Le féminisme sous le règne de Louis-Philippe et en 1848/II/6

CHAPITRE VI

LES CONSÉQUENCES DU MOUVEMENT FÉMINISTE


I. Les femmes dans la société saint-simonienne. — II. Lois ou propositions de lois favorables aux femmes. — III. Ouvrages historiques relatifs aux femmes. — IV. Le caractère général du mouvement féministe sous Louis-Philippe.
I

Les femmes avaient demandé beaucoup de choses ; qu’obtinrent-elles en fait ? À peu près rien. Il est intéressant de remarquer que les saint-simoniens eux-mêmes, instigateurs premiers du mouvement féministe, ne réalisèrent pas complètement à l’égard des femmes leurs théories. De 1825 à 1832, il y eut en effet, en France, une société saint-simonienne, dont il serait peut-être exagéré de dire qu’elle formait un État dans l’État, mais qui, à coup sûr, fut régie par des lois et des coutumes propres. Dans cette société même les femmes ne jouirent pas de la parfaite égalité avec les hommes. Jusqu’en 1831, les femmes occupent bien une certaine place dans la hiérarchie saint-simonienne ; mais on ne peut prétendre, comme Transon[1], qu’elles sont présentes à tous les degrés de cette hiérarchie. Aucune femme, en effet, ne siège au milieu des trois pères suprêmes. Enfantin, Bazard et Rodrigues. Je sais bien qu’Enfantin attendait « la Mère », mais il semble qu’il aurait pu la découvrir s’il y avait mis quelque bonne volonté, et je suis plus porté à croire que l’autoritaire Enfantin ne tenait pas beaucoup à partager son pouvoir, fût-ce avec la femme Messie.

En 1831, Enfantin fait un véritable coup d’état. Dans sa prédication du 21 novembre, il déclare tout net que « désormais il n’y a plus de femmes dans les degrés de la hiérarchie[2] ». Les raisons qu’il donne sont plutôt obscures. « L’homme aujourd’hui peut, dit-il, être classé, parce qu’il a depuis longtemps sa liberté complète à l’égard de la femme ; mais la femme ne pourra être classée que lorsqu’elle-même se sera relevée. » En d’autres termes, les femmes ont été pendant longtemps inférieures aux hommes ; c’est une raison pour qu’elles le restent longtemps encore. Aucun antiféministe n’aurait trouvé mieux que l’ « Avocat des femmes ». La mesure ne fut pas bien accueillie des féministes militantes, et Suzanne, la directrice de la Femme libre, sans pourtant se départir du respect qu’elle devait au Père, supplia humblement les chefs de la société saint-simonienne d’accorder dans leurs assemblées une place aux femmes. « Il est injuste, ajoute-t-elle, que les membres mêmes de la famille (entendez la famille saint-simonienne ) n’aient pas confiance en nous[3]. » Cette protestation n’eut aucun effet, et pendant le temps très court que dura encore la société saint-simonienne, aucune femme n’occupa une place importante dans la hiérarchie.

II

Quand on voit les saint-simoniens mettre de telle façon leurs théories en pratique, on ne peut guère s’étonner que les pouvoirs officiels, défavorables en principe au féminisme, n’aient guère fait droit à ses revendications. Pourtant, entre 1830 et 1848, on pourrait citer un certain nombre de propositions de lois qui accordèrent quelque satisfaction aux désirs exprimés par les féministes. Le 11 août 1831, c’est la proposition de M. de Schonen concernant le divorce. Son projet de loi porte (art. 1er) l’abrogation de la loi de 1816 (qui avait supprimé l’ancienne loi) et (art. 2) la remise en vigueur de l’ancienne loi[4]. La proposition fut écoutée favorablement par la Chambre ; elle nomma une commission, dont Odilon Barrot fut le rapporteur, et finalement vota le projet de loi ; mais, sur le rapport de Portalis, la Chambre des pairs le rejeta ; il en fut de même de plusieurs autres projets de loi sur le divorce présentés de 1832 à 1834 ; votés par les députés, ils furent repoussés par les pairs. Ensuite, il ne fut plus question officiellement du divorce jusqu’en 1848.

En 1836, le gouvernement se décida à s’occuper des écoles primaires de filles, dont la loi Guizot ne parlait pas. Par la loi du 23 juin, il était décidé que les filles pourraient participer aux deux degrés d’enseignement primaire : l’enseignement primaire élémentaire, où elles recevraient « l’instruction morale et religieuse, les premiers éléments de la lecture, de l’écriture et du calcul, du français, du chant, des travaux à l’aiguille et du dessin linéaire[5] », et l’enseignement primaire supérieur où elles apprendraient en outre la grammaire, l’histoire et la géographie. C’était, en somme, pour le temps un programme assez complet et, remarque M. Buisson[6], un grand progrès sur les lois précédentes (celle de 1820, par exemple, qui avait essayé d’ébaucher l’organisation de l’enseignement des filles), puisqu’elle reconnaissait aux femmes le droit de recevoir un enseignement primaire supérieur. De là à organiser pour elles un enseignement secondaire, il n’y avait qu’un pas, mais un pas que l’on mit trente ans à franchir.

Cette loi contenait, au point de vue féministe, une autre disposition très remarquable. Il y était décidé (art. 16) que les comités locaux, chargés de l’organisation et de l’entretien des écoles primaires, auraient l’autorisation de faire visiter ces établissements par des dames inspectrices. Cette disposition existait dans la loi de 1820. Mais ce qui était nouveau, c’était (art. 18) de donner à ces dames inspectrices voix délibérative dans les comités et de leur permettre de faire partie des commissions d’examen pour le brevet de capacité.

À la même époque, plusieurs femmes étaient, sans doute pour la première fois, puisque la Gazette des Femmes prend la peine de le signaler, nommées « professeures » au Conservatoire. L’une d’elles était Mlle Mars.

En 1837 (18 juillet), ce fut une loi qui, extension sans doute de la loi du 19 avril 1831, donna au mari d’une femme mariée sous le régime de la communauté le droit de la représenter aux assemblées municipales comme plus imposée.

Enfin la loi ouvrière de 1847 contient une disposition relative aux femmes, étendant à celles-ci les dispositions prises par la loi de 1841 vis-à-vis des mineurs ; elle leur interdit le travail dans les usines ou ateliers.

En somme, ce que les femmes réclamaient avec le plus d’insistance, le divorce, l’accès aux carrières libérales, les droits politiques, ne leur avait pas été accordé. Pourtant leur condition s’était un peu améliorée. Mais doit-on attribuer les différentes lois que nous venons de signaler à la seule influence des théories féministes ? Pour ma part, je ne le pense pas. Certaines dispositions de ces lois étaient déjà en germe dans des lois plus anciennes ; certaines autres résultaient du mouvement général de la civilisation.

En tout cas, si les théories féministes n’eurent pas la seule part dans l’élaboration de ces lois, on peut dire tout au moins qu’elles y eurent une part très grande.

III

Mais si l’influence du féminisme est assez restreinte dans les faits, il n’en est pas de même dans le domaine des idées : le règne de Louis-Philippe vit en effet se développer un très important mouvement d’études ayant pour objet soit la condition actuelle des femmes, soit leur histoire politique ou littéraire ; l’origine de ce mouvement est, à n’en pas douter, dans les théories féministes, qui ont, d’une part, attiré l’attention sur la femme alors négligée ; qui, d’autre part, recherchaient comme tous les partis leurs titres de noblesse dans le passé.

Il fallait d’abord que l’on sût exactement quelle était la place de la femme dans les codes du temps. En 1833, M. Guichard, avocat et, dit la Mère de famille[7], l’une des célébrités du barreau, publia le Code des Femmes, où il faisait un résumé de toutes les dispositions du Code civil « sur tous les droits des femmes, sur toutes leurs obligations d’épouses et de mères, traitait toutes les matières de donations, successions,… hypothèques, procédure, en tant qu’elles touchent à l’intérêt des femmes comme femmes[8] ».

Guichard étudiait la condition juridique des femmes dans le présent ; Laboulaye (Recherches sur la condition civile et politique des femmes depuis les Romains jusqu’à nos jours) étudie leur situation dans le passé. Son ouvrage, d’ailleurs très antiféministe, passe en revue les femmes romaines, germaines, celles de l’époque de la féodalité, et insiste surtout sur la capacité politique des femmes du moyen âge.

Plusieurs ouvrages se proposèrent d’étudier spécialement les femmes qui, dans le moyen âge ou les temps modernes, avaient eu un certain rôle politique. Tels furent l’ouvrage d’Aurore Dupin, la france illustrée par les femmes (1833), où sont retracées les biographies de Jeanne d’Arc, Jeanne Hachette, Mme Roland et autres héroïnes moins célèbres, comme cette Mlle de la Charce, qui défendit en 1692 le Dauphiné contre le duc de Savoie ; le Livre de Beauté par Mme Tastu (1834), études sur Anne de Beaujeu, Henriette d’Angle terre, Joséphine et les différentes maîtresses royales ; Douze étoiles de l’histoire de France, par Lassalle et Pruhomme, vies de femmes célèbres à divers titres depuis sainte Geneviève jusqu’à la Camargo. Les deux plus remarquables de ces ouvrages sont : les Femmes célèbres de l’ancienne France, par Leroux de Lincy, ouvrage très complet où sont mentionnées à peu près toutes les femmes qui ont joué un certain rôle dans l’histoire de France, avec « des remarques sur la vie publique et privée des femmes françaises » depuis le ve siècle jusqu’au xviiie siècle ; et les Femmes de la Révolution de Lairtullier (1840). Cet ouvrage, fait dans un esprit très féministe, dans l’intention de rendre à la femme la place qui lui est due dans l’histoire, étudie la plupart des femmes qui ont joué un rôle dans la Révolution de 1789, non seulement Mme Roland, Mme Tallien, Charlotte Corday, Catherine Théot, mais d’autres moins connues alors, comme Olympe de Gouges, Rose Lacombe, Sophie Lapierre (conspiration de Rabeuf). Le livre de Lairtullier est surtout précieux en ce qu’il fournit de bonnes indications sur le mouvement féministe de la Révolution.

On peut rattacher à ces études d’histoire féminine la publication anonyme, Histoire des Femmes célèbres de tous les pays, qui commença de paraître en 1834, les études sur l’histoire des femmes en France insérées par Pauline Roland dans la Revue indépendante (1840), enfin la publication (1835) des lettres autographes de Mme Roland.

L’histoire littéraire des femmes n’est pas moins bien représentée. Le livre d’Aurore Dupin, que nous avons mentionné, contenait des études sur diverses « auteures » du moyen âge et des siècles classiques.

Delaporte (Quelques femmes de la société du dix-huitième siècle, 1835) étudie quelques obscures historiennes et romancières de l’époque de Louis XV. Dans la Galerie des dames françaises distinguées dans les lettres et dans les arts, ouvrage anonyme, de courtes notices accompagnant des portraits étaient consacrées aux diverses femmes écrivains de l’Empire et de la première Restauration. Enfin la Biographie des femmes auteurs contemporaines, à laquelle collaboraient la plupart des hommes et toutes les femmes de lettres de l’époque (lesquelles s’autobiographièrent souvent), est le meilleur et, je crois, à peu près le seul travail sur la littérature féminine du temps de Louis-Philippe.

Deux journaux se fondent expressément pour faire connaître la littérature féminine tant ancienne que moderne. Ces deux journaux, dirigés d’ailleurs par des hommes, sont le Citateur féminin (1835-36) et le Génie des Femmes (1844-47). Ils contiennent de fort intéressants articles sur diverses « auteures » de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes.

Enfin l’époque de Louis-Philippe vit la première édition moderne des œuvres de Louise Labé, « la belle cordière » (1844), et du théâtre de Hrosvita, qui, poétesse et nonne, florissait en Germanie sous le règne d’Otton le Grand.

IV

Nous devons maintenant nous demander quelles sont les caractéristiques du mouvement féministe de cette époque. Si nous examinons ses caractères les plus extérieurs, c’est-à-dire sa position dans le temps et dans l’espace, nous verrons que, d’une part, le féminisme a été surtout actif et florissant de 1830 à 1840 et que, d’autre part, loin d’être, comme le mouvement féministe de 1789 et de 1848, localisé à Paris, il s’est manifesté dans toute la France. Il est impossible d’attribuer ces deux traits à une autre cause qu’à la liaison intime du saint-simonisme et du féminisme, puisqu’en effet le saint-simonisme s’est répandu dans la France entière et a vu son activité décroître, ou tout au moins se fragmenter et se transformer, aux environs de 1840.

Si maintenant nous considérons les théories féministes en elles-mêmes, nous verrons que, vers 1836, le féminisme est constitué, avec à peu près tous les caractères qu’il présente aujourd’hui. Que demandent en effet les féministes en 1913 ? Dans la famille, l’égalité du mari et de la femme, de la mère et du père, et la recherche de la paternité ; dans la société civile, l’accès à toutes les professions, « à travail égal, salaire égal », l’amélioration du sort des ouvrières, l’exercice enfin de tous les droits civils et politiques[9]. Tout cela, les féministes le demandaient en 1836. Cependant, il y a entre les deux conceptions une grande différence ; les féministes d’aujourd’hui mettent sur le même plan l’égalité de la femme dans la famille, son accès aux diverses professions, l’amélioration du sort des ouvrières, l’exercice des droits politiques. Ce sont pour eux questions d’égale importance. Sous Louis-Philippe, il était bien loin d’en être de même. Ce que les femmes d’alors désirent surtout, c’est d’abord l’égalité de la femme dans le mariage, ensuite l’ouverture des carrières libérales. Quant au sort des ouvrières, quant à l’exercice des droits politiques, ce sont des questions qui, à en juger par le peu de place qu’elles tiennent dans leurs revendications, semblent les intéresser médiocrement. Et par là le mouvement féministe de l’époque de Louis-Philippe, si en avance sur son temps par cela seul qu’il est féminisme, se rattache bien à l’esprit général de cette société, qui, foncièrement bourgeoise, fit très peu pour les ouvriers et n’arriva que très tardivement à concevoir l’idée du suffrage universel.

  1. Le Globe, 5 septembre 1831.
  2. Morale saint-simonienne, prédication d’Enfantin, p. 31.
  3. La Femme nouvelle, no 9.
  4. Le Moniteur universel, 11 août 1831.
  5. Titre I, art. 1er
  6. Dictionnaire de Pédagogie, art. : Filles.
  7. No 1.
  8. Ibid.
  9. Programme du Congrès féministe de 1908.