Revue L’Oiseau bleu (p. 21-26).

CHAPITRE I

LES QUINZE ANS DE JEAN-LE-JOYEUX


« Bûcheron, ton cœur est content !
Bûcheron, frappe, frappe, vlan ! »

Et le chanteur, un beau garçon brun, souple, musclé, aux yeux audacieux, s’écarta brusquement. Le tronc d’un orme colossal cédait enfin. Il y eut un grand bruit sourd, un suprême et sinistre crissement de feuilles, des oiseaux s’envolèrent, puis le silence se fit. Le bel arbre était vaincu. Il s’allongeait, rigide, dans l’herbe qui en frémissait encore. Le travailleur déposa sa hache. Il s’approcha pour contempler son œuvre. Eh ! que de pièces de bois représentait la chute de ce géant qu’il avait mis tant de jours à terrasser. Mais là, sa victoire était complète. Durant des soirs et des soirs, le chant des belles bûches ronflantes lui rappelleraient son triomphe ! Il s’épongea le front. Puis, regardant le ciel, il eut un geste involontaire d’impatience. Le soleil marquait bien midi. Hé ! sa faim aussi. Ses quinze ans, à la vigueur splendide, se plaignaient amèrement. Ils demandaient à se refaire avec un peu de nourriture. Le jeune bûcheron fit quelques pas. Il avança la tête dans l’unique sentier qui avait été tracé dans la forêt. Rien. Personne ne venait. Déçu, comme on l’est à cet âge, où l’on possède une faim de loup, mais vaillant toujours, il reprit son travail. Il s’attaqua cette fois à un pin. Ce beau gars solide était un ambitieux, petits !

Il s’interrompit bientôt, entendant le hou ! hou ! coutumier, lancé par une voix frêle, enrouée, encore lointaine. Avec un cri de joie, il se précipita dans le sentier, la hache sur l’épaule. Il rejoignit en quelques enjambées un garçon de petite taille, chétif pale, de même âge que lui, au regard intelligent, mais triste, bien triste. Le pauvre garçon boitait misérablement.

« Jean, dit-il, tout essoufflé par la marche. Jean… pardonne-moi… J’ai été retardé… beaucoup… à la maison. Comme… tu dois avoir faim !

— Certes, mon Blaisot, répondit Jean-le-Joyeux à son frère.

C’était, en effet, Jean-le-Joyeux… Jean grandi, transformé, embelli, mais toujours aimable, courageux et hardi.

Avec un sourire il s’empressa d’enlever le lourd panier que portait son frère. Il prit son bras. Il se mit à marcher lentement à ses côtes. Ah ! petits, quelle douceur, quelle tendresse le robuste Jean mettait dans le moindre égard témoigné à son frère infirme. Entre eux, on sentait la plus vive affection. Ils s’installèrent bientôt sous un arbre et Jean commença son repas.

« Blaisot, dit gaiement Jean entre deux bouchées, — il tenait d’une main une énorme miche de pain et de l’autre trois œufs durs. — Blaisot, il est heureux que tu sois survenu. Je devenais féroce. J’étais sur le point de croquer, sans pitié comme sans friture, ce joli nid d’alouettes, celui-ci, tiens, que tu aperçois presque à tes pieds.

— Oh ! Jean, comment peux-tu parler si cruellement, toi qui défends sans cesse ces innocentes petites créatures. Tu les adores, va, je le sais.

— Frérot, répliqua Jean en riant, ne prends pas ainsi tout au sérieux. Je plaisantais, voyons.

— Tout est sérieux, tout est triste pour moi, soupira l’infirme.

— Blaisot, Blaisot, reprocha Jean, tu m’as promis d’être courageux… ce matin encore. Sois-le, je t’en prie, ne fût-ce que par amitié pour moi. Je ne puis supporter de te voir triste. »

Et Jean-le-Joyeux cessa un instant de manger pour regarder son frère avec inquiétude et tendresse.

« Mais Jean, je fais quelques efforts surtout lorsque je suis près de toi… Frère, continua-t-il avec agitation et les lèvres tremblantes, oh ! frère, si tu me quittais, je crois que j’en mourrais.

L’infirme se souleva péniblement. Il voulait échapper par le mouvement à son émotion. Il détournait la tête. Il aperçut alors, à une faible distance, l’orme prodigieux qui gisait lamentablement.

« Tu as donc réussi à renverser l’arbre invincible, Jean ?… Comme tu es fort !… Comme tu es adroit !… Et tu n’as pas quinze ans ?

— Crois-tu, mon petit ? Demain, entends-tu, demain, je les aurai. N’est-ce pas magnifique ?… Oui, cet orme m’a donné du mal et je suis content de ma victoire. Que de bûches énormes, hein, nous aurons pour Noël !

L’infirme hocha gravement la tête. « C’est bien loin, Noël encore !… » murmura-t-il.

« Dis donc, Blaise. — et Jean s’interrompit un moment pour mordre à belles dents dans un morceau de pâté aux fruits qui avait suivi le pain, les œufs durs, les radis, le maïs grillé, le cidre. — dis donc, que faisait notre mère à ton départ ? Pleurait-elle ?

— Hélas ! oui. Et depuis huit jours qu’il en est ainsi. Qu’a-t-elle, mais qu’a-t-elle donc, Jean ? Cela est navrant pour nous. Si elle nous apprenait la cause de ces larmes, cela la soulagerait, il me semble. Mais père et elle refusent de répondre à toutes nos questions. Il faut attendre l’heure marquée pour la révélation, paraît-il.

Tout cela est fort bizarre. Mais nos parents sont sages, attendons qu’ils se décident à parler.

Et Jean, paresseusement, s’allongea aux côtés de son frère. « J’ai bien mérité une heure de repos », expliqua-t-il.

Jean, dit soudain l’infirme, j’ai un gros pressentiment. Il me trouble depuis quelque temps.

— Oui ? Apprends-moi cela, petit.

— Je suis sûr que tu es concerné dans le secret que nous allons apprendre. Mère serait-elle si chagrine s’il s’agissait d’un autre que toi ? Oh ! mon grand !… supplia-t-il, voyant s’assombrir la belle figure de son frère, ne m’en veux pas de te dire cela. Tu sais bien que, loin d’être jaloux de la préférence de mère, je la partage.

Jean se leva. Il posa avec douceur sa main longue et musclée sur l’épaule de l’infirme.

« Je sais cela, Blaisot. Et aussi que je t’aime, moi, certainement autant que tu m’aimes… Allons,… plus d’attendrissement. Quitte-moi, frère. Tu reviendras au soleil couchant. J’ai beaucoup de besogne à terminer avant l’hiver. »

Et l’infirme parti, Jean lança son refrain d’une voix moins assurée, soucieuse :

« Bûcheron, ton cœur est content !
Bûcheron, frappe, frappe, vlan ! »

Le pressentiment qui tourmentait le cœur de Blaise affectait aussi Jean-le-Joyeux.