Revue L’Oiseau bleu (p. 26-46).

CHAPITRE II

LA LETTRE DU ROI


Le lendemain, de grand matin, les fils du bûcheron se réunissaient, comme à l’ordinaire, dans la grande salle où se tenait leur mère. De joyeux propos s’échangèrent. Les haches brillèrent. Puis les ainés, avec un bref au revoir se dirigèrent vers la porte. « Halte-là, mes fils, prononça gravement le père. Il n’y aura pas de travail dans la forêt aujourd’hui. D’abord Jean, notre Jean compte ses quinze ans, et… »

Des bravos, des cris, des sifflements l’interrompirent. On entoura Jean. On le souleva de terre. On le bouscula. Il évita tous les moulinets des haches dociles, mais attrapa en revanche nombre de crocs-en-jambe. Jean-le-Joyeux ne s’en formalisait point. Il riait de tout son cœur. Il y voyait autant de preuves très… frappantes d’affection. On finit par se lasser de ces embrassades fougueuses. On remarqua que le père restait debout, immobile, sérieux, que la mère, sombre, des larmes au bord des yeux, ne souriait pas de ce fol enthousiasme. On attendit ce qui allait venir, en silence.

Alors le bûcheron parla. Il parla longuement sans qu’aucun de ses fils ne songeât à ouvrir la bouche. La stupéfaction les immobilisait. Le bûcheron vit bien que peu de ses enfants se souvenaient des événements mystérieux qui avaient entouré le baptême de Jean. Il apporta le pli cacheté, la montre enchantée. Il fit voir ces choses précieuses à chacun d’entre eux. Puis il les donna à Jean.

On comprit enfin… on se rendit compte que Jean, le favori de tous, allait partir. Hélas ! reviendrait-il jamais ?… Tant et tant de périls l’attendaient.

Le bruit d’un corps tombant lourdement sur le plancher coupa le morne silence. C’était Blaise, le pauvre infirme, qui s’évanouissait de désespoir. Jean, qui n’avait encore ni bougé, ni élevé la voix, quoiqu’il fût profondément atteint par la révélation, eut un sursaut de douleur. Il saisit son frère, éloignant doucement sa mère qui s’était précipitée. Il le transporta dans la chambre voisine. Il le ramena avec des soins empressés, accompagnés de mots tendres, que son cœur savait trouver pour ce frère chéri.

Et lorsqu’il le vit plus calme, il se mit à genoux près de lui ; il prit sa main et la tint pressée dans la sienne.

« Blaisot, mon Blaisot, dit-il de sa voix aux intonations si émouvantes lorsqu’il le voulait, ne te laisse pas aller au chagrin. Songe à notre mère. Je te la laisse, mon frère. Toi si tendre, si bon, si doux, tu la comprends et la consoles mieux que tout autre. Lorsque je reviendrai, — car je reviendrai… puis-je être heureux sans vous tous, — c’est mère et toi que je veux d’abord serrer sur mon cœur. »

Le pauvre infirme répondit en détournant les yeux : « Oui, oui, Jean. Mais… laisse-moi un instant, veux-tu ? Je veux regarder seul et bien en face mon grand malheur. Ah !… gémit-il tout à coup d’un ton déchirant, mon pressentiment ne m’avait pas trompé. C’était toi, toi, qui étais la cause de mon angoisse. »

La journée fut longue, lourde et triste. Le soleil se voila. Vers le soir, un vent violent s’éleva. Les arbres aux branches feuillues pliaient et se tordaient. Toute la forêt vibrait plaintivement. La cabane du bûcheron demeurait seule silencieuse. À l’intérieur, on amortissait le bruit des pas, les voix se baissaient. Vers la chambre de l’infirme, c’était un va-et-vient continu. Tous s’alarmaient, interrogeant des yeux la mère douloureuse qui s’abîmait au pied du lit. Le malade après la crise violente du matin était tombé dans une torpeur complète. Ses yeux gonflés demeuraient clos. À la chute du jour, cependant, ses traits se détendirent. Il parut dormir. Jean s’éloigna de la chambre. Il se raidissait contre son émotion. Il faisait appel à tout son courage, le pauvre garçon. Rapidement, il fit ses derniers préparatifs. Il s’éloignerait au plus tôt. Il n’avait déjà que trop tardé. Il remplit à peine sa besace. « À quoi bon, dit-il à sa mère qui l’avait suivi. Sais-je où je serai dans quelques heures ? D’ailleurs, la hache qu’un de mes frères aiguise avec soin me taillera un abri ; mon fusil que je vais bien bourrer abattra quelque gibier… Ne vous inquiétez pas, mère. Vous savez que je puis me tirer d’affaire. Puis, la lettre de mon mystérieux parrain que je lirai en route contient sans doute des instructions. Je m’y conformerai. » Et Jean, le cher Jean, que son cœur affectueux d’enfant inspirait tenta de sourire à sa mère. Il ne put y réussir. Et tous deux, mère et fils, baissèrent la tête. Ah ! les quinze ans de Jean-le-joyeux. comme ils sonnaient tristement, n’est-ce pas, petits ?

Jean commença à faire ses adieux. Il serra longuement la main de chacun de ses frères. Il embrassa son père qui le bénit et lui donna quelques conseils. Puis il revint à sa mère qui pleurait silencieusement à l’écart. Il s’agenouilla. Il appuya sa tête brune sur son épaule : « Courage, mère, dit-il. Je vous aime et je reviendrai ? » Il entra enfin dans la chambre de Blaise. Les derniers et les plus pénibles adieux allaient avoir lieu. La main de Jean tremblait sur le fusil qu’il tenait, mais la voix du jeune homme était ferme, lorsque, se penchant sur l’infirme, il lui dit avec douceur « Réveillé, mon Blaise ? Comment te sens-tu ? »

Blaise, en effet, avait les yeux grands ouverts. Il regardait avidement son frère. Une expression indéfinissable illuminait son visage. Était-ce de la résignation ? Était-ce une vue lointaine de choses heureuses et douces ? L’infirme essaya de se soulever. Jean le prit entre ses bras et l’étreignit en silence.

« Jean, mon frère chéri, dit Blaise en retombant sur ses oreillers, ne pars pas avec la vision de mon désespoir. Je ne veux t’enlever aucune de tes énergies. Tu en auras bien besoin, va, dans quelque temps. Oh ! oui, bien besoin. Un songe est venu tout à l’heure me faire voir des événements… » Il s’interrompit, fatigué, haletant.

« Ne parle pas, Blaise. Vois dans quel état tu te mets.

Blaise pressa la main de Jean, puis, bientôt, reprit : « Il faut que tu saches… au moins… ceci. Frère,… tu triompheras en dépit de tous les obstacles… Tu triompheras, m’entends-tu ?… Ah ! la belle victoire… qui t’attend, mon Jean !… Mais », et sa voix s’éteignit, « mais je ne serai pas là… pour en jouir…

— Que dis-tu, Blaise ? Tu vas guérir, au contraire.

— Non. Je ne survivrai pas… au chagrin… que me cause ton départ… je le sais. Ne te l’ai-je pas dit souvent ?… » Puis voyant des larmes jaillir des yeux de Jean : « Pourquoi pleures-tu, Jean… Je te verrai de là-haut… Je veillerai sur toi… Et je serai heureux, enfin, moi aussi… Je vous attendrai… au ciel.

— Et notre mère », reprit Jean tout bas ?

L’infirme tressaillit. « J’essaierai aussi de consoler mère, continua-t-il avec ferveur. D’ici… à la chute des feuilles, je vivrai… Adieu, Jean, adieu, mon bien-aimé ! »…

Ce furent les dernières paroles de l’infirme. Il ferma les yeux, retira doucement sa main d’entre la main de Jean et résolument se blottit contre le mur.

Quelques minutes plus tard, Jean s’engageait dans la forêt à grands pas. Pas une fois, il ne tourna la tête vers la maison, la douce maison qui contenait tant d’êtres chers à son cœur. S’il l’eût revue, ou même entrevue, aurait-il encore trouvé du courage pour s’en éloigner…

Quelle nuit terrible ! Le vent régnait en maître dans la forêt. Il la secouait, l’ébranlait jusque dans ses bases. Des hurlements prolongés montaient sans cesse de ses profondeurs vers le ciel inclément. Jean dut lutter, lutter beaucoup contre la force destructrice de l’élément déchaîné. Chose étrange ! Ce combat lui causait une sorte de bien-être. Son chagrin s’y engourdissait. Depuis les derniers regards échangés avec les siens, quelle atroce brûlure le cœur de Jean ressentait !

Le jour parut enfin. Le vent s’apaisa. Jean marchait toujours. Il aperçut à quelque distance un lac immense. Force lui fut de s’arrêter et de songer à construire un radeau. Une traversée à la nage eût été imprudente après les fatigues de la nuit. Sans cela, ce n’eût été qu’un jeu pour Jean, qui était d’une agilité étonnante dans l’eau. Il s’assit au pied d’un arbre. Il ouvrit sa besace. Il avait faim. La vue d’un beau morceau de fromage, frais, taillé avec soin, mit de la tristesse dans ses yeux. N’était-ce pas sa mère qui avait elle-même préparé ce fromage ? En sortant de sa poche le couteau dont il se servait aux repas, Jean fit tomber une longue enveloppe jaunie. Il se pencha. « Hé ! hé ! s’exclama-t-il. Voici la lettre de mon parrain. Elle se montre bien à propos. J’en étais à me demander de quel côté diriger mes pas, une fois le lac traversé. » Il brisa le cachet et lut ce qui suit :


Mon cher filleul,

Vous avez maintenant vos quinze ans. Je vous en félicite. Mais avez-vous autant de courage que d’années, mon enfant ?… Il vous en faut. Vous devez venir me rejoindre coûte que coûte et quelques difficultés que vous rencontriez. On ne sort pas facilement de la forêt que vous habitez, je le sais par expérience. Mais ne vous alarmez pas. Quelque bon génie saura vous protéger si vous m’obéissez en tout. Où devez-vous vous rendre ? me demandez-vous. Au palais du roi Grolo, près de la ville sise dans la vallée d’Espoir. Oui, moi, le roi Grolo, je suis votre parrain. Jean, je me suis fait un plaisir, un jour, de venir en aide à votre père, un pauvre bûcheron, mais un fidèle sujet de ma couronne. Depuis lors, je ne vous veux que du bien, enfant, à vous et aux vôtres. Vous le verrez, allez. Mais j’ai parlé d’obéissance. Voici la seule recommandation que je vous fais. Vous ne devrez, sous aucun prétexte et quelle que soit votre fatigue, accepter une chambre avec un compagnon dans les hôtelleries où vous vous arrêterez la nuit. C’est tout ce que je demande, mon enfant, mais ma défense est formelle. Hélas ! si vous passiez outre, mal vous en arriverait et je n’y pourrais rien… Mais j’ai confiance. Le petit Jean, qui, à six ans, semblait m’aimer et se montrait courageux et bon, n’a pas changé, je suis sûr. À bientôt, Jean, mon filleul, mon palais et mes bras vous sont ouverts.

GROLO,
roi de…


Jean se trouva debout. Un éblouissement le prenait. « Quoi ! un roi avait été son parrain ! Et ce roi était Grolo le bon Grolo, si riche et si puissant que tous les monarques voisins sollicitaient son aide ou son alliance. Jean fut tout à coup saisi d’un rire nerveux. Tout cela lui sembla irréel. Sa voix s’éleva, saccadée. « Ah ! ah ! ah ! À quoi avait donc songé le roi Grolo, le jour du baptême… Attirer près de lui, à ses quinze ans, un jeune bûcheron !… Ah ! ah ! ah !… La plaisante figure qu’il ferait au milieu des grands seigneurs, lui, qui ne connaissait aucune des belles manières de la cour, lui qui était à peine instruit… et si misérablement vêtu… »

Il se rassit, un peu las. Longtemps, il réfléchit, la tête dans ses mains. Ce fut la promesse faite par ses parents au roi Grolo, et qu’il devait aujourd’hui ratifier, qui le décida à continuer sa route. Une promesse, c’était une chose sacrée, qu’il fallait remplir au prix des pires sacrifices. N’eût été ce noble sentiment, Jean serait, certes, retourné tout de suite près de Blaise…

Il se secoua, se redressa plein d’un nouveau courage. « Bah ! conclut-il, en haussant les épaules, le roi, mon parrain, n’aura qu’à me renvoyer si je ne lui agrée pas. Je m’en réjouirai, loin de m’en plaindre. » Le modeste enfant oubliait, ou il l’ignorait sans doute, que, parfois, les bergers deviennent rois et qu’un sort pareil pourrait bien favoriser un bûcheron au cœur droit, au front intelligent, aux mains vaillantes et adroites.



Jean se mit à construire le radeau en toute hâte. Au soleil couchant, on put le voir atteignant la rive opposée du grand lac. Il marcha de nouveau longtemps dans les bois, sans en ressentir la moindre fatigue. Lorsque les premières étoiles brillèrent, il soupira. La solitude commençait à lui peser. Il aperçut heureusement entre les arbres une lumière assez lointaine encore, puis une deuxième, puis un grand nombre d’autres… Enfin une large maison de pierre apparut, lorsqu’il fut tout près, il vit que plusieurs riches personnages y entraient en causant et en riant. Il les suivit. On le prit pour un serviteur accompagnant ses maitres et il fut aussitôt conduit dans une petite chambre claire, propre, ou un frugal souper était servi.

Jean était ravi ! Il se restaura longuement, puis s’étendit avec délices sur le lit. Cela valait mieux, hé ! qu’un fourré dans la forêt. Il s’endormit, revoyant les siens en rêve, ô bonheur ! Vers deux heures du matin, il fut réveillé par des coups frappés à sa porte. « Qui va là ? » cria-t-il, sans se lever. « Ouvrez, ouvrez, mon ami, dit une voix agréable et joyeuse. Il y a certes place pour moi dans votre lit. Je suis fourbu. Je viens de faire tout d’un trait six lieues à cheval… » Jean hésita. Il se rappelait la défense de son parrain : « N’occupe, sous aucun prétexte, une chambre avec un compagnon, mon enfant ! » — « Hé ! Hé ! reprit la voix avec impatience, êtes-vous rendormi, jeunesse ?… Ou bien, auriez-vous peur ?… Honte, vous n’êtes pas un bon chrétien, portant secours à votre prochain. » Jean se sentit rougir à ces derniers mots. Il courut ouvrir. Mais une fois son hôte entré, il se glissa au dehors, en disant : « Prenez ma place, brave cavalier, j’ai dormi suffisamment pour ma part. » Et il s’enfuit dans la forêt.

L’après-midi du même jour, alors que Jean finissait son léger repas, il entendit une plainte près de lui. Il tourna la tête et vit, s’appuyant à un arbre, un homme encore jeune, richement vêtu et qui semblait souffrir beaucoup. Il s’approcha, l’air compatissant.

« Qu’avez-vous, seigneur ? demanda-t-il. Puis-je vous servir en quelque chose ?

— Aidez-moi, jeune homme, à rejoindre une hôtellerie, répondit l’inconnu qui sembla considérer Jean avec beaucoup d’attention. Je boite misérablement… Mon infirmité m’a tenu loin de mes compagnons, ce qui fait que je les ai perdus de vue depuis quelques heures.

— Certes, seigneur, je vais vous accompagner. Prenez mon bras. Appuyez-vous solidement, ne craignez rien. Je suis plus fort que vous ne croyez.

— Hé ! cela se voit, heureux enfant », soupira l’inconnu. Il ne cessait de scruter le beau visage de Jean.

Une lueur d’attendrissement passait dans les yeux du jeune bûcheron. Ne lui semblait-il pas retrouver Blaise, son frère chéri ? Mais Blaise boitait-il aussi misérablement que cet étranger ? Non, oh ! non, pensait Jean, et sa pitié s’accrut pour son compagnon.

On mit trois heures au moins à atteindre l’hôtellerie. Lorsqu’elle apparut, le soleil baissait rapidement à l’horizon. Il enveloppait la large maison d’un flamboiement d’or et de pourpre. Les couleurs du prisme chatoyaient aux vitres des fenêtres qu’on eut dites incrustées des gemmes les plus rares. Aux coups discrètement frappés par l’infirme, la porte s’ouvrit en hâte. Trois serviteurs, en livrée mauve et jaune accoururent, témoignant à l’étranger toutes sortes de marques de considération.

« Vous avez une chambre pour mon jeune compagnon ? » demanda l’infirme.

— Oh ! noble seigneur, comme nous le regrettons, répondit l’un des serviteurs, mais ce soir le moindre coin est occupé. Des chasseurs viennent d’entrer. Ils ont envahi tout le disponible, des caves jusqu’à nos combles. »

L’étranger se tourna vers Jean avec un engageant sourire :

« Vous venez chez moi, n’est-ce pas ? Il ne sera pas dit que mon charmant sauveur couchera, cette nuit, à la belle étoile. »

Jean hocha la tête. « Je dois continuer ma route sans plus tarder, seigneur. Je vous remercie. »

Le jeune bûcheron se souvenait de la défense de son parrain. Coûte que coûte, il devait fuir tout compagnon lui offrant un gite en commun.

Mais l’infirme insista : « Au moins venez vous reposer quelques instants. Nous allumerons un beau feu clair. Nous souperons. Ne craignez point. Dès que vous serez remis et restauré, je vous rendrai votre liberté. Voyez-vous, mon enfant, ma dette de reconnaissance serait trop lourde si vous n’acceptiez pas mon invitation… Garçons, ajouta-t-il vivement, en s’adressant aux serviteurs attentifs, et comme pour couper court à l’hésitation de Jean, garçons, vite, apportez-nous, là haut, un fin et succulent repas. N’oubliez pas d’y joindre du vin de votre meilleur crû. »

Le moyen de refuser une offre aussi courtoise ! Jean ne savait plus que dire. Il paraissait de plus fort intimidé. Cette scène avait des témoins qui dissimulaient mal leur surprise. Ces égards, cette souriante politesse témoignés à un bûcheron mal vêtu leur semblaient inexplicables.

L’infirme s’approcha de Jean. Il lui prit avec affection le bras. Il l’entraîna. « Faites diligence », recommanda-t-il une dernière fois aux serviteurs qui s’éloignaient pour exécuter ses ordres.

On s’attabla. Les yeux de Jean s’égayaient. Il sentait revenir son appétit robuste et, avec lui, la naïve aisance de la jeunesse honnête. Malgré lui, il comparait. Depuis plusieurs jours ne mangeait-il pas misérablement ? Assis sur quelque vieille souche de la forêt, il trouvait bien amer le pain qu’il dévorait avec la vision de sa famille en larmes, de son pauvre Blaise, terrassé par le chagrin.

En ce moment, tout était différent. Il avait en face de lui un aimable compagnon. Des plats au fumet délicieux, où il y avait force gibiers, volailles et rôtis étaient apportés sans cesse. Son verre se remplissait de liqueurs couleur d’ambre ou de rubis. Jean ne pouvait croire que tant de bonnes choses fussent servies en son honneur. Il s’exclamait, remerciait et vidait sans peine son assiette de vermeil. Au dessert, il se sentit un peu étourdi. Eh ! le jeune bûcheron ignorait le danger de tant de vins ingurgités !… Son hôte lui versait adroitement rasades sur rasades, tout en se gardant bien d’en faire autant pour lui-même. Mais ce détail… avec beaucoup d’autres, échappait au candide Jean, qui, visiblement, était suspendu aux lèvres bien disantes de l’infirme. À une captivante histoire de chasse succédait aussitôt une merveilleuse aventure de cape et d’épée. Comme tout cela était intéressant pour l’inculte Jean ! On a dit souvent, petits : « ventre affamé n’a pas d’oreilles ». Le jeune bûcheron faisait rudement mentir le proverbe. Il ne perdait ni une parole ni une bouchée.

On se leva enfin de table. Jean tressaillit. La nuit était venue. Il aurait dû depuis longtemps être hors de l’hôtellerie. Il voulut faire quelques pas vers la porte. Impossible ! Il chancelait, tout dansait autour de lui. Il se rassit, inquiet, dans un fauteuil que lui approcha son compagnon. Celui-ci avait peine à cacher sa satisfaction. Des éclairs de joie haineuse passaient dans ses yeux. Prudemment, il les détournait. Il fit boire un peu d’eau à Jean.

« Qu’ai-je donc, seigneur », dit le pauvre garçon. Je vous vois à peine, les plus folles idées me viennent à l’esprit… tout tourne et s’agite.

— Bah ! reprit l’infirme en riant. Un malaise passager. Le sommeil et votre belle vigueur vous en tireront vite. Dormez dans ce fauteuil durant une heure. Au réveil, il n’y paraîtra plus.

— Mais je ne puis rester ici, non, non, je ne le puis, balbutiait le jeune bûcheron qui luttait contre son étourdissement.

— Mon petit ami, murmura l’infirme en se penchant avec bonté, quelle est donc cette lubie de vouloir à tout prix coucher dans la forêt ?… Serait-ce que vous doutez de moi ? Mais pourquoi ?… Oui, pourquoi douteriez-vous de moi ?… Ah ! comme j’en suis marri, continua-t-il doucereusement, j’ai en vous, moi, si pleine confiance, et même un commencement d’affection très vive s’éveille dans mon cœur.

— Seigneur, de grâce, reprit Jean qui s’émouvait, ne croyez à rien de malhonnête de ma part. Je suis lié par une promesse sacrée, lié, tout à fait lié.

— Ah !… Vraiment, mon enfant ?

— Oui. Mais je me demande devant votre grande bonté si je ne devrais pas vous faire quelques confidences. Est-ce que ce serait mal, seigneur ? demanda naïvement Jean.

— Certes ! Il ne faut point trahir de secrets, même si je vous assurais qu’avec moi, ils seraient bien gardés… Mais puisque l’intérêt que je vous porte vous touche, parlez-moi de vous, mon enfant, de votre famille, de votre vie courageuse dans la forêt. Cela vous fera du bien et vous remettra plus vite que le sommeil, je suis sûr. »

Alors Jean, sans deviner que, par un habile détour, son compagnon lui faisait tout dévoiler, Jean se mit à parler avec une volubilité qui l’étonna lui-même. Il raconta tout, même — après une légère hésitation — l’épisode de son baptême. Il se contenta de quelques réserves. Il n’apprit pas à son hôte qu’il était, en ce moment, en route vers le roi, et qu’il ne devait, sous aucun prétexte, accepter un compagnon de chambre, surtout que dans la poche de son habit se trouvaient la lettre du roi et la montre enchantée.

L’infirme l’écoutait en souriant paternellement, l’encourageant et du geste et de la voix, éclaircissant parfois les passages qui semblaient obscurs.

Soudain, Jean se tut. Ses yeux où se lisait une grande anxiété se fermaient malgré lui. Son exaltation tombait, un abattement extrême s’emparait de lui. Il tenta de nouveau de se lever… puis, comme une masse, retomba, endormi, sur le fauteuil. Il ne fit plus le moindre mouvement. Sur son front deux plis douloureux se formèrent. Pauvre Jean ! Que n’avait-il obéi tout simplement ?… Que n’avait-il aussitôt quitté l’hôtellerie en apprenant qu’aucune chambre n’était libre, ce soir-là.

L’infirme triomphait. Il contempla quelques instants, avec une ironie méprisante, sa jeune victime. « Enfin, murmura-t-il, je te tiens, petit sot. Mais tu ne m’as pas tout dit, je l’ai bien senti à certains moments. Je vais te fouiller pour compléter les renseignements qu’il me faut. »

Il transporta Jean sur le lit, lui enleva son habit et mit bientôt la main sur la lettre du roi et la montre enchantée.

« Ah ! ah ! ah !… voilà ce que je cherchais depuis longtemps, rugit-il de plaisir… La montre enchantée ! Grolo, Grolo, mon monarque vertueux, tu n’as qu’à bien te tenir ! Je retourne à la cour avec le moyen de te faire trembler. Tu ne me troubleras plus, moi et mes joyeux compagnons, avec tes défenses contre le jeu ou le duel… ou, gare ! Cette montre appartient à la fée Envie qui me prêtera appui dès que je consentirai à la lui remettre… Ah ! ah ! ah !… était-ce habile, Grolo, d’égarer cet objet dangereux dans la cabane d’un bûcheron ignorant !… C’était l’assurance d’une longue paix, n’est-ce pas ?… Mais, heureusement, le génie protecteur de ma famille m’a averti… et tout marche pour le mieux. À nous deux, aussi, ma dédaigneuse petite princesse Aube !… Il te faudra subir mes hommages si tu veux que j’épargne le père que tu adores et que je hais, moi. »

L’étranger marcha un peu, pensif, les yeux au loin, puis remit à sa place la montre et la lettre, non sans avoir relu celle-ci une dernière fois. « Je dois tenir ces objets, de gré ou de force, du jeune bûcheron lui-même, se répéta-t-il. Attendons à demain. Bah ! je suis sans crainte. Le petit est intelligent mais naïf et tendre en diable… Je continuerai à jouer auprès de lui le rôle d’un infirme… Moi, un boiteux ! Ah ! ah ! ah !… C’est une trouvaille géniale, que celle-là… Pouvais-je deviner que ce petit adorait son rustre de frère, Blaise, le boiteux… En attendant, mon cher Jean, finit-il, moqueur, je vais me courber à tes côtés. Il faut qu’en t’éveillant demain tu te convainques bien de ta faute. Le remords et l’inquiétude t’enlèveront du courage. Cela servira mes plans. Bonne nuit, petit cœur honnête ! »

Et l’étranger, à l’âme sans scrupule, s’endormit à son tour, un sourire méchant sur les lèvres.