Le fratricide/Nouveau Caïn

Eusèbe Sénécal & Fils (p. 83-145).

DEUXIÈME PARTIE.


NOUVEAU CAÏN.


I


En entendant son père le chasser et le maudire, Pierre Julien fut saisi d’un effroi impossible à décrire.

Sa colère disparut, comme par enchantement.

On sait qu’il partit à la course à travers les champs.

Ses oreilles tintaient.

Il croyait entendre des êtres invisibles qui le poursuivaient et lui criaient sans cesse : maudit, maudit, maudit !

Et il courait.

Il se rendit ainsi jusqu’aux premières maisons de Chateauguay.

À moitié mort de fatigue, il se laissa choir sur le bord de la route.

La tête dans ses mains, il se mit à songer à la position dans laquelle il se trouvait.

Chassé ! maudit !

Il lui sembla voir son père lui lancer sa malédiction.

Un frisson glacial parcourut tous ses membres ; il craignait que cette malédiction ne lui fut fatale, et cependant il ne se repentait pas.

Il eut même la pensée de revenir sur ses pas et d’accomplir le crime qu’il avait prémédité ; mais il supposa que son père devait veiller et la crainte d’être surpris de nouveau le retint.

Le jour le surprit dans ses méditations. Il se leva alors, et continua de marcher du côté de Chateauguay.

Il se rendit chez un de ses amis qui demeurait en cet endroit. Il trouva la famille en train de déjeuner. Comme il avait l’habitude parfois d’aller passer le dimanche à Chateauguay on ne fut pas surpris de sa visite.

On l’invita à se mettre à table, ce qu’il accepta avec empressement. Malgré la marche forcée qu’il venait de faire, et qui en toute autre circonstance lui eut donné un furieux appétit, Pierre mangea peu.

Il passa le dimanche chez son ami.

Les gens de la maison trouvaient qu’il n’avait pas ses manières d’habitude.

Il était sombre, taciturne ; à peine répondait-il quand on le questionnait.

Comme on lui faisait la remarque qu’il n’était pas aussi gai que d’ordinaire, il répondit qu’il n’était pas bien ; que la marche l’avait fatigué ; enfin, il expliqua le mieux qu’il put la cause de sa taciturnité.

Vers quatre heures de l’après midi, il partait de Chateauguay pour se rendre à la ville.

Pour venir à Montréal, il fallait dans ce temps-là, se rendre au Sault, se faire traverser à Lachine, en canot, par les sauvages, puis faire le reste du trajet, soit à pied, soit en voiture.

Pierre qui n’avait que quelques sous dans sa poche, fut donc forcé de marcher tout le long du chemin. Ce ne fut que deux jours après son départ de Beauharnois, qu’il arriva à Montréal.

Il n’avait jamais mis les pieds dans cette ville, aussi se trouva-t-il complètement dépaysé.

Tout en marchant à l’aventure, il arriva à la place Jacques-Cartier.

Il s’arrêta un moment en cet endroit et se mit à réfléchir à ce qu’il devait faire.

Il lui restait à peu près un écu pour tout partage, il lui fallait donc trouver de l’ouvrage s’il ne voulait pas mourir de faim. Mais quoi faire ? Il ne connaissait aucun métier, et ne savait ni lire, ni écrire. Heureusement, il lui vint à la mémoire, qu’une de ses connaissances de Beauharnois, qui avait demeuré quelques mois à Montréal, avait trouvé de l’ouvrage au déchargement des navires, dans le port.

Il descendit la place Jacques-Cartier et se rendit sur les quais. Une heure après il était à l’ouvrage.

Pierre Julien était un garçon très fort et sans être travaillant à l’excès, il était loin d’être le plus paresseux des ouvriers de bord. On s’aperçut bientôt de sa bonne volonté et surtout de sa force et c’était à qui, des propriétaires de navires, lui donnerait de l’ouvrage.


II


Dans le cours de l’été, comme bien on le pense, Pierre avait fait connaissance avec un grand nombre d’ouvriers. Le soir il s’amusait avec eux, à boire et à fêter, très souvent jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Au nombre de ses nouveaux amis se trouvaient trois jeunes gens, qu’il eut été de beaucoup préférable qu’il n’eut jamais connus.

Ces trois jeunes gens se nommaient respectivement Jos. Latreille, Frank Belleau, et Pascal Touchette. C’étaient trois habitués de la prison et du pénitencier. Ils avaient été condamnés tour à tour pour vol, pour assaut, et pour tentative d’assassinat. C’étaient, par conséquent des amis peu enviables, et cependant, ce fut avec eux que Pierre Julien s’unit le plus intimement.

Chaque soir, ils se réunissaient tous quatre dans une auberge de bas étage qui se tenait alors au coin des rues Lagauchetière et Saint-Laurent.

C’est en cet endroit que Latreille, Belleau et Touchette avaient l’habitude de préparer leurs plans.

La première fois qu’ils parlèrent à Pierre de l’associer à leur brigandage, ce dernier refusa péremptoirement. Il lui restait encore un peu d’honnêteté et de plus il avait une peur affreuse de la police et surtout du pénitencier. Le seul mot de pénitencier le faisait trembler de frayeur.

Cependant à force de lui parler de leurs tours, exécutés sous le nez de la police et sans qu’on pût jamais les découvrir, Pierre finit par se montrer moins scrupuleux. Inutile de dire que nos trois voleurs de profession doraient toujours beaucoup leurs exploits et bien souvent en inventaient pour mieux réussir dans l’œuvre de perdition qu’ils avaient entreprise contre le malheureux Julien.

Pourquoi tant travailler, disaient ou Latreille, ou Belleau, ou Touchette, quand il est si facile de vivre largement aux dépens des gros bourgeois. Les riches doivent aider aux pauvres et quand ils ne veulent pas s’exécuter de bon gré on leur fait faire de force.

Enfin, après beaucoup d’hésitation, et surtout après avoir reçu l’assurance qu’il n’agirait que s’il le fallait absolument, Pierre consentit à s’unir à eux dans la prochaine expédition.

L’occasion se présenta bientôt pour Pierre, de donner un coup de main à ses nouveaux amis.

Un soir, qu’ils s’étaient donnés rendez-vous, comme d’habitude, à l’auberge de la rue Saint-Laurent, Frank Belleau arriva une heure après ses compagnons. On se mit à le questionner sur la cause de ce retard.

— C’est bien simple à expliquer, dit Belleau, je viens de préparer un coup très facile à exécuter et qui va nous enrichir de suite. Dès que nous aurons l’argent en poche, nous filerons aux États-Unis et au diable la police.

— Et quel est ce fameux coup que tu viens de préparer, lui demanda Latreille ?

— Voici, reprit Belleau, ce que je vous propose de faire. Depuis plus d’un mois, nous n’avons rien fait et nos poches commencent à sonner creux. Tout en marchant sur la rue Saint-Paul, cette après-midi, je me faisais cette réflexion, et j’en venais à la conclusion qu’il fallait nous mettre à la besogne si nous ne voulions pas mourir de faim. Or, voilà que tout en me ressassant cela dans la caboche, j’aperçois une pancarte dans la vitrine d’un magasin. Je regarde la pancarte en question et je lis en belles grandes lettres : On démande un garde magasin.

Pour un garde magasin, c’est difficile d’en trouver un meilleur que moi ; n’est-ce pas mes petits agneaux ?

— Nous te dirons cela plus tard, répondit Touchette, va toujours.

— Tant pis, continua Belleau, vous ne voulez pas me faire un petit compliment, vous verrez bientôt que vous aviez tort ; mais suffit. Me voilà donc devant le magasin à la pancarte. Après l’avoir lue, pas le magasin, mais la pancarte, je me sentis pénétré d’une inspiration subite qui me dit d’aller offrir mes services à ces braves gens.

Je m’examine un peu la tournure, en me mirant dans la vitrine et me trouvant l’air tout-à-fait respectable, je fais un demi-tour à gauche et j’entre dans le magasin. Un grand désuife d’anglais, vient au-devant de moi, et me demande ce que je désire, naturellement dans la langue de j’sais c’quépire.

— J’sais c’quépire ; qu’est-ce que c’est que cela, demande Latreille ?

— Imbécile, reprend Belleau, c’est un musicien anglais. Mais, voyons, vous autres, laissez-moi parler, si vous continuez à m’embêter avec vos questions, je n’en finirai plus. Donc, voilà qu’il me demande en anglais, ce que je désire. Or, vous savez si ça me va, parler l’anglais. Je lui explique le but de ma visite et de suite il me conduit au maître du magasin, un gros vieux, qui n’a pas l’air plus malin qu’un autre. Enfin, pour terminer, le boss me trouve de son goût et m’engage à raison de trois piastres par semaine.

— Trois piastres par semaine ; est-ce là ton beau coup, dirent Latreille et Touchette, en riant ?

— Innocents, va, si vous aviez pour deux sous de jugeote, vous comprendriez que si je me suis engagé comme cela, c’était pour entrer dans le magasin. Mais, encore une fois, laissez moi parler. Voici, à quoi je veux en venir : Du moment que je suis dans le magasin, j’examine les êtres et à un moment donné, nous y faisons une visite qui nous permet de vivre de nos rentes, pendant assez longtemps. Eh ! bien, maintenant, qu’est-ce que vous pensez de mon plan ?

— Parfait, s’écrièrent Latreille, Touchette et Julien, mais quand te proposes-tu de le mettre à exécution.

— Quant à cela, j’ai besoin de trois ou quatre jours, une semaine au plus, pour bien connaître l’intérieur du magasin. D’ailleurs, nous nous verrons tous les soirs et quand tout sera prêt je vous le dirai et nous nous mettrons à l’œuvre.


III.


Le propriétaire de l’auberge dans lequel Touchette, Latreille, Belleau et Pierre Julien se réunissaient, était un petit homme trapu, âgé d’environ une quarantaine d’années, et qu’on nommait le père Thibault.

Le père Thibault remplissait depuis nombre d’années, une fonction très délicate, et qui lui eut peut-être coûté la vie, si on l’eut connu.

C’était généralement chez le père Thibault que se tramaient les vols de toutes sortes qui se commettaient dans Montréal, dans le temps où se passe notre récit. Or bien souvent, les plans préparés dans cet auberge avortaient, ou bien les auteurs étaient arrêtés au moment où ils les mettaient à exécution.

C’est que le père Thibault était en bon termes avec la police et qu’il donnait connaissance à cette dernière de quelques-uns des plans préparés chez lui. Grâce à ce brave aubergiste, la police avait réussi à mettre la main sur plusieurs voleurs de profession qui dévastaient Montréal.

Le père Thibault était donc un mouchard, mais un fin mouchard, faut dire.

Naturellement, il recevait des récompenses pour les petits services qu’il rendait à la police ; mais ces récompenses n’étaient pas très fortes et le père Thibault qui tenait beaucoup à l’argent, ne dévoilait pas tous les complots qui se tramaient chez lui. Ainsi, par exemple, si ceux qui se proposaient d’exécuter quelque vol hardi, avaient le soin de promettre au père Thibault, une part dans les recettes, la police n’était pas avertie, et le vol se commettait sans que la justice put en découvrir les auteurs.

Les compagnons de Pierre Julien ne connaissaient pas le moyen d’amadouer le père Thibault et se fiaient trop à son honnêteté.

C’était la deuxième fois que Touchette, Latreille et Belleau complotaient un vol chez l’aubergiste mouchard. Ce dernier avait laissé faire le premier coup sans rien dire, mais comme il n’avait rien reçu pour son silence, il résolut de dénoncer ces voleurs trop mesquins.

Le lendemain de la réunion, le père Thibault faisait connaître à la police le complot qui venait de se tramer chez lui.

M. Fisherman, c’était le nom du marchand chez qui Belleau avait obtenu de l’emploi, reçut la visite d’un détective qui lui raconta la chose. Comme il fallait purger la ville de ces voleurs, on décida de ne rien dévoiler, et de laisser Belleau faire son travail, tout en le surveillant de près. C’était le meilleur moyen d’arrêter les quatre misérables d’un seul coup.

Trois ou quatre jours plus tard, Pierre Julien et ses trois nouveaux amis se réunissaient de nouveau chez le père Thibault et décidaient de faire leur visite au magasin de M. Fisherman le lendemain soir.

Comme Pierre Julien n’osait pas prendre une part trop active dans ce vol, il fut résolu qu’il se tiendrait à la porte du magasin, afin de donner l’éveil, dans le cas où la police viendrait les troubler dans leur besogne.

Belleau, Latreille et Touchette devaient entrer dans le magasin et s’emparer de tout ce qui pouvait s’emporter facilement.

Pour plus de précaution, chacun des quatre devait avoir sur lui un couteau quelconque qui lui permettrait de se défendre en cas d’attaque.

En entendant parler de couteau et de l’usage qu’il serait probablement obligé d’en faire, Pierre sentit un frisson lui passer sur le corps. Il n’était pas assez perverti pour envisager un meurtre aussi froidement que ses compagnons. Il tenta de leur faire abandonner ce projet, mais on lui rit au nez et Belleau lui dit que s’il avait peur, il pouvait se retirer de leur société. En même temps les trois misérables se moquèrent de ce qu’ils appelaient sa couardise et le traitèrent d’enfant.

Pierre Julien était orgueilleux et de plus il se croyait trop avancé pour pouvoir reculer. Il consentit donc à faire comme ses compagnons.

Enfin, l’affaire étant réglée, nos quatre brigands se séparèrent, en se donnant rendez-vous pour le lendemain soir, sur la place Jacques-Cartier.

Le père Thibault avait entendu la conversation. Le lendemain matin, il s’empressait d’en donner communication à la police. Comme il n’avait pas été question des moyens que l’on prendrait pour s’introduire dans le magasin, le père Thibault ne put renseigner les autorités sur ce point.

Mais il était certain que Belleau avait un moyen quelconque à sa disposition, puisqu’il avait donné rendez-vous à ses complices pour le lendemain soir. M. Fisherman fut mandé au bureau de la police, où l’on prépara un plan pour l’arrestation des voleurs. À huit heures et demie trois hommes de police se rendaient au magasin de M. Fisherman. Le propriétaire s’y trouvait déjà et tous quatre attendirent l’arrivée des voleurs.


IV


Le magasin de M. Fisherman était situé sur la rue St-Paul entre la place Jacques-Cartier et la rue Saint-Jean-Baptiste. Ce Fisherman était un marchand de bijouteries et d’objets de fantaisie. Pierre Julien et ses compagnons auraient pu s’accaparer un grand nombre d’objets de valeur, s’ils avaient été laissés libres. Mais heureusement, le père Thibault avait parlé.

Le soir du 25 janvier 18… qui était le jour fixé par le quatuor de brigands que les lecteurs connaissent, pour faire leur coup, le magasin de M. Fisherman fut fermé vers six heures et demie.

Il faisait un temps affreux. La neige poussée par un gros vent du nord-est tourbillonnait en tous sens et aveuglait les audacieux qui osaient se montrer dans la rue. Il eut été impossible de choisir un meilleur moment pour accomplir l’œuvre que nos quatre individus se proposaient de faire.

Aussi, lorsque Belleau, Touchette, Latreille et Julien se rencontrèrent vers minuit sur la place Jacques Cartier, étaient-ils tous contents du temps qu’il faisait. Pierre Julien, surtout, qui avait été si effrayé à l’idée de la tentative qu’il devait faire avec ses compagnons ce soir-là, paraissait le plus joyeux de la bande.

Ce fut lui qui battit la marche.

Belleau avait réussi à mettre la main sur la clef du magasin, de sorte que l’entrée en serait facile. Disons, en passant, que la clef en question avait été placée par M. Fisherman lui-même, dans un endroit où Belleau devait nécessairement la voir. Cette clef servait à ouvrir la porte du magasin qui donnait sur la cour.

Ce fut une joie pour nos voleurs quand Belleau exhiba la fameuse clef. Les choses devaient aller comme sur des roulettes, se disaient-ils entre eux. Qu’y avait-il à craindre ? Fisherman demeurait à l’autre bout de Montréal, toute la bâtisse servait de magasin et il n’y avait pas de gardien de nuit ; de plus, la police qui était peu nombreuse dans ce temps-là, n’oserait pas sortir par une semblable tempête. C’était le succès complet et sans trouble.

Tout en descendant la place Jacques-Cartier, nos quatre voleurs bâtissaient mille châteaux en Espagne.

C’était une chose décidée, qu’on ne s’occuperait que des objets de haute valeur ; que le lendemain matin on vendrait les objets volés à un marchand et qu’on prendrait immédiatement la route des États-Unis, où l’on vivrait en monsieur.

Leur conversation avait aussi son côté comique.

— Figurez-vous, disait Belleau, la binette que va faire mon anglais de Fisherman en arrivant à son magasin, demain matin. Rien de brisé ; porte fermée et barrée comme d’habitude, mais quelques milliers de piastres de bijouteries de disparues.

— Et la police, dit à son tour Touchette, tu n’en dis rien. Elle se croit plus capable que nous ; va-t-elle en avoir une mine !

Et l’on riait. Pierre Julien ne parlait pas, mais il riait de grand cœur. Il s’habituait facilement dans son nouveau métier.

Enfin, les voilà tous les quatre au coin de la rue Saint-Paul ; ils regardent de tous côtés, mais ne voient rien naturellement, puisqu’il fait noir comme dans un four. Ils écoutent attentivement, mais n’entendent que le bruit de la tempête qui sévit dans toute sa fureur.

Ils avancent jusqu’en face du magasin de Fisherman. À côté de la maison, il y avait un passage étroit qui conduisait dans la cour. Après avoir donné leurs instructions à Pierre Julien qui devait rester dans la rue à l’entrée du passage, Latreille, Touchette et Belleau s’élancèrent vers la cour. Belleau tira la clef de sa poche et ouvrit la porte du magasin. En même temps, Belleau dit à ses compagnons de prendre leur couteau dans leur main ; il était certain qu’il n’y avait personne dans le magasin, mais la précaution est la mère de la sûreté.

Leur couteau à la main, tous trois entrèrent dans le magasin. Ils se dirigèrent vers l’endroit où se trouvaient les montres et autres bijoux de valeur. Ils commençaient déjà à en emplir leurs poches, sans même se donner de la lumière, quand tout-à-coup, trois bras de fer s’abattirent sur les trois voleurs. Au même instant un homme allumait une chandelle qui se trouvait sur le comptoir, et Belleau et ses deux complices purent voir la figure souriante de M. Fisherman et celles beaucoup plus sérieuses de trois agents de police. Ils voulurent crier afin de donner une chance à Pierre Julien de se sauver, mais l’apparition d’un pistolet leur coupa la parole.

— Eh ! bien, mon bonhomme, dit Fisherman à Belleau, on vous prend la main dans le sac. Il paraît que vous avez des goûts pour les bijouteries, mais vous voulez les payer trop bon marché, ce n’est pas juste, mon garçon, et je m’y oppose, comme vous voyez.

Nos trois bandits étaient consternés. Les agents de police s’emparèrent de leurs couteaux dont ils n’avaient pas même songé à faire usage, et leur mirent les menottes sans qu’ils osassent dire un seul mot. Ils ne pouvaient s’expliquer comment Fisherman et la police avaient eu vent de l’affaire. Une même pensée traversa leur esprit : c’était Pierre Julien qui les avait trahis. Mais au même instant, ils entendirent marcher dans le passage.

La police sachant qu’ils devaient être quatre, se douta que celui qui arrivait était un complice qui avait été laissé dehors pour donner l’éveil, et prit les moyens de l’arrêter. Fisherman souffla la chandelle et un agent alla se placer près de la porte.

Pierre apparut bientôt et entra dans le magasin. Après avoir écouté pendant quelques secondes, n’entendant rien, il se décida à parler :

— Es-tu là Belleau ? dépêchez-vous, j’entends quelqu’un qui…

Il ne put terminer sa phrase, une main venait de l’empoigner au collet. En se sentant saisi, Pierre se mit à se débattre afin de se sauver. Il y aurait peut-être réussi, n’eut été l’arrivée d’un second agent qui aida au premier à le maîtriser. On lui mit les menottes, comme on l’avait fait à ses complices, et l’on partit pour la station de police.


V


La consternation était telle chez les nouveaux prisonniers, que même lorsqu’ils furent rendus à la station de police et enfermés dans le cachot, ils ne dirent pas un autre mot de plus que leurs noms.

Ils n’osaient se parler. Ne pouvant expliquer d’aucune manière, comment leur complot avait été découvert, ils se figuraient tout simplement qu’ils avaient été trahis par l’un d’entre eux. Mais, quel était le traître ? C’était là ce qui les embarrassait.

Pierre Julien abandonna bientôt ces idées de trahison, pour songer à la position dans laquelle il se trouvait. En se voyant enfermé dans une cellule, sous la garde de la justice, il lui vint à l’idée que ce qui lui arrivait en ce moment était le résultat de sa conduite passée. Il repassa dans sa mémoire les actes ou plutôt les crimes dont il s’était rendu coupable. Sa tentative d’assassinat sur la jeune fille, en cherchant à la faire noyer, l’incendie des biens de son frère, toute sa vie lui vint à la mémoire.

Puis il vit dans son esprit son pauvre père, qui l’avait surpris au moment où il allait commettre un nouveau crime. Il crut entendre encore ces paroles qu’il prononça en ce moment ; Va-t’en misérable ; je te chasse, je te maudis. Et, tout naturellement, il se dit en lui-même, que la malédiction de son père, qu’il reconnaissait, dans le moment, avoir méritée, était la cause de ce qui lui arrivait. Il regretta amèrement son passé, mais il comprit qu’il était trop tard et qu’il allait avoir le châtiment que méritait le nouveau crime dont il s’était rendu coupable.

Une autre pensée vint alors l’assiéger : quelle douleur allait frapper son père et sa mère, en apprenant l’arrestation et la condamnation de leur fils ! La pensée surtout du chagrin qu’allait éprouver sa mère en apprenant le déshonneur de son enfant, lui causa une douleur impossible à décrire, et des larmes coulèrent abondamment de ses yeux.

Pierre Julien était une canaille, c’était incontestable, mais il avait toujours aimé sa mère et l’idée de la douleur qu’il allait lui causer par sa conduite, le faisait souffrir horriblement.

Par bonheur, ses compagnons dormaient, car s’ils l’eussent vu pleurer ils se seraient moqués de lui. Et la chose eut été, on ne peut plus simple, puisque aucun des trois n’avait connu sa mère et qu’ils ne pouvaient songer aux sacrifices que ces dernières s’imposent, pour leurs enfants.

Belleau avait été trouvé un beau matin à la porte d’une maison du faubourg Québec, habitée par un brave ouvrier. Ce brave homme l’éleva le mieux qu’il pût, mais il ne put réussir à en faire un honnête homme. Dès le plus bas âge, il manifesta un goût pour le vol et la rapine. Son père adoptif ne pouvant le corriger, le livra à la police qui lui fit passer quelques mois en prison. Et le résultat fut qu’il en sortit plus canaille qu’à son entrée. Finalement, le brave ouvrier qui l’aimait cependant, comme son fils véritable, se vit forcé de le mettre à la porte de sa maison. Depuis lors il passa les trois quarts de son temps en prison.

Quant aux deux autres, Touchette et Latreille, la canaillerie était originaire chez eux. Leurs pères avaient passé plus de la moitié de leur vie dans le pénitencier et les enfants avaient été élevés dans les rues.

Belleau, Touchette et Latreille étaient habitués à coucher dans les cellules de la station de police et ils dormaient en cet endroit, comme s’ils eussent été dans le lit le plus moelleux.

Julien, n’ayant jamais eu maille à partir avec la justice, se trouva beaucoup dépaysé dans le cachot ; aussi ne dormit-il pas cette nuit-là.

Le lendemain matin les quatre prisonniers furent amenés devant le juge. Pierre Julien se déclara coupable et fut condamné à cinq ans de détention au pénitencier de Kingston. Ses compagnons plaidèrent non coupables et leur procès fut remis à la prochaine session des assises criminelles.

M. Fisherman, heureux d’avoir pu empêcher les voleurs de dévaster son magasin, fit cadeau de cent piastres à la police. Le père Thibault reçut cinquante piastres pour sa dénonciation.


VI


Enfin, Pierre Julien dut partir pour le pénitencier. Il eut pour compagnon de chaîne un individu qui en était à son troisième voyage. C’était un voyou de la pire espèce. Son langage était tellement cynique, tellement révoltant, que Pierre en fut effrayé. Son compagnon s’aperçut de sa frayeur et se mit à le gouailler. Le malheureux Pierre souffrit le martyre pendant tout le trajet.

Il arriva à Kingston le soir. Après avoir entré son nom et celui de son compagnon sur le registre du pénitencier, on leur fit changer leurs vêtements pour le costume du forçat. Pierre fit ce changement d’assez mauvaise grâce. Il trouvait pénible d’avoir à endosser un pantalon dont une jambe était d’une étoffe rouge et l’autre d’une étoffe gris pâle, un habit de la même façon, et une casquette faite des mêmes étoffes taillées en pointes disposées de manière que le rouge fût suivi du gris ; mais, que pouvait-il faire ? n’était-il pas devenu forçat par sa faute et ne devait-il pas subir les conséquences de sa misérable conduite ?

Quand il se vit affubler de ce costume il ressentit toute l’humiliation qui le frappait. Il était relégué de la société. À l’avenir il n’avait pour toute espace, que les quatre murs qui entouraient le pénitencier Encore ne devait-il marcher que sous l’œil vigilant des gardiens.

Au moment de l’arrivée de Pierre, les prisonniers venaient d’entrer dans leurs cellules. Un gardien le conduisit à la sienne. En passant dans le corridor qui sépare les deux rangées de cachots, Pierre entendit les forçats qui se disaient les uns aux autres, en voilà un nouveau.

La voix du gardien leur fit faire silence. Ces chambres étroites, séparées par des épaisses murailles et fermées par des grilles en fer, firent trembler de frayeur le malheureux Julien. Il est impossible, pour le visiteur qui entre pour la première fois dans ces lieux de détention de ne pas se sentir le cœur serré par l’aspect sévère qu’ils présentent. Et si l’honnête homme éprouve une impression aussi pénible à la vue de ce déploiement de précaution contre toute tentative d’évasion ou de complot, combien plus douloureux doit être le sentiment que ressent en entrant le malheureux que la justice a condamné à vivre des années en ces lieux.

Pierre arriva à sa chambre. Sa chambre !… l’espace de quelques pieds qu’une couchette en fer remplissait presqu’en entier, et où le détenu ne pouvait que se coucher ou s’asseoir sur son lit.

Le bruit que fit le gardien en fermant et en barrant la grille retentit jusque dans le cœur du pauvre malheureux. Harassé par la fatigue du voyage, brisé par l’émotion, il se jeta sur son lit et la figure cachée dans son oreiller, donna libre cours aux sanglots qui l’étouffaient. Le désespoir était dans son âme. Voilà donc où l’avait conduit son mauvais caractère. Il était à jamais déshonoré et son déshonneur allait rejaillir jusque sur ses vieux parents. Cinq ans à vivre dans cette prison, au milieu de voyous de la pire espèce. Enfermé le jour entre quatre murs épais, et sous l’œil vigilant des gardiens qui épieraient tous ses mouvements, et la nuit dans cette étroite cellule ou les remords viendraient l’assiéger. Quelle vie !

La mort n’était-elle pas préférable à cette vie affreuse qu’il allait mener, pendant cinq ans ? La mort, c’était la délivrance. Oui mais après ? Après, c’était l’éternité.

Or, Pierre, malgré tous ses défauts, malgré toutes les erreurs qu’il avait commises, avait encore un reste de foi. À la pensée de paraître devant Dieu dans l’état où il se trouvait et surtout après un suicide, il frémit. Il rejeta bien vite l’idée de mettre un terme à sa captivité en s’ôtant la vie.

Pierre était encore plongé dans sa douloureuse méditation quand un bruit faible d’abord, mais qui prit bientôt des proportions effrayantes, le fit bondir sur son lit. Il écouta quelques instants et comprit bientôt la nature de ce bruit. C’étaient les prisonniers qui, comme ils ont l’habitude de le faire assez souvent, secouaient la porte de leurs cellules.

Fou de rage et de désespoir, Pierre Julien sauta de son lit et se jetant sur la grille qui le tenait enfermé dans ce cachot, il se mît à la secouer avec frénésie, à la frapper avec ses poings. Ce n’était plus un homme, c’était un démon. Au même instant le gardien entra dans le corridor, une lanterne à la main. Les détenus, qui connaissaient les règlements sévères du pénitencier, s’empressèrent de se jeter sur leur lit et de faire semblant de dormir, mais Pierre Julien, ne sachant même pas ce qu’il faisait, continuait à ébranler la porte de sa cellule et à la frapper de ses poings.

Le gardien se rendit jusqu’à l’endroit où Pierre se trouvait et apercevant à travers les barreaux sa figure que le désespoir et la rage rendaient hideuse, voyant avec quelle force le détenu s’acharnait contre la grille, qui le retenait prisonnier, il courut immédiatement chercher du secours. Il revint avec deux aides. On s’empara de Julien qui fit une résistance désespérée, on lui mit les menottes aux mains, puis on le conduisit dans un cachot, où il n’entrait aucune lumière. Pour plus de précaution et afin qu’il ne renouvelât pas la scène qu’il venait de faire, on lui lia les pieds avec une chaîne retenue à la muraille par un gros anneau. Puis les gardiens le quittèrent en lui recommandant de se tenir plus tranquille à l’avenir.

Le cachot dans lequel Pierre Julien venait d’être enfermé n’était pas beaucoup plus grand que la cellule qu’il venait de quitter. Il mesurait trois pieds de large sur sept de long. Au lieu d’une grille comme il y en avait pour fermer les cellules, ce cachot avait une énorme porte en fer qu’un homme seul avait beaucoup de difficulté à ouvrir. Il n’y avait dans ce cachot, ni couchette, ni aucun autre meuble. Un peu de paille était étendu dans un coin et c’était sur ce lit peu moelleux que devait se coucher celui que l’on enfermait dans cet endroit. Au désespoir et à la rage, avait succédé chez Julien, une espèce de lassitude qui le paralysait. Dès que les gardiens furent partis, il se laissa tomber sur la paille et bientôt le sommeil s’empara de lui.

Quand Pierre Julien se réveilla le lendemain matin, il fut tout surpris de se trouver dans la plus complète obscurité.

Le cachot qu’il occupait n’avait comme je l’ai déjà dit, aucune ouverture par où la lumière put entrer. Le sommeil avait rendu à Julien un peu de calme. Il regrettait sa conduite de la veille au soir, comme il regrettait ce qui l’avait conduit au pénitencier, et se demandait ce qui allait lui arriver. Il l’apprit bientôt. L’individu qui vint lui apporter quelque nourriture lui apprit qu’il devait rester en cet endroit durant trois jours et qu’il n’aurait pour toute nourriture que du pain et de l’eau.

Après le départ du guichetier, Pierre tempêta et ragea, mais inutilement, il dut faire ses trois jours de cachot et vivre au pain et à l’eau.


VII


Le premier jour que Pierre passa avec ses nouveaux compagnons de vie, fut certainement un des plus pénibles de tout son temps de détention — On se moqua de lui ; on lui parla de sa tentative de briser les barreaux de sa cage, et comme il était peu patient, il se fâchait, or, plus il se fâchait, plus on le gouaillait. Il reçut force taloches mais il sut en donner, de sorte que la journée finie, il fut fort content d’aller s’enfermer dans sa cellule. Disons de suite qu’il ne s’acharna plus contre la grille qui le retenait captif.

Peu à peu Pierre Julien finit par s’habituer aux manières des détenus et l’on cessa bientôt de se moquer de lui. La conduite qu’il avait tenue le soir de son arrivée lui avait beaucoup aliéné les officiers du pénitencier. Aussi le mit-on de suite à l’ouvrage le plus dur, à casser de la pierre. Il eut pour compagnons de travail, ce que le pénitencier comptait de plus canaille ; des gibiers de potence, comme on dit avec raison.

Il y avait peu de Canadiens au pénitencier de Kingston dans le temps où Pierre Julien purgeait sa condamnation. Mais ceux qui y étaient ne l’avaient pas volé. Quelques-uns avaient été condamnés pour tentative d’assassinat, d’autres pour vol de grand chemin, celui-ci pour faux, celui-là pour assaut grave ; enfin, il y en avait un qui après avoir été condamné à être pendu pour meurtre, avait vu sa sentence commuée en un emprisonnement pour la vie. Pierre Julien au contact de ces misérables, en apprit de belles.

On envoie des gens au pénitencier dans le but de les corriger, hélas ! que ne dit-on plutôt, dans le but de les pervertir. Veut-on savoir où se trament les vols, les meurtres, qu’on aille au pénitencier. C’est là que se préparent tous ces crimes qui étonnent le monde et qui sont la désolation des honnêtes gens.

Les plus vieux enseignent aux jeunes les moyens dont ils se sont servis pour accomplir des plans infernaux, et ils combinent tous ensemble quelques nouveaux crimes qu’ils réussissent bien souvent à mettre à exécution quand ils sont revenus prendre leur place dans la société.

Il y avait à peine six mois que Julien était au pénitencier, que déjà il ne le cédait en rien au cynisme de ses compagnons.

Loin de regretter sa conduite passée et principalement l’action qui l’avait menée où il était, il s’en faisait gloire. Et voilà le sort de tous les condamnés.

Pierre se moquait de la malédiction que son père lui avait lancée en le chassant et il se promettait déjà, quoiqu’il eût quatre ans et demi de détention à faire, de se venger sur son frère et sur Alexina, de ce dont il était le seul coupable.

Comme ses compagnons plus avancés que lui dans le vice, il maudissait Dieu et les hommes.

Je ne m’arrêterai pas à raconter la vie de Pierre Julien pendant les cinq ans qu’il passa à Kingston. D’ailleurs chaque jour se ressemble, pour les malheureux que la justice a frappés, et les petits incidents arrivés à Pierre que je pourrais citer en passant, n’auraient aucun intérêt pour mes lecteurs. Je me contenterai de raconter deux faits. Le premier, c’est l’arrivée de Touchette, Belleau et Latreille, qui avaient été condamnés à vingt ans de détention pour le vol chez Fisherman, et le second, une punition infligée à Pierre pour assaut sur un gardien.

L’arrivée des trois compagnons de Julien fut l’objet d’une espèce de réjouissance de la part des détenus. Ces trois misérables étaient connus au pénitencier puisqu’ils y avaient passé une partie de leur vie. Aussi fallait voir l’accueil qu’on leur fit. Ils durent raconter tous les mauvais tours qu’ils avaient faits depuis leur départ du pénitencier ; or, comme Belleau, Latreille et Touchette étaient menteurs comme des voleurs, je n’ai pas besoin de dire que leurs histoires eurent un immense succès.

Quant au châtiment infligé à Julien c’est quelque chose de plus sérieux.

Il y avait trois ans qu’il était au pénitencier. Il avait déjà commis plusieurs fautes qui lui avaient mérité le cachot. Les gardiens commencèrent bientôt à le détester. Il paraît que c’est une règle pour les gardiens d’être brutaux envers les détenus. Quiconque a eu l’occasion de visiter les pénitenciers, a pu se convaincre de la vérité de ce que je dis. On dirait que ces gens n’ont pas affaire à des hommes, mais à des animaux. L’on semble croire que pour être obéi par les prisonniers, il faut leur parler durement, grossièrement, comme on le ferait avec un animal vicieux.

Mais, après tout, ces gardiens ont peut-être raison : passons.

Pierre Julien qui était très impatient lorsqu’il arriva au pénitencier, était devenu d’une promptitude inqualifiable. Or un jour, un gardien s’avisa de le réprimander sur quelque chose qu’il venait de faire et lui parla… disons un peu sévèrement. Julien ne l’entendait pas de cette manière et dans un moment de colère frappa le gardien.

Le coup n’était pas donné que déjà il le regrettait ; mais il était trop tard.

Or, un prisonnier qui frappe un officiel du pénitencier est passible du fouet. Pierre le savait et il fallait qu’il n’y songeât pas pour avoir accompli l’acte qu’il venait de faire. Des aides s’emparèrent du malheureux et le conduisirent dans un cachot en attendant que le directeur du pénitencier eut prononcé la sentence.

Une heure plus tard Pierre était amené devant le directeur qui le condamnait à recevoir cent vingt coups de fouet. La peine était sévère, mais il paraît que le crime la méritait.

On peut se faire une idée de l’effet qu’eût sur Julien, une semblable condamnation.

Cent vingt coups de fouet, appliqués comme on le fait au pénitencier, sont plus que suffisants pour donner la mort. On comprendra donc facilement la peur que le malheureux Pierre éprouva, en apprenant le châtiment qu’il allait recevoir.

Il passa la nuit sans sommeil et fut debout avant le jour. Il se livra alors à de sérieuses réflexions qui lui firent maudire la vie, ses semblables et jusqu’à Dieu.


VIII


Sait-on vraiment ce que c’est que la peine du fouet ? Ces gens qui ont pour mission de faire exécuter la loi, ont-ils une idée des douleurs qu’endure ce malheureux qui reçoit une centaine de coups de fouet. Ah ! il faudrait que ces messieurs y passassent une fois. Il faudrait qu’avant de les nommer directeurs ou gardiens de pénitenciers, on leur fit appliquer quelques douzaines de coups de fouet sur le dos ; on leur fît connaître au moins la conduite révoltante, infâme de certains gardiens qui paraissent avoir pour mission de tourmenter les prisonniers afin de les exciter à la révolte et les faire battre ensuite ; peut-être y regarderaient-ils deux fois avant de faire appliquer ce supplice digne des temps barbares.

Que de changements ne ferait-on pas ? Et ces changements seraient tout autant en faveur des gens respectables que des forçats eux-mêmes.

En effet, croit-on que la conduite de certains gardiens qui mènent les prisonniers comme des animaux ni plus ni moins, croit-on que cette discipline que l’on donne aux forçats, les fasse devenir meilleurs ? Si réellement on le pensait, il serait facile de démontrer le ridicule d’une pareille idée, par des centaines d’exemples.

C’est un fait reconnu que celui qui a le malheur d’être fouetté, surtout comme on le fait dans certains pénitenciers, cesse d’être homme pour ne devenir qu’une brute.

Il était dix heures moins un quart quand on vint chercher Pierre Julien pour le conduire au lieu du supplice.

Qui pourrait dire les pensées sinistres et douloureuses qui traversèrent l’esprit du malheureux, lorsqu’il franchit l’espace qu’il y avait entre son cachot et l’endroit où il devait recevoir son châtiment.

Était-il possible que la société, non contente de l’éloigner de son sein, exigeait encore pareil supplice ?

Quelles tortures n’allait-il pas endurer ?

— Maudits soient donc ceux qui causèrent ma perte !

Maudite soit la loi qui me fait le jouet d’êtres sans cœur !

Maudits soient ceux qui, sous prétexte de faire exécuter cette loi, vont mettre ma chair en lambeaux, me faire endurer des souffrances atroces !

Maudits soient ceux qui m’ont donné le jour !

Maudit, maudit, moi-même !

Ainsi pense le malheureux Julien.

La rage est dans son cœur. Il voudrait avoir en son pouvoir le monde tout entier, pour l’écraser sous ses pieds. La haine qu’il ressent maintenant pour ses semblables n’a plus de bornes. Ce n’est plus un homme, c’est une brute.

Le malheureux Julien marche à pas lents, soutenu par les deux gardiens qui sont allés le chercher dans son cachot. Ses yeux sont égarés, il sait à peine où il va.

Cependant en arrivant dans la salle du supplice où se trouvent réunis en ce moment tous les prisonniers, il cherche à reprendre contenance.

Ses compagnons de détention ont la vue sur lui. Quelques-uns le regardent d’un air moqueur, mais la généralité paraît attristée. Plusieurs même, ont les yeux remplis de larmes. C’est que ces malheureux ne sont pas encore complètement corrompus. Les uns sont tout nouvellement arrivés, les autres n’ont pas encore eu à souffrir de la brutalité des gardiens : il leur reste encore un peu de cœur.

En apercevant l’instrument du supplice Pierre Julien sentit ses jambes fléchir sous lui. Il dût s’arrêter même un instant.

Enfin, le voilà rendu. On lui met le dos à nu, et on attache ses bras et ses pieds à un instrument construit expressément pour la flagellation.

Deux prisonniers qui avaient consenti à se faire bourreaux, pour prix de leur liberté, se placèrent de chaque côté de la victime. Leurs bras musculeux annoncent que chaque coup qu’ils porteront sera fatal.

Le directeur du pénitencier donne l’ordre de commencer.

Le fouet, conduit par le bras vigoureux de l’un des bourreaux, décrivit un demi cercle, et vint s’abattre sur le dos de Julien, en faisant entendre un sifflement terrible. Les sept lanières du fouet laissèrent sept marques rouges sur la peau du malheureux, qui se tordit de douleur ; mais avant qu’il fût remis de la douleur que lui causait ce premier coup de fouet, un second sifflement se faisait entendre et sept autres marques apparaissaient sur le dos de Julien.

Alors le malheureux se mit à lancer des cris effroyables, inhumains et qui faisaient dresser les cheveux des spectateurs. C’étaient, des imprécations, des blasphêmes tellement monstrueux que les détenus eux-mêmes en étaient effrayés.

Les coups continuaient à pleuvoir sur le dos du malheureux. Le sang jaillissait de mille endroits différents. Les fouets en étaient rougis, les bourreaux en avaient sur la figure et leurs mains en étaient teintes.

Les détenus étaient paralysés à la vue de cette effroyable torture.

Les cris de Julien diminuèrent peu à peu. On n’entendit plus bientôt que sa respiration saccadée. Cependant, il ne perdit pas connaissance. Les bourreaux avaient terminé leur œuvre. Le dos de Pierre ne présentait plus qu’une plaie. On détacha le malheureux de l’instrument de supplice et deux gardiens durent le transporter dans l’infirmerie, où il reçut quelques soins que nécessitait son état.

Pierre Julien fut plusieurs semaines avant de sortir de l’infirmerie. Enfin, ses plaies s’étant cicatrisées, il dut reprendre la vie de ses compagnons. Quel changement s’était opéré chez le pauvre Julien. Il avait vieilli comme si trente années s’étaient écoulées depuis le jour où il reçut son châtiment. Ses cheveux étaient presque blancs ; des rides nombreuses sillonnaient sa figure ; il était sombre, taciturne, ne parlait jamais ; il semblait, en un mot, comme un spectre vivant.

Le temps fixé pour sa détention finit bientôt. Il éprouva une certaine satisfaction lorsqu’on lui annonça qu’il allait enfin jouir de la liberté. Il y tenait, le malheureux, à la liberté, et pour une raison qui le peint bien sous son vrai jour.

Pierre Julien attribuait tout ce qu’il avait souffert à Alexina et à Arthur. À Alexina, parce que par son refus de l’accepter pour époux, elle l’avait fait chasser de sa paroisse natale. Il se figurait que s’il eût épousé cette jeune fille, il se serait fait une vie nouvelle, heureuse et tranquille ; à Arthur, puisque celui-ci lui avait enlevé celle que lui, Pierre, désirait pour compagne de sa vie.

Des idées de vengeance traversèrent son esprit et déjà il formait un plan infernal qu’il n’attendait que l’occasion de mettre en exécution.

Ce fut dans ces dispositions d’esprit que Pierre Julien quitta le pénitencier.


VIII


Nous allons revenir maintenant à nos anciennes connaissances de Beauharnois, dont je n’ai pas parlé depuis quelque temps. Voyons ce qui s’était passé pendant les cinq années écoulées.

Immédiatement après leur mariage, Arthur et Alexina avaient naturellement pris possession de leur nouvelle résidence.

Dans la paroisse, la disparition de Piere Julien avait causé peu d’excitation. Le pauvre diable était peu estimé et naturellement on trouva que c’était un bonheur qu’il eut quitté Beauharnois. Il n’y eut que ses amis de cabaret qui songèrent à lui un peu plus que de raison.

Arthur et Alexina jouissaient de tout leur bonheur, et ce bonheur était partagé par les familles des nouveaux époux.

Mais, il était écrit quelque part, que Pierre Julien, en quelque endroit qu’il fut, devait être le malheur de ces bonnes familles.

Dans le temps où se passe mon récit, les journaux étaient peu nombreux, et encore ne recrutaient-ils leurs abonnés que parmi les habitants des villes. Il était rare de trouver un lecteur de journal à la campagne. En général, on ne savait même pas lire. À vrai dire, il n’y avait que le curé, le notaire et le médecin de la paroisse qui se payaient le luxe de souscrire à une feuille quelconque.

Ainsi donc, les nouvelles de la ville n’arrivaient à la campagne que très rarement. Quand un paysan venait vendre ses denrées à la ville, il avait le soin de se bourrer de nouvelles qu’il racontait ensuite à ses voisins et voisines.

Or, il se trouva que le jour où Pierre subissait son procès et était condamné au pénitencier, il y avait à Montréal un habitant de Beauharnois qui apprit la chose et la raconta au père du condamné, Jean Julien.

On se figure facilement la douleur que ressentit le pauvre père en apprenant la conduite de son fils et le châtiment qu’il avait si justement mérité. Ce fut avec beaucoup de ménagement qu’il en parla à sa femme. Malheureusement, les précautions furent inutiles. La malheureuse mère fut accablée par cette pénible nouvelle. Elle prit le lit quelques jours plus tard et un mois après on la conduisait au cimetière.

Jean Julien, frappé au cœur par le déshonneur que lui causait son fils et par la mort de son épouse qu’il aimait tendrement, ne put supporter longtemps la douleur qu’il éprouvait. Un an après la condamnation de son fils au pénitencier, il allait rejoindre au ciel, la compagne de sa vie.

Arthur, de son côté, supporta difficilement la honte que lui causait son misérable frère. Mais, grâce à la bonne Alexina et au bon cœur des habitants de Beauharnois, qui évitèrent toujours de lui parler de son frère, il finit par oublier quelque peu ce qu’était devenu le misérable Pierre et reprit peu à peu son genre de vie habituelle.

Cinq ans après leur mariage, nous retrouvons Arthur et Alexina dans leur petite maison à Beauharnois, vivant dans la plénitude de leur bonheur. Arthur est maintenant un cultivateur à l’aise. Grâce à d’abondantes récoltes qu’il sut vendre avec profit, Arthur avait considérablement augmenté ses propriétés.

Deux enfants, un petit garçon et une petite fille, étaient venus resserrer leur union. Le bonheur régnait donc en maître dans cette maison. Ils étaient trop heureux, Alexina le disait des fois à son mari. Elle éprouvait des pressentiments sinistres ; l’avenir lui apparaissait plein de douleurs.

Arthur prenait tous les moyens possibles de chasser de l’esprit de sa bonne petite femme toutes ces idées noires. Mais, à force d’entendre Alexina lui parler de ses pressentiments, il avait fini par y prendre part. Et quand la jeune femme lui faisait part de ses craintes pour l’avenir, il ne trouvait d’autre réponse à lui faire que de la presser sur sa poitrine et de la couvrir de baisers.

Environ huit jours après la sortie de Pierre du pénitencier, Arthur dut aller à Chateauguay, porter une certaine quantité de grain qu’un marchand de cet endroit avait acheté de lui. Afin d’être de retour le même jour, Arthur partit de bon matin. À son départ Alexina se jeta à son cou et lui demanda en grâce d’envoyer un de ses hommes à sa place à Chateauguay.

— Je sens qu’un malheur va t’arriver, s’écriait la jeune femme les larmes aux yeux, et que ferai-je sans toi, mon pauvre Arthur.

— Ne crains rien, ma chère Alexina, je pars de bonne heure et je serai de retour avant la nuit. Et d’ailleurs, que veux-tu qu’il m’arrive. Je suis en bons termes avec tous les habitants de Beauharnois et de Chateauguay, et l’on n’a pas vu d’étranger dans la paroisse depuis plusieurs semaines. Chasse ces idées sombres et amuse-toi avec nos deux petits anges.

Et Arthur partit ; Alexina ne put travailler de la journée et dès cinq heures du soir, elle se plaçait à la fenêtre pour voir si elle n’apercevrait pas son mari sur la route.


IX


Arthur s’était rendu à Chateauguay sans encombre. Cependant, il ne put en partir aussi tôt qu’il l’eut désiré.

Il était sept heures du soir quand il se mit en route pour revenir chez lui. On était en automne et le jour était presque disparu quand Arthur quitta Chateauguay.

Se doutant de l’anxiété que devait éprouver son épouse, il fit prendre le grand trot à son cheval. Il n’était plus qu’à quelques arpents de sa maison, quand son cheval butta contre un obstacle. Le pauvre jeune homme fut lancé en dehors de sa voiture et alla donner la tête contre une roche.

Le cheval d’Arthur se releva de suite et prit sa course vers la résidence de son maître.

On peut juger de la terreur qu’éprouva la pauvre Alexina, lorsqu’elle vit arriver le cheval seul.

Heureusement le père de la jeune femme se trouvait là en ce moment.

Il partit de suite, courut chez les voisins chercher de l’aide, et tous ensemble s’en allèrent à la recherche d’Arthur.

Ils le trouvèrent à une dizaine d’arpents de sa demeure, privé de connaissance et perdant énormément de sang par une large blessure qu’il avait à la tête.

On le transporta chez lui.

On comprendra facilement ce qu’éprouva Alexina en voyant arriver son mari dans un état aussi pitoyable.

Elle surmonta la douleur qu’elle ressentait et s’empressa de donner à Arthur les soins que requérait son état.

La cause de l’accident arrivé à Arthur était inexplicable pour tous les habitants de Beauharnois.

Qui avait pu placer en travers du chemin, la corde qui avait causé la chute du cheval et par contre celle d’Arthur.

On ne connaissait personne dans la paroisse qui fut assez méchant pour faire une action aussi méprisable.

Une vieille femme disait bien qu’elle avait vu un étranger à mine suspecte rôder dans les environs de la résidence d’Arthur, mais comme la vieille était une de ces commères, comme il en existe malheureusement un peu partout, qui connaissent tout ce qui ce passe, à dix lieues à la ronde, et qui inventent des histoires quand elles n’en trouvent pas de vraies, on fit peu de cas de ses dires et le misérable resta inconnu.

Je dois avouer cependant que pour la première fois de sa vie peut-être, la vieille commère avait dit une vérité.

L’accident était arrivé vers dix heures du soir, or une heure avant, à peu près, une chaloupe prenait terre à Beauharnois, à l’endroit où se trouve actuellement la résidence du juge.

La chaloupe était conduite par un homme seul.

L’homme attacha l’embarcation à un poteau planté en terre, en cet endroit, prit une corde qui se trouvait au fond de la chaloupe et descendit trois ou quatre arpents plus bas que la demeure d’Arthur.

Craignant que son plan infernal ne fit une autre victime que celle pour laquelle elle était préparée, il attendit quelques instants avant de barrer le chemin.

Enfin, voyant que personne ne venait, il traversa la route, attacha solidement un bout de sa corde, à la clôture, puis revenant sur ses pas, il fixa l’autre bout de la même manière de l’autre côté du chemin.

Il avait à peine terminé son travail, qu’il entendit le bruit d’une voiture, venant dans la direction de Chateauguay.

C’était Arthur qui arrivait. On sait ce qui eut lieu.

La secousse fut terrible pour Arthur.

Quant au cheval, chose singulière, il n’était que légèrement blessé.

L’homme qui s’était tenu blotti à côté du chemin, près de l’eau, sortit de sa cachette, courut alors vers l’endroit où se trouvait sa chaloupe, sauta dedans et prit la direction de l’île Perrot.

Cet homme n’était autre que Pierre Julien.

Arthur reprit connaissance, une heure environ après qu’il eut été transporté chez lui. Le médecin qu’on avait mandé déclara que la blessure n’était pas très grave et que dans huit jours le jeune homme serait complètement rétabli.

De fait une dizaine de jours après l’accident, Arthur était entièrement guéri et pouvait vaquer à ses affaires.


X


Pierre Julien après sa sortie du pénitencier, s’était dirigé immédiatement vers Beauharnois. N’osant se montrer dans la paroisse qui l’avait vu naître, et où il avait vécu si longtemps, de crainte d’être reconnu, il alla se cacher dans la petite île qui se trouve un peu en bas de la ville actuelle. Le soir de son arrivée sur l’île, c’est-à-dire huit jours après son départ de Kingston, il traversa à Beauharnois et se rendit auprès de la demeure de son frère. Il aperçut près de la grange, une charrette chargée de grain et comprit de suite qu’Arthur devait aller le lendemain porter ce grain quelque part.

Prenant toutes les précautions possibles, il s’approcha de la maison et regarda par la fenêtre. Il aperçut Arthur et Alexina assis près d’une table et causant ensemble. La vue de la jeune femme fit sur lui une impression douloureuse. L’amour qu’il avait pour elle, et qu’il croyait disparu, se réveilla plus fort que jamais. La voyant heureuse auprès de son mari, il résolut de briser son bonheur, en faisant mourir celui qu’Alexina lui avait préféré.

C’était son frère cependant, celui qu’il voulait assassiner, mais Pierre n’avait plus de cœur ; il serait peut-être mieux de dire qu’il n’en avait jamais eu.

Puis il songeait à tout ce qu’il avait souffert depuis son départ de Beauharnois, ses cinq ans de détention et surtout la torture du fouet. Or, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, Pierre rendait Arthur et Alexina responsables de tous les maux qu’il avait soufferts.

Enfin, craignant d’être surpris, il retourna à son île, bien disposé à revenir tous les soirs jusqu’à ce qu’il aurait obtenu le résultat qu’il désirait.

De l’île où il se trouvait, il pouvait voir facilement les voitures passer sur la route de Beauharnois. Le lendemain matin, de bonne heure, il vit une voiture partir de la maison de son frère et comprit que c’était Arthur qui se rendait à Chateauguay.

Il passa toute la journée à observer la route, et le soir arrivé, voyant que son frère n’était pas encore de retour, il résolut de mettre en pratique le projet qu’il avait dans la tête.

On sait ce qui arriva.

Après l’accident, Pierre avait pris la direction de l’île Perrot, oubliant d’apporter avec lui la corde qui lui avait servi à commettre son crime.

Comme on se trouvait dans le mois de juillet et que c’était le temps de la moisson, Pierre offrit ses services à un cultivateur de l’île Perrot pour les travaux des champs. Il fut accepté et se mit de suite à l’ouvrage.

Quelques jours plus tard, il apprit par des gens qui étaient allés à Beauharnois, que son frère n’avait été que blessé dans l’accident qui lui était arrivé et qu’il se trouvait déjà en état de reprendre ses travaux.

Pierre se mit alors à chercher un moyen de faire mourir son frère sans s’exposer à tomber entre les mains de la justice. Il comprenait fort bien la portée du crime qu’il voulait commettre et savait que la punition de ce crime, c’était l’échafaud.

Il laissa terminer les travaux, puis quand il sut qu’Arthur devait se trouver seul, chez lui, il se disposa à mettre son sinistre projet à exécution.

Pierre Julien couchait dans une grange. Le cultivateur qui l’employait avait voulu lui donner une chambre dans la maison, mais Pierre avait déclaré qu’il préférait coucher dans la grange, parce qu’il faisait moins chaud que dans la maison.

Une nuit donc, après s’être assuré que tout le monde dormait, il quitta l’île Perrot pour se rendre à Beauharnois.

Rendu en cet endroit, il se dirigea vers la résidence d’Arthur. Il emportait avec lui une longue corde et un manche de hache. Il se mit à examiner la grange et trouvant une porte ouverte, il s’empressa d’entrer. Puis, il jeta une corde par-dessus une poutre et attendit.

Arthur était le premier levé dans la paroisse. Aussi à trois heures du matin il était debout et se rendait à sa grange pour y chercher le foin nécessaire à la nourriture de ses animaux.

Pierre qui n’avait presque pas dormi de la nuit le vit sortir de sa maison. Et alors avec le plus grand sang-froid possible il se disposa à commettre le crime le plus épouvantable.

Arthur ne se doutant de rien, rentra dans la grange en fredonnant un air canadien. Il avait à peine fait un pas que Pierre lui assénait un violent coup de manche de hache qui l’étendait sans vie, à ses pieds. Alors on eut pu voir le malheureux fratricide passer la corde en nœud coulant autour du cou de son frère, le hisser à quelques pieds du sol, puis attacher solidement l’autre bout de la corde.

Alors, il regarda pour voir s’il y avait quelqu’un sur la route et ne voyant personne, il prit sa course dans la direction du lac, sauta dans sa chaloupe et se dirigea à force de rames vers l’île Perrot.

Quelques heures plus tard, Alexina inquiète de ne pas voir revenir son mari, s’en fut à la grange et ne trouva plus qu’un cadavre.

La jeune femme ne put supporter la secousse et tomba privée de connaissance, à quelques pas de son mari.

Les voisins les trouvaient tous deux quelques instants plus tard et les transportaient à la maison.

Alexina fut plusieurs heures sans connaissance. Enfin elle revint à elle et raconta comment, trouvant que son mari retardait à entrer elle s’était rendue à la grange et l’avait trouvé pendu à une poutre.

Personne ne put expliquer si c’était un suicide ou un assassinat. On fit une enquête qui n’aboutit à rien.


FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.