Le féminisme sous le règne de Louis-Philippe et en 1848/III/6

CHAPITRE VI

LES POLÉMIQUES


I. Adversaires et alliés des féministes. — II. La Voix des Femmes et George Sand. — III. La Voix des Femmes et la Liberté. — IV. La Voix des Femmes et le Charivari. —
V. L’Opinion des Femmes et Proudhon.
I

Il n’est pas possible que tant de nouveautés, tant de hardiesse dans les théories et dans la pratique passassent absolument inaperçues, et si la plupart des grands journaux s’occupaient moins qu’aujourd’hui du mouvement féministe (et parce qu’il avait beaucoup moins d’étendue et parce qu’il se passait à l’intérieur et à l’extérieur des événements bien autrement graves), beaucoup de journaux de moyenne importance prirent part à la lutte et se jetèrent avec ardeur dans la mêlée pour défendre ou attaquer les droits de la femme.

Les alliés des journaux féministes, de beaucoup les moins nombreux, étaient d’abord les journaux socialistes, du moins ceux du groupe saint-simonien : la Démocratie pacifique, le journal de Cabet, de Considérant et de Pierre Leroux. C’est l’allié le plus intime et le plus solide des journaux féministes ; quoique les femmes lui reprochent quelquefois sa tiédeur, il ne perdra aucune occasion de leur venir en aide et de les défendre.

Puis ce sont : la République Française, le Conservateur de la République, le Salut public, la Commune sociale, tous, le dernier surtout, journaux socialistes, et, par intermittences, le Bulletin de la République, où, dans des articles qui leur sont favorables, les femmes croient voir Ledru-Rollin, mais où il est facile de reconnaître la plume de George Sand[1].

Quant aux ennemis des journaux féministes, ce sont d’abord les journaux radicaux, comme la Réforme et la Liberté ; les journaux satiriques, comme le Charivari et le Pamphlet, et, ce qui indigna surtout les féministes, des journaux socialistes, comme le Peuple, de Proudhon.

C’est donc le plus souvent entre tous ces journaux que nous verrons avoir lieu les polémiques dont les théories féministes seront l’occasion.

II

La première passe d’armes eut lieu entre la Voix des Femmes et George Sand. Cette dernière était regardée par toutes les femmes comme celle qui, par son génie, pouvait le mieux faire triompher leur cause. Elle avait consacré plusieurs de ses romans à défendre des théories féministes. Elle avait, dans le Bulletin de la République du 16 avril, publié un article sur le travail des femmes où ses idées étaient tout à fait en conformité avec celles des journaux féministes, et la Voix des Femmes venait (avril 1848) de porter George Sand sur la liste électorale qu’elle avait dressée. Ce fut justement l’occasion de la rupture. Comprenant le ridicule que pouvait lui attirer cette candidature, elle fit paraître, dans la Réforme, un article où elle la traitait de « ridicule plaisanterie ». « J’espère bien, ajoutait-elle, qu’aucun électeur ne voudra perdre son vote en prenant fantaisie d’inscrire mon nom sur son billet. Je n’ai pas l’honneur de connaître une seule des femmes qui forment des clubs et rédigent des journaux. Les articles qui pourraient être signés de mon nom ou de mes initiales dans ces journaux ne sont pas de moi. »

À quoi la Voix des Femmes répondit : 1o  que ce n’était pas elle mais des hommes qui avaient porté la candidature de George Sand ; 2o  les initiales G. S. appartiennent à Gabrielle Soumet, « dont le nom est assez beau, assez populaire pour qu’elle puisse tenir à ne pas se débaptiser ».

La Voix des Femmes ajoutait qu’elle avait compté sur l’appui de George Sand pour faire triompher la bonne cause, mais qu’au besoin elle saurait bien s’en passer, George Sand n’étant pas la seule femme qui eût du génie. Inutile de dire que, depuis ce moment, George Sand ne collabora à aucun journal féministe. Elle semble même avoir abandonné complètement la politique féministe, puisque, dans son journal, la Cause du Peuple (9-23 avril 1848), où se trouvent pourtant de magnifiques plaidoyers en faveur de l’égalité, elle ne fait aucune mention de l’égalité des sexes.

III

Peu de temps après, ce fut avec la Liberté que la Voix des Femmes eut maille à partir. La Liberté, journal très répandu à ce moment-là, était une feuille démocratique, mais non pas socialiste, et, par conséquent, adversaire de toutes les théories socialistes et du féminisme en particulier. Aussi, dans un article du 15 avril 1848, apprécie-t-elle d’une façon plutôt sévère l’œuvre d’émancipation féminine.

« Nous ne savons, dit-elle au début, si, en fait d’aberrations étranges, le siècle où nous sommes est appelé à voir se réaliser à quelque degré celle-ci : l’émancipation des femmes. Nous croyons que non[2]. »

Le créateur, continue-t-elle, a voulu, quoi qu’en dise la Voix des Femmes, que l’une des moitiés de l’espèce humaine fût inférieure à l’autre. Le rôle de la femme est d’obéir, elle est vouée à « l’amour confiant, au dévouement obscur », et c’est beaucoup plus beau que « la femme électeur, la femme garde national…, la femme incomprise et révoltée ».

La réponse de la Voix des Femmes ne se fit pas attendre. Le 16 avril, parut un premier article où, sur un mode très ironique, elle s’étonnait qu’un journal intitulé La Liberté, pût émettre de semblables théories. Le 17 avril, une réplique plus sérieuse était faite par Jeanne Deroin : « Les arguments de la Liberté, dit cette dernière, ne sont pas sérieux et seraient mieux à leur place dans un journal comme le Charivari. » La femme, continue-t-elle, n’est pas vouée à l’obéissance ; comme tous les êtres humains, elle a droit à sa liberté ; l’ « amour confiant » ne peut être non plus son partage : les hommes en ont trop abusé ; enfin elle n’est pas vouée non plus au « dévouement obscur », puisque toutes les périodes de l’histoire nous la montrent « capable du dévouement le plus héroïque ».

Ce ne fut qu’après un nouvel article de la Liberté et une nouvelle réplique de Jeanne Deroin que prit fin cette polémique. Elle reprit d’ailleurs un mois après (fin mai-juin 1848) à l’occasion d’un article de la Liberté sur les clubs de femmes. Chose singulière, cet article était de Charles Hugo, dont le père, nous l’avons vu, avait collaboré à la Voix des Femmes. « Je commence, disait-il, par dire que je ne suis point allé au Club de Femmes et que je n’y veux pas aller. » Mais, sans fréquenter un club de femmes, il s’imagine aisément ce que cela peut être : les femmes y perdront toute leur douceur, tout leur charme, toute leur grâce : leur mission ne sera plus de « consoler le genre humain », mais de « crier contre la société ». À vouloir imiter les hommes, elles perdront la beauté qui est leur apanage et gagneront « la laideur des hommes — sans leur grandeur » ; on ne pourra plus les appeler « ni des mères, ni des femmes, ni des filles, mais des tricoteuses[3] ».

À cet article, dont le sens était loin d’être courtois, la Voix des Femmes répondit avec bon sens et dignité.

« D’abord, dit-elle, en réponse à la première phrase (fort maladroite il est vrai) de son adversaire, M. Charles Hugo n’est pas de bonne foi. Comment, en effet, peut-il juger des femmes qu’il ne connaît pas ? Si M. Charles Hugo est l’adversaire de nos idées, il pourrait au moins exprimer son opinion sous une forme moins violente, car il n’est pas permis à un homme qui se respecte de ne pas respecter des femmes, des ouvrières honnêtes, qui ne font ni des émeutes, ni des conspirations parce qu’elles écoutent d’honorables citoyennes et non des tricoteuses. »

La Liberté prenait sans doute très à cœur la question des clubs des femmes, car, dans le courant du mois de juin, elle les attaqua de nouveau très violemment. Les idées étaient à peu près les mêmes que dans l’article de Ch. Hugo. On y trouvait, en outre, le fameux argument que « les femmes commandant dans la plupart des ménages et dirigeant, de ce fait, la société, elles n’avaient pas besoin de chercher à avoir les apparences du pouvoir quand elles en possédaient la réalité ».

Cette fois, ce fut la Démocratie pacifique qui répondit[4], et la Voix des Femmes lui en exprima sa gratitude.

IV

La polémique fut beaucoup plus courtoise avec le Charivari. Ce journal s’était fort moqué[5] (en général avec raison) de quelques-unes des idées exprimées dans la pétition adressée par les femmes au gouvernement provisoire, en particulier de la réclamation du droit électoral pour « les femmes majeures, veuves et non mariées ». L’article du Charivari était d’ailleurs, quoique satirique, sur un ton de bonne compagnie. Aussi la Voix des Femmes ne s’en formalisa-t-elle pas ; se mettant au diapason de son adversaire, la Société de la Voix des Femmes déclara plaisamment qu’elle n’était pas composée « de vieilles mégères frondeuses portant à la fois jupon et moustache », mais de femmes qui n’avaient rien perdu des qualités de leur sexe et, malgré tout, « aimaient et lisaient le Charivari ».

V

Pendant toute la fin de l’année de 1848, il se produit, nous l’avons vu, une éclipse totale des journaux féministes, et naturellement les polémiques cessent. Mais quand l’Opinion des Femmes eut reparu, en janvier 1849, elles reprirent de plus belle. Cette fois, l’adversaire des théories féministes était Proudhon. Dès le premier numéro de l’Opinion des Femmes, nous trouvons, dans une lettre de Jeanne Deroin à Proudhon, la réfutation du fameux dilemme de ce dernier : « la femme ne peut être que ménagère ou courtisane ». « À votre dilemme, dit Jeanne Deroin, je répondrai : esclave et prostituée, ou libre et chaste ; la prostitution est le résultat de l’esclavage des femmes[6]. »

Étant données ses idées antiféministes, Proudhon ne pouvait manquer de désapprouver complètement la tentative faite par Jeanne Deroin en avril 1849. Il fit paraître dans son journal, le Peuple, un article où il s’élevait très violemment contre la prétention des femmes à vouloir siéger à l’Assemblée : « Pour guérir les maux des femmes, ajoutait-il, il ne suffit point de faire des femmes des électrices et des éligibles. Il faut changer les bases de la société. » — « Alors, riposte l’Opinion des Femmes par l’organe de Jeanne Deroin, pour rendre heureux les prolétaires, il n’était pas nécessaire qu’eux non plus fussent électeurs. » Puisqu’il faut changer les bases de la société, la femme doit siéger à l’Assemblée pour y discuter, au mieux de ses intérêts, sur quelle base doit se faire ce changement. L’idéal de l’homme, avait dit le Peuple, c’est la cité ; l’idéal de la femme, c’est la famille. Mais, répond l’Opinion des Femmes, l’homme aspire à la famille, la femme peut donc aspirer à la cité. Enfin, le Peuple ayant terminé par cette phrase malencontreuse : « nous ne comprenons pas plus une femme législateur qu’un homme nourrice », l’Opinion des Femmes répliqua fort bien, en demandant à Proudhon de lui montrer « les organes propres à la fonction de législateur ».

L’Opinion des Femmes était secondée, en cette circonstance, par de puissants alliés. La Démocratie pacifique inséra la lettre où Jeanne Deroin répondait à Proudhon ; la République approuva, bien que la trouvant un peu prématurée, la tentative courageuse de Jeanne Deroin et déclara les femmes aptes à remplir toutes les fonctions, « quoi qu’en pût dire Proudhon ». Enfin, la Commune sociale exprima à peu près les mêmes idées et s’étonna qu’un journal comme le Peuple, « qui passe à juste titre pour professer les doctrines les plus avancées du socialisme », émit des idées si peu libérales, et que Proudhon, « qui a attaqué l’aristocratie des écus, se courbe devant celle de la force et de la toute-puissance de la barbe ».

Ce fut là la dernière polémique que les journaux féministes eurent à soutenir, et « le combat cessa, faute de combattants ».

Entre temps, vaudevillistes et chansonniers avaient trouvé dans le mouvement féministe un thème inépuisable de railleries plus ou moins spirituelles. La candidature de Jeanne Deroin et les clubs féminins en firent particulièrement les frais.

  1. George Sand a eu, nous allons le voir, une politique féministe très hésitante.
  2. On voit que la Liberté parle à peu près comme parlaient avant 1848 les adversaires du suffrage universel.
  3. Remarquons l’abus des antithèses comme dans les plus mauvais passages de Victor Hugo.
  4. Il ne serait pas intéressant de citer cette réponse, les arguments étant toujours à peu près les mêmes dans toutes ces polémiques.
  5. Numéro du 26 avril 1848. On regrette que le Charivari n’ait fait à cette occasion aucune caricature.
  6. Si Jeanne Deroin entend par « esclavage » les entraves apportées à la liberté du travail, il est bien certain qu’elle a tout à fait raison.