coupe-choux qui me parut énorme ; je le jugeai aimable et conçus pour lui du respect. Il n’était pas sept heures du matin quand je me mêlai à la vie du Havre, saisi physiquement par un spectacle qui m’a laissé depuis l’enivrante curiosité d’une ville au réveil. Au-dessus des croissants dorés que je commandai dans une crèmerie, mes yeux restaient rivés aux mouvements et aux couleurs de la rue qui chantait : « À l’anguille de Seine à l’anguille ! » — « J’ai de la carpe encore vivante ! » Une noce passa, où je sus plus tard qu’il y a toujours un militaire ; effectivement, il y en avait un, mais j’ignorais qu’il devait y être. Puis, dans le silence que les femmes animaient du signe de la croix, un corbillard lamé d’argent. J’ouvrais mon cœur à la France. Le Havre, c’est une ineffable rencontre.

On y revient d’ailleurs, et l’on tâche, par un obscur sentiment d’équité, de le connaître mieux. Dans les heures tragiques ou dans les circonstances solennelles, il a le même accueil. Un monument y rappelle la reconnaissance du peuple belge. Au cimetière, le buste de Crémazie reçoit notre hommage. On ne sait plus où dort le poète, si dormir c’est épouser le sommeil de la terre. Il n’y a plus que son image qui vive, les yeux tournés vers l’océan, des yeux de bronze, fermes et vides. Il reste grand par l’élan généreux de ses vers tournés, eux, du côté de la France. Il a chanté l’épopée brisée. Pourvu que sa chanson ne s’efface pas de l’âme populaire :

Dis-moi, mon fils, ne reviennent-ils pas ?




Dans la salle de spectacle de l’Hôtel Frascati, le chœur des Alouettes fraternise avec la Lyre havraise : Berlioz et la chanson des bois. Le lendemain, un vin d’honneur nous réunit dans le cabinet du député-maire, Léon Meyer, qui remet aux Alouettes la médaille de la ville du Havre. Les artistes disent adieu à la France dans une chanson qui, comme de raison, finit le beau voyage : La rose blanche. Je me rappelle le mot de Flers et Caillavet : « Un bouquet, c’est un cadeau, une fleur c’est un souvenir ».

C’était, selon les journaux, la première fois que l’on chantait dans le cabinet du maire : un vieux Noël, D’où viens-tu bergère, où transparaît le Gloria in Excelsis. Et les journaux dirent encore : « Léon Meyer fut le premier à applaudir la glorieuse phalange ».




Du retour, je ne sais rien. Je suis resté en France, les Alouettes l’ont quittée. J’ai appris que les artistes avaient, sur le Paris, chanté avec le même entrain que précipitaient la joie de revoir les leurs et la certitude de leurs succès. De ceux-ci, j’ai été le témoin. Les Alouettes ont pris tous les cœurs. On pensera peut-être que le voyage fut leur récompense ; n’oublions pas du moins qu’ils ont eu le cran de combattre, parfois jusqu’à l’épuisement, pour la gloire et pour des prunes, quelques-uns — dois-je ajouter cela — sans un sou vaillant dans leurs poches. Le voyage une récompense ? Oui quand il suffit de plastronner dans un fauteuil ; non, s’il faut tenir. Je me redis un mot de Louis Barthou à Arthur Meyer, au lendemain de la Conférence de Gênes : « C’est en revenir grandi que de n’en pas revenir diminué. »

Et quand vous êtes arrivés au Canada, leur ai-je demandé plus tard ? — C’était la nuit. Nous avons pris un taxi pour rentrer chez nous. Un mois après, la mission Jacques Cartier s’étonnait, en touchant Montréal, qu’on eût veillé si tard pour lui dire non pas merci, mais bonjour.


II

« LES MÉDAILLONS »



LE LONG DU SAINT-LAURENT



E N France, tout est à hauteur d’homme ; au Canada, tout est immense. La France y tiendrait dix-huit fois ; on la noierait presque dans un de ses lacs.

Le vestibule — le golfe Saint-Laurent — est une mer intérieure encerclée de sommets. L’océan, si bon marin qu’on soit, c’était tout de même une longue inquiétude : on goûte ici le repos de la terre qui paraît et disparaît, rigide et bleue comme la falaise d’Angleterre aperçue de Dieppe. On la voit assez pour la peupler, en imagination. Elle nous ramène à l’homme.

Aujourd’hui, c’est Jacques Cartier.

Tout d’abord, nous ne l’accompagnons pas dans sa découverte ; nous entrons par où il est sorti. Dans un « hâble » de la côte océanique de Terre-Neuve, au nord-est de Saint-Pierre-et-Miquelon, il prit « eauts et boys », pour retourner en France. C’est là qu’il fit voir à Roberval « les faux diamants du Canada ».

Depuis l’Île Saint-Jean, devenue l’Île du Prince-Édouard, nous participons à la grande aventure, dans le sillage du découvreur ; et jusqu’à Québec, jusqu’à Montréal, nous ne l’abandonnerons plus.

Jacques Cartier a contourné l’extrémité nord de l’Île Saint-Jean. Il en dit beaucoup de bien n’ayant guère contemplé, avant d’y atteindre, que les caps dénudés de la « terre que Dieu réserva à Caïn », ou des rochers peuplés d’oiseaux.

« Toutes ycelle terre, écrit-il, est basse et unye, la plus belle qu’i soict possible de voir, et plaine de beaulx arbres et prairies ». Magie des vastes horizons ! Cartier a déjà le complexe américain : le fleuve est le plus grand que l’on ait vu ; les oiseaux sont si nombreux qu’un navire en chargerait sans qu’il y parût ; la terre surtout est toujours « la plus belle qui soit » — expression qui marque une admiration naïve ou voulue, et dont l’orthographe seule varie au cours du « Brief récit et narration ».

L’Indien, dans sa langue imagée, appelait l’Île Saint-Jean « le berceau sur les flots ». Un rebord de grès rouge ; une généreuse végétation. Nous n’y pénétrons pas. Quelques heures seulement dans une petite capitale au nom de femme : Charlottetown. Le temps de jeter un coup d’œil sur la table autour de laquelle fut discutée, en 1864, l’idée de la Confédération des provinces canadiennes.

L’éloquence officielle nous dira sans doute les richesses de l’Île : agriculture, pêcheries, renardières ; et ne manquera pas d’ajouter que treize mille Acadiens, treize mille Français, y habitent. Consentira-t-elle à reconnaître que, parmi la régression générale, ce nombre augmente et qu’il est comme agrippé au nord, là même où toucha Jacques Cartier ? Peut-être. L’invitation transmise au Comité national de France ne contient-elle pas ces mots : « Vos compatriotes seraient ravis de vous voir ! »

Le terre se dérobe de nouveau ; nous naviguons dans une mer truquée. On comprend, devant la porte large ouverte de la Baie des Chaleurs, que Cartier s’y soit engagé pour chercher le fameux « passaige » vers les Indes. Il a jeté un nom sur une pointe de l’Île Miscou : le cap Espérance. Il a fallu des années à cette espérance pour se réaliser, mais elle s’est réalisée. Des hommes parlant la langue de Cartier ont atteint le Pacifique.

Longera-t-on l’Île Bonaventure pour, d’un coup de sirène, agiter des milliers d’oiseaux — spectacle qui faisait la joie du découvreur ? Verrons-nous les falaises gothiques de Percé, son décor wagnérien ? — À coup sûr, nous toucherons Gaspé.

Retour de la destinée ; pour nous, le pèlerinage Cartier, c’est Saint-Malo, Paramé, Limoëlou ; pour un Français, c’est Gaspé. Là, en juillet 1534, le malouin éleva une croix portant un « escripteau en boys, engravé en grosse lettre de forme où il y avait : vive le roy de france ». Le bois est tombé depuis longtemps ; le manuscrit porte encore ces majuscules.

Gaspé repose au fond d’un petit fjord agréable, au confluent de deux rivières. Méfiez-vous de vos yeux d’Européens, encore emplis du départ, des falaises du Havre et du délicieux Honfleur. Ils doivent se résoudre à voir neuf. Ici, tout est de colonisation récente. Une vie dure, entre le sol, la forêt et la mer. Et pourtant, un évêché, un collège, des écoles, des hôpitaux. Comme les choses changent peu pour ceux qui gardent l’inquiétude du génie français : Québec à ses débuts, de 1608 à 1635, n’était pas autre que ce coin de pays où persiste sa tradition.

Je souhaite qu’il y ait du soleil, un « grand » soleil, sur la journée de fleuve qui va suivre.

Quel repos, cette côte gaspésienne, striée de vallées profondes, au bout desquelles se blottissent des hameaux aux noms français : Rivière Madeleine, Sainte-Anne des Monts, Cap Chat, Matane, et, marquant la fin de la navigation océanique, la Pointe au Père. Puis, la litanie des baptêmes que fit Cartier. Les îles surtout qui redisent l’amusante impression d’un moment : l’Île aux Lièvres, l’Île aux Coudres, l’Île de Bacchus, dont on a fait, plus respectueusement, l’Île d’Orléans — et qui est pour nous un joyau, au type resté pur depuis la première empreinte.

Québec enfin, que Gabriel Hanotaux appelait hier « le reliquaire du Canada français », enchâssé dans un cirque de montagnes : la ligne haute des Laurentides qui s’achève dans le fleuve, au Cap Tourmente, dernier pan de la scène où prit place la bataille finale ; le rocher tourmenté qui soutient la ville ; le fond fuyant des Apalaches. Des toits — ils disparaissent en Amérique — et des clochers. La Cathédrale, au portail simple ; le Palais de Justice, qui protège nos lois françaises ; le Parlement, où commande notre langue, plus haut, sur une colline ; et, sur l’Université, cette lanterne que l’on dirait détachée du Louvre.

Le chemin de fer ou l’auto nous conduiront plus au cœur de l’Amérique. Nous suivrons la vallée laurentienne aux mille traits français : les clochers surmontés du coq gaulois ; la maison bretonne au toit incliné ; la terre morcelée de clôtures, comme on en voit en Normandie ; le bosquet, qui persiste ici et là, comme une ressemblance ; et la longue suite des villages ou des « rangs » où les Canadiens français se sont groupés pour durer.

Montréal marque le terme du pèlerinage. Là, Cartier aussi s’arrêta pour lire aux tribus étonnées les premières lignes de l’Évangile selon saint Jean.

J’éprouve une sorte de regret à la pensée que, avant de se livrer à l’étrange vision des audaces américaines, la Mission va connaître le Canada français. Elle vient tellement de France ! Ces maisons hautes, qui bordent le rocher de Québec, lui apparaîtront-elles, comme à nous, détachées de la côte normande ? Ces rues étroites lui rappelleront-elles Angoulême, Poitiers ou Honfleur ? Ces figures, les a-t-elle rencontrées quelque part dans un coin de province ? Ces noms, les a-t-elle entendus au cours d’un voyage dans la France de l’ouest ?

Ce que l’itinéraire d’une croisière ne peut pas faire, le temps et la perspective — nécessaires à toute vérité — le feront. Quand la Mission sera terminée, elle sentira d’abord sa joie de retrouver la France, le patelin — fût-ce Paris ! —, le foyer, avec son irremplaçable intimité ; puis elle refera son voyage, pour le décanter. Elle effacera le gratte-ciel, avec lequel seule une longue pratique familiarise, la profusion des ampoules, les divagations du métal, la promiscuité du bitume, le nivellement de la standardisation, pour retrouver, avec quelque douceur, au fond de son souvenir, la fidélité touchante de mon pays.


LA MER ET LES MORTS




J E revois le départ de la Délégation française aux fêtes de Cartier. Une gare sans larmes. Sur les malles, deux mots entremêlés : mission, croisière. Lequel l’emporte ? — La France déplace ses sommets vers le Canada.

Le soir, le Champlain s’avance droit vers l’occident. Une Parisienne, debout sur la passerelle, le mouvement du large dans ses cheveux, exulte : « La marche au soleil ! » Ce mot éveille dans mon cœur de Canadien le fol espoir que ce retour — car c’en est un — s’accomplisse sans ombre, vers les rivages où je sais que la fidélité d’un peuple attend.

Hélas ! c’était compter sans la mer, continent plastique, tour à tour plaine ou montagne, au gré des vents. Au sud de l’Irlande, le « Puits de Saint-Patrice » nous réserve son accueil bourru. Un premier faux pas, des craquements plus prononcés, nous avertissent que la vague creuse, comme disent les marins. Deux jours de chevauchée. Par bonheur, la dépression vient vers nous, et nos courses qui se croisent nous détachent plus vite vers le calme.

L’âme de la Mission se raffermit. On peut lui offrir le programme des traversées : aujourd’hui un air de valse ou une conférence, demain l’absoute en mer.

Ne racontez pas cette cérémonie, m’a-t-on dit ; elle est trop connue. Nulle croisière, surtout si elle est officielle par quelque côté, qui ne la porte au compte de ses distractions graves. Pourtant, elle nous a remués. Nous y assistons, silencieux ; et nul ne s’est douté, parmi les Français que nous accompagnions, que, par cet hommage aux morts, le voyage prenait déjà pour nous, bien avant l’arrivée à Gaspé, sa signification.

Sur un transatlantique, le grand salon est le lieu de toutes les réunions : danse, concert, cinéma, prière. On y marierait, au besoin. Un accessoire suffit à transfigurer l’auditoire, préparé par la fascination de l’affichage. La messe se dit sur un petit autel, enveloppé du tricolore. Un missionnaire se tient debout sous des ornements noirs. Des cierges minuscules clignotent sur l’étendue. Les scouts, sous leur écharpe bleue et rouge, chantent sans apprêts le dernier cantique du Titanic : Nearer my God to Thee, Plus près de toi, mon Dieu. L’orchestre joue l’Ave Maria de Schubert, puis celui de Gounod. Un prêtre canadien, après l’Évangile, lamente, dans notre indéfinissable accent, un accent total où se résout la France de l’ouest, l’oubli de l’éternité.

Qui donc se plaignait de n’arriver pas à prier sans mélange ? Malgré l’émotion, le décor m’emporte. Le marbre blanc, les colonnes tronquées, badigeonnées d’or, qui ressemblent aux poêles d’Alsace ; le plafond, où des sanguines racontent, d’un trait de schéma, la vie sauvage de nos forêts ; surtout la tapisserie de fond, que j’aime pour sa fantaisie très dix-huitième : des bêtes respectueuses comme si quelque saint François de Sales leur eût commandé d’être attendries ; des Indiens de parade vêtus de couleurs pâles ; des poissons jetés sur une peau d’ours que l’on dirait préparée pour le boudoir d’une marquise ; un fleuve qui n’est plus qu’un ruisseau, où une nef, voiles gonflées, reste immobile ; aux versants de la colline toutes les abbayes de Caen ; et, au premier plan, un Champlain botté de gris, coiffé de rose, très en dentelles. Dans un cartouche plus sévère, orné de bouches de canons camouflées de fleurs et de drapeaux, cette légende en lettres fortes : « Il a apporté au Canada la pensée française et la civilisation. »

Il n’en faut pas davantage pour me ramener à la réalité, Cette pensée, elle repart aujourd’hui de France vers le Canada, elle y revient en nous qui l’avons gardée. Double présence, que nous sommes seuls à connaître, dont le souvenir ravive la douceur et l’intime regret, et qui ne nous quittera plus pendant que nos compagnons accompliront un dernier rite qu’ils croient uniquement français.

Sur le pont arrière, devant l’insatiable affût des photographes, M. Flandin, d’une parole simple, salue les victimes de la mer : toute une flotte passe dans le temps, des corsaires aux palaces. L’officiant récite les dernières prières, d’une voix qui veut être haute et se perd, blanche, dans l’espace. À l’aide d’un rameau il recueille dans le bénitier d’argent des gouttelettes qu’il projette avec force, et qui retombent à ses pieds après avoir béni la mer en la reflétant. Le pavillon s’abaisse ; la sirène salue d’un seul cri rauque. Mlle Flandin, avec une grâce émue, abandonne au sillage une corbeille de fleurs où s’ordonnent les trois couleurs. Le blanc et le bleu s’évanouissent vite ; le rouge persiste comme une flamme.

L’océan se referme sur ses morts. Nos yeux, désormais sans attache, retournent à l’horizon et retiennent l’impression d’une immense chose froide où ceux que l’on vient d’évoquer sont ensevelis.

Je me rappelle Saint-Malo où nous avons consacré des heures splendides à la mémoire de Jacques Cartier. Au déjeuner de la Chambre de commerce, je m’étonnais que le président saluât d’abord les naufragés de la Cité malouine, quand je m’enchantais à poursuivre sur la mer des caravelles. Comme il avait raison ! Les morts sont notre destin. Ignorés pour la plupart, nous les partageons. Durant deux cents ans, et plus encore puisqu’on recule sans cesse l’obscure découverte de l’Amérique, les morts de France ont été nos morts. Disparus, réduits à on ne sait plus quoi, au point qu’on a peine à imaginer la traînée de leurs ossements, ils demeurent quand même puisqu’on les a fait revivre tout à l’heure. Ils nous apparentent. Notre histoire remonte plus loin que les fondateurs de notre pays ; elle se ramifie par ses racines dans le terreau français.

« Si nous n’avons guère appris, assurément nous n’avons rien oublié », chantent les cloches de Québec à l’oreille de Maria Chapdelaine, insensible à d’autre appel qu’à la tradition. La condition de notre survivance est dans les vertus que nous avons reçues et conservées. Nous avons grandi, nous avons plus appris que ne laisse entendre Louis Hémon, nos responsabilités se sont précisées ; mais rien ne saurait suppléer, si nous voulons tenir, les forces dont la France nous a munis.

Désormais installés dans notre cadre historique, nous portons l’héritage français parmi cent millions d’hommes de sang étranger. Nous nous en sommes inquiétés. La jeunesse à son tour reprend le fertile débat. Impatiente ou fidèle, elle se rallie heureusement à l’esprit et, par l’esprit, à la culture, aux qualités d’élan, de mesure et de durée hors desquelles nous ne serions plus qu’un peuple hybride, confondu dans le creuset d’un monde dont la nouveauté est d’être informe.

L’orchestre, il y a quelques instants, jouait du Schubert. Sans y songer, il avait choisi dans la collection du bord un chant pieux, toujours à sa place dans l’atmosphère cosmopolite d’un transatlantique. La musique ni la prière n’ont, ici-bas, de patrie. Comment aurait-il soupçonné la consolation qu’il apportait à nos cœurs troublés, en les entraînant vers l’expression la plus juste de notre vie : une « symphonie inachevée ».


LA FRANCE À GASPÉ




L ES envoyés des journaux parisiens ont déjà raconté l’arrivée à Gaspé. J’exprime les réactions du Canada français devant un spectacle qui fut, pour lui, une consécration.

La Baie de Gaspé semble un Jura aux vallées submergées de bleu. L’apaisement des machines marque l’arrêt prudent du navire. Les sirènes exultent. Des aéroplanes laissent tomber des fleurs. Du fond de la baie, détachées de la verdure par un mouvement d’ensemble, des barques de pêcheurs, aux couleurs raclées par le flot, s’avancent en plein soleil. Chacune porte, relié à des fanions, le blason d’une des provinces de France dont le Canada est issu : les lions lampassés d’azur, de Normandie, ou le lion léopardé, du Maine ; l’hermine rangée sur fond d’argent, de Bretagne ; les cinq tours, plaquées en triangle, du Poitou ; les trois lys sur fond bleu, de l’Île de France ; la levrette d’argent marchant sur une herse d’or, de Saint-Malo, dont la devise, Semper fidelis, boucle la nôtre : Je me souviens. « Ils connaissent mieux que nous nos provinces », dit-on autour de moi. Mais non : ils les étalent, ainsi que des titres de noblesse, à la rencontre de Jacques Cartier, renouvelant, sur un rythme français, une scène de la découverte. L’écho multiplie l’applaudissement rauque des moteurs. Des clameurs se mêlent : « Vive la France », « Vive le Canada » ; l’une monte du peuple, l’autre descend du navire. Des Français nous embrassent, comme s’ils voulaient étreindre en nous notre pays.

Nous attendions cette minute, épreuve de la fidélité ; notre longue méditation lui avait prêté d’avance l’anxiété d’un retour. Il nous est infiniment doux qu’elle soit réussie à la française : par un geste. Le souvenir, en mous, est une force muette : qu’elle éclate ainsi, au grand jour, nous gonfle le cœur jusqu’aux larmes. D’autres manifestations auront lieu, des fêtes aux caractères innombrables : l’accueil de Québec, une foule de trois cent mille figures à Montréal ; mais l’arrivée à Gaspé restera une inoubliable communion.

Sur la place publique, on inaugure la croix qui perpétuera le souvenir de la prise de possession du 24 juillet 1534. La croisière se dilue dans la foule. Des conversations s’engagent, les premières ! dans la langue qui garde chez nous des reflets d’aïeule :

— Vous aimez la France ? — Oui, mais j’aime aussi les Françaises !

— Vous êtes un Français… de France ? — Mais oui. — Je voudrais vous offrir une pièce ancienne que j’ai trouvée dans mon champ. — Que puis-je faire en retour ? — Écrivez-moi de France, « de temps en temps ».

Les « officiels » prennent place sur l’estrade flanquée d’oriflammes fleurdelisées, et d’où la ligne modérée des montagnes rayonne dans l’air que filtre un rideau de peupliers. L’uniforme marin et la jaquette noire touchent la pourpre cardinalice et l’amarante épiscopale. Des détachements alignent leurs armes disparates : sailors sanglés de jaune, pompons rouges que le peuple acclame, soldats canadiens vêtus de kaki. Gaspé s’étonne d’un pareil déploiement.

Une voix canadienne, celle du lieutenant-gouverneur de la province de Québec, M. Patenaude, — un nom prédestiné — apporte à la France « l’expression de la plus affectueuse bienvenue » sur cette fin des terres où revit, comme sur l’estuaire de la Gironde, « la moisson que rien ne déracine plus ».

Quand le voile tombe, des pièces pyrotechniques lancent vers le ciel des drapeaux qui se déploient avec des mouvements de poussins sortant de leur coquille, et battent quelques instants sous des parachutes. Une bourre tombe aux pieds d’un journaliste : cette manifestation, d’ailleurs captivante, nous vient du Japon !

La croix est de trente pieds comme Cartier avait voulu que fût celle qu’il planta ; mais cette fois elle est de granit, d’un granit encore rugueux, et d’une seule pièce. Elle entre dans le temps, précédée des granits bretons que je viens de toucher aux Portes-Cartier et à Sablons, où ils patinent de froid les maisons et les maîtres-autels.

La parole reprend. Le premier ministre du Canada lit un message du Roi d’Angleterre qui met d’accord les nuances de notre patriotisme. L’Empire sera de toutes les cérémonies, dans une attitude que je dirai quelque jour. L’amiral anglais trouve une formule élégante : il salue Cartier, découvreur d’un Dominion. Le délégué américain, en parlant français, provoque un crépitement. L’Église et l’État unissent leur sagesse. Enseignements connus, qui offrent l’intérêt de leur renouvellement devant quatre siècles d’histoire ; mais nous attendions surtout les mots venus tout exprès de France.

M. Flandin a parlé comme un prince de la République. Sa stature, la netteté de son accent, sa vision, son détachement, ont conquis le Canada français.

Il renoue notre tradition à Jacques Cartier par « l’instinct de la découverte et le goût des forces de la nature ». Heureuse trouvaille : pendant près de cent ans la scène où parut le Malouin est restée vide, et il est difficile de chercher ailleurs que dans l’inspiration de la découverte le lien qui nous rattache à la France, à moins que ce ne soit le Saint-Laurent même, « cette artère par où le Canada a reçu le sang de la race blanche ».

M. Flandin exalte, devant les représentants de la Grande-Bretagne et des États-Unis, « le réconfort de la conciliation humaine » résultat de notre attachement à nos origines et de notre loyauté, française aussi, à la Couronne britannique. Surtout, il reconnaît notre effort ; et il le sanctionne de son autorité. Cela vaut mieux que les attestations de fraternité où se complaît la rhétorique, oublieuse des seules réalités qui apparentent, la souffrance et la volonté : « Une terre, un climat, une histoire, qui vous sont propres, ont créé une nation canadienne, que vous servez avec passion, que vous revendiquez avec orgueil… Vous êtes devenus les associés de vos ennemis d’hier… Votre peuple s’épanouit sur deux troncs, qui puisent leur sève dans le même sol mais progressent également libres et bientôt sans doute également forts. »

Sur le carnet où, en écoutant l’écho des haut-parleurs, je griffonne des impressions, j’écris fébrilement : « Merci pour ces paroles ! » M. Flandin a compris, aux acclamations qui les ont accueillies, à quel point elles nous ont touchés. Qu’avons-nous enseigné à la France, de notre côté ? Je ne sais pas. Sa vitalité, peut-être, et sa durée. Elle nous a donné, en venant vers nous, une confirmation — je reprends le mot. Elle était là toute : religion, politique, pensée, travail. Elle nous a sentis Canadiens de résolution, Français de culture et d’expression, avec les qualités qui nous restent et les défauts que nous lui avons pris. Neuf cents personnes, qui donc aurait pu les « chambrer » pour leur servir, sur notre compte, les propos dont la France elle-même, dans le monde, est la victime ; ou ressasser les légendes dont nous abreuvent certains anglo-saxons. Nous sommes apparus dans notre simple vérité, faite d’écueils et de reprises et dont, jusqu’ici peut-être, on avait ignoré le tourment.

Je reviens, vers le soir, sur le Champlain. Spectacle familier, dont j’ai si souvent cherché le repos : les montagnes de Gaspé, pour dormir, s’incrustent peu à peu dans le crépuscule. Sur le cratère où le soleil vient de descendre, des parcelles de feu, immobiles dans un ciel d’or. Là-bas, du fuseau déjà violacé d’une colline, la nuit se déroule.

La lune court sur une mer joyeuse et réveille pour la première fois la blancheur de la croix. Tout près, le monument aux Morts : un soldat, casque au dos, les deux mains sur son arme, regarde l’Europe. Sur le socle, qui défend des noms contre l’oubli, je relève celui du lieutenant Roddy Lemieux. Pourquoi la parole de jeunesse et de souvenir qu’il prononça, avant de mourir sur le champ de bataille, me revient-elle avec insistance, comme pour traduire le sens de cette journée : « Dites à ma mère que j’ai fait mon devoir ».


« MESSIEURS, — LE ROI ! »




D ES banquets innombrables ont marqué les étapes de la Mission française. À la fin de chacun d’eux, avant le premier cigare, cinq cents Français, debout, la coupe à la hauteur de l’épaule, ont bu imperturbablement au Roi d’Angleterre : « Messieurs, — le Roi ! » Le mot courait le long des tables comme une frange protocolaire : le Roi, the King ; the King, le Roi ; — God bless him. C’était délicieux de grâce et de bonne humeur.

Le temps, plus encore que la mer à laquelle songeait le poète grec, « purifie les maux de l’homme ». Même si nous n’y croyons qu’à moitié, nous subissons sa trêve. Les Canadiens français, ballottés entre leurs origines et leur destinée, se rendent mal aux exigences de l’oubli. Aussi attendaient-ils avec curiosité la rencontre pacifiée de la France et de l’Angleterre aux rives du Saint-Laurent, sous l’auréole de Cartier.

Un Fontenoy de fleurs. Anglais et Français s’éprenaient d’une gloire commune sans se demander trop comment elle était devenue commune. L’événement s’y prêtait : quel ombrage prendrait-on d’une découverte, victoire morale, geste de civilisation que l’on se partage sans qu’il en coûte à celui qui l’a posé. Mais même d’une défaite, nous le verrons, l’esprit enrichi ou calmé par les siècles eût triomphé en souriant.

Le spectacle était pour nous plus profond. Il passe dans notre esprit tant de choses auxquelles nous rêvons sans toujours y croire : la valeur de notre survivance ; notre fidélité française acceptée comme une richesse pour notre pays et une sauvegarde pour l’Angleterre ; l’espoir que notre attitude, où se poursuit l’expérience encore douloureuse de l’entente cordiale, serve de lien entre la France et la Grande-Bretagne. Les paroles que nous adressait le recteur d’Oxford, l’honorable H.-A.-L. Fisher, qui assumait avec l’amiral sir Roger Keyes la périlleuse mission de représenter l’Angleterre dans un Dominion au tiers français, apportaient à nos pensées la sanction d’un témoignage.

De belle allure, souriant, très intellectuel pour un Anglais, avec une nuance de galanterie qui achève de l’apparenter, M. Fisher s’est exprimé en français, comme naguère le Prince de Galles. Il a bien, à titre d’aîné, glissé jusqu’aux conseils ; mais qui lui en voudrait de s’être montré humain ? Surtout si l’on considère qu’il a formulé, dans sa plénitude, la seule théorie impériale qui tienne à nos yeux : celle de la diversité.

— Vous êtes les héritiers d’une civilisation « qui a sauvé le monde » ; vous avez reçu, dès le berceau, une langue merveilleuse qui s’épanouit dans une littérature de choix. Gardez tout cela. Soyez sans doute Canadiens, Canadiens d’abord, même dans votre commerce qui fait la vigueur de votre jeune pays ; mais défendez vos traditions, vos coutumes, votre droit, vos libertés parlementaires.

L’Angleterre n’en conçoit pas d’ennui. Comment s’opposerait-elle à votre résolution quand elle a surgi des mêmes résistances ? Elle fut, à ses débuts, une colonie — elle, la mère aujourd’hui des Dominions. Elle fut conquise par les Normands, qui lui trouvèrent du courage et de la ténacité. Ils lui ont laissé sa langue « pourvu de n’être pas contraints de l’apprendre eux-mêmes », et jusqu’à sa détestable boisson, la bière, sans lui imposer leur cidre qu’ils jugeaient bien supérieur. L’expérience a porté, au point que la Grande-Bretagne y est restée sensible tout le long de sa carrière de métropole. Son empire est fondé sur l’expansion des forces qui le composent. Ainsi votre nation sera puissante si elle jaillit de nos deux « civilisations créatrices et complémentaires ».

Les Français qui vous rencontrent pour la première fois font gloire à l’Angleterre des libertés dont vous avez profité. Je sais que, selon le mot de Gladstone, nous ne vous les avons pas concédées parce que nous vous craignions ; mais parce que, devant la justesse de vos revendications, nous n’avons pas pu faire autrement. Vous luttez encore dans les provinces où vous êtes en minorité, autour du Golfe Saint-Laurent et dans les régions de l’Ouest. Vous y recommencez l’inépuisable argument de votre chair. Continuez. Les Anglo-Canadiens, vos compatriotes, et qui par vous se rattachent à Jacques Cartier, cèderont quelque jour à votre persévérance ; cherchant les « voies d’accord », ils dépouilleront le vieil esprit « racial » dont la France et l’Angleterre se sont débarrassées ; ils cesseront de vous comprimer — car le mot persécuter manquerait d’élégance en une occasion comme celle-ci — quand ils comprendront que leur avantage est de respecter en vous les franchises dont ils éprouvent tant d’orgueil pour eux-mêmes.

Nous y trouverons notre compte. Carleton, un de vos gouverneurs, eût meublé votre frontière de maisons françaises pour en faire un vivant rempart à l’envahissement américain. Votre loyalisme protège notre domination, ce qui nous reste de domination en Amérique. Si Champlain n’avait pas existé, le Canada serait yankee et Paul Morand aurait raison. Si Cartier n’avait pas franchi les mers, Théodore Roosevelt l’eût porté quand même à son programme de restauration, afin de se donner un Canada prospère et « bon voisin ». Vous nous aidez à façonner votre pays sur le modèle européen, et à le distinguer du peuple amorphe qui vous touche. Nous venons même apprendre de vous les chances de collaboration que la France nous offre en Europe où nous retient d’abord notre destin. Votre exemple est contagieux. — « Quoique tel ou tel État soit menacé par la confusion et la violence, les deux grandes démocraties anglo-saxonne et française resteront stables parmi l’écroulement des choses. »

À son tour, l’amiral Keyes ranime la flamme. Très britannique, nerveux, haut en couleurs, on sent qu’il a voué sa vie à l’action et que son éloquence est dans le commandement. Au tableau de la paix qui s’esquisse, il ajoute le détail de quelques souvenirs où perce, sous l’humour, une sensibilité vraie, en pointe sèche. L’auditoire, habitué à la réserve, à la surface anglo-saxonne, ne s’y trompe pas : ce tour anecdotique, malheureusement galvaudé en Amérique ou les dîners s’abandonnent à qui racontera la pire facétie, prend chez l’orateur l’allure d’un apologue où s’exprime un sentiment long à se déterminer, mais solide.

Chargé pendant la guerre d’assurer la patrouille de la Manche, il a rapporté de ses rencontres avec la marine française l’image d’une chevalerie qui ne s’est plus détachée de son esprit. Il se souvient encore : son Roi lui avait confié d’aller, en son nom, remettre une décoration à la ville de Dunkerque. La cérémonie eut lieu sur la place publique, au pied de la statue de Jean Bart, « un illustre marin de France, qui porta quelques coups aux Anglais ». Il prit place sur l’estrade, entouré d’une garde d’honneur où se mêlaient les armes des deux pays alliés. Et lorsqu’il épingla la croix sur le coussin pourpre, il lui sembla que Jean Bart souriait.

Jacques Cartier, au faîte du pont de Montréal, qui a fini par porter son nom comme une victoire, sourit aussi dans le bronze que l’on vient d’apporter de France.

DISCOURS À L’ACADÉMIE
DE BELGIQUE


LA LANGUE FRANÇAISE AU CANADA[1]



Messieurs,

Je n’avais pas de titre à votre choix, et je n’ai pas à feindre la modestie au moment de vous remercier.

Au pays de Maria Chapdelaine, le rêve se referme sur une pensée de défense et de durée : les forces douteraient d’elles-mêmes qui voudraient ignorer l’appel de la tradition. Le passé nous retient au service d’une vérité que l’histoire nous impose ; et l’ambition s’arrête à la limite du devoir. Si nous espérons grandir un jour et tenir le rôle que notre civilisation justifie, nous réservons cette victoire à ceux qui nous suivront : il suffit que nos mains se touchent sur le bronze du flambeau. Et je me réjouis presque de ne pas compter, puisqu’il apparaît mieux ainsi que c’est le caractère de tout un peuple que vous avez voulu consacrer.

Il a vécu, ce peuple, dans le culte de la justice. S’il lui arrive de la réclamer encore pour lui-même, il peut se rendre le témoignage de ne l’avoir jamais refusée aux autres, et c’est en cela surtout qu’il est demeuré français. Aussi son cœur a-t-il battu vers vous dès l’instant où vos armes ont eu à défendre les traités et à barrer la route interdite. Il a suivi les étapes d’une résistance que conduisait la liberté, il a partagé chaque jour un peu de votre grande pitié ; et, lorsqu’il a vu la Belgique dépossédée, réduite à un morceau de terre, fidèle quand même à ses drapeaux comme au dévouement de sa reine et à l’attitude de son roi-soldat, il s’est réfugié avec elle dans le cœur des Belges pour espérer encore.

Sa sympathie s’avivait d’ailleurs de communs souvenirs puisés dans la paix : vous aviez participé à sa vie intellectuelle et secondé son activité économique, vous aviez accueilli les siens, leur offrant le spectacle, dont ils vous savaient gré, d’une nation jalouse de son glorieux passé, éprise de travail et d’art, admirée pour la hardiesse de ses entreprises et la mesure de son esprit, où les idées qui divisent ordinairement les hommes se réduisent dans un effort commun vers le progrès. À tant de liens, vous en ajoutez aujourd’hui un autre : c’est parce qu’il n’était pas nécessaire que nous l’apprécions davantage.

Souffrez que je joigne à cette gratitude que je veux collective, un sentiment personnel. Je vous suis reconnaissant de m’avoir incité à écouter de plus près la langue que nous parlons et à reprendre un à un des mots que l’oreille, distraite par l’habitude, accueille sans les juger. Ces mots, du moins beaucoup d’entre eux, vous aurez vite constaté que je ne viens pas les accuser. Je les défendrais d’instinct, car ils perpétuent la volonté qui nous garde, si je n’avais pas acquis la conviction, à les interroger, qu’ils sont de bonne lignée, s’ils ne m’avaient pas donné la joie de se révéler français.

Le trait qui le démontre, où pourrais-je mieux le choisir que dans nos deux histoires un instant confondues ? Au début de la guerre, au moment où la Belgique décidait héroïquement du salut de l’Europe, une délégation, sous la conduite de M. Carton de Wiart, visitait Montréal, la métropole française du Canada. La foule s’était réunie au Monument national, tout près de l’endroit où le fondateur de la ville, Chomedey de Maisonneuve, avait assumé, aussi lui, il y a près de trois cents ans, l’honneur d’une mission. M. Paul Hymans, sans doute par courtoisie diplomatique, s’exprima d’abord en anglais. L’auditoire écouta avec intérêt une parole qu’il lui plaisait de comparer à celle qu’on lui sert d’ordinaire et qui n’a pas toujours la même pureté de source. Soudain, sur le seul appui d’une conjonction et sans rompre sa pensée, l’orateur, avec une aisance qui nous était une merveille et un argument, passa au français. La réaction suivit aussitôt comme un réveil d’âme : la salle vibra jusqu’au faîte ; une acclamation émue, saintement joyeuse, monta vers votre pays, premier grand blessé de la guerre ; et lorsque M. Vandervelde et M. Carton de Wiart eurent parlé, au nom de la même patrie, le pacte, depuis longtemps conclu, fut scellé dans la langue maternelle.

Ce fait, que l’expérience renouvelle au gré des amitiés françaises, est révélateur. Le Canada est mieux qu’un coin du monde où l’on comprend le français : il est une terre où le français existe de naissance, au cœur d’une population qui n’a que lui pour traduire sa vie même et qui le conserve comme un titre de noblesse par quoi elle s’apparente. L’observation, poussée plus loin, en fournirait des preuves émouvantes. C’est le français que suivent les dix mille regards tournés vers la chaire de Notre-Dame de Montréal où une tradition, déjà longue, conduit chaque carême un prédicateur de France ; le français encore, que goûtent les auditoires groupés autour d’un conférencier qu’une mission ou tout simplement la sympathie a guidé vers nous ; le français, celui que l’on appelle classique et dont le nôtre se rapproche, fût-ce sans le savoir, que l’artiste fait renaître devant les enfants accourus de toutes les écoles, lorsqu’il interprète une œuvre de Molière ou de Beaumarchais ; le français, plus populaire, égayé des mêmes sourires, alangui des mêmes tristesses, nourri des mêmes naïvetés sentimentales, que lance le chansonnier et qui fait battre les mains aux endroits mêmes que la province française a déjà soulignés ; le français enfin, moins souple peut-être, plus ramassé, moins abondant parce qu’il a dû se replier sur lui-même et durer dans le seul souvenir, mais vivace encore et suffisamment fort pour se ressaisir, que l’instituteur canadien transmet aux générations, que le poète exalte et que la prose défend, que le prêtre sanctifie lorsque, chaque dimanche et jusque dans les hameaux les plus humbles, il prononce comme s’il l’écrivait un prône que les fidèles écoutent comme s’ils le lisaient. Et cela depuis trois siècles, inlassablement, trois siècles qu’un moment de recueillement exprime chaque année avec l’intensité d’un symbole lorsque, la nuit du 24 décembre, les routes bleues de neige s’animent vers l’église : sur la foule agenouillée qu’une même pensée rapproche, dans le silence sans limites de la prière, les chants de Noël venus de France, lointains et semblables, vibrent comme une onde émise du passé. Incomparable émotion qui renoue l’histoire en une minute d’abandon et fonde la patrie canadienne, désormais distincte, sur une survivance dont ni le temps ni les hommes n’ont triomphé.

Mais quittons ce jardin où la langue écrite s’épanouit, toujours sensible à l’attrait d’une boutonnière, langue d’apparat dont on revêt une pensée de circonstance, pour pénétrer dans l’usine populaire où se forge et rougeoie le langage de chaque jour. Louis Hémon, qui avait conçu son roman dès sa première vision de Québec, cherchait dans la ville historique, Non pas ce qui est resté français, mais ce qui déjà semble venir d’ailleurs. L’ambiance anglaise, la marque américaine, lui apparaissent à certains détails qu’il dresse comme des objections ; mais, lorsqu’il s’oriente vers la campagne semée de villages aux noms français, le regard du paysan l’éclaire et il se prend à écouter le parler qui est comme l’écho d’un serment. C’est là surtout qu’il sied d’aller rendre visite à la langue, au foyer où elle s’anime, où, toujours alerte, un peu brève, vêtue d’étoffe passée aux reflets savoureux, elle vaque à sa besogne parmi de vieilles choses.

Elle est de France, de toute la France, car le Canada n’a pas été fondé, quelque honneur qu’il en eût d’ailleurs ressenti, uniquement par des Normands et des Bretons. Les arrivages, soigneusement relevés, ont permis à nos historiens de rattacher plus largement notre pays : le Nord, l’Ouest, le Centre, voire le Midi ont peuplé le Canada et reproduit sur son sol une image de la patrie. Chose curieuse qui ne fut pas voulue, mais qu’il est intéressant d’imaginer en refaisant l’histoire, le Canada a subi une évolution linguistique dont la courbe ressemble à celle de la France. Plusieurs des nouveaux venus parlaient le français ou l’entendaient pour l’avoir appris, d’autres n’apportaient avec eux que le langage de leur patelin, leur patois, langue romane aussi expressive, parfois plus heureuse, mais condamnée par la volonté royale à ne connaître que la liberté d’une tradition. Or, le français occupait, au Canada, le siège de l’administration et possédait la force de la loi, et c’était déjà une raison pour qu’il s’imposât, et qui eût suffi à sa généralisation si, par surcroît, la population n’avait pas été obligée de le connaître pour s’harmoniser.




Notre langue est émaillée de vieux mots « natifs du cœur de la France » ainsi que disait Henri Étienne, et de provincialismes. Les uns sont très anciens et gardent l’empreinte romane, presque latine : ils sont ensevelis dans les vieux auteurs qu’on ne lit plus guère si ce n’est à travers des notes marginales, souvent fastidieuses, ou dans des œuvres comme la Chanson de Roland ou le Roman de la Rose auxquelles ils empruntent à la fois le charme et l’immortalité. D’autres prennent place encore dans les dictionnaires, mais avec la mention vieilli qui les grandit jusqu’à la poésie, ou gardent comme seule originalité la prononciation du grand siècle. D’autres enfin sont ignorés de ceux qui continuent à croire que l’Académie française façonne la langue : ce sont les indépendants, non les moins agréables, qui vivent retirés en province. Ils viennent de la Saintonge, du Maine, de l’Anjou, du Poitou, de la Picardie, de la Bresse, du Berry, d’ailleurs encore, de la Savoie, de la Lorraine, du Midi, voire de la Wallonie ; et si nos mots accourent ainsi de partout, beaucoup retourneraient en Normandie.

Nous confondons, vous le voyez, l’archaïsme héréditaire et les dialectes provinciaux parce que nous n’avons pas coutume de distinguer ce qui vient de la mère-patrie ; il nous suffit de découvrir un de nos mots quelque part en France pour nous en réjouir et le porter français. Cela ne veut pas dire que nous parlons la langue du XVIIe siècle, ou, pour être plus exact, du XVe et du XVIe siècle ; mais bien que nous retrouvons à ces époques, à Paris et en province, la plupart de nos tournures et de nos mots que le langage d’aujourd’hui ne veut plus entendre ; que nous sommes un peu plus proches de Molière et de Lafontaine ; que nous éprouvons, à lire Montaigne ou Du Bellay, le plaisir rare d’en détacher des expressions qui nous servent couramment. Cela constitue une illustration sinon une défense de notre langue et si, comme on l’a fait observer, il ne suffit pas pour un parler, qui s’estime français, de compulser Rabelais ainsi qu’un dictionnaire généalogique, il y a là tout de même un fait qui, joint au reste, n’est pas sans attrait.

On a vite fait de caractériser notre langue et de la juger lorsque l’on dit qu’elle est d’un délicieux archaïsme. Le peuple, il va sans dire, n’a cure d’un reproche aimablement déguisé : il est, donc il parle, et les mots qu’il emploie le laissent assez indifférent. Le littérateur ne repousse pas les mots anciens, il les glisse au contraire dans le langage courant et, à l’occasion, il les invoque pour rendre justice au parler populaire et montrer combien il est périlleux, fût-on de Paris ou même de l’Anjou, de se prononcer sur des questions de langue sans rien retenir du passé ; mais il caresse, en même temps que la phrase, l’espoir d’écrire comme on fait en France et il évite les archaïsmes par trop évidents pour tomber dans ceux qu’il commet sans intention tant l’usage, qui se forme à Paris, est rapide et changeant. Il a tort, d’ailleurs ; car il écarte de parti pris ce qui pourrait constituer une originalité. La langue morte est peut-être la plus pure si elle est un produit achevé et, sans donner dans la préciosité, on peut, non sans quelque grâce, puiser dans le trésor ancien des mots qui ont le mérite d’exister déjà, et demander aux siècles une discipline qu’une langue étrangère ne nous donnera jamais. Il en est d’illustres exemples dans la littérature française contemporaine, sans parler uniquement des poètes qui ont besoin de toute la langue pour l’emprisonner dans une rime. N’est-ce pas Émile Faguet, à qui André Thérive vient presque faire écho, qui conseillait aux Belges, aux Suisses et aux Canadiens de continuer à user de leur français archaïque parce que tout ce qui est du XVIIe siècle est excellent, même au XVIIIe quand c’est avec Voltaire qu’on y revient ; de négliger le XIXe siècle et de redouter Paris où il n’est que provincialismes comme « partir à Rouen » et « sortir son chien ». L’usage est bien autoritaire pour avoir aussi peu de lettres que lui en prêtent les linguistes et je ne comprends pas pourquoi nous lui sacrifions des mots comme peinturer que l’on a eu la fâcheuse idée de laisser tomber. Nous pensons qu’il n’y a pas de mal à conserver des expressions qui ont reçu la sanction du temps français comme : mais que je vienne, si c’est un effet de votre bonté, avoir de quoi, ou espérer un instant, et si cela ne plaît pas à tous, nous n’en accuserons que le progrès, non la langue.

Je plaisante, car la chose est plus grave. Philologues d’une espèce particulière, dont il existe quelques types en France et en Belgique, nous voulons garder nos mots, même morts, parce qu’ils sont pour nous une tranchée des bayonnettes. Ailleurs, dans les provinces françaises, on recueille les vieux mots par affection, par une sorte de piété locale, comme quelque chose de précieux et qui va se perdre ; au Canada, il y a cela et plus encore. Nous aimons les vieux mots parce qu’ils sont une tradition et une ressemblance, parce qu’ils nous unissent dans l’histoire et qu’ils nous protègent contre l’envahissement, parce qu’ils sont un gage de survivance, un refuge et un rempart, et un peu l’âme de la France qui nous serait restée.




« L’anglicisme, voilà l’ennemi » : ce titre de brochure est devenu un mot d’ordre que les avant-postes se transmettent incessamment. L’ennemi est surtout dans la ville, où l’on ne délibère plus : brutal dans les milieux où tout est anglais, depuis l’argent jusqu’aux cerveaux, depuis la pieuvre mécanique jusqu’à l’outil que la main désigne à l’esprit ; insinuant dans les ambiances sociales ou mondaines que peuple le snobisme, l’insouciance ou l’habitude. L’horizon protège la campagne : plusieurs séjours m’en ont convaincu que j’ai rendus plus attentifs depuis votre invitation. Il est même des endroits où les mots vivent si purs que l’on interroge ceux qui les disent, pour apprendre, surtout des jeunes, qu’ils n’ont fréquenté que l’école primaire, la petite école comme nous l’appelons, blottie parfois à quelques kilomètres de la maison, et vers laquelle s’en vont les enfants, même par les froids d’hiver, tout seuls sous le ciel vibrant. Malheureusement, des infiltrations entament le roc. Le journal, bourré de traductions hâtives, du type de celles que la guerre a fait naître en France même ; la réclame nourrie d’américanismes ou rédigée par des anglais qui prétendent écrire un parisian french dont ils ne soupçonnent même pas le ridicule ; le catalogue, venu de New-York ou de Toronto, qui n’a d’autre objet que d’inscrire un prix, fût-ce au bout d’un mot ; l’automobilisme abondant et tapageur : et le cinéma que l’Europe nous envie jusqu’à nous l’emprunter ; tout cela, évidemment, a touché « l’habitant ».

J’ai avoué le péché. Je ne l’ai pas atténué : j’ai voulu l’accuser d’un trait, le ramasser sous une forme qui ne laissât pas d’équivoque au pardon. Mais il est des circonstances atténuantes que la conscience la plus droite peut invoquer sans faiblesse. La France même, notre foyer, n’est pas sans avoir sacrifié à ce qui n’est pour elle, par bonheur, qu’une mode, le goût d’un jour. Des auteurs français ont repris notre mot d’ordre contre le même envahisseur, qui a gagné les sports, les cercles, et qui atteint, dans les couches plus profondes, la syntaxe et l’esprit. Nous n’avons aucun droit de nous en attrister, mais songez au formidable argument que cela nous offre ; plus encore, au danger que cela fait courir à notre résolution. La France est riche, sa langue est une parure et non une cuirasse ; elle peut se permettre des fantaisies que nous écartons comme un signe de mort. Nous vivons loin de l’Angleterre, mais chez elle encore, au sein d’une population dont les millions s’additionnent avec la rapidité des inventions dans le domaine scientifique. Cent vingt millions d’hommes, quel bourdonnement, grandi jusqu’à la clameur de tout ce qui se parle comme de tout ce qui s’imprime, de tous les mots anciens et de tous les mots nouveaux qu’une civilisation de quantité, de mécanisme et de découvertes, fabrique par instinct pour désigner des choses dont nous nous servons avant que la France officielle, j’entends le peuple, ne les ait nommées.

Devant l’invasion des infiniment nombreux, sous l’étreinte prochaine, presque fatale, notre langue a tenu. Elle s’est perpétuée avec la race, en gaieté, sans autre souci que d’exprimer, sans autre principe que la discipline instinctive de la vie. Des mots étrangers qu’elle a accueillis, chemin faisant, il en est qu’elle n’a pas voulu toucher, comme pour leur conserver leur physionomie d’intrus ; mais elle a transformé les autres à sa manière, s’amusant à coiffer leur royauté shakespearienne d’un bonnet phrygien. Cela fait, au premier abord, un mélange assez cocasse où l’on découvre des procédés de francisation qui expliquent, s’ils ne les justifient pas, des barbarismes qui ont le tort de n’avoir pas été fabriqués en France.

Les mots anglais, et qui le demeurent, les mots qui semblent incrustés, mais qu’une occasion fera disparaître, ne présentent guère d’intérêt. Tout au plus, pourrait-on en dresser une liste, comme on a fait ailleurs, et qui serait une preuve, plus ou moins lourde, de négligence et de pauvreté. Quelques-uns se prononcent au Canada comme en France, et nous avons plaisir à surprendre ainsi la vertu de nos cousins ; mais, la plupart des mots que Paris a dérobés à l’Angleterre gardent, chez nous, leur résonance britannique : nous prononçons dandy, cottage, sandwich, et tant d’autres, ainsi que l’on fait, sinon à Londres, du moins à Montréal, côté cour ; et celui qui s’aviserait de lancer gentleman avec l’accent français provoquerait des sourires ou se classerait européen.

Des mots francisés depuis longtemps, et délicieusement si ce fut au XVIIIe siècle, conservent au Canada français l’accent de leur origine ; nous continuons de prononcer toast ou spleen à l’anglaise, négligeant des victoires anciennes qui devraient pourtant nous ravir. Les mots héroïques qui ont fait, depuis Guillaume jusqu’à nos jours, la conquête de la Grande-Bretagne, qui furent gardés pour compte, français avant de devenir anglais, se retrouvent tout naturellement au carrefour de langues qu’est notre pays. Nous les saluons avec joie ; ce sont de vieilles connaissances que nous réinstallons au foyer, non sans malice, pourvu qu’ils gardent encore un lambeau de leur dignité première : ils sont si vieux que Remy de Gourmont lui-même, qui savait tout, s’y est trompé ; mais comment lui en vouloir d’un oubli qu’il voulut commettre afin de nous défendre ? Nous les réintégrons ; mais le peuple obstiné les répète à l’anglaise quand même, comme s’ils n’étaient plus de la famille.

C’est que nous savons l’anglais par nécessité, par conviction, peut-être par besoin de culture, sûrement par une largeur d’esprit qui ne laisse pas de nous apporter la satisfaction d’une indéniable supériorité ; et nous nous refusons à transposer des phonétiques disparates, à moins qu’il ne s’agisse d’un mot qui soit le même dans les deux langues et que nous faisons nettement français, mais en le chargeant de toutes ses acceptions anglaises : ne prenez pas tant de trouble s’entend pour « ne vous donnez pas tant de mal » ; erreur cléricale, n’a rien d’irréligieux, mais signifie erreur d’écriture ; notre indésirable a fait son entrée triomphale à Paris et sur une scène des Boulevards : nous sommes restés fidèles à club auquel la France a renoncé et c’est correct, le grand mot des Chapdelaine, veut tout dire, comme le righto londonien ou le ça va français ou belge. Il en est presque ainsi de traductions qui font image et qui écartent l’anglicisme, sinon le vocable anglais ; par exemple, pour ne pas recourir au mot square que d’ailleurs nous prononcerions à l’anglaise, nous disons couramment le « carré Saint-Louis » ou le « carré Viger ». Qui donc, au passage, soupçonnerait un stratagème ? Quel parisien n’inscrirait pas sur son carnet de route : carré, mot bizarre, pas français. Square non plus. Tout est là. C’est tout à fait cela, encore que ce soit absolument le contraire, comme aimait à dire un critique : car, dans le vieux français, esquarre signifiait tout de même carré.

Et voilà la défense de chaque jour contre l’envahissement, le corps à corps qui provoque une francisation intéressante, dont on a dit du mal quoique des esprits d’élite en aient pensé quelque bien. Elle est assez simpliste comme tout ce qui vient du peuple : avec quelques suffixes que lui suggèrent l’analogie et la métaphore, des suppressions de consonnes et des raccourcis qui détruisent le caractère anglo-saxon, une seule conjugaison, qui est naturellement la première, des dérivations parfois inattendues, elle crée des êtres d’apparence hybride dont la formation retient le philologue. Son grand mérite, c’est d’être une francisation par l’oreille et par une oreille qui est et qui veut demeurer française. Le Français, le fait est connu, francise aujourd’hui par les yeux : il lit des mots qu’il s’évertue à prononcer suivant leur physionomie. Procédé légitime, mais qui n’aurait pas produit redingote ni bouledogue.

Le Franco-Canadien entend le mot anglais et parle français : il a tôt fait de franciser à l’aide d’une terminaison qui correspond au son anglais et à la graphie française. Vous avez rencontré le mot clairer dans Maria Chapdelaine : comme il fait image lorsqu’il exprime le travail du bûcheron aux prises avec la forêt qu’il abat ! Rail est peut-être plus typique encore : il a produit chez nous dérailer qui vaudrait mieux, au dire de plus d’un philologue, que dérailler formé en France, par une curieuse similitude, sur railler. Nous avions déjà réaliser, dans le sens de se rendre compte, avant que le Paris littéraire — était-ce Bourget, Rostand, Rosny ou même Léon Bloy ? — ne l’eût emprunté à l’Angleterre. Et vous remarquez tout de suite que plusieurs de ces francisations, parties de mots anglais, aboutissent à des vocables français dont le sens se trouve, en quelque sorte, élargi. C’est le cas du verbe mouver qui finit par signifier déménager.

C’est un jeu, et qui ne va pas sans agrément, de suivre ainsi les mots dans leurs transformations et de reconnaître comment crâle, que les Canadiens ont tiré de crowd, rejoint crâlée qui est normand et qui veut dire abondance ; comment boss, inutile doublet de patron, se relie, dans le domaine insoupçonné des évolutions, au vieux français boseur, qui jadis a eu le sens de vantard ; comment grocerie, qui supplée épicerie, remonte tout de même jusqu’aux glossaires anglo-normands où, sous la forme grosserie, il explique le grosseria des Italiens américanisés.

Cependant, nos mots francisés nous paraissent, pour la plupart, déconcertants ; et les plus mal venus nous horripilent, surtout lorsque nous les isolons. Il a fallu le témoignage de Remy de Gourmont pour nous inciter à plus d’indulgence, pour nous donner l’intelligence d’un phénomène que nous avions classé. L’auteur de l’Esthétique de la langue française rend hommage à nos procédés de francisation parce qu’ils sont instinctifs, donc traditionnels ; il cite nos mots comme des exemples ; il les déclare français, sinon toujours par leur racine au moins par leur flexion, invoquant, sans qu’il en ait besoin, l’autorité de Max Muller. Ainsi donc, Émile Faguet nous conseille de garder nos archaïsmes et lamente la langue de Paris, et Remy de Gourmont accepte nos déformations parce qu’elles sont de bonne roture. Quelle tentation de croire que nous parlons une langue légitime jusque dans ses audaces et d’exiger de ceux qui la jugent en passant un peu plus d’attention, sinon de compétence !

Hélas, ce serait se bercer de formules, comme l’esprit français y est déjà trop enclin. On aurait vite fait de rappeler que Remy de Gourmont, dans un livre qu’il nous a consacré et qui a pour titre notre nom même, nous a mis en garde contre l’anglicisme que rien ne justifie, pas même les plus élégantes francisations, s’il aboutit à un double emploi, s’il ne supplée pas à l’indigence. Il nous est interdit de penser que l’usage légitime tout, comme l’ont écrit des auteurs qui n’ont pas eu à défendre leur langue et qui ont érigé en dogme l’ignorance créatrice. La liberté sans frein serait pour nous le suicide. Aussi combattons-nous l’anglicisme avec une sorte de hantise, biffant parfois de notre langue tout ce qui peut ressembler, fût-ce de loin, à une traduction anglaise. Peine perdue assez souvent si les deux langues ont de communes origines et des milliers de mots qui se ressemblent comme des frères ennemis, si la mode a mis en honneur, et dans chacune d’elles, des emprunts réciproques et que le temps consacre, si l’on continue, par exemple, à se servir en Écosse de chars-à-bancs qui deviennent des autocars sur les routes de France.

Nous craignons de recourir à ces nouveautés qui ne nous disent rien qui vaille à cause des nôtres, et l’on a fort justement remarqué que notre peur des anglicismes, naïve, je le veux bien, mais non sans mérite, s’étend jusqu’à ceux qui ont cours ailleurs. Une intelligence très avertie, M. Philippe Geoffrion, a suivi le conseil que donnait naguère Francisque Sarcey à un de nos puristes, de négliger les cacophonies et les bourdes pour suivre plutôt les persistances du parler ancestral : il a trouvé : demander une question dans Madame de Sévigné, arriver en temps dans Guy de Maupassant et lire sur le journal dans la Pensée et la Langue de notre éminent collègue Ferdinand Brunot ; autant d’expressions que nous repoussions parce qu’elles nous paraissaient de simples transpositions de l’anglais au français.

Vous comprendrez toutefois notre réserve et nos inquiétudes lorsque vous aurez médité l’anathème de ceux qui vouent les peuples bilingues à l’infériorité, sinon à la mort. Nous n’y croyons pas, nous mettrons toute notre vie à ne pas y croire. Il peut y avoir des lézardes sur la maison historique sans que cela l’empêche de témoigner du passé. Je me rappelle avoir entendu, à Gênes, Lloyd George parler aux journalistes italiens : le grand acteur gallois évoquait les murs normands qui s’élèvent dans son pays natal et dont les ruines laissent voir des fondations romaines encore intactes. Nous adoptons cet apologue, image dans la bouche de l’homme politique, vérité tenace chez nous. Nous avons résolu de survivre : nos pères nous l’ont ordonné et ce serait déchoir que de ne pas leur obéir, malgré les facilités qu’une surveillance moins rigide nous apporterait. Il nous reste l’école et ses enseignements, l’exemple et ses contagions, la science et ses persuasions, l’amour et ses convictions, tout ce qui se dresse contre l’usage et que l’on est convenu d’appeler « l’artificiel » et qui, à tout prendre, n’est que la civilisation à laquelle nous avons donné une base latine.




Forme de résistance à l’anglicisme, notre francisation manifeste la vitalité d’un organisme qui reforme ses chairs sur le trait qui l’a blessé ; mais notre langue a fait mieux si, menacée de toute part, elle a trouvé en elle-même la force suprême de créer. À la vérité, il est difficile de fixer la limite de cet effort nouveau parce que nous ne savons pas toujours distinguer entre ce qui est de nous et ce que nous avons hérité. Nous n’avons guère inventé ; et je songe, en le disant, à la voix du pays de Québec qui touche Maria Chapdelaine à l’orée des forêts du Nord et courbe sa volonté sur la tâche commune, en murmurant la chanson qui berce notre survivance : « Nous sommes venus il y a trois cents ans et nous sommes restés. Ceux qui nous ont amenés ici pourraient revenir parmi nous sans amertume et sans chagrin, car s’il est vrai que nous n’avons guère appris, assurément nous n’avons rien oublié ». Il semble que l’on entende les mots chuchoter leur propre histoire dans la mémoire des hommes. Ils sont restés, et il importe peu qu’ils n’aient guère appris.

La Société du Parler français de Québec, qui a rendu plus méthodique une enquête amorcée par des précurseurs, les retrouve intacts ou patinés d’une signification dont le temps les a revêtus. Les glossaires où reposent les parlers de France lui permettent d’éprouver nos expressions par des comparaisons qui sont le plus souvent décisives. L’enquête, close chez nous, n’est pas achevée en France : il est encore des mots qui parent notre vocabulaire et dont nous ne connaissons pas les origines quoique leur sonorité soit française. Voilà pourquoi nos philologues apportent à leurs recherches beaucoup de prudence et de discrétion, car ils n’ignorent plus l’imprévu des transformations, les filiations que le peuple féconde, les déconvenues qui guettent le purisme exagéré, gavé de grammaire et sevré de vie. Chacune des séances de la Société opère quelque rapatriement, établit des généalogies, signale les ancêtres de mots errants dont la bohême s’achève dans la légitimité.

L’exemplaire du Bulletin du Parler français de Québec, où j’ai passé en revue les mots qui sont de service dans notre langue, avait été augmenté par les réflexions d’un Nantais : j’ai vu, sous son crayon, des anglicismes s’évanouir et des vocables français renaître. C’est une expérience facile à faire. Déjà Rabelais y a servi, mais son œuvre, du point de vue de la linguistique, n’est qu’un heureux moment de l’évolution. Il vaut mieux choisir des contemporains, si l’on veut saisir l’actualité d’un passé qui offre ainsi mieux que la vanité de la mort. Mistral a livré à nos chercheurs des foules de tournures populaires dont nous douterions encore si le grand poète ne les avait cueillies dans son domaine, comme on fait d’une poignée d’immortelles. J’ai relu l’édition définitive de Madame Bovary : des mots en italique semblent soulignés par un Canadien à l’usage du grand public français. Tous les romans régionalistes nous offrent de ces surprises qui, bientôt, n’en seront plus. Un des nôtres a fait lire en pleine Normandie les Anciens Canadiens de Philippe-Aubert de Gaspé, où chacun a reconnu un conte de la petite patrie. Fifre ou tambour, talon rouge ou sabot normand, c’est toute la France qui y passera, tant il est vrai que, si nous avons peu appris, « assurément nous n’avons rien oublié ».

Et j’hésite à donner des exemples de mots qui sont vraiment de notre crû. Il en est certainement, ou du moins, pour reprendre une formule scientifique dont un vaudevilliste a souri naguère sous la Coupole, tout se passe comme s’il y en avait. Les mots, dont on ne sait pas encore s’ils nous appartiennent, apparaissent sans indication d’origine sur l’interminable liste dressée par la Société du Parler français : le regard, vite fatigué par les autres, va de lui-même vers eux pour discerner, sous une graphie familière, le sceau de la race. Vain espoir, car il faut attendre d’autres glossaires ou le retour de quelque fervent qui aura prêté l’oreille aux quatre coins de la France et apparenté nos orphelins. Pourtant n’est-il pas un critère plus sûr que toutes les hypothèses : le milieu, c’est-à-dire, les habitudes qui cristallisent en mœurs, l’éternel recommencement des travaux humains, les certitudes du climat ? Eh bien, non ! Les mots n’ont pas de milieu, s’ils ont une patrie : l’homme venu de loin vers une terre étrangère les porte en lui et les repose sur les mêmes choses. On nous abandonnait poudrerie, dont nous sommes fiers, et qui exprime la tourmente d’hiver, émiettée, sèche, bourdonnante ; et voilà que poudrerie, qui existait déjà au XVIIIe siècle, aurait été trouvé, toujours en Normandie ; nous avions banc de neige, jusqu’à ce que nous l’ayons rencontré dans l’imagination poitevine ; on nous a prêté à la brunante que des dialectes pourraient revendiquer de très près ; l’amoureux est chez nous le cavalier et l’amie, c’est la blonde, par habitude de gens du Nord ; mais cavalier, c’est déjà le XVIe siècle et la blonde, c’est une chanson militaire ; char, que nous opposons à tramway ainsi que des triomphateurs, est dans Lammenais.

Il reste tout de même enneigé, pont de glace, clair d’étoiles, que René Bazin nous emprunte ; patinoire, plus élégant que skating ; camp ou campement que nous préférons à camping ; et magasiner, que nous offrons à la France pour ce que vaut shopping ; et des mots français que l’anglais a rapprochés, comme agent de station, des mots composés, et non sans mérite, des étymologies abracadabrantes, ainsi que l’on en constate en plein Paris, des métaphores dont quelques-unes sont jolies, des dérivations qui révèlent une formation sur place, des joyeusetés qui ne peuvent être d’ailleurs et où le peuple a mis sa marque goguenarde ; des phénomènes linguistiques, dégagés par le maître de nos philologues, M. Rivard, et qui auront plus d’attrait pour ceux qui s’intéressent à la langue pour la langue : la suppression de l’hiatus, l’agglutination de l’article, la transmutation des suffixes, la confusion des genres, qui se produisent chez nous comme en France, mais indépendamment et suivant les lois de la phonétique française ; et, enfin, des fautes, de vulgaires fautes mais heureuses, ainsi que dit le chant liturgique, si elles sont communes à tous les Français, qui continueront de croire, malgré les savants, aux « panacées universelles » !




Archaïsme, anglicisme, canadianisme, c’est la division classique, souvent reprise chez nous et à laquelle je n’ai pas échappé ; mais pourquoi s’en excuser, si ce triptyque offre un moyen logique de dégager, sous les complexités du moment, un parler régional, d’essence française, entendu par tout un peuple et sur tout un territoire, constellé d’emprunts parfois discutables, nourri de formes dialectales, enrichi de quelques inventions, assez semblable, somme toute, à celui que l’on rencontre dans les provinces françaises, moins l’infiltration étrangère qui est surtout sensible à Paris. Le Mercure de France soulignait un jour l’amusante aventure de deux Anglais qui avaient appris le français, l’un à Bordeaux, l’autre à Brest, et qui se servaient de mots incompréhensibles l’un pour l’autre et que, pour ma part, sauf deux ou trois exceptions, je n’aurais pas saisis, bien qu’ils fussent de physionomie française et nés du terroir. Il eût été difficile, disait le Mercure, d’expliquer à ces étrangers que l’unité de langue n’existe pas en France et qu’on pourrait écrire, pour chaque province, des variantes du Mariage de Mademoiselle Beulemans.

Faut-il, après cela, condamner Brest et Bordeaux, sinon même Bruxelles ou Liège ? Que ferait-on dès lors des plus agréables diversités qui signalent les mutations patoises ou les trouvailles du génie populaire ? Ne vaut-il pas mieux faire montre d’une plus clairvoyante sympathie et admettre des vocables qui prendraient avec avantage, et par droit de création française, la place d’une quantité d’anglicismes ? Pardonnez-moi si je ressens quelque humeur à constater avec quelle légèreté, parfois même avec quelle outrecuidance, des étrangers, qui sont, paraît-il, professeurs de français quelque part, jugent, au nom de leur science livresque, une langue qui possède de longs siècles de vie. Nous repoussons aussi bien l’éloge outré de ceux qui croient entendre Bossuet parler encore, cette fois-ci très vieux, sur les rives du Saint-Laurent ; et nous ne demandons aux intelligences amies que de s’intéresser aux caractères de notre langue qui, à cause de ses origines lointaines, ne mérite pas toujours des arrêts hâtifs et sans fondement.

Notre accent reflète aussi nos antécédents. Il existe, car sitôt que nous sortons de notre pays nous le distinguons entre mille, mais d’où est-il ? Vous le cherchez peut-être depuis que j’ai l’honneur de vous parler ? Il m’a semblé le retrouver en Normandie, puis dans les Charentes où j’ai frémi d’aise en écoutant le paysan que mon émoi laissait indifférent ; mais on m’a dit à Paris qu’il était russe, sinon même belge. « Laissez que je vous écoute, disait un Français au sénateur Dandurand, je viens de traverser la France et je cherche de quelle province vous pouvez être : est-ce de Québec ou de Montréal ? » Voilà la vérité, c’est « un accent total, il les a tous été ». Il faut s’y habituer avant de le proscrire et se rappeler qu’il n’est pas anglais, mais qu’il nous a été transmis, comme la langue qu’il fléchit, et qu’il chante encore dans quelque province de France où il est permis d’en sourire sans que rien n’autorise à le renier.

Ne sied-il pas, enfin, de considérer que notre parler a vécu sa vie dans l’isolement complet, séparé par une irrémédiable distance ? Qu’y aurait-il d’étonnant à ce qu’il eût perdu, dans le flottement des mémoires, quelques sonorités ou quelques syllabes ? Et cela, au milieu des plus grandes pénuries : nos pères ont copié de leur main les Méditations de Lamartine et, dans un couvent d’Ursulines, aux Trois-Rivières, une grammaire, placée sur un lutrin, feuilletée par la seule institutrice, et avec les précautions que l’on met à toucher une relique, a servi pendant des années à guider les enfants qui venaient lui demander avec respect une part du merveilleux héritage. Voilà bien le miracle canadien. Il fut accompli par un peuple que rien n’a rebuté et dont la tranquille décision a vaincu tous les obstacles. Fils de France, il est resté obstinément fidèle à la culture française ; et, aujourd’hui qu’il possède la force d’une nation, c’est encore elle qu’il veut faire triompher sur une terre où sa loyauté lui a mérité de vivre ses propres destinées.

Dans cet abandon que nous ne déplorons plus, une littérature s’est exprimée, et l’on soupçonne au prix de quels tourments : on ne sait plus où s’arrête l’anglicisme si ce n’est sûrement pas aux portes de l’Académie française, et l’on n’ose pas lancer des mots qui sont peut-être de meilleur timbre que ceux que l’autorité consacrera demain ; l’archaïsme est condamné par l’usage et c’est se vouer à n’être pas entendu que de lui rester fidèle ; le canadianisme ne dépasse pas les limites de notre horizon et c’est espérer trop que de le voir pénétrer dans le grand tout d’une langue qui se façonne dans un foyer aussi lointain que Paris ; l’usage même est hésitant que l’on nous impose comme une norme, si malgré que se rencontre partout, sauf chez quelques puristes attardés, si dans le but, que l’on réprouve au nom de la logique, prend place jusque dans des livres que les philologues consacrent à la langue française ; s’il n’est pas trop d’Émile Faguet, d’Anatole France et de Raymond Poincaré pour ne plus savoir s’il faut écrire inlassable ou illassable. Devant une boussole qui oscille parce qu’elle n’a plus de point fixe qui la retienne, nous restons rivés à la manœuvre de chaque jour, au sein d’une civilisation en formation, qui ne compte plus ses progrès dans l’ordre économique, mais, qui n’a pas encore atteint la stabilité propre à l’éclosion des arts, qui n’offre pas encore le milieu de sympathie et d’attente où l’intelligence oublie, pour créer, les tyrannies de l’existence.

Il en serait autrement si, comme le remarquait notre poète Crémazie, nous parlions une autre langue, si, persuadés par les dithyrambes du XVIIIe siècle, nous avions, par exemple, adopté le verbe imagé des peuplades primitives aujourd’hui disparues, sauf des cartes postales ; notre public serait moins considérable, mais nous aurions une originalité et nous n’assumerions pas la lourde tâche de briller dans une famille chargée d’ancêtres où il suffit de naître pour respirer le talent.

Cependant, malgré ces difficultés que je précise surtout pour décider qu’elles ne nous découragent pas, nous avons fait quelque chose qui, désormais, nous appartient. La littérature canadienne-française, qui a fondé la presse, repris l’histoire, chanté la terre et les morts, se dessine déjà comme une force du passé et nous comptons avec elle, fût-ce en la jugeant. On peut dire dans ce sens qu’elle existe, quoique modeste. Cela nous suffit pour le moment et nous savons ce qui nous reste à faire pour continuer ceux qui, sans s’élever jusqu’aux sommets où vous avez placé la grande humanité d’un Verhaeren, ont tout de même gravi la colline inspirée et construit, dans la « mystérieuse forêt des rêves de la race » jaillie cette fois d’un sol nouveau, le château qui garde, encastré dans sa porte, un « débris de sculpture » semblable à celui que Barrès offrait aux méditations du jeune pèlerin de Vaudémont.

De ces hauteurs, la littérature a défendu la langue qui n’a cessé de lutter, malgré les traités aussi mal faits autrefois qu’ils le sont de nos jours : il n’était pas question d’elle dans le Traité de Paris qu’elle formula. Elle a résisté aux attaques de la politique, bien plus dangereuses que le voisinage du nombre et de l’esprit et, à l’Angleterre, elle a réclamé les libertés anglaises. Même interdite par une loi, après d’inutiles tentatives pour la supprimer, elle a protesté du haut de la tribune, par la bouche d’un homme qui portait, ainsi que tant d’autres chez nous, un nom français, lumineux, classique, comme tout ce que le peuple a buriné, Louis-Hyppolite Lafontaine. Elle a recouvré le pouvoir et pris place dans la Constitution de 1867 ; mais si elle n’a pas achevé de vaincre et s’il lui faut combattre encore pour que l’on respecte ses droits, si elle ne résonne plus dans une partie du pays qu’elle a pourtant baptisé, c’est que des préjugés tenaces et d’aveugles ambitions l’obligent à refaire ses conquêtes. Une aussi longue résistance suffit à l’honneur et, pour reprendre la pensée d’un homme politique canadien, trop tôt touché par la mort, Paul-Émile Lamarche, si l’uniforme de notre langue porte des traces de la bataille, c’est que, pendant près de deux siècles, il n’a cessé d’y être.

Ce mot, Messieurs, me ramène vers votre pays comme vers les raisons de votre sympathie à l’égard des nôtres. Le monde a suivi pendant des années, qui semblèrent aussi des siècles, d’autres uniformes engagés dans des batailles où la Belgique et le Canada combattaient sous le même commandement. Mes compatriotes sont accourus vers vous dès le premier appel, épousant votre cause parce qu’elle était juste. Plusieurs, qui reposent maintenant près de vous, écoutent en ce moment, dans le silence de votre terre reconquise, les mots qui les ont conduits sur la voie glorieuse. Plus grands que tous, c’est à eux que je veux confier ma dernière parole. Ils vous sont reconnaissants d’un hommage que vous leur avez rendu et que je ne fais qu’exprimer ; ils vous remercient d’avoir détaché de leurs croix de bois, pour l’accueillir parmi vous, la langue qui se souvient.

FIN.

TABLE DES MATIÈRES


(La Langue française au Canada)

Achevé d’imprimer
le vingtième jour
de juin, mil neuf
cent trente-six.

pour les
Éditions Albert Lévesque
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les soins de
l’Imprimerie Modèle Limitée,
1206 est, rue Craig,
à Montréal.

Imprimé au Canada sur
papier fabriqué au Canada.

  1. Discours de réception à l’Académie de langue et de littérature françaises de Belgique.