Éditions Édouard Garand (35p. 24-27).

— V —

L’EMBUSCADE


Foissan et ses gardes atteignirent Saint-Augustin vers neuf heures et demie. Ils allèrent frapper à la porte d’un paysan qui, à un demi-mille au delà du hameau, tenait une sorte d’auberge.

Le paysan était seul avec sa femme. Celle-ci était malade et mourante. Elle demeurait confinée dans une mansarde, toussant et gémissant sans cesse. Le paysan était un vieillard d’aspect misérable, brisé par les rudes labeurs de la terre. Il n’avait que deux fils, et ceux-ci faisaient partie des milices ; et le lendemain de ce jour, le pauvre vieux allait apprendre que l’un d’eux avait trouvé la mort sur les Plaines d’Abraham.

À la vue de cette troupe qui venait de s’arrêter devant sa porte, le paysan demeura interdit, et avant que Foissan n’eût le temps de prononcer une parole, il s’écria :

— Ah ! messieurs, je regrette bien de ne pouvoir vous loger ou vous nourrir ; je suis seul avec ma pauvre femme qui est là-haut bien malade.

— Rassure-toi, vieux, répliqua Foissan avec rudesse, nous ne voulons ni manger ni loger. C’est un renseignement que je désire te demander.

— Allez, monsieur, je vous écoute.

— N’as-tu pas vu passer un cavalier ce soir ?

— Un cavalier ? Non, monsieur. Depuis quelques jours les passants sont très rares.

Cette réponse parut fort désappointer Foissan. Il demeura un instant songeur.

Il se demandait :

— Est-ce que Flambard ne serait pas encore en route ? J’en suis très étonné ! Peut-être a-t-il attendu les décisions du conseil de guerre ? Si tel est le cas, il ne saurait tarder d’apparaître.

Puis il dit à voix haute au paysan :

— C’est bien, le père, c’est tout ce que je désirais savoir.

Il allait remonter à cheval pour continuer son chemin, quand le vieux le retint par ces paroles dites d’une voix tremblante et anxieuse :

— Monsieur, puisque vous venez de la ville, pouvez-vous me dire si les Anglais sont repartis ?

— Les Anglais !… se mit à rire Foissan avec ironie. Ils sont encore là… ils y sont pour toujours !

— Ô mon Dieu ! dites-vous que la ville est prise et que l’armée est prisonnière ?

— C’est tout comme. Elle a été battue et presque anéantie. Le général Montcalm est mort, et la plupart de ses officiers également. Demain, c’est sûr et certain, la ville sera au pouvoir des Anglais !

Le vieux faillit tomber à la renverse. Il s’écria avec un grand accent de désespoir :

— Et mes deux fils, mes pauvres enfants… que sont-ils devenus !

— Tes fils, vieux, répliqua brutalement Foissan, doivent avoir été couchés pour toujours par les balles des Anglais. Tu peux donc te taper le ventre, car des miliciens il n’en est pas resté trois debout !

Et, ayant jeté un éclat de rire sardonique, il rejoignit ses gens.

Notons ici que Foissan avait exagéré à dessein pour le malin plaisir d’accroître les tourments d’angoisse qu’il avait devinés chez le paysan canadien. À cette époque où il existait tant de rivalités entre Français et Canadiens, ceux-ci étaient regardés par ceux-là comme des êtres bien inférieurs sous tous les rapports. Ceux qui arrivaient de France semblaient oublier que les premiers colons de la Nouvelle-France étaient leurs frères par le sang de la race, ils venaient au pays avec ce fou préjugé que le Canadien était un naturel de l’Amérique perfectionné. Et n’y en a-t-il pas de nos jours qui ne sont pas loin de tomber dans la même bêtise !… À vrai dire, ces préjugés n’existaient que parmi la classe inférieure très farcie d’ignorance ; mais n’empêche que la classe supérieure, telle que la petite noblesse et la bourgeoisie, était assez près de partager les mêmes préjugés. Mais, quelque peu instruite et mieux éclairée, elle reconnaissait que les Canadiens étaient des Français qui avaient fait souche au pays ; tout de même elle affectait souvent de considérer ces Canadiens comme dégénérés et elle essayait de les mépriser. C’est ce stupide préjugé qui fut cause le plus souvent des difficultés survenues entre Vaudreuil et Montcalm. Bien que M. de Vaudreuil fût issu d’une noble famille de France, il avait vu le jour sur le sol de la Nouvelle-France, en la cité de Québec, et cette naissance en terre coloniale avait suffi au Marquis de Montcalm pour regarder comme très inférieur à lui-même le Marquis de Vaudreuil, et pour le trouver incapable d’administrer avec compétence les affaires de la colonie. Mais disons que le Marquis de Montcalm ne pouvait souffrir facilement de relever d’un canadien et d’un homme qu’il considérait comme inférieur. Et ce préjugé du grand général était aussi le préjugé qui divisait l’armée. Les réguliers considéraient les miliciens comme de bien piètres soldats ; de leur côté les miliciens revendiquaient une bravoure et un savoir-faire égaux tout au moins à ceux des réguliers. La discipline se ressentit fort de ces mesquines rivalités. Il fallut, un jour, que M. de Vaudreuil donnât autant que possible des officiers canadiens aux milices, qui ne pouvaient plus souffrir le dédain qu’affectaient à leur égard un grand nombre d’officiers français. Bien entendu un régulier ne pouvait admettre qu’il fût commandé par un canadien.

Toutefois, Montcalm eut le tact et le bon esprit d’accepter les vues de M. de Vaudreuil à ce sujet et de rendre aux milices tous les mérites qui leur revenaient. Et c’est ainsi qu’il fut tout autant aimé des Canadiens que M. de Vaudreuil. Mais s’il est vrai que les paysans canadiens ne possédaient pas l’entraînement militaire des réguliers, n’empêche qu’à Oswégo, à Carillon et à Montmorency ils firent des prodiges que les officiers français ne purent ni méconnaître ni taire. Et si à la bataille des Plaines d’Abraham les miliciens ne montrèrent pas autant d’enthousiasme qu’à Montmorency, c’est dû à une faute de Montcalm qui, dans sa précipitation, ne leur donna pas un poste de combat aussi enviable que celui des réguliers. Et pourtant, c’est grâce à la ténacité et au courage des miliciens de Sénézergues, si les régiments de réguliers de Montcalm et de Montreuil ne furent pas complètement anéantis. Et il faut tenir compte, encore, que ces miliciens, et plus particulièrement ceux de Fontbonne n’étaient pas aussi bien équipés en armes et en munitions que l’étaient les réguliers. Quoi qu’il en soit, les historiens allaient plus tard rendre aux miliciens tous les hommages qui leur étaient dus.

Foissan, étranger au pays et ne tenant pas les Canadiens en très haute estime, avait donc pris plaisir à lancer au vieux paysan-aubergiste cette brutale boutade.

Ayant rejoint ses gens, il se concerta immédiatement avec eux, et il fut résolu que quatre gardes poursuivraient la chasse à Flambard, au cas où ce dernier serait passé inaperçu, et que Foissan et les six autres se posteraient en embuscade pour attendre le spadassin si, par aventure, il n’était pas encore passé.

La cavalcade poursuivit son chemin sur un parcours d’environ un mille et s’arrêta au fond d’un profond ravin où un pont étroit avait été jeté sur un ruisseau. Quatre des gardes, tel que convenu, continuèrent leur route dans l’espoir de rattraper Flambard, les six autres avec Foissan demeurèrent à la sortie du pont pour attendre le spadassin. Une corde solide fut tendue en travers du pont à hauteur d’un poitrail de cheval et les gardes se postèrent de l’autre côté, chacun étant armé d’un pistolet et d’une rapière.

L’endroit était avantageux pour un guet-apens : l’obscurité était très dense dans ce bas-fond où la route descendait par une pente abrupte ; un attelage ou un cavalier devait nécessairement ralentir sa course avant de s’engager dans la pente. Et si Flambard survenait, le câble tendu arrêterait son cheval, les gardes feraient feu de leurs pistolets sur le cavalier et sa monture ; si les balles ne produisaient pas par extraordinaire un effet meurtrier, les gardes pourraient se jeter à l’improviste sur l’homme et la bête et les achever de leurs rapières. C’est le plan qu’avait conçu Foissan qui, les préparatifs terminés, avait tenu à ses hommes ce petit discours :

— Mes amis, lorsque Flambard viendra buter contre le câble, nous déchargerons nos pistolets sur sa monture, puis nous nous jetterons sur lui avec nos rapières. Autant que possible nous éviterons de lui porter un coup mortel ; car ça nous vaudra mieux de le blesser suffisamment pour le rendre incapable de se défendre, puis de le désarmer et le faire prisonnier. Alors nous le conduirons, pieds et poings liés, à Monsieur l’intendant qui nous donnera à chacun mille livres d’or.

Les gardes parurent fort satisfaits de cette promesse de mille livres, et résolurent de tout faire pour les gagner. Et malgré le froid qui engourdissait leurs doigts, ils attendirent patiemment.

Un quart d’heure s’écoula.

La nuit silencieuse n’était troublée que par une rumeur lointaine venant de la Lorette, et c’était l’écho assourdi de cahotements de chariots et de la marche de l’armée française qui quittait Beauport.

À cette rumeur se joignit peu après un galop de cheval qui, d’abord incertain, se précisa peu à peu.

— Entendez-vous ? demanda Foissan à ses hommes.

Ceux-ci s’entre-regardèrent en esquissant un sourire content.

— C’est bien un cavalier qui s’approche ! proféra l’un des gardes.

— Et quelque chose me dit que c’est notre Flambard ! ajouta Foissan.

Le galop se rapprochait rapidement. Il dominait à présent la rumeur lointaine. À entendre le claquement des sabots du coursier, claquement qui résonnait par chocs secs dans les échos tranquilles des bois qui couvraient les coteaux voisins, on devinait que le cavalier allait à toute vitesse. Et Foissan calcula que ce cavalier venait de dépasser Saint-Augustin.

— Attention ! souffla-t-il à ses gardes.

Les pistolets se haussèrent, les rapières bruirent doucement dans les ténèbres épaisses du bas-fond.

Quelques minutes se passèrent ainsi. Puis en haut du ravin où les ténèbres, légèrement blanchies par les aurores boréales, étaient moins denses, la silhouette d’un cavalier se détacha imprécisément. Le galop retentit plus fortement, une voix nasillante jeta quelques paroles indistinctes à la bête qui de suite ralentit sa course, et l’instant d’après le cavalier et sa monture s’engageaient au petit trot dans la pente du ravin. Le cavalier disparut tout à coup aux yeux des gardes, dérobé à leur vue qu’il était par les buissons épais qui garnissaient la pente du ravin. Mais ils entendaient très distinctement les sabots du cheval et le halètement de son poitrail. Soudain, l’une des montures des gardes, que ceux-ci avaient attachées dans les fourrés du voisinage, fit entendre un long hennissement. Un autre hennissement répondit : celui du coursier qui portait le cavalier.

Foissan ne put s’empêcher de murmurer un juron de colère : car ce hennissement pouvait les trahir lui et ses gardes.

Mais déjà l’ombre du cavalier se profilait de nouveau à l’entrée du pont. Les gardes ajustèrent leurs pistolets. Mais tout à coup l’étonnement qui les saisit tous les empêcha de presser la détente : car le cavalier venait de s’arrêter subitement à un pied à peine du câble tendu. Puis une voix, mais une voix nasillarde et narquoise qui troubla énormément Foissan et ses gardes, s’éleva :

— Par mon âme ! quels sont ces revenants qui viennent tendre des câbles en travers des ponts pour arrêter les honnêtes voyageurs et leur réclamer plus sûrement des prières ?

Un long ricanement suivit ces paroles. Et, brusquement, une rapière siffla en fendant l’espace et la lame de la rapière trancha le câble.

Dans leur stupeur les gardes s’agitèrent malgré eux, et le cavalier saisit ce mouvement de l’ombre dans l’ombre.

— Par les deux cornes de Lucifer ! rugit-il.

À la seconde même il enleva sa monture, laboura rudement ses flancs d’éperons aigus et la fit bondir en avant.

— Feu ! feu ! rugit la voix de Foissan.

Mais avant qu’aucun coup de feu n’eût éclaté, le cavalier franchissait le pont avec la rapidité de la foudre. Les gardes n’eurent que le temps de se jeter hâtivement dans la broussaille voisine pour ne pas être écrasés. Et lorsque, ahuris et tremblants, ils se décidèrent à tirer de leurs pistolets, Flambard n’était plus à leur portée. Un galop terrible résonnait plus loin, se perdait peu à peu dans la direction de la Pointe-aux-Trembles, puis mourait.

— Enfer et Satan ! avait rugi Foissan avec rage, c’est Flambard et il nous échappe ! Sus ! sus !…

Mais avant que les gardes n’eussent détaché leurs chevaux et remonté en selle pour s’élancer à bride abattue, Flambard était loin.