Le fort et le château Saint-Louis (Québec)/12

Texte établi par Librairie Beauchemin, Limitée (p. 148-162).


XII


Québec assiégé. — Bataille de Montmorency. — Bataille des Plaines d’Abraham. — Mort de Wolfe et de Montcalm. — Conseil de guerre. — Capitulation de Québec. — Knox et le fort Saint-Louis. — Bataille de Sainte-Foy. — Capitulation de Montréal. — Causes de la chute de la domination française. — Émigration. — Le clergé et le peuple.



On était au commencement de septembre de l’année 1759. Wolfe, arrivé devant Québec vers la fin du mois de juin, avec une flotte de pas moins de trois cents voiles et dix mille hommes de débarquement, faisait le siège de la ville depuis deux mois. Le bombardement se poursuivait sans relâche. Le château Saint-Louis se dressait toujours sur ses bases solides, mais la façade qui donnait sur la rade était criblée de boulets. Cent quatre-vingts maisons et quelques édifices publics avaient été détruits par le feu de l’ennemi.

Québec résistait vaillamment. Et pourtant on ne l’avait guère mis en état de soutenir un siège ; le gouvernement français, qui avait fait construire les forts de la Présentation, de Frontenac, de Toronto, de Niagara, de Presqu’île, de Détroit, des Miamis, de la Rivière-aux-Bœufs, de Machault, de Duquesne, de Saint-Joseph, de Chicago, de Crèvecœur, de Chartres, sur le Mississipi, avait négligé de fortifier les hauteurs de Lévis, qui font face au cap Diamant, et la citadelle de la capitale de la Nouvelle-France était dans un état déplorable. Mais l’activité et le bon vouloir des troupes franco-canadiennes avaient suppléé à tout du côté qui semblait le plus menacé. Des retranchements considérables, flanqués de dix redoutes garnies de canons, avaient été construits sur la côte qui s’étend de l’embouchure de la rivière Lairet à la cataracte de la Montmorency, et les efforts de l’ennemi pour opérer un débarquement sur la plage de Beau port avaient été repoussés avec perte.

Les Anglais avaient même essuyé une déroute complète au gué de la Montmorency, le 31 juillet, et perdu près de six cents hommes dans cet engagement, ainsi que deux vaisseaux, échoués sur le rivage et qu’ils avaient brûlés en se retirant.

La perte des Français et des Canadiens dans cette affaire n’avait été que de trente hommes, dont dix tués et vingt blessés.

Un nouveau corps de deux mille Anglais tenta de reprendre l’offensive et voulut traverser le gué ; mais, s’apercevant qu’il s’engageait sur un terrain dangereux, il se retira aussitôt, fort heureusement pour les Français, qui n’avaient plus de poudre. Après le combat, les Franco-Canadiens donnèrent la sépulture à quatre-vingt-trois soldats anglais.

Les assiégeants commençaient à songer à la retraite. Cependant ils occupaient la côte de Lévis, et vingt-deux de leurs bâtiments, en longeant la rive droite du fleuve, avaient réussi à le remonter jusqu’à Sillery et au delà, malgré le feu des batteries du fort Saint-Louis et de la citadelle du cap Diamant.

Une descente avait été vainement tentée à Deschambault. Les Anglais y avaient perdu une vingtaine d’hommes. Du côté des Français, un seul homme avait été légèrement blessé. D’autres tentatives de débarquement sur la rive nord du fleuve avaient également échoué.

Le 12 septembre, Wolfe dit à ses officiers découragés : — Nous allons risquer cette nuit une descente à Sillery, et si nous ne réussissons pas à nous établir sur les Hauteurs d’Abraham, je vous promets que la flotte lèvera l’ancre dès demain.

Le général n’avait guère foi dans cette nouvelle opération, et il se sentait envahi par un grand sentiment de tristesse. Le lendemain, il expirait sur le champ de bataille des Plaines d’Abraham, au moment où les lauriers de la victoire allaient ceindre son front, et Montcalm, son adversaire, rentrait dans Québec, mortellement blessé.

Le combat du 13 septembre 1759 est un événement considérable dans l’histoire, non pas par lui-même et pris isolément, mais à cause de l’inexplicable capitulation qui le suivit à cinq jours d’intervalle. Les deux événements sont, bien distincts l’un de l’autre : à distance, cependant, ils semblent n’en former qu’un seul et le premier grandit de toute l’importance du second.

Les conséquences en furent très graves.

« La bataille des Plaines d’Abraham, considérée au point de vue du nombre, dit l’abbé Casgrain, ne tut qu’une sanglante escarmouche puisque les deux armées réunies ne formaient pas dix mille hommes. Mais, observée au point de vue des résultats, elle est un événement dans le XVIIIe siècle. Elle a sonné l’heure de l’indépendance américaine, d’où est née la grande République qui tend aujourd’hui à déplacer le centre de la civilisation.

« Les Anglais n’avaient eu que six cent soixante-quatre hommes tués, blessés et manquants. Les régiments qui avaient le plus souffert étaient ceux des Highlanders, du Royal American et d’Anstruther, les trois qui s’étaient battus contre les Canadiens. La perte des Français n’avait guère été plus considérable que celle des Anglais. Elle était de sept à huit cents hommes, tués, pris ou blessés, d’après le Journal tenu à l’armée ; seulement de six cents soldats et quarante officiers, au rapport de Vaudreuil. »

Montcalm, mortellement atteint, rentra dans la ville, soutenu sur son cheval par trois grenadiers. Des femmes qui le rencontrèrent sur la rue Saint-Louis, voyant son sang couler de ses blessures, se mirent à pleurer en s’écriant : — « Oh mon Dieu ! mon Dieu ! le marquis est tué ! » Toujours affable, et s’efforçant de sourire, le général leur dit : — « Ce n’est rien ! ce n’est rien ! Ne vous affligez pas pour moi, mes bonnes amies. »

On le déposa chez le chirurgien Arnoux, rue Saint-Louis, où un personnage ecclésiastique s’empressa de se rendre pour lui administrer les derniers sacrements.

Le vainqueur de Carillon mourut en soldat chrétien et édifia tous ceux qui l’entouraient par les sentiments religieux. Sa dernière préoccupation terrestre fut pour ses soldats malades et blessés. Il fit adresser à Townshend, successeur de Wolfe dans le commandement de l’armée ennemie, une lettre dans laquelle il les recommandait tout spécialement à ses « bontés, » et rappelait aussi le « traité d’échange convenu entre Sa Majesté très chrétienne et Sa Majesté Britannique. »

Le général mourut à cinq heures du matin, le 14 septembre, chez le chirurgien Arnoux, à peu de distance de la chapelle des Ursulines, que l’artillerie anglaise n’avait pas détruite, et où il fut inhumé.

Il avait quarante-sept ans.

« Ce fut le soir même du 14, vers les neuf heures, à la lueur des flambeaux, dit l’auteur de l’Histoire des Ursulines de Québec, que se fit la cérémonie funèbre ; les ténèbres et le silence planaient tristement sur les ruines de la cité, pendant que défilait, du château Saint-Louis aux Ursulines, le lugubre cortège, composé du clergé, des officiers civils et militaires, auxquels se joignirent, chemin faisant, les hommes, les femmes et les enfants qui erraient çà et là au milieu des décombres. Les cloches restèrent muettes, le canon ne résonna point, et les clairons furent sans adieu pour le plus vaillant des soldats[1]. »

Ramezay, le commandant de la place, réunit un conseil de guerre le 15 septembre, pour y discuter l’opportunité de livrer à l’ennemi la ville, en partie détruite, dont la population exténuée souffrait de la faim. Ce conseil se composait de MM. de Ramezay, président, de Bernetz, Doms, d’Ailleboust-Cerry, de Pellegrin, de Lusignan (fils), de Marcel, de Parfouru, de Saint-Vincent, D’Aubrepy, Daurillaut, de l’Estang de Celles, de Johannès, de Fiedmont, de Brigart, — presque tous des officiers de second rang. On y fit connaître la recommandation de Vaudreuil de ne pas attendre au dernier moment pour capituler si la chose devenait nécessaire, mais de tacher d’obtenir les meilleures conditions possibles. Tous optèrent pour la capitulation immédiate, à l’exception de Fiedmont. Toutefois, après que Vaudreuil eut contremandé ses instructions antérieures et fait savoir qu’il envoyait des secours à la ville, Johannès insista auprès de Ramezay pour arrêter les pourparlers engagés avec le général anglais ou les traîner en longueur. La Roche-Beaucour, arrivé avec des provisions de bouche, insista à son tour pour faire revenir le commandant sur sa détermination évidente ; mais des vaisseaux anglais s’étant rapprochés de la ville, Ramezay, croyant que le bombardement allait recommencer, et s’appuyant sur les premières instructions de Vaudreuil, ouvrit les portes de Québec, après la signature d’un acte de capitulation qui sauvegardait les droits religieux et civils du peuple et stipulait que la garnison de la place sortirait avec les honneurs de la guerre et serait transportée en France.

Lévis, Vaudreuil et le gros de l’armée franco-canadienne, partis de Jacques-Cartier pour venir attaquer les assiégeants, étaient alors à la Pointe-aux-Trembles ou à Saint-Augustin, et devaient arriver le lendemain à Sainte-Foy. Bougainville était déjà rendu à Charlesbourg, prêt à secourir la ville. Townshend, qui allait se trouver pris entre deux feux, accueillit les ouvertures de Ramezay avec empressement et se montra facile sur les articles de la capitulation.

« Le 18, avant le coucher du soleil, les portes de la cité furent ouvertes. Le général Townshend, avec son état-major, suivi de trois compagnies de grenadiers et d’un détachement d’artillerie traînant une pièce de campagne sur laquelle flottait le drapeau britannique, traversa la haute-ville et s’arrêta en face du château Saint-Louis. Le commandant de la place qui l’y attendait, lui en remit les clefs. Les blancs uniformes de France s’alignèrent une dernière fois devant les portes et défilèrent en silence pour faire place aux sentinelles anglaises[2]. »

Le capitaine Knox, dans son journal de la campagne de 1759, donne le nom de « citadelle » au fort Saint-Louis, qu’il trouva « curieusement » situé. Quant à la citadelle proprement dite, il en parle avec autant de mépris que Montcalm, qui était loin d’admirer les travaux de défense érigés sur le cap Diamant. Voici comment s’exprime le capitaine anglais :

« The Castle, or citadel, and residence of the Governor-General, fronting the Recollets’ College and Church, and situated on the grand parade, which is a spacious place surrounded with fair buildings, is curiously erected on the top of a precipice, south of the episcopal house, and overlooks the low town and bason, whence you have a most extensive and delightful prospect of the river downwards and the country on both sides for a very considerable distance. This palace called Fort Saint-Louis, was the rendez-vous of the grand council of the colony. There is, besides, another citadel on the summit of the eminence of Cape Diamond, with a few guns mounted in it ; but, excepting its commanding view of the circumjacent country for a great extent, and of the upper as well as lower river for many leagues, it is otherwise mean and contemptible. Most of the other public buildings carry a striking appearance, particularly the Jesuits’ college, Ursulines and Hôtel-de-Dieu convents with their churches ; the Bishop’s palace and chapel of case adjoining, and above all, the superb palace of the late French Intendant, with its out-offices and spacious area, would be ornaments to any city in Europe ; but the residence of the Bishop, by its situation on the top of the precipice between the high and low town suffered very considerably from our batteries, as did that of the Governor-General before mentioned, which are both built of brick[3], they being conspicuously exposed to our view from the south side of the river. »

La deuxième bataille des Plaines d’Abraham, ou bataille de Sainte-Foy, livrée le 28 avril 1760, fut plus meurtrière que le combat du 13 septembre 1759. Les Anglais y perdirent quinze cents hommes, et se retirèrent précipitamment dans Québec. La perte des Français fut de sept cents hommes. Ce fut le dernier combat livré entre les deux nations sur la terre canadienne, et ce fut une victoire française.

Le chevalier de Lévis s’y montra, comme toujours, le sage des sages et le brave des braves.

L’arrivée de vaisseaux anglais décida du sort de la colonie. Retirés dans la ville de Montréal, les quelques Français et Canadiens que commandaient Vaudreuil et Lévis surent, par leur attitude, se faire respecter des trois armées qui dirigeaient contre eux leurs efforts réunis : et ce fut cette poignée de braves qui dicta les principaux articles de la capitulation du 8 septembre.

Les causes de la chute de la puissance française dans l’Amérique du Nord sont très multiples. Il en est de prochaines et il en est d’éloignées. Pour bien apprécier cet événement historique, il faut étudier tout le règne de Louis XV et la politique européenne du dernier de nos rois de l’ancien régime.

Les premières causes éloignées de la chute de Québec sont l’ambition de Marie-Thérèse d’Autriche et la confiance de Louis XV dans le génie politique de Madame d’Étioles[4]. Le roi se laissa entraîner dans des luttes qui affaiblirent la France et la mirent inutilement en conflit avec l’Angleterre. Celle-ci, vaincue d’abord, se releva et porta la guerre en Amérique alors que toutes les ressources de la France étaient requises pour faire face aux exigences de la guerre continentale européenne dans laquelle elle était engagée.

Les causes immédiates furent aussi nombreuses que frappantes. On reste surpris, en étudiant nos annales historiques, des conséquences graves qu’eurent souvent des circonstances tout accidentelles, peu importantes en apparence, et faciles à écarter. À un certain moment, tout le monde semble frappé d’aveuglement, d’impuissance ou d’incurie. L’illustre héros de Carillon lui-même livre hâtivement, malgré les représentations de Vaudreuil, la bataille des Plaines d’Abraham avec une partie seulement des troupes dont il peut disposer[5]. Bougainville, chargé de surveiller la rive du Saint-Laurent, passe la nuit au Cap-Rouge tandis que les Anglais débarquent au-dessus de Sillery ; il ignore le drame qui se joue à deux lieues de distance, et reste longtemps inactif avec l’élite des troupes françaises pendant que les soldats de Montcalm, déjà fatigués par une marche de deux heures, sont écrasés sur les Plaines. Enfin Ramezay perd la tête et livre à des assiégeants privés de leur chef ordinaire, une ville qui n’était pas investie.

Au printemps de 1760, un soldat français, surpris par un accident, est entraîné sur un glaçon dans le fleuve Saint-Laurent ; il est recueilli à demi mort de faim et de froid, vis-à-vis de Québec, dans la nuit du 27 avril, et apprend au général Murray que Levis est au Cap-Rouge, presque sous les murs de la ville, avec son armée. Cette révélation épargne aux Anglais une surprise qui eût pu rendre plus désastreuse encore la journée du lendemain.

Qui sait si cet accident si simple, si léger en apparence, n’a pas eu son influence sur les destinées de notre continent ?

Qui sait si toutes les causes que nous venons d’indiquer n’ont pas influé sur les destinées de l’Europe elle-même ?

Sans la conquête du Canada par l’Angleterre, les États-Unis d’Amérique n’eussent pas déclaré leur indépendance en 1775 ; sans l’expédition de Rochambeau et de LaFayette en Amérique, les idées républicaines n’eussent pas été soudainement mises en honneur en France sous le règne de Louis XVI ; sans la perte de sa vaste colonie de l’Amérique du Nord, notre ancienne mère-patrie eût pu nous envoyer le trop plein de sa population — la plus remuante et la moins respectable — et éviter peut-être les pires excès de 1793…

Il y a sans doute beaucoup d’incertain et de risqué dans ces hypothèses ; mais ce qui est incontestable, c’est qu’aucun homme au monde n’eût été assez puissant pour parer aux causes multiples des profondes modifications que le Canada devait subir ; c’est que la divine Providence, en nous séparant du pays toujours aimé de nos ancêtres, — ce que nous croyions être le suprême malheur — nous a traités avec bonté et nous a épargné des maux incalculables.

Pendant les dernières années du régime français en Canada, tous ceux qui, dans ce pays, avaient de la fortune en abusaient. L’intendant et ses créatures spéculaient, festoyaient, entassaient de l’or ; les officiers se battaient bravement en été, mais jouaient tout l’hiver d’une manière effrénée. Toute la population frivole — heureusement peu nombreuse — de Québec et de Montréal, qui vivait dans des fêtes continuelles pendant que les habitants des campagnes multipliaient les sacrifices pour faire face aux événements, quitta la colonie après la conquête, de même que les personnages officiels et un certain nombre de familles qui avaient en France de proches parents relativement à l’aise. Une partie périt dans le naufrage de l’Auguste, sur les côtes du Cap Breton, en 1761. Les militaires s’embarquèrent pour la France en 1759 et en 1760. Une dernière émigration, comprenant plusieurs familles de négociants, eut lieu après la signature du traité de Paris, en 1763 et en 1764 ; elle se dirigea partie vers la France, partie vers Saint-Domingue. Parmi les personnes qui durent ainsi quitter la colonie, un grand nombre étaient dignes d’estime et même d’admiration, et si cet exode fut une expurgation pour la société canadienne, par rapport à certains sujets, il causa en même temps un affaiblissement regrettable dans la partie saine de la population. Les arts et les sciences, qui étaient très avancés à Québec et à Montréal, disparurent presque tout à fait, et ce n’est que vers le milieu du dix-neuvième siècle que nous avons pu reconquérir tout le terrain perdu de ce côté. La langue française reçut aussi dès l’inauguration du nouveau régime les premiers assauts qu’elle eut à subir en ce pays, par le fait de l’importation de marchandises portant des noms anglais et par le contact fréquent de la population de nos villes avec des artisans et des marchands ne parlant que la langue anglaise.

De 1760 à 1766, il n’y eut pas d’évêque en Canada, et, partant, pas d’ordinations. Humainement, Murray tenait le sort de l’Église canadienne dans ses mains, et il lui rendit un service inappréciable en favorisant la consécration de l’illustre Monseigneur Briand. Le nombre de prêtres catholiques dans tout le Canada descendit au chiffre de 138[6]. Les dernières années n’avaient pas été désastreuses seulement par la famine et par la guerre : les écoles primaires, florissantes au temps de Philippe de Vaudreuil et de Beauharnois, avaient été fermées ; les collèges classiques étaient déserts ; le nombre des religieuses de tout ordre était considérablement diminué. Pendant neuf ans, il n’entra aucune novice chez les Ursulines, à Québec. Écrasés sous le nombre, ruinés par l’incendie, les massacres et le pillage sous toutes ses formes, les Canadiens avaient oublié de s’occuper des écoles.

Immédiatement après la conquête, notre clergé dut suffire à toutes les tâches. Il le fit par ses conseils, par son initiative sage et prudente, par son esprit de sacrifice, par l’exemple du plus pur patriotisme et des plus austères vertus.

La loi martiale, établie tout d’abord dans la colonie, eut pour effet d’engager les habitants à s’adresser aux curés pour régler leurs différends. Plus que jamais le prêtre fut considéré comme l’ami, le protecteur et le guide du peuple. La forte organisation paroissiale créée par Monseigneur de Saint-Vallier sut résister au choc qui ébranlait tout l’édifice de notre nationalité. Grâce à cette organisation, les familles franco-canadiennes vécurent de leur vie propre et se gardèrent de toute espèce d’envahissement.

L’historien américain Francis Parkman s’exprime ainsi dans son ouvrage intitulé The Old Regime in Canada :

« Une grande force se dresse en pleine lumière dans l’histoire du Canada : l’Église de Rome. Plus encore que le pouvoir royal, elle forma le caractère et prépara les destinées de la colonie. Elle fut sa nourrice et presque sa mère, et tout obstinée et absolue qu’elle était,[7] elle ne rompit jamais les liens de la foi qui l’attachaient à elle. Ce furent ces liens qui, en l’absence de franchises politiques, constituèrent, sous l’ancien régime, la seule cohérence vitale dans la population. Le gouvernement royal était passager, l’Église était permanente. La conquête anglaise brisa d’un seul coup tout l’organisme de l’administration civile, mais elle ne toucha pas à l’Église. Gouverneurs, intendants, conseils et commandants, tous étaient partis ; les principaux seigneurs s’étaient éloignés de la colonie, et un peuple non accoutumé à vivre sans contrôle et sans assistance fut subitement abandonné à sa propre initiative. La confusion, sinon l’anarchie, s’en serait suivie, n’eussent été les curés, (parish priests) qui, dans un caractère de double paternité mi-spirituelle, mi-temporelle, devinrent plus que jamais les gardiens de l’ordre par tout le Canada. »

La dîme n’était payée qu’au vingt-sixième, et en grains seulement. Les curés, peu fortunés pour la plupart, trouvaient cependant le moyen de fonder des écoles. Ils s’ingéniaient à découvrir parmi les enfants des cultivateurs ceux qui manifestaient le plus de talent, et ils les envoyaient, souvent à leurs frais, dans les collèges ou petits séminaires après leur avoir donné eux-mêmes les premiers rudiments d’une instruction classique. Avec patience et persévérance, ils préparaient de nouveaux lévites pour les autels, de nouveaux défenseurs pour la patrie ; et lorsque, bien des années plus tard, le parlementarisme fut introduit dans le pays, la supériorité manifeste de plusieurs Canadiens-Français fut pour ces prêtres vénérables la plus belle récompense terrestre qu’ils eussent pu ambitionner.

Le temps des guerres contre les Iroquois et les Anglais était passé. L’habitant canadien ne quittait plus son foyer, et ses terres mieux cultivées donnaient d’abondantes moissons. Les granges étaient pleines de gerbes, les maisons pleines d’enfants. Cependant on restait groupé près du clocher paroissial, et la colonisation ne franchissait pas les bornes des anciennes seigneuries. Ce ne fut que lorsque l’on se sentit assez fort dans les anciens établissements que l’on songea à entreprendre l’œuvre des défrichements lointains et à s’enfoncer en grand nombre dans la forêt, pour en faire surgir de nouvelles paroisses formées à l’image des anciennes. En même temps nos nationaux reprenaient peu à peu leur prépondérance dans les villes, l’émigration anglaise se dirigeant surtout vers la province d’Ontario.

Chose digne de remarque : les familles des premiers habitants de la Nouvelle-Angleterre sont à peu près complètement éteintes ou disparues des États-Unis, tandis que les familles franco-canadiennes du dix-septième et du dix-huitième siècle sont encore toutes vivaces, maîtresses du sol qu’elles ont elles-mêmes défriché, et se sont multipliées d’une façon étonnante.

En changeant d’allégeance, la jeune nation franco-canadienne n’a rien perdu non plus de son caractère propre ; elle a conservé sa foi, sa langue, sa douce et honnête gaîté et ce je ne sais quoi de vibrant et de spontané qui distingue les peuples de race latine. Un de ses artistes — M. Eugène Taché — lui a donné cette touchante devise : « Je me souviens, » et on lira bientôt peut-être sur un de ses monuments cette autre devise si poétique et si vraie : « Née dans les lis, je grandis dans les roses. »



  1. On a bien voulu nous communiquer les annales manuscrites des Ursulines de l’époque. Nulle part il y est dit que Montcalm mourut ou fut transporté au château Saint-Louis. Il est probable que la narratrice de 1866 n’a indiqué le château comme le lieu de la mort du héros (page 7, vol. iii) que d’après un auteur moderne, — auteur d’ordinaire bien informé, mais qui nous paraît s’être trompé sur ce point.
  2. L’abbé Casgrain. — Montcalm et Levis.
  3. Knox fait erreur sur ce point. Le château et le palais épiscopal, de même que le collège des Jésuites, le séminaire et les autres édifices publics, étaient construits en pierre.
  4. M. de Gaspé dit, dans ses Mémoires : « C’est une chose assez remarquable que je n’aie jamais entendu un homme du peuple accuser Louis XV des désastres des Canadiens, par suite de l’abandon de la colonie à ses propres ressources. Si quelqu’un jetait le blâme sur le monarque : Bah ! bah ! ripostait Jean-Baptiste, c’est la Pompadour qui a vendu le pays à l’Anglais ! Et ils se répandaient en reproches contre elle. »
  5. Levis, le seul homme qui eût de l’ascendant sur l’esprit de Montcalm, était absent.
  6. Juillet 1766. Au mois de septembre 1758, il y avait, dit Mgr  H. Têtu, 181 prêtres dans le diocèse de Québec.
  7. M. Parkman était protestant.