Le fleuve Amour/02
II
Je partis de Nicolaïevsk le 19 octobre 1856, dans un
traîneau tiré par des chiens. Ces animaux, d’une vigueur
et d’une vélocité incroyables, volent plutôt qu’ils ne
courent sur la neige, et peuvent faire jusqu’à 15 verstes,
près de 16 kilomètres à l’heure. Aussi, une petite
traite de 11 verstes pour une première étape n’était pas
un tour de force. Mais comme je comptais sur le même
attelage pour me conduire jusqu’à la station russe qui se
trouve à l’embouchure de la Sungari, je jugeai prudent
de lui accorder une longue nuit de repos et je fis halte à
Kaki, village gilyak.
18 novembre. — Malgré l’ardeur de mes chiens, nous n’avançons que lentement ; nous avons essuyé une terrible tempête de neige. Près du village de Mago, j’ai rencontré sur ma route une bande de Gilyaks conduisant des traîneaux chargés de poisson. C’est une espèce de carpe qu’ils prennent sous la glace. À Tyr, les eaux de l’Amour se réunissent dans un même lit, et à cet endroit le fleuve n’a pas moins de trois verstes (3 180 mètres) de large.
19 novembre. — On ne peut être plus récent que Novo-Michaïlovsk. C’est un embryon de village. La colonie n’a encore que quatre maisons construites. J’entrai dans une de ces habitations, et tout en me chauffant et en prenant le thé, je questionnai mes hôtes sur leur genre de vie. Ils se félicitent hautement d’être venus s’établir dans le pays. Les terres qu’on leur a concédées sont fertiles. Ils cultivent avec succès les céréales et les légumes. La dernière récolte a été très-abondante. Les rivières leur fournissent assez de poisson pour qu’ils puissent approvisionner les marchés voisins. Enfin à ces sources d’aisance viennent s’ajouter les bénéfices que leur promet la navigation du fleuve Amour et le transport des voyageurs de Nicolaïevsk à Kizi. Les autorités russes ont traité avec eux pour le bois nécessaire aux steamers, et la poste leur paye 150 roubles par paire de chevaux pour cinq mois d’hiver. De pareils éléments de prospérité les autorisent à envisager l’avenir avec confiance.
À Michaïlovsk, les progrès de la colonisation sont déjà plus sensibles. L’on y compte bien jusqu’à quinze maisons. Les moindres détails de la vie prouvent que les mœurs russes s’imposent graduellement mais avec rapidité dans ces régions. Les colons de Michaïlovsk spéculent sur l’élève du cheval, du bœuf et du mouton. Ils ont trouvé derrière la côte qui borde la rivière un vaste steppe couvert de pâturages où leurs troupeaux acquièrent en peu de temps une chair grasse et savoureuse.
Entre Michaïlovsk et Bagoradski, je rencontrai trois paysans qui revenaient de la chasse. J’appris par eux qu’en ce pays l’élan n’erre pas par couples, comme en Sibérie, mais marche presque toujours en troupes nombreuses.
Au village de Pul, les Gilyaks me reçurent à bras ouverts. Les commerçants mandchoux viennent jusque chez eux, apportant des liqueurs chinoises, du tabac et du millet qu’ils échangent contre des peaux de martre et de renard. Trois frères gilyaks, qui vivaient sous le même toit, m’invitèrent à entrer dans leur hutte. J’y trouvai réunies une soixantaine de personnes ; c’étaient pour la plupart des voyageurs comme moi, des Samagirs et des Nagidals de l’Amegun. Les habitants de cette région acceptent avec empressement l’influence russe. Doués du meilleur naturel, ils donneraient bientôt l’exemple de toutes les vertus sociales, si leurs qualités n’étaient obscurcies par un vice déplorable : l’ivrognerie. Les négociants mandchoux, auxquels ils en sont redevables, alimentent activement ce fléau. Pendant l’année qui vient de s’écouler, ces empoisonneurs ont importé dans le pays 700 boîtes de liqueurs chinoises, représentant 4000 vedros russes[1]. À défaut de considérations d’un ordre plus élevé, les intérêts commerciaux de la Russie lui conseillent, sinon d’interdire absolument, dans ses nouvelles provinces, du moins d’y restreindre l’entrée des liqueurs chinoises. Car les bénéfices que cette branche de commerce rapporte aux Mandchoux leur permet d’accaparer toute la fourrure. C’est à peine si j’ai pu trouver à acheter de première main quarante peaux de castor, tandis qu’un seul commerçant mandchoux m’en a livré 400 le même jour. Ces Mandchoux ruinent le pays. De Pul jusqu’à la Sungari, ce n’est qu’un cri de malédiction contre eux. Les habitants de ce pays qui voient leurs frères du bas Amour s’enrichir sous la protection de la Russie, tendent vers elle des bras suppliants. Pour gagner ses bonnes grâces, ils promettent de se convertir au christianisme. Chez certains d’entre eux, les sympathies russes se témoignent par des sacrifices dont on ne peut s’empêcher de tenir compte quand l’on sait combien le corps est attaché à ses habitudes. Ainsi l’un des trois frères chez qui je logeais, pour se conformer plus complétement aux mœurs russes, a renoncé à manger du chien. « Je suis bon Russe, moi, me disait-il, je ne suis pas un mangeur de chien comme ces autres. » Puisse cette concession aux préjugés de ses maîtres être appréciée comme elle le mérite !
Si la conduite de la Russie à l’égard des Gilyaks les rattache étroitement à sa cause, elle est en même temps pour la plupart d’entre eux un sujet de profond étonnement. Je les ai, plus d’une fois, entendus demander : « Comment se fait-il que les Russes d’aujourd’hui ne nous oppriment ni nous tuent ? » Pour comprendre ces paroles, il faut savoir que la tradition a conservé parmi les Gilyaks le souvenir des déprédations et des violences que les premiers cosaques russes ont exercées sur leurs ancêtres.
Désirant arriver à Mariinsk avant le départ du gouverneur de la province qui s’y rendait aussi, je louai deux traîneaux pour la somme de 19 thalers à la condition que l’on me ferait faire le voyage dans le temps voulu. Ce marché conclu, je dis adieu à mes hôtes, et après leur avoir laissé une bonne provision de tabac et de thé, dont ils sont très-friands, je montai dans mon traîneau. Mes chiens se comportèrent si bravement que je ne tardai pas à atteindre un petit établissement du nom d’Irkustk. J’avais en route rencontré le gouverneur qui voyageait avec les chevaux de la poste, et mon attelage n’avait pas eu de peine à le laisser en arrière. N’ayant plus de motifs de me presser, je mis un moment pied à terre et j’allai me chauffer au feu d’une hutte russe. Je fis une plus longue halte à Aür pour ménager mon attelage. Aür est renommé pour ses chiens. Ces animaux, qui ressemblent à nos chiens courants, ont le poil gris, sont grands, bien découplés, et ont le pied léger. Là aussi j’entendis les habitants se plaindre amèrement des Mandchoux qui les dépouillent avec le plus odieux cynisme.
Je brûlai les étapes de Mada et de Pulza, villages situés, comme tous ceux que j’ai rencontrés depuis Nicolaïevsk, sur la rive droite de l’Amour ; je saluai avec joie le village de Suteh, habité par des cosaques russes, et vers le soir j’arrivai à Mariinsk. Quand on y apprit que je comptais remonter l’Amour, on traita mon projet de folie. Les gens les plus expérimentés prétendaient que je ne pourrais jamais me procurer la nourriture de mes quarante chiens ; que le poisson manquait dans plusieurs endroits de la rivière ; que si je ne mourais pas de faim, je serais infailliblement gelé ; et enfin que si je résistais au froid des nuits d’hiver, les tempêtes de neige me puniraient de ma témérité, etc.
Mais mon parti était bien pris, et aucune objection n’était capable d’ébranler ma résolution. Je soupçonnais d’ailleurs les Mandchoux d’avoir singulièrement exagéré les dangers de la route pour décourager les explorations des étrangers. Leur cupidité s’alarme des conquêtes de la civilisation ; ils voudraient échapper au bras de la Russie qui s’avance incessamment vers eux et qui bientôt les forcera de renoncer à l’exploitation éhontée qu’ils font des peuplades de l’Amour. Tout voyageur qui pénètre dans la Mandchourie est une sentinelle avancée dont ils redoutent la clairvoyance.
30 novembre. — Le mauvais temps m’a retenu à Mariinsk pendant dix mortels jours. Depuis le 21, les tourmentes de neige font rage, et au moment de notre départ, le temps qui, le matin, paraissait vouloir se mettre au beau, tourne de nouveau à l’ouragan. Mais je ne veux pas reculer, et je pars avec quatre traîneaux et quatre mois de provisions. C’est à grand-peine que j’ai pu atteindre Golni, où j’ai passé la nuit. Entre Kizi et Gyrin, distance de huit étapes ordinaires, la neige était tombée en si grande quantité qu’elle nous engloutissait à moitié ; mais mes chiens étaient habitués à triompher de ces obstacles. Je voyais quelquefois disparaître dans la neige l’attelage tout entier, mais bientôt un bond le ramenait à la surface, où il reprenait haleine, et en même temps un vigoureux coup de collier enlevait le traîneau. Cette habile manœuvre rappelle celle des nageurs qui sont habitués à nager entre deux eaux. Il fallut, pour m’empêcher de rebrousser chemin, toute l’intrépidité des braves animaux auxquels je m’étais confié. Chaque fois qu’ils émergeaient au-dessus de la neige, leur regard brillait, leur queue frétillante semblait à la fois témoigner de leur ardeur et du noble orgueil que ces amis de l’homme éprouvaient à le servir.
1er décembre. — Djaï est un village assez populeux, mais à notre arrivée tous les hommes étaient à la chasse au castor. Il n’était resté dans les maisons que les femmes, les enfants et quelques notables Mandchoux. J’eus en cet endroit une preuve de la surveillance dont nous étions l’objet.
Un émissaire était parti dès le matin pour annoncer notre voyage, dont la nouvelle lui avait été transmise de Golni par un de ses compatriotes. Les Goldiens m’apprirent plus tard qu’à chaque halte que nous avions faite il en avait été de même, et que les autorités de l’Usuri et de la Sungari étaient prévenues de notre approche longtemps avant notre arrivée.
Le dernier établissement des Gilyaks en remontant l’Amour est Addi ou Adza, village composé de quinze huttes, dans chacune desquelles logent au moins vingt personnes. C’est le centre commercial des Mandchoux pour leurs transactions avec les Gilyaks et les Goldiens. C’est aussi là que leur âpreté au gain se manifeste dans toute sa hideur. Mais ils ne spéculent pas sur les étrangers, ils s’entendent trop bien aux affaires pour traiter avec eux. Leur seul but est de les éloigner du champ qu’ils exploitent et de se soustraire à leurs investigations. Quand je leur marchandai le poisson dont j’avais besoin pour mes chiens, ils me firent des prix impossibles pour me forcer à discontinuer mon voyage. Heureusement j’avais pénétré leurs intentions. J’avais la bourse bien garnie, et j’adhérai sans sourciller à leurs dures conditions. Ils étaient tout ébahis de la bonne grâce avec laquelle je me laissais écorcher. À Addi, comme dans tous les villages précédemment traversés, les Gilyaks nous offrirent l’hospitalité la plus empressée. Nous étions pour eux les éclaireurs de la civilisation qui doit les délivrer des Mandchoux.
À partir d’Addi, j’entrai dans le pays des Goldiens, peuplade d’origine toungouse. Je n’ai vu qu’en courant Kalga et Niaugi infestés de Mandchoux qu’y attire le commerce des peaux de castor ; après eux il n’y a plus qu’à glaner. Après avoir passé l’embouchure du Goryn, je suis arrivé à Keurmi où régnait une fièvre pernicieuse qui étendait ses ravages jusqu’à l’embouchure de la Sungari. Les villages placés sur ce parcours renferment cependant une nombreuse population, et s’élèvent au milieu d’un pays extrêmement fertile.
Je m’arrêtai deux jours dans un village situé par 50° à peu près de latitude, à l’embouchure du Chungari. J’ai obtenu sur ce cours d’eau des renseignements précieux. Pendant l’hiver, on peut, en le remontant avec des chiens, atteindre en sept jours Port-Impérial[2]. J’en conclus que le Chungari coule sur une étendue de 300 v. (360 kil.). Pendant l’été la rapidité du courant rendrait la navigation beaucoup plus longue et beaucoup plus difficile. J’ai rencontré à cette halte, un négociant chinois, qui m’a étonné par son aptitude pour les langues et surtout par la volonté tenace et par l’esprit ingénieux que révèle sa manière d’étudier. Il épie le passage des commerçants russes, va à eux, les salue, et par des gestes, quand il ne peut faire autrement, il engage résolûment la conversation, leur demande une leçon de grammaire ou l’explication de quelques mots et prend à mesure ses notes sur un carnet.
25 décembre. — Le village de Maï est situé dans une position des plus pittoresques, au bas d’une falaise et en regard d’un grand lac semé d’îles habitées par des Goldiens. Aux approches du village, la route était devenue presque impraticable ; il fallait passer sur une berge étroite et rapide, au bas de laquelle s’amoncelaient d’énormes bancs de glace. En arrivant à Dalen, je trouvai le village désert. Les habitants fuyant la fièvre s’étaient disséminés dans les bois ; leurs huttes éloignées les unes des autres indiquent combien la maladie est contagieuse. Les émigrations se renouvellent assez souvent chez les tribus de l’Amour.
La rivière Dondon-Bira se jette dans le fleuve Amour par la rive droite, devant un village bâti en partie sur la terre ferme et en partie sur des îles. Je pris le thé dans une pauvre hutte pendant qu’un Cosaque allait chercher du poisson pour mes chiens. Ce brave homme s’était spontanément offert à me rendre ce service. Un peu plus loin, à Kurem, petite station composée seulement de deux huttes, les Goldiens accoururent à ma rencontre sur la glace et aidèrent mes chiens à gravir la berge de l’île qui, en cet endroit, était fort escarpée. Ils semblaient heureux de pouvoir nous être de quelque utilité. Nous n’avions plus affaire à des Mandchoux. Nous approchions cependant de leurs frontières où je trouvai, du reste, meilleur accueil que je ne m’y serais attendu.
Le village de Syza est la résidence d’un officier mandchou préposé à la garde de la frontière. Il me reçut avec politesse et me donna un excellent repas pendant lequel il fit briller les connaissances et les bonnes manières d’un Chinois bien élevé. Son personnel se compose d’un secrétaire, de deux Boskos ou caporaux et de cinq serviteurs. Cet estimable fonctionnaire se délasse de ses travaux administratifs en se livrant aux douceurs du commerce. Il échange avec les habitants de son district du tabac et des liqueurs chinoises contre de précieuses fourrures de castor. Pour tout ce qui est du ressort de sa magistrature il peut se montrer facile et indulgent, mais aussitôt qu’il s’agit de son commerce il devient impitoyable. Malheur au pauvre Goldien qui serait en retard pour la livraison de la commande, ou qui oserait seulement lui présenter une pelleterie douteuse ! Les Goldiens de Syza cultivent avec succès le chou chinois, la fève, la courge, l’oignon et l’ail. Dans leurs champs du moins ils sont à l’abri de la cupidité vexatoire des Mandchoux.
Continuant de côtoyer l’Amour, je passai par les villages goldiens de Metsur et de Ketsyr et j’atteignis Turmi à l’embouchure de l’Usuri. La chaîne de montagnes qui court le long de l’Usuri est couverte de forêts de chêne, de mélèze et de cèdre, peuplées de bêtes féroces et surtout de tigres. Ce terrible félin que l’on a regardé longtemps comme un hôte exclusif des chaudes régions du midi de l’Asie, exerce ses déprédations jusque dans les gorges des monts Altaïs et Stavanoïs, au-delà du 50° degré de latitude, ainsi que l’ont établi Humboldt, dans son Asie Centrale, et Atkinson, dans son beau volume intitulé Oriental and Western Siberia. La population des bords de l’Usuri est formée principalement de réfugiés chinois. Les terres qu’ils cultivent sont d’un excellent rapport, mais ils n’ont de bétail que ce qu’il leur en faut pour le labour. Les fréquentes attaques des tigres les empêchent d’élever des troupeaux.
29 décembre. — Au delà de Dyrki, je trouvai abandonnée, la station que les Cosaques-Russes ont établie en face du village de Sulvi. Ils l’avaient quittée à l’automne, mais ils y avaient laissé leurs chevaux qui n’auraient pu traverser les marais de la rive gauche. J’étais forcé de me séparer de mes chiens avec lesquels j’avais fait 1500 v. (1600 kilomètres) en 19 jours, les haltes comprises. Je n’aurais pas mieux demandé que de continuer le même mode de voyage, mais je ne devais plus trouver en quantité suffisante le poisson dont mon attelage était habitué à se nourrir. Je tâchai donc de me procurer des chevaux pour mes Cosaques et pour moi. Avant d’obtenir l’autorisation de les acheter, il me fallut triompher du mauvais vouloir des autorités mandchoues de la Sungari. Pendant que je négociais cette affaire qui ne me retint pas moins de 12 jours à Sulvi, un Goldien apporta dans la butte où je m’étais logé, un énorme tigre qu’il avait tué dans son repaire. Il dressa la bête contre la muraille et tous les habitants du village vinrent accomplir devant elle une cérémonie moitié burlesque, moitié sérieuse, mais en tout cas fortement empreinte de superstition ; ils saluèrent profondément le tigre, l’appelant Monseigneur et le priant d’agréer leurs hommages respectueux.
Entre l’Usuri et la Sungari, la rive droite de l’Amour s’exhausse et offre un terrain éminemment favorable à la culture. La rive gauche, au contraire, est envahie par les eaux du fleuve qui, en serpentant à travers les terres, forme des ruisseaux, des lagunes, des lacs, des criques et des marais.
28 janvier 1857. — Au-dessus de Sulvi le Bidjan, qui prend sa source dans les monts Hing-Gan, se jette dans le fleuve Amour par la rive gauche. Un des affluents de cette rivière, le Djujur, mérite, au point de vue de la métallurgie, une attention toute spéciale. Suivant le rapport des Goldiens, l’on trouverait sur ses rives des lamelles d’argent qui, d’après la description qu’on m’en a faite, doivent être de même formation que l’argent telluré des montagnes de l’Oural et de l’Altaï. Les Goldiens dédaignent ce trésor, ou, pour mieux dire, il leur inspire une terreur superstitieuse dont le sens moral n’échappera à personne. Ils prétendent que l’homme qui a le malheur de rencontrer les lamelles d’argent du Djujur est poursuivi pendant tout le reste de sa vie par les mauvais esprits. Je ne pouvais pas remonter à l’origine de cette croyance, je pouvais encore moins vérifier jusqu’à quel point l’existence des richesses dont on me parlait n’est pas fabuleuse ; car le ruisseau sur les bords duquel on doit les trouver coule à 200 milles de ma route. Les Goldiens me donnèrent cependant un autre renseignement qui, s’il est exact, pourra déterminer les voyageurs à tenter une exploration. Si, comme ils me l’ont assuré, le Djujur coule de l’ouest à l’est, la distance se trouverait réduite à 63 milles. Pour moi, qui n’allais pas à la recherche d’une nouvelle Californie, j’écartai cette vision séduisante. J’avais besoin de ne pas me laisser amollir car j’allais affronter le redoutable défilé rocheux du Hing-Gan. Ce défilé, au fond duquel coule l’Amour, se prolonge sur une étendue de 150 verstes, ou 40 lieues françaises, de neige et de mauvais chemin. Pour franchir ce pas, je n’eus pas trop de tout mon courage et de toute ma patience. Nous n’étions guidés à travers les fondrières que par les vagues traces des chasseurs que mon guide avait beaucoup de peine à discerner. La neige était profonde et nous enfoncions souvent, les hommes jusqu’aux épaules et les chevaux jusqu’au poitrail. La nuit surtout était affreuse et je faisais tout éveillé de bien tristes rêves quand j’entendais dans le lointain le hurlement des loups et le rauquement des tigres affamés, dont j’apercevais à la faveur du clair de lune, les terribles empreintes gravées sur la neige. Enfin, le 21, c’est-à-dire après quatre jours de fatigues et d’angoisses, nous revînmes à la vie en débouchant dans la plaine où je me reposai pendant un jour. Je n’avais perdu qu’un cheval, mort de faim plus que de fatigue. Je ne trouvai, en poursuivant ma route, à différentes huttes où j’entrai, que des femmes et des enfants, les hommes étant partis pour chasser la martre. Dans l’espoir de me procurer des vivres, je passai sur la rive gauche du fleuve où résidait un officier mandchou. Il nous fit assez bon accueil, mais il n’avait à nous offrir qu’un peu d’orge dont il n’avait pas trop pour lui-même. Heureusement que je pus me trainer jusqu’à une butte habitée par des Manégriens qui partagèrent avec moi une chèvre sauvage, reste de leurs provisions. Ce secours me permit d’atteindre les villages mandchoux du district encore chinois de Saghalien-Ula-Khoton.
Du 25 au 28 janvier je m’écartai du fleuve, pour remonter la belle vallée de la Buriya. Je rejoignis en route des Daouriens et des Salons qui allaient vers l’Hing-Gan avec leurs chevaux, chargés de liqueurs, de gruau et de froment, produits contre lesquels les Manégriens échangent leurs martres. Je passai trois nuits avec les compagnons que la Providence m’avait envoyés. Ils me prodiguèrent leurs provisions, et, ce qui me toucha bien plus, leurs sympathies. À chaque hutte ils me forçaient à prendre la place d’honneur auprès du feu du bivouac, et tout en fumant et en buvant le thé, je leur payais leurs attentions par le récit de mes voyages. Ils me témoignèrent autant de déférence que si j’avais été le chef de leur peuplade, et en me quittant ils me jurèrent amitié, serment qu’ils accompagnèrent d’énergiques poignées de main. La vallée de la Buriya ou de la Niomanbira, comme quelques cartes désignent cette rivière, offre de vastes plaines d’un terreau vierge qui payera largement les peines du laboureur ou de l’éleveur de troupeaux. Suivant les récits des indigènes il n’y a point de contrées sur la rive gauche du fleuve comparables à celle-ci et les parties hautes de la vallée, entourées de montagnes et de forêts, abondent d’animaux à fourrure, d’espèces aussi variées que recherchées.
3 février. — Un commissaire de Saghalien-Ula avait été envoyé à ma rencontre ; il m’attendait depuis longtemps au premier village. Il me dit qu’il avait ordre d’accompagner ma seigneurie jusqu’à la ville ; il se trouvait on ne peut plus honoré d’une pareille mission, etc. Les dispositions des Mandchoux à notre égard étaient en apparence changées, mais leur tactique restait la même. N’ayant pu m’empêcher de pénétrer au cœur de leur pays, ils voulaient que je n’emportasse pas trop mauvaise opinion de leur caractère. Aussi fus-je accablé et de soins et de prévenances, et même d’hommages. Après quelques heures de repos, on me fit monter dans un traîneau attelé de deux bœufs qui me menèrent au pas aussi solennellement qu’un roi fainéant. Mon traîneau offrait une particularité de construction que je tiens à signaler : le timon et le chariot ne formaient qu’une seule pièce. J’avais pensé qu’il était inutile de me faire suivre de mes chevaux ; mais l’on voulait que j’arrivasse à la ville au grand complet, et l’on attacha mes chevaux par la bride à l’un des traîneaux de l’escorte. Le commissaire allait en avant pour préparer les relais. Ces haltes se multiplièrent bientôt d’une manière vraiment particulière ; nous nous arrêtions toutes les cinq ou sept verstes pour changer de bœufs. Je regrettais mon attelage de chiens, qui n’était ni si cérémonieux ni si nonchalant. J’essayais de me distraire de ces lenteurs, en questionnant les habitants sur leurs mœurs et sur les ressources du pays. Mais aussitôt que je leur adressais la parole, ils prenaient un air énigmatique, regardaient avec inquiétude autour d’eux, et, s’ils apercevaient le commissaire, ils ne me répondaient que par monosyllabes, et cherchaient à éluder mes questions ; et si, pour conquérir leurs bonnes grâces, je me hasardais à leur offrir quelque présent en indemnité de leurs services, ils le repoussaient avec horreur. Il est vrai qu’aussitôt que le terrible commissaire avait disparu, ils s’empressaient de m’ouvrir leur cœur et leur main. Enfin, après une journée qui me semblait ne devoir jamais finir, nous arrivâmes. Je dois faire remarquer que dans la dernière moitié de mon voyage le froid avait été très-supportable, n’étant jamais descendu à plus 10° sous zéro. Il n’y avait alors sur le chemin qu’une mince couche de neige. Je fis mon entrée solennelle dans la ville chinoise de Saghalien-Ula à cinq heures de l’après-midi. Le commissaire me fit comparaître devant l’Amban, qui, après avoir examiné mes papiers et mon passe-port, me laissa libre de continuer mon voyage ; mais, malgré mes instances et mes remontrances, il ne voulut jamais consentir à ce que je passasse la nuit dans la ville, et je dus aller coucher dans un village voisin. 10 février. — Amba-Sahali, sur la rive droite de l’Amour est le dernier village mandchou que l’on trouve en remontant le fleuve. L’intendant de cette station chinoise m’accompagna jusqu’au poste russe d’Ust-Zeysk où il me remit entre les mains du chef cosaque. Je me reposai trois jours en attendant la malle, et quand elle passa je la suivis à cheval escorté par quatre Cosaques.
Le lendemain, comme nous passions devant une des îles de l’Amour, un de ces hommes poussa son cheval à côté du mien et me montra l’île du doigt, en me disant qu’elle renfermait une riche mine de charbon. Un peu plus loin je remarquai une espèce de redoute carrée, entourée de fossés, et en avançant je découvris successivement sur les bords du fleuve, une dizaine de semblables travaux de fortification. Je serai, à ma connaissance, le premier voyageur qui aura parlé de ces ruines. Je suis porté à croire que ce sont les vestiges d’un camp que les Chinois auront abandonné en 1688, après la prise d’Albasin et la conclusion du traité de Nertschinsk. En poursuivant ma route, je rencontre, de distance en distance, des chasseurs manégriens. Ils semblent ne pas soupçonner les destinées futures de leur pays. L’un d’eux me demanda : « Pourquoi les Russes passent-ils si souvent par ici ? » La réponse à cette question naïve, les prochains événements politiques se chargeront de la faire, et elle ne se fera probablement pas longtemps attendre.
25. — Nous avions atteint, en quatre jours, la station russe de Kamara, sur la rive gauche de l’Amour, où nous changeâmes de chevaux. Kamara est un grand centre commercial. La foire, qui s’y tient au mois de novembre dans une grande plaine, attire chaque année 5000 marchands. Ce sont nos voisins les Daouriens, les Salons, les Manégriens. Par leurs fréquentes relations avec les Cosaques, ils ont déjà pris leurs mœurs et vivent en bonne harmonie avec eux. Les Daouriens et les Salons apportent sur le marché des céréales, et les Manégriens des pelleteries, du bétail et de la colle de poisson.
J’étais pressé d’arriver au terme de ma course hâtive ; pendant les dix jours que je mis à parcourir la distance qui sépare Kamara de Kutoman, je ne m’arrêtai que pour prendre quelques heures de repos. Le pays que j’ai traversé ne m’a pas laissé de souvenirs dignes d’être conservés, et les mœurs des habitants n’avaient, pour ma curiosité, rien de bien attrayant. C’étaient, ou les mœurs russes, avec lesquelles je suis familiarisé, ou ce que j’avais déjà vu depuis le dernier village mandchou. Seulement, à mesure que je m’avançais vers l’ouest, je remarquais combien les stations russes sur l’Amour sont encore espacées. Je suis plus que qui que ce soit en droit de le regretter, et les fatigues que j’ai endurées me font désirer vivement que le gouvernement russe se hâte de placer la route de Nicolaïevsk à Irkoutsk dans les conditions de confort et de sécurité que l’on s’attend à trouver sur une des grandes artères de l’empire. Ce résultat pourra être obtenu en deux ans si l’on pousse les travaux avec la même activité que pendant l’automne dernier.
Ces observations faites, il ne me reste plus pour terminer le récit de mon voyage, qu’à constater qu’après avoir changé de chevaux une seconde et dernière fois à Kutoman, j’arrivai trois jours plus tard à Ust-Strelka. J’avais franchi 3000 verstes, ou 800 lieues de France, en trois mois. Si ce temps paraît long pour la distance parcourue, je rappellerai les difficultés de la route et les stations prolongées, par suite de l’intempérie des saisons, de la rareté des vivres et du mauvais vouloir des Mandchoux.
Les quatre années qui se sont écoulées depuis le voyage de M. Pargachefski ont suffi pour accomplir, et au delà, les vœux qui terminent sa relation.
Depuis lors ce que nos voisins d’outre-Manche appellent le flot du Nord (the wave from the north), n’a cessé de monter et de s’étendre. Il y a peu de mois il vient d’envahir et de couvrir l’ile de Saghalien tout entière ; et la manière dont s’est opérée cette nouvelle acquisition de l’empire russe vaut la peine d’être rappelée ici. Le général Mouravieff, gouverneur général de la Sibérie orientale, étant venu à Yédo, avec une escadre, pour ratifier quelque traité de commerce ou de frontières, un homme de sa suite fut assassiné dans un des faubourgs de cette capitale. Un général diplomate, appuyé par six ou sept vaisseaux de guerre, n’était pas homme à essuyer un tel outrage sans le porter sur son compte de négociations, au débet du gouvernement japonais ; et par suite celui-ci céda, comme balance ou indemnité, la partie méridionale de l’île Saghalien, dont la Russie s’était déjà fait donner par la Chine la moitié septentrionale. Ici elle avait trouvé des tribus gilyaks, toutes disposées, comme celles du continent voisin, à accepter son joug. Plus au sud, elle a rencontré les Aynos, anciens aborigènes des grandes îles de Nyphon et de Jesso, d’où ils ont été expulsés par les Japonais. La haine séculaire qu’ils portent à leurs anciens maîtres fera de ces sauvages d’utiles éclaireurs des avant-postes russes sur les frontières du Japon.
La possession de l’île Saghalien complète parfaitement les territoires de l’Amour. Prolongeant au sud la ligne formée par le Kamtschatka et les îles Kouriles, commandant à l’est l’embouchure du grand fleuve ; couvrant, comme une digue, de plus de 600 milles géographiques de longueur, les côtes de la Mandchourie contre les lames et les orages du grand Océan, elle est aussi utile, aussi indispensable aux établissements créés, ou médités par la Russie dans ces parages, que l’île de Wight l’est à l’Angleterre. Parallèlement à elle, ces rivages du continent asiatique, que notre Lapeyrouse explora le premier et qu’il baptisa d’appellations françaises, voient leurs ports se peupler de colons russes, se garnir de vaisseaux, de retranchements et de batteries russes. Dans la baie de Castries, l’établissement militaire et maritime d’Alexandrovsk commande le plus bel ancrage du monde et communique déjà, par deux bonnes routes, en attendant deux voies ferrées, d’un côté avec Nicolaïewsk, de l’autre avec le lac de Kisi. À 280 kilomètres plus au sud, la cité de Konstantinovsk s’élève au fond du Port-Impérial, et ces importantes créations, dont les noms seuls sont significatifs, doivent être suivies de beaucoup d’autres qui étendront la colonisation russe jusqu’au 43° degré de latitude, parallèle qui marque aujourd’hui, avec ou sans le consentement de la Chine, l’extrémité méridionale des frontières maritimes de l’empire des tsars.
À l’heure où nous écrivons des centaines d’officiers, appartenant à la marine impériale, à l’artillerie et au génie, ont été expédiés des ports de la mer Noire vers ces parages lointains. Un pouvoir, que rien n’arrête ou ne contrôle, pousse incessamment dans la même direction des milliers de colons des confins européens et des milliers d’exilés tirés des différentes provinces de la Sibérie. Six steamers construits à Hambourg, et destinés à renforcer ceux qui font déjà le service du fleuve Amour, doivent transporter, dans les divers établissements de ses bords ou du littoral maritime, des métiers et des machines. Enfin dans la ville récente de Blagovschenk, fondée comme une menace en face de la cité chinoise de Saghalien-Ula, une banque puissante a été établie pour venir en aide au commerce nouveau, à la navigation, aux manufactures et à l’agriculture naissantes.
Ainsi se vérifient les prédictions accréditées parmi les Khalkhas ; ainsi se justifient les espérances propagées de siècle en siècle sur la terre des herbes. Les arrière petit-fils de Tchenkis-Khan reviennent des confins de l’occident au berceau de leur race ; ils y rentrent enrichis non-seulement du pillage des nations vaincues, mais ils y rapportent des trophées plus précieux que toutes les dépouilles opimes : — Les arts, l’industrie et les armes de la civilisation moderne.