Le féminisme sous le règne de Louis-Philippe et en 1848/II/5

CHAPITRE V

LES THÉORIES FÉMINISTES JUGÉES
PAR LES CONTEMPORAINS


I. Le féminisme devant les femmes. — II. Les hommes féministes. — III. Les adversaires du féminisme.
I

Quelle impression firent les théories féministes sur les contemporains, et d’abord qu’en pensaient les femmes, évidemment les principales intéressées ? Il est certain que bien peu avaient connaissance des théories féministes et que la masse des femmes, comme il en est sans doute aujourd’hui, les ignorait. Quant à celles qui pouvaient suivre le mouvement féministe, et cela se réduisait en somme aux femmes de la bourgeoisie parisienne, l’impression qu’elles en ressentaient était en général très mauvaise. Les théories féministes, qu’elles ne comprenaient pas, qu’elles ne pouvaient comprendre faute d’éducation, les étonnaient, quand elles ne les révoltaient pas. Les femmes habituées à leur antique esclavage et « se croyant au rang que la nature leur a assigné[1] » déclaraient pour la plupart que « tout était pour le mieux dans les codes de l’Empire et dans les nouvelles lois où leur part a été faite sans leur consentement[2] » ; elles ajoutaient qu’il ne leur appartenait en aucune façon de faire œuvre d’êtres indépendants ni même de manifester une opinion quelconque, « si ce n’est sur les rubans et les confitures » ; pour tout dire, elles se prosternaient, à la grande indignation de la Gazette des Femmes[3], « devant la toute-puissance de la barbe ». Aussi l’action des théories féministes, « très lente sur les hommes, » est « presque nulle sur les femmes[4] ». Ce qui venait retarder encore leur progrès, c’est qu’on les croyait inséparables du saint-simonisme. « Le saint-simonisme, écrivait une rédactrice de la Femme nouvelle, est venu proclamer l’affranchissement des femmes au milieu d’idées immorales et absurdes », et toute femme honnête doit, pour pouvoir se dire féministe, déclarer hautement qu’elle les repousse[5]. Chose curieuse, ces sentiments trouvaient surtout leur expression dans la partie la plus éclairée du monde féminin, chez les femmes de lettres. Sous Louis-Philippe comme aujourd’hui, il était en effet bien porté pour une « autoresse », ou plutôt pour une « auteure » (c’était l’expression du temps), même si elle avait soutenu dans ses ouvrages des théories féministes, de faire profession d’antiféminisme. C’est ainsi que George Sand, qui pourtant s’était faite bien souvent l’avocat de la cause des femmes et déclarait[6] la vouloir défendre jusqu’à sa mort, avance qu’elle n’a « pas beaucoup de goût pour la théorie de l’esclavage des femmes[7] ». En 1848, elle refusera la candidature de députée que lui offre la Voix des Femmes. L’anomalie n’est d’ailleurs pas si grande qu’elle le paraît. George Sand réclame bien pour les femmes l’égalité dans le mariage et l’égalité intellectuelle ; elle dit résolument au féminisme : tu n’iras pas plus loin, et repousse la plus grande partie de ce qui fait aujourd’hui l’objet des revendications féministes : accès aux carrières libérales, droits civils, droits politiques. Mais, c’est pour l’époque présente seulement et non d’une manière absolue que G. Sand se montre l’adversaire du féminisme intégral.

« La femme, dit-elle, n’est pas assez instruite pour prétendre participer à la création de la cité, il n’est pas encore d’autre champ ouvert à son activité que la famille. Qu’elle s’instruise et son sort pourra changer : elle n’est nullement inférieure à l’homme par la nature. Mais les conditions sociales la rendent telle actuellement. »

Toutes les femmes qui forment le troisième groupe féministe que nous avons distingué (groupe composé de presque toutes les femmes de lettres de l’époque) partagent absolument ces idées et les expriment dans leurs différents journaux.

La Mère de Famille[8] était d’avis que la femme devait avoir seulement la souveraineté sur ses enfants et ne devait pas chercher à s’occuper des affaires publiques. Les mêmes idées étaient exprimées par le Conseiller des Femmes et le Journal des Femmes et, à plusieurs reprises, par diverses collaboratrices. Les femmes, disent-elles en substance, doivent se soumettre « au rôle que la nature, bien plus que les décisions bizarres de la société, semble leur avoir assigné[9] ». Elles ne doivent pas songer à embrasser les mêmes professions que l’homme. Elles ne le pourraient, et le pourraient-elles que cela les détournerait de leur fonction primordiale, celle de mère[10]. Eugénie Niboyet, elle-même, pourtant destinée à être plus tard (en 1848) féministe sans restriction aucune, partage entièrement ces idées. « Présentement, dit-elle, la femme est dans un état d’infériorité » ; aussi « qu’elles réclament une liberté illimitée, voilà ce que nous ne saurions admettre avec elles[11] ». Comme les adversaires véritables du féminisme, elle est d’avis qu’il serait aussi ridicule pour la femme de songer à embrasser la profession de médecin ou d’avocat que celle de soldat ; elle n’a que faire « du bonnet de docteur ou du titre de conseiller[12] ».

Or, à cette époque il existait, comme nous l’avons vu, des féministes qui demandaient l’égalité absolue de l’homme et de la femme et la liberté pleine et entière pour elle. Il n’est pas étonnant que les deux groupes féministes, s’accusant réciproquement de trop d’audace et de trop de timidité, soient entrés en conflit. Le 15 septembre 1833, une rédactrice du Journal des Femmes, Laure Bernard, faisait paraître dans cette feuille un article intitulé : « Femmes, gardons notre esclavage tel qu’il est ». Les idées qu’elle y exprimait étaient à peu près celles de tout son parti, celles d’Eugénie Niboyet par exemple, sur l’inutilité et l’impossibilité pour la femme d’être l’égale de l’homme. Mais elle ajoutait, sans doute avec quelque raison, que les femmes n’étaient pas dans le mariage aussi malheureuses que voulaient bien le dire certaines d’entre elles, et que les « tyrans » étaient en somme, à l’heure actuelle, « une race d’exception ». D’ailleurs, la femme serait-elle malheureuse, son rôle est de souffrir en silence. Elle termine par des plaisanteries sur les théories saint-simoniennes, qui conduisent directement, dit-elle, à la femme soldat, et va jusqu’à traiter de « danseuses de corde » les collaboratrices de la Femme nouvelle. Celles-ci, que le titre seul de l’article de Laure Bernard avait eu pour effet de faire bondir d’indignation, ne pouvaient laisser passer de pareilles assertions. Aussi (no 7 de la Femme nouvelle) ripostèrent-elles vertement. Elles blâment Laure Bernard de sa lâche résignation, d’ailleurs facile, puisqu’elle appartient à la classe privilégiée. Lorsqu’elle attaque les principes du saint-simonisme, elle veut juger d’une doctrine qu’elle ne connaît pas ; aussi énonce-t-elle des absurdités, quand, par exemple, elle parle de la femme soldat, alors que les saint-simoniens ne veulent plus de soldats. La Femme nouvelle termine en s’indignant qu’on ait traité ses collaboratrices de danseuses de corde, ce qui n’est pas le fait d’adversaires courtois, et en menaçant de la vengeance du peuple les égoïstes privilégiées : « le peuple vous fera sentir sa force, si vous ne faites entendre vos voix en faveur de ses femmes et de ses filles ». Après une réponse de Laure Bernard et une nouvelle riposte de la Femme libre, où sans cesse les mêmes idées étaient exprimées, la polémique prit fin.

II

En somme, les théories féministes n’avaient chez les femmes qu’un nombre restreint d’adhérentes. Quelle était à leur égard l’attitude des hommes ? Il s’en trouvait un certain nombre qui leur étaient favorables ; parmi eux, des personnages en vue dans le monde des lettres, en particulier Chateaubriand[13]. S’il faut en croire la Gazette des Femmes, l’auteur des Martyrs serait venu dire au bureau dudit journal : « Comptez-moi au nombre de vos abonnés ; vous défendez une belle et noble cause[14] », il aurait été jusqu’à se montrer favorable à la candidature d’une femme, Anaïs Ségalas, à l’Académie française. Le critique Jules Janin apporta aussi aux femmes « l’appui de sa plume élégante et facile[15]. Dans un article du Journal des Débats[16], consacré à George Sand, il réclame pour les femmes, du moins pour les femmes supérieures, les mêmes droits que pour les hommes. « George Sand, dit-il, pourrait prendre rang parmi les écrivains politiques qui gouvernent le monde… la tribune nationale ne serait pas trop élevée pour elle… elle est femme… elle a le sentiment de l’autorité autant qu’on peut l’avoir. Faites-en donc un ministre d’État… elle est femme. — Le drapeau de son choix, elle le suivrait vaillamment dans la mêlée. Faites-en donc un général… Elle est femme… dans ses moments de découragement… elle aspire à la paix chrétienne, elle… réforme l’Église. Faites-en donc un évêque… elle est femme », et par cela seul toutes les carrières lui sont fermées. Dans divers autres articles, Jules Janin se montre partisan du féminisme ; mais le ton du morceau que nous venons de citer montre bien qu’il ne faut pas trop se faire d’illusions sur lui. Sans doute le célèbre critique avait-il des sentiments féministes, mais, sans doute aussi, le fantaisiste qu’il fut toute sa vie les exagérait-il à plaisir dans la seule intention d’étonner ses contemporains.

Deux journaux politiques, de peu d’importance d’ailleurs, se montrèrent favorables au féminisme. C’étaient l’Ami du Prolétaire[17], journal socialiste qui, dans son unique numéro, revendiquait l’affranchissement des femmes comme celui des prolétaires, et la Tribune (13 août 1833) qui parla avec éloge des journaux féminins.

Mais, surtout, le féminisme était appuyé par tout un parti, et ce parti ce n’était pas, comme on pourrait s’y attendre, le parti socialiste naissant, ni d’une manière générale un parti de la gauche ou du centre, mais bien, chose qui semble paradoxale, un parti d’extrême droite, le parti légitimiste lui-même. Déjà, en 1833, la Quotidienne[18] avançait que l’influence des femmes dans la société est très grande. « Sans aller, comme les disciples de Saint-Simon, baiser la première bouche jeune qu’on rencontre dans les rues de Constantinople, on peut dire que la civilisation entre chez les peuples par les femmes. » À la même époque se formait le parti néo-chrétien qui, en face des partisans décidés de l’immutabilité des vieilles traditions, soutenait que, « Jésus n’ayant rien dit contre l’égalité de l’homme et de la femme, il n’y a pas de raison pour qu’à notre époque, où l’intelligence s’est développée dans l’un comme dans l’autre sexe, cette égalité ne soit pas hautement reconnue[19]. Un ouvrage légitimiste, paru en 1836, reconnaît aux femmes le droit de porter la couronne, ce qui est sans doute un droit politique. Enfin, dit la Gazette des Femmes, les partisans de la légitimité « montrent aux femmes que la charte de 1830 ne leur octroie rien, et que sous le règne bien-aimé de Henri V, sous la Charte qu’il octroiera à son peuple, certains droits leur seront accordés ». Ces avances du parti légitimiste, la Femme nouvelle les avait repoussées avec indignation, n’y voyant qu’une tentative déloyale pour faire pénétrer les idées légitimistes dans le peuple. La Gazette des Femmes, d’abord très loyaliste, changea de ton lorsqu’elle vit ses pétitions repoussées et déclara que les femmes accepteraient la forme de gouvernement sous laquelle elles jouiraient du plus de liberté, monarchie de la branche aînée ou République.

III

Mais ces partisans du féminisme n’étaient en somme que des exceptions et, parmi les hommes qui prenaient parti (car pour un grand nombre la question féministe n’existait pas), la plupart étaient adversaires décidés des théories féministes. Parmi eux on comptait quelques-uns des hommes politiques les plus célèbres du temps, par exemple Mauguin, qui, dans une soirée chez Lafayette, avait « avec une simplicité et une bonne foi désespérantes pour son intelligence » déclaré que, par sa nature, par l’organisation de son cerveau, par son intelligence, par son sang, la femme est inférieure à l’homme[20]. Guizot, qui, parlant du suffrage universel, avait dit qu’il ne viendrait jamais d’heure pour cette absurde conception, partageait ces idées. « Naturellement, disait-il, et par une de ces lois providentielles où le droit et le fait se confondent, le droit de suffrage n’appartient pas aux femmes. La Providence a voué les femmes à l’existence domestique[21]. » Il en était de même d’Odilon Barrot, qui, lors du fameux procès Lafarge, prononça ces paroles : « La nature a assigné à chaque sexe sa vie et sa condition. La femme qui a le malheur d’en sortir est un monstre de l’ordre moral[22]. »

Nous avons trouvé parmi les journaux quelques alliés pour les féministes ; mais un bien plus grand nombre leur étaient hostiles. Ainsi la Gazette de France, qui, au grand amusement de La Femme libre, démontrait la supériorité intellectuelle de l’homme par sa supériorité physique[23].

La Revue des Deux Mondes prit directement à partie la Femme libre, dirigée par des femmes « qui se sont affranchies de la domination des hommes en leur faisant des chemises[24] ». Elle prend une à une les collaboratrices de ce journal et les raille impitoyablement, elles et leurs velléités d’affranchissement, sans d’ailleurs qu’il y ait l’ombre d’une discussion sérieuse. La Femme libre prit la chose assez calmement. Elle se contenta de répondre que la critique était peu délicate et les plaisanteries absurdes et hors de saison. « Entre les mains des savants de la Revue des Deux Mondes, la plaisanterie, dit-elle, blesse et répugne[25]. »

Juste au même moment (4 novembre 1832) le Figaro adressait les mêmes critiques, aussi peu sérieuses de fond et de forme, au « demi-quarteron de jeunes ouvrières qui se sont posées en Femmes libres et appellent les femmes à la révolte contre le joug de l’homme, infâme tyran qui travaille tout le jour et parfois aussi la nuit pour nourrir la malheureuse femme, la parer, la choyer ». La Femme libre ne s’émut pas plus de cette attaque que de la précédente, et la réponse fut à peu près analogue.

En 1841, c’est le Courrier français qui, dans son feuilleton, fait une violente sortie contre les femmes auteurs. « Marguerite, y était-il dit, passa des heures à coudre et à filer comme il sied à une honnête femme qui ne songe à faire ni des romans de mauvaises mœurs, ni rien qui ressemble à l’oisiveté vicieuse… de ces hermaphrodites de cœur et d’esprit qu’il serait juste de renvoyer au soin de leur ménage[26]. » Il n’y avait plus alors de journaux féministes pour riposter. Mais Victor Considérant insinua que le feuilletoniste avait écrit cet article par jalousie contre certaines femmes qui écrivaient des feuilletons plus lus que les siens[27].

Enfin, en 1847, ce fut l’Univers qui protesta contre l’admission des femmes à la Sorbonne, comme membres des commissions d’examen pour les institutrices des salles d’asile. La Démocratie pacifique répondait que c’étaient les femmes qui avaient organisé à elles seules les salles d’asile et les écoles maternelles, et qu’ayant été à la peine, il était bien juste qu’elles fussent à l’honneur.

Pour les littérateurs, étant donné la concurrence que leur faisaient alors les femmes, il n’est pas étonnant qu’ils fussent pour la plupart antiféministes. Tel était M. de Kératry, auteur célèbre alors, mais aujourd’hui oublié, à qui George Sand alla soumettre ses premiers projets littéraires. « Une femme, dit-il à George Sand, ne doit pas écrire ; croyez-moi, ne faites pas de livres, faites des enfants. » — « Gardez le précepte pour vous-même, » répondit spirituellement George Sand au vieillard cacochyme, son interlocuteur[28].

Charles Nodier, bien qu’il eût — peut-être parce qu’il avait — deux femmes de lettres dans sa famille, était absolument du même avis. Il développe tout au long ses idées dans un article de l’Europe littéraire de mars 1832. « L’affranchissement de la femme serait pour elle, dit-il, un désavantage ; « une femme qui voterait les lois, discuterait le budget, administrerait les deniers publics, ne pourrait être autre chose qu’un homme. » Elle perdrait toutes ses qualités féminines et n’aurait plus le temps de se consacrer exclusivement à l’amour, la seule occupation digne d’une femme. « Je ne comprendrai jamais ce qu’une âme d’homme peut avoir à faire avec une femme qui craint de manquer à la rigoureuse évocation de l’appel nominal ou de faire défaut au scrutin ; mauvaises excuses s’il en fut pour manquer un rendez-vous. » Je plaide, ajoute-t-il, « pour l’idéal des femmes, qu’on leur propose de sacrifier à une grossière réalité ». D’ailleurs, toute femme exerce plus d’influence à elle seule « qu’un pair de France ». C’est elle qui dirige en réalité le monde ; que va-t-elle parler d’esclavage ? Au milieu de toutes ces vieilles plaisanteries chères aux adversaires du féminisme, un seul argument sérieux : il est absurde de demander l’émancipation des femmes quand tous les hommes ne sont pas encore émancipés. Aussi fut-il facile à la Femme libre de réfuter, très courtoisement d’ailleurs, l’article de Charles Nodier. Plus tard, ses idées paraissent s’être légèrement modifiées. Dans la préface de la Biographie des Femmes célèbres, qu’il écrivit en 1840, il admet que les femmes puissent recevoir une véritable instruction, il accepte les femmes auteurs, mais tout en protestant qu’il ne veut pas de « la femme procureur du roi, pair de France ou ministre ».

Certains littérateurs portèrent sur la scène leurs sentiments antiféministes. Leurs noms sont d’ailleurs parfaitement inconnus aujourd’hui. Ce sont Rosier, dans le Procès criminel, où il n’était fait que quelques allusions malveillantes aux théories féministes, et surtout Théodore Maret, dont la comédie les Droits de la femme, représentée au Français[29], était, comme l’indique le titre, entièrement consacrée à l’examen du féminisme. Elle nous représente une femme qui, tout en se prétendant esclave, tyrannise son mari, gouverne despotiquement sa maison, empêche sa fille de prendre le mari de son choix, sans que le père ose même élever la voix. Jusqu’ici, la pièce a l’air d’un démarquage des Femmes savantes : le sujet, les personnages sont presque identiques à ceux de Molière. Mais la pièce finit d’une manière assez originale. Un ami du mari lui conseille de laisser pendant quelque temps la direction de toutes les affaires à sa femme. Celle-ci, d’abord triomphante, doit vite en rabattre ; il lui faut reculer devant l’exposé d’un procès que Beauvais (l’ingénieux conseiller du mari) charge à dessein des termes juridiques les plus barbares. Elle doit se déclarer impuissante à donner un ordre de Bourse (le jargon de la finance est aussi incompréhensible pour elle que celui des tribunaux), et reconnaître

Que parfois les maris sont bons à quelque chose.

L’exposé d’un projet parlementaire sur la pêche de la morue achève de la mettre en déroute. Revenue au juste sentiment de ses forces, se rendant compte que, pour les femmes, « le pire est d’être libre », elle rend à son mari le sceptre qu’elle avait tant réclamé.

Que tend à prouver cette amusante petite pièce ? Une seule chose : c’est que l’éducation que reçoit une femme la rend incapable de s’occuper d’affaires sérieuses ; mais cela, aucun féministe ne le contestait. Les Droits de la femme prouvent donc quelque chose en fait, mais rien en droit. Cette distinction, les féministes ne surent d’ailleurs pas la faire, car la pièce les indigna. La Gazette des Femmes n’eut pas assez d’épithètes injurieuses contre Maret, qui, effectivement, avait agi d’une manière peu délicate, puisqu’il s’était présenté à la Gazette des Femmes où, croyant sans doute qu’il allait faire une pièce féministe, on lui avait remis gratuitement la collection du journal. La Phalange et quelques autres journaux firent également de cette pièce des critiques acerbes, souvent injustifiées.

Comme Nodier, Louis Reybaud avait une femme de lettres (sa belle-sœur) dans sa famille ; comme lui il est antiféministe. Son Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale est rempli d’allusions malveillantes aux différentes formes de féminisme ; il commence par se moquer, comme Maret, des femmes prétendues esclaves qui tyrannisent leur mari ; il nous montre le malheureux Jérôme Paturot « traité comme un nègre » par son amie Malvina, qui se croit obligée de tirer vengeance de l’oppression que son sort subit de temps immémorial. Puis c’est la société saint-simonienne, où, remarque parfois très justifiée, « les femmes libres sont un peu trop libres et les pères veulent prendre avec elles trop de libertés ». Mais c’est surtout aux femmes de lettres qu’il en veut, il nous montre la femme-feuilletoniste puisant dans les vieux romans de modes le sujet de ses œuvres ; la femme-critique théâtral, plus sensible à la belle prestance du ténor ou du jeune premier qu’à son geste et à sa voix ; la poétesse enfin « qui plonge ses peines de cœur dans des flots d’encre ». Il déclare d’ailleurs comprendre « qu’une femme écrive si tel est son bon plaisir, mais encore mieux que le public la siffle… si elle écrit des sottises ou des inconvenances ». « En toute chose, ajoute-t-il sagement, l’antidote est près du poison. »

Parmi les littérateurs antiféministes, on peut encore ranger Balzac, qui a écrit cette formule lapidaire : « Émanciper les femmes, c’est les corrompre[30] », et le philosophe Azaïs[31].

Citons encore, parmi les adversaires du féminisme, les caricaturistes Daumier et Gavarni. Plusieurs de leurs dessins ont pour sujet les femmes libres.

En somme, aucun écrivain n’avait pris la peine de discuter sérieusement et loyalement les théories féministes. Elles ne trouvèrent guère de critiques plus impartiaux dans le monde officiel, où elles eurent deux occasions d’être jugées : les pétitions de Mme de Mauchamp, qui les portèrent devant la Chambre, et le procès David, qui les fit comparaître devant les tribunaux. Sur les nombreuses pétitions présentées à la Chambre par Mme de Mauchamp, deux seulement firent l’objet d’un rapport : ce furent la pétition « à Louis-Philippe pour qu’il se déclare roi des Françaises », celle-ci rejetée purement et simplement, et la pétition « pour que l’on supprime l’article 213 du Code civil : la femme doit obéissance à son mari ». Cette dernière fut l’objet d’un rapport assez étendu de M. Liadères, député des Basses-Pyrénées. Il est intéressant d’en rappeler les principales idées. Il commence par se moquer agréablement de Mme de Mauchamp, « organe avoué d’une secte nouvelle » qui veut faire invasion dans le domaine des idées sérieuses de la politique[32]. Puis, passant à l’examen de la pétition de Mme de Mauchamp, il réfute tous ses arguments, déclare que le joug marital n’est en général pas bien pesant et que, dans toute association, il est nécessaire qu’il y ait une volonté prépondérante. D’ailleurs, la femme n’est pas suffisamment préparée à jouir de la liberté. Puis, passant au féminisme pris dans un sens plus général, il se livre à des plaisanteries trop faciles sur les variations perpétuelles que la femme libre et ses principes feraient subir à « l’infaillibilité de l’état civil[33] ». Il s’étonne que Mme de Mauchamp se soit contentée de demander la suppression de l’article 213, alors qu’elle désirait évidemment qu’on en intervertit les termes. Il montre les femmes montant à l’assaut de toutes les professions, « prêtes à passer la nuit dans le corps de garde pour la défense de l’ordre public et à prendre le mousquet pour voler à la défense de nos frontières ». « Votre commission, termine-t-il, se refuse sur ce point à une discussion où serait plus d’une fois compromise la gravité que lui impose votre confiance ; elle pense que la morale aurait beaucoup à souffrir de la réalisation de ces désirs. Car, malgré le courage de quelques femmes, les triomphes des amazones sont entrés dans le domaine exclusif du grand opéra. Elle est convaincue que leur présence sur ces bancs et à cette tribune, si elle ne dénaturait pas nos débats, ne contribuerait pas du moins à en abréger la durée ». Le rapport de M. Liadères « aussi piquant de forme que remarquable par la sagesse de la pensée[34] » eut un très grand succès, et si l’on en juge par les nombreux « très bien », « on rit », « mouvement d’hilarité » qui parsèment le compte rendu des Débats, il répondait tout à fait aux sentiments de la Chambre.

M. Liadères s’était contenté de plaisanter le féminisme. L’avocat général Bétar, qui parla au procès David (une femme accusée d’avoir tiré sur son mari, surpris en flagrant délit d’adultère), prit la chose au tragique. La veuve David[35] est un monstre « imbu des doctrines effroyables de l’athéisme, du saint-simonisme, du magnétisme… type de ces mœurs atroces que prêche la femme libre, création abominable des athées, des saint-simoniens, rénovation effroyable de ces tricoteuses sanglantes qui ont surgi au temps de la Terreur… expression homicide de cette société nouvelle qui demande l’égalité du crime et qui n’obtiendra que l’égalité du bourreau ». Le jury d’ailleurs ne lui donna pas raison, car la veuve David ne fut condamnée qu’à deux ans d’emprisonnement.

Ces deux appréciations du féminisme, partant l’une d’un député, l’autre d’un avocat général, sont très représentatives ; elles nous montrent bien quelle idée la bourgeoisie éclairée se faisait alors du féminisme : en général, il n’y a pas lieu d’examiner sérieusement les théories féministes ; on doit se contenter d’en rire avec les joyeux fumistes qui les ont imaginées ; mais si elles ont la prétention d’être prises au sérieux, alors on doit les voir telles qu’elles sont, ridicules toujours, profondément immorales le plus souvent, ne pouvant se réaliser que dans un bouleversement complet de la société ; enfin et surtout, ce qui était pour un bourgeois de cette époque le comble de l’horreur, intimement liées aux abominables doctrines saint-simoniennes ; le devoir de tout honnête homme est d’empêcher qu’elles se réalisent jamais.

  1. La Femme nouvelle, no 17.
  2. La Gazette des Femmes, numéro de décembre 1836.
  3. Ibid., et Flora Tristan, Pérégrinations d’une paria.
  4. La Femme nouvelle, no 17.
  5. La Femme nouvelle, no 17.
  6. Préface d’Indiana (1842).
  7. Histoire de ma vie, vol. IV.
  8. Septembre 1834.
  9. Le Conseiller des Femmes, 18 février 1834.
  10. Le Journal des Femmes, 1er mars 1834.
  11. Le Journal des Femmes, 1er mars 1834.
  12. Le Conseiller des Femmes, 23 août 1834.
  13. Le féminisme de Chateaubriand s’explique sans doute en partie par l’influence de Mme Allart de Méritens et de Pauline Roland, toutes deux ses amies très intimes.
  14. La Gazette des Femmes, février 1837.
  15. Ibid.
  16. Cité par la Gazette, septembre 1836.
  17. 1833.
  18. Numéro du 11 août.
  19. Cité par la Femme nouvelle, no 15.
  20. La Gazette des Femmes.
  21. Cité par la Démocratie pacifique, 10 janvier 1847.
  22. Cité par la Phalange, 25 août 1841.
  23. 1832.
  24. Revue des Deux Mondes, 14 novembre 1832.
  25. La Femme libre, no 8.
  26. Cité par la Phalange, 22 janvier 1842.
  27. Ibid.
  28. George Sand, Histoire de ma vie, t. IV.
  29. 1837.
  30. La Femme de trente ans.
  31. Des Compensations.
  32. Sans doute le saint-simonisme ; ce qui d’ailleurs est absolument faux.
  33. Journal des Débats, 21 mai 1837.
  34. Journal des Débats.
  35. Qui se réclamait de l’article du Code autorisant le mari à tuer sa femme s’il la surprenait en flagrant délit d’adultère.