Éditions Édouard Garand (35p. 21-24).

— IV —

OU COMMENCE LA MISSION DE FLAMBARD


En quittant la maison d’Aubray, le spadassin s’était dirigé vers la capitale pour remettre à M. de Ramezay l’ordre du gouverneur de tenir contre les Anglais aussi longtemps que dureraient les vivres. En usant de grande économie, Ramezay possédait des vivres pour au moins quinze jours ; et la population et la garnison pouvaient d’autant plus tenir ces quinze jours à la ration, qu’elles étaient accoutumées à ce dur régime. Ce n’était donc plus que quelques jours de sacrifice à faire : les Anglais ne sauraient résister à l’armée coloniale reformée, et un mois ne se serait pas écoulé que les débris de leur armée auraient, pris le chemin du golfe et de la mer. Au surplus, tant que la Porte du Palais ne serait pas bloquée par l’ennemi, il resterait toujours un moyen de s’approvisionner quelque peu de ce côté, en autant que l’armée demeurerait, dans son camp de Beauport et qu’elle empêcherait l’ennemi de descendre dans les faubourgs. Et si, au pis aller, l’armée décidait de se retirer de son camp, comme le laissait prévoir M. de Vaudreuil dont le message avait été écrit avant que ne fût prise la décision du conseil, M. de Ramezay avait quinze jours pour se maintenir, c’est-à-dire un laps de temps suffisant pour permettre aux chefs de l’armée française de tenter le débloquement de la ville.

Flambard se présenta donc à la Porte du Palais, monté sur un vaillant, coursier que lui avait donné M. de Vaudreuil. Mais depuis le midi de ce jour, il n’était pas facile de faire ouvrir cette porte : ne la franchissait, que tel individu habitant l’enceinte de la cité et qui possédait un laisser-passer bien en règle du commandant de la place, ou tel de l’extérieur des murs qui était pourvu d’un permis portant le sceau vice-royal. Et encore, ceux qui entraient dans la ville n’y pouvaient résider, et seule une affaire de haute importance leur ouvrait la porte. Pour tout dire, n’entraient ou ne sortaient que les courriers des chefs militaires. Flambard était, ce soir-là, un courrier extraordinaire, et il avait tous les papiers nécessaires pour lui donner accès dans la place en ruines. Il entra, mais ce ne fut pas, néanmoins, sans avoir à parlementer avec l’officier d’un gros poste d’artillerie placé aux abords de la porte.

Lorsque notre héros arriva en vue du Château Saint-Louis, il y trouva une grande foule de femmes, de vieillard et d’enfants qui, tous agenouillés, pleuraient, gémissaient et invoquaient le ciel de sauver de la mort imminente leur grand général, le marquis de Montcalm. Plusieurs soldats de la garnison se mêlaient aussi à cette foule sanglotante. Touché par cette grande douleur — douleur qu’il partageait largement pour l’admiration et l’estime qu’il avait à l’égard du héros agonisant — Flambard s’agenouilla avec cette foule prosternée, et pieusement récita un De Profundis. Puis, vu que sa mission était pressante, il traversa la foule, qui déjà semblait s’abîmer profondément dans un deuil douloureux, et pénétra dans le château dont toutes les portes étaient, grandes ouvertes.

Il alla d’abord se prosterner au pied du lit sur lequel reposait le marquis, que la mort paraissait avoir déjà terrassé, dit un Pater avec une grande ferveur, puis demanda qu’on le conduisît auprès de Monsieur de Ramezay. Celui-ci, à ce moment même, tenait conseil avec les marchands qui étaient presque tous officiers de la garnison. Il était huit heures et demie, et déjà, avant même qu’on eût reçu des ordres du gouverneur, on s’apprêtait à décider du sort de la ville.

Le message apporté par Flambard parut faire une vive impression sur l’assemblée, et M. de Fiedmont, qui était présent, s’écria joyeusement :

— Messieurs, voici les ordres que nous apporte Monsieur Flambard de la part du gouverneur. Nous tiendrons donc jusqu’à la dernière extrémité, même si l’armée se retire à la rivière Jacques-Cartier, comme semble le craindre Monsieur de Vaudreuil.

— Eh ! monsieur, cria le sieur Deladier, l’un des gros commerçants de la capitale et créature de Bigot, il vous sied bien, vous qui n’avez rien à perdre, de tenir jusqu’à la dernière extrémité ; et nous, qui sommes déjà à moitié ruinés, qui songera à nous ?

— Par mon âme ! monsieur, rétorqua Flambard qui, il est vrai, n’avait nulle autorité pour émettre à ce conseil une opinion, mais dont les oreilles avaient été vivement écorchées par ces paroles du marchand ; par mon âme ! dit-il, quand on craint tant pour sa peau ou son gousset, on ne demeure pas dans une ville assiégée ! Monsieur de Fiedmont a parlé comme un courageux soldat qu’il est, et vous comme un ignoble fesse-mathieu !

— Monsieur ! clama le marchand indigné et en se levant avec un geste de menace à l’adresse de Flambard…

— Par les deux cornes de satan ! s’écria le spadassin, abaissez votre index de grippe-sou et d’escroc, sinon je vous pige au collet et vais vous fourrer tête, ventre et pieds dans la panse empoisonnée de votre maudit Bigot !

Des officiers éclatèrent de rire, ceux-là qui appuyaient M. de Fiedmont.

Mais les marchands se trouvèrent fortement outragés. Aussi, redoutant trop la rapière du colosse qui les dominait de toute la hauteur de sa taille et de sa vaillance, se levèrent-ils en masse pour se retirer. L’un d’eux jeta à M. de Ramezay ces paroles sardoniques :

— Monsieur le Commandant, nous étions venus discuter avec vous le salut commun sans savoir que nous devions coudoyer la rapace des camps !

Le spadassin se mit à ricaner.

— Rapace de camps et rapace de comptoirs, dit-il, monsieur, je vous défie bien de prouver que la vôtre est plus respectable que la mienne !

Puis s’adressant à M. de Ramezay et quelques officiers autour de lui, il ajouta :

— Messieurs, quoi qu’il en soit et tout humble grenadier que je suis, je dis : au nom du roi de France et de son représentant M. de Vaudreuil, qu’il ne soit rien fait de décisif que vous n’ayez reçu un message de Monsieur de Lévis, auprès de qui je me rends pour l’informer qu’il est appelé à prendre le commandement de l’armée de la Nouvelle-France !

Puis, saluant M. de Ramezay et M. de Fiedmont, Flambard pirouetta et sortit, laissant le conseil, et plus particulièrement les marchands, tout interloqué.

— Allons ! se dit le spadassin une fois qu’il se trouva hors du château, il me faut maintenant dévorer l’espace, si l’on ne veut pas que Bigot et sa bande n’agissent de façon à amener en moins de vingt-quatre heures la catastrophe finale !

Peu après il sortait de la ville et s’élançait à toute allure vers Lorette et Saint-Augustin, ne précédant l’armée que d’une demi-heure tout au plus.

Mais s’il précédait l’armée, lui, d’un autre côté il était précédé par des ennemis bien décidés de lui barrer la route, comme nous allons voir.

Un moment, il avait songé à raccourcir son chemin en traversant les faubourgs, gagnant les Plaines d’Abraham, puis Sillery et Saint-Augustin. Mais c’était traverser les lignes anglaises…

Après une seconde de réflexion, il avait murmuré :

— Bah ! ce serait trop déranger Messieurs les Anglais qui, ma foi, se sont fort bien battus ce jour et méritent une nuit tranquille !

Il avait donc pris par la Lorette, où la route passait au travers de bois et de ravins à quelque six milles en arrière des lignes ennemies.

À présent, nous précéderons Flambard, tout en revenant à une heure en arrière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme nous le savons, la mission de Flambard avait été connue des stipendiaires de Bigot dès le déclin du jour ; car l’intendant possédait des espions partout et dans tous les entourages, il en avait jusque dans les milieux ecclésiastiques. En effet, Bigot avait réussi à soudoyer un jeune abbé que Mgr  de Pontbriand avait fait venir de France pour se l’attacher. Bigot avait promis à cet abbé d’user de sa grande influence à la Cour pour lui faire avoir la mitre et la crosse, si, en retour, il surveillait les actes et les paroles de l’évêque et lui faisait chaque semaine un rapport fidèle de tout ce qui se passait dans l’administration épiscopale. Bigot savait qu’à diverses reprises Mgr  de Pontbriand avait signalé aux ministres du roi Louis XV la conduite répréhensible de l’intendant dans la direction et la gestion des affaires de la colonie, et lui, Bigot, voulait se venger, en usant de canaillerie, et faire rappeler cet évêque si vaillant qui n’avait jamais usé que de ses droits de pasteur, de citoyen et de bon sujet du roi.

Donc, Bigot, ayant été informé par son secrétaire Deschenaux de la mission confiée à Flambard par le gouverneur, avait de suite songé aux moyens à prendre pour empêcher le spadassin d’accomplir sa mission. Mais Deschenaux, qui aimait à prévoir pour son maître, avait déjà conçu et arrangé tout un plan, tant pour arrêter Flambard que pour faire parvenir à Ramezay un faux message. Aussi, lorsque Bigot et ses amis eurent levé la séance pour aller rejoindre les dames de la fête, Deschenaux fit mander Foissan, lui donna ordre de rattraper Flambard, et lui fournit l’argent et les gardes pour accomplir dignement et sûrement sa besogne.

Il avait ajouté avec un sourire sombre et haineux :

— Et si, mon ami, tu peux faire disparaître à jamais ce bretteur, sache que je tiendrai à ta disposition quelque mille livres d’or pour récompenser cet insigne service que tu auras rendu à la cause royale.

En moins d’une heure Foissan s’était équipé. Puis, avec douze gardes bien choisis par Deschenaux, bien résolus et bien armés, il s’était jeté ventre à terre sur le chemin de la Lorette, croyant que le spadassin était déjà en route pour Montréal. Il était, à ce moment, environ sept heures et demie.

Donc, Foissan et ses gardes étaient partis à sept heures et demie. Flambard, à son tour, avait pris la route de la Lorette entre huit heures et demie et neuf heures, et Jean Vaucourt, vers les neuf heures et demie. La partie se trouvait donc engagée entre ces trois hommes à une heure d’intervalle chacun. Mais ce n’était pas tout : entre le départ de Foissan et celui de Flambard, une magnifique berline attelée de quatre vigoureux chevaux avait aussi pris la route de la Lorette, et il était huit heures. Cette berline portait Péan et sa femme, et elle était escortée de six gardes armés jusqu’aux dents. Enfin, un peu après dix heures, une seconde berline se mettait en route, mais une berline toute démantibulée, sonnant la ferraille à faire grincer des dents les trépassés. Dans cette voiture se trouvaient entassés le milicien Aubray avec sa femme et son enfant, la femme de Vaucourt et le petit Adélard et Rose Peluchet, la belle-sœur d’Aubray. Sur le siège du conducteur étaient assis le père Aubray et l’ancien mendiant Croquelin qui conduisait Pascal et Loulou. Mais comment se fait-il que la berline ne se trouvait pas escortée par les deux grenadiers Pertuluis et Regaudin ? Pardon !… ils étaient là les deux gaillards, mais non dans la berline… ils suivaient, à quelques toises en arrière, dans le cabriolet d’Aubray. Ils suivaient en chantant de joyeux refrains. Regaudin tenait les rênes, mais pas trop sûrement, car les deux compères demeuraient toujours ivres, à cause de certaine cruche que leur avait confiée le milicien et que Pertuluis conservait entre ses deux jambes, cruche qu’il ne manquait pas d’alléger de fois à autre par quelques rapides et fortes lampées.

Telle était donc la disposition de nos personnages à la veille de ce combat terrible qui allait se livrer d’une part, entre ceux qui complotaient la perte de la capitale, et, de l’autre, ceux qui travaillaient à son salut.