Le dix août/Texte entier

Hachette (p. couv.1-couv.4).

LE
DIX AOÛT

Prise des Tuileries, le 10 août 1792

Les Fédérés soutenus par des éléments de la garde nationale (à droite) attaquent le corps central du Palais défendu par les suisses. (Bibl. Nat., Photo Hachette).

Le dix août PL. 1, frontispice

ALBERT MATHIEZ
LE
DIX AOÛT
HACHETTE


Tous droits de traduction, de reproduction
et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Librairie Hachette, 1934.

LE DIX AOÛT
CHAPITRE PREMIER
LE VETO
Le 10 août fut un bourbier d’intrigues.
lafayette.


La prise de la Bastille, au 14 juillet 1789, avait abattu la monarchie absolue. La prise des Tuileries, au 10 août 1792, renversa la monarchie constitutionnelle. Mais la République ne fut proclamée que quarante-deux jours plus tard, le 21 septembre 1792, à la première séance de la Convention. Ce retard indique déjà l’embarras des vainqueurs qui ne frappèrent Louis XVI qu’à regret et qui n’adoptèrent la République qu’en désespoir de cause.

Les Feuillants, représentants de la noblesse libérale et du haut Tiers, qui dirigeaient l’Assemblée Constituante, avaient pardonné à Louis XVI sa fuite à Varennes, son manifeste contre la Constitution, ses parjures successifs, dans la crainte d’une République qui aurait ouvert la cité aux citoyens passifs, c’est-à-dire aux prolétaires. Le roi constitutionnel, qu’ils se flattaient de conseiller et de gouverner, leur semblait la clef de voûte d’un ordre social fondé sur la propriété. Pour lui rendre son trône, ils n’exigèrent de lui qu’un nouveau serment de fidélité à la Constitution et ils tremblaient si fort de ne pas l’obtenir qu’ils s’efforcèrent de reviser celle-ci dans un sens monarchique. Louis XVI jura une fois de plus, dans l’intention bien arrêtée de continuer la lutte contre ses sujets révoltés. Il avait la conscience tranquille. Son confesseur lui avait assuré qu’un serment arraché sous la menace d’une abdication était sans valeur et qu’un roi n’avait de devoirs qu’envers Dieu de qui découlait par le sacre son pouvoir absolu.

Par un étrange aveuglement, le roi, dans sa pieuse simplicité, la reine, dans sa frivolité sceptique, s’imaginèrent qu’ils pourraient restaurer le passé dans son intégrité, en bravant à la fois toutes les variétés de royalistes et toutes les variétés de révolutionnaires, si bien qu’au moment suprême ils restèrent seuls avec leur droit divin, n’ayant personne sur qui ils pussent vraiment compter.

Ils se défiaient des princes, ils détestaient les émigrés. Ils leur reprochaient de compromettre leur sûreté personnelle par leurs menaces inconsidérées contre les Jacobins et leurs essais de soulèvements en province. Ils suppliaient les rois coalisés de ne pas prêter l’oreille à leurs conseils et de les reléguer à l’arrière de leurs armées. Louis XVI disait à Fersen, le 13 février 1792, qu’il avait été abandonné par tout le monde. L’émigration lui semblait une défection. Il n’ajoutait que peu de foi aux manifestes que les princes adressèrent aux monarques pour les appeler à sa défense et il avait bien raison. Les Coblenciens ne se bornaient pas à le chansonner cruellement, lui et la reine, à l’accuser d’être la cause, par sa faiblesse, de tous leurs malheurs, à lui reprocher de les avoir perdus en changeant la composition traditionnelle des États généraux, en capitulant au 14 juillet, aux 5 et 6 octobre, en sanctionnant la suppression des droits seigneuriaux, en acceptant la Constitution, ils organisaient encore, sous le nom d’Union des provinces, une sorte de ligue nobiliaire et parlementaire qui se proposait de gouverner la France après la Restauration, en imposant sa volonté au roi-soliveau qu’ils traitaient avec un mépris ostensible.

Louis XVI, qui avait la fierté de son sacerdoce, sentait la menace. S’il dissimulait pour s’affranchir de l’esclavage des Jacobins, ce n’était pas pour retomber sous l’esclavage des émigrés. Il avait mis tout son espoir dans une intervention armée des rois en sa faveur. Il n’épargna rien pour la provoquer et ce fut avec une joie secrète qu’il lança son ultimatum à l’électeur de Trèves et qu’il déclara ensuite la guerre à son beau-frère Le roi de Hongrie. Il attendait avec impatience l’arrivée des troupes étrangères qui le délivreraient et, pour faciliter leur besogne, il entretenait de son mieux l’anarchie à l’intérieur et ralentissait les fabrications de guerre qu’il aurait fallu intensifier, mais il commit la faute de laisser voir son jeu en faisant de son veto un usage maladroit.

Encouragé par un manifeste du Directoire feuillant du Département de Paris, qui, au nom de la liberté des cultes, protégeait les prêtres réfractaires, Louis XVI mit son veto au décret du 29 novembre 1791 qui avait ordonné l’internement au chef-lieu des prêtres perturbateurs. Il avait déjà refusé sa sanction au décret du 21 octobre qui menaçait les émigrés du séquestre de leurs biens s’ils ne rentraient pas en France avant le 1er janvier. Aussitôt les révolutionnaires, irrités et impuissants, s’écrièrent que le monarque qui proposait de faire la guerre aux princes allemands n’était pas sincère puisqu’il protégeait à l’intérieur les ennemis de la Révolution. Le veto suspensif ainsi opposé à des lois urgentes, à des lois de défense nationale, devenait en fait, dirent-ils, un veto absolu. Le roi appliquait la Constitution contre son esprit. Il se servait de la Constitution pour tuer la Constitution.

Tout le problème jusqu’au 10 août allait rouler autour de la question constitutionnelle ainsi posée dès le premier jour. Louis XVI s’imagina qu’il était devenu l’arbitre des partis quand il vit leurs chefs s’efforcer à l’envi, par les moyens les plus divers, d’amener à leurs principes opposés l’heureux possesseur du veto qui nommait et révoquait les ministres, responsables devant lui seul.

Les Feuillants ou royalistes constitutionnels voulaient terminer la Révolution de peur d’être dévorés par elle. Ils étaient devenus les conseillers attitrés de la Cour qui subventionnait leurs publications. Leurs hommes étaient au ministère. Le veto leur parut un moyen d’imposer leur politique à l’Assemblée nouvelle qui regimbait à leurs directions. Ils s’imaginèrent naïvement qu’en paralysant le décret contre les émigrés, ceux-ci leur en seraient reconnaissants et rentreraient en France. Les émigrés notèrent la reculade et n’en promirent que plus fort de pendre les Feuillants quand ils reviendraient à la tête des armées étrangères. Les nécessités de leur lutte contre les Jacobins, l’obligation où ils étaient de garder la faveur royale entraînèrent les Feuillants toujours plus loin dans le reniement de leurs anciens principes. Mais Marie-Antoinette qui, elle, n’avait rien oublié, méprisait les rebelles repentis et, n’expliquant leur conversion que par la peur ou la cupidité, elle les écoutait, les utilisait et les trompait. Le double jeu qu’elle s’imposait pesait d’ailleurs à sa franchise. « Quelquefois, je ne m’entends pas moi-même, écrit-elle à son cher Fersen, le 7 décembre 1791, et je suis obligée de réfléchir pour voir si c’est bien moi qui parle, mais que voulez-vous ? Tout cela est nécessaire. » Ah ! comme elle se vengerait de ces humiliations : « Quel bonheur si je puis un jour redevenir assez… pour prouver à tous ces gueux que je n’étais pas leur dupe ! »

Les Feuillants, promptement démasqués par les Jacobins, commirent encore la faute de se diviser. Alors que les triumvirs, Barnave, Adrien Duport et Alexandre Lameth, tâchaient d’empêcher la guerre à la dernière heure par une entente secrète avec l’Empereur qui acheva de les compromettre, Lafayette, au contraire, qui n’était pas admis aux confidences de la Cour, poussait à la politique guerrière qui lui vaudrait pour lui et sa clientèle des commandements, de l’influence, une revanche à sa disgrâce.

Les Jacobins n’étaient pas plus unis que les Feuillants. Bien entendu ils crièrent d’une seule voix contre le veto, mais sur les solutions ils hésitèrent, ils tergiversèrent. L’invasion arriva qu’ils ne s’étaient pas encore mis d’accord.

Le veto opposé aux deux décrets sur les prêtres et sur les émigrés provoqua à Paris les protestations d’une dizaine de sections, quelques articles de presse, un court débat à l’Assemblée. Mais ce fut tout. Le député Delbrel, qui avait demandé la consultation du pays sur la légitimité du veto, ne fut pas suivi. Sa motion tomba dans le vide. Robespierre, qui s’était opposé à la réintégration de Louis XVI après Varennes et qui avait réclamé, à cette occasion, la convocation des assemblées primaires pour élire une Convention, c’est-à-dire une assemblée de revision de la Constitution, ne dit mot. Il fit porter tout son effort pendant les semaines qui suivirent contre la politique de guerre de Brissot qui lui parut préparer la ruine de la liberté par l’augmentation fatale des pouvoirs généraux et du roi.

Brissot, qui n’avait pas hésité, dans la crise de Varennes, à proposer la République, d’accord avec des amis de Lafayette qu’il avait connus au club de 1789, avait présenté sa politique de guerre comme le moyen infaillible de forcer Louis XVI à marcher avec la Révolution ou à se démasquer. Il ne pouvait se désintéresser de la question du veto. Il crut la résoudre d’une façon élégante en obligeant le roi à prendre ses ministres parmi les Jacobins. Louis XVI ne pourrait plus user du veto qu’en renvoyant ses ministres qui lui refuseraient le contreseing. Mais le renvoi des ministres serait un acte tellement grave qu’il hésiterait toujours à en prendre la responsabilité. Du moins Brissot le pensait.

Sa manœuvre donna d’abord des résultats. D’accord avec Lafayette et son groupe, les Brissotins dirigèrent une violente offensive contre le ministère feuillant ou plutôt laméthiste, coupable à leurs yeux de ne pas seconder leur politique de guerre. Pour décider Louis XVI ils recoururent à l’intimidation. En même temps qu’ils mettaient en accusation devant la Haute Cour d’Orléans, le 10 mars 1792, le ministre des Affaires étrangères Delessart, leur presse se livrait à de violentes attaques contre Marie-Antoinette qui fut menacée du même sort. Louis XVI, alarmé dans ses affections, n’osa suivre le conseil des Lameth qui l’invitaient à protéger Delessart, à dissoudre l’Assemblée et à se saisir de la dictature. Il se soumit. Il appela aux affaires le ministère Clavière-Roland-Dumouriez qui déclara la guerre et promit de la pousser avec activité.

Mais le ministère girondin se heurta à des résistances qu’il n’avait pas prévues et qui rendirent au roi l’espérance et les moyens de reprendre sa liberté.

La déclaration de guerre, les premières levées d’hommes, les craintes du retour des émigrés, les menées des prêtres réfractaires, la baisse de l’assignat qui commençait avaient causé dans les campagnes une agitation générale et violente. Les paysans refusaient de payer les redevances seigneuriales encore existantes. Ils s’attroupaient dans l’Ardèche, le Gard, le Cantal, le Lot, etc., pour démolir les châteaux et les piller. Ils se soulevaient en masse dans plusieurs régions pour arrêter la hausse des prix en réclamant le retour aux taxations anciennes. Les grains ne circulaient plus que difficilement. Le maire d’Étampes Simoneau était tué dans une émeute au marché. Des prêtres démocrates, comme le curé Petitjean dans le Berri, conseillaient de mettre en commun les subsistances. Il n’en fallait pas plus pour répandre le bruit sourd d’une prochaine loi agraire. Dans les villes, les manufactures étaient en pleine activité, stimulées par les commandes de guerre et par la prime du change. Mais les ouvriers, payés en assignats, luttaient pour l’augmentation des salaires ou pour leur paiement en espèces. Ils se plaignaient amèrement de la cherté de la vie, et leurs patrons essayaient de dériver leur mécontentement contre les paysans.

Si le ministre de l’Intérieur Roland était foncièrement hostile à tout retour aux réglementations de l’ancien régime, s’il professait sincèrement le dogme de la liberté économique, son parti n’en était pas moins suspect à la riche bourgeoisie qui possédait encore tant de biens seigneuriaux et qui voyait ses redevances menacées ou supprimées par les troubles paysans. Le député Couthon, qui avait déposé, le 29 février 1792, un projet de loi pour supprimer sans indemnité tous les droits féodaux dont les titres primitifs ne pourraient être présentés, n’avait pas été désavoué par le ministère. Les Girondins flattaient le peuple. Le maire de Paris Petion réprimait mollement les émeutes populaires, même quand elles menaçaient les magasins des épiciers, comme en février 1792. Il ne faisait aucun usage de la loi martiale. Il exposait longuement à cet égard les Règles générales de sa conduite. Il était déplorable, disait-il, que les vieux préjugés sur la hiérarchie des classes n’aient pas encore été détruits, qu’on méprise toujours la multitude, qu’on croie qu’on ne peut l’administrer qu’en lui faisant peur. « On trouve trop long de raisonner avec ce qu’on appelle la canaille, avec des hommes qu’au fond de l’âme on méprise parce qu’ils sont mal vêtus. Il est bien plus court d’emprisonner, de frapper… » Le jour de la fête des Suisses de Châteauvieux, il avait supprimé tout service d’ordre, car « il est temps de montrer au peuple qu’on l’estime, qu’on croit à sa raison et à sa vertu et qu’on croit qu’il n’a pas de meilleur gardien que lui-même ».

Ces déclarations parurent intempestives à la grosse bourgeoisie des citoyens actifs qui craignait déjà pour ses biens menacés par les émeutes paysannes et ouvrières. Elle se détourna de la Gironde qui favorisait Les Enragés, comme elle disait, et soupira du côté de Lafayette qui avait été son idole et dont le programme royaliste constitutionnel lui semblait une garantie d’ordre.

La Gironde n’épargna rien pour retenir le général, mais en vain. Après les premiers revers, qu’il imputa aux ordres d’offensive qu’il avait reçus, Lafayette, ligué avec Luckner et Rochambeau, refusa de marcher en avant. De Metz, il signifia aux ministres ses exigences : « C’était, dit-il, une espèce de traité qu’il proposait au gouvernement et par lequel celui-ci devait s’engager à faire respecter les lois, la dignité royale, les autorités constituées, la liberté religieuse, etc. » Au lieu de destituer le général factieux, les Girondins s’abaissèrent à négocier avec lui et, pour lui donner des gages, ouvrirent des poursuites contre Marat qui, perspicace, l’avait accusé de trahison. Mais Lafayette, encouragé par les Feuillants, ne voulut rien entendre. Il se réconcilia avec la faction des Lameth, donna des commandements à Charles et à Alexandre et prit Adrien Duport comme conseiller. Après une entrevue qu’il eut, le 12 mai, à Givet, avec Adrien Duport et Beaumetz, il se décida à imposer sa médiation aux belligérants pour faire la paix aux dépens des Jacobins.

Il dépêcha à Bruxelles auprès de l’ex-ambassadeur d’Autriche à Paris, Mercy-Argenteau, un homme à lui, l’ex-jésuite Lambinet qui, au dire de Mercy lui-même, lui déclara au nom du général : « Si l’intention du roi apostolique n’est pas de détruire en entier la Constitution, de faire directement la guerre à cette Constitution et de dicter la loi à la nation française en ce qui regarde ses arrangements intérieurs, alors lui, Lafayette, d’accord avec M. de Rochambeau, porteraient toutes leurs vues et leurs efforts contre le parti factieux qui désole la France, ils s’occuperaient uniquement des moyens de rétablir l’autorité royale dans toute son étendue constitutionnelle ; dès lors les hostilités cesseraient entre nous et feraient place au retour de la bonne harmonie qui a subsisté ci-devant entre les deux Cours. » Lambinet ajouta encore qu’après la signature de l’armistice qu’il sollicitait, Lafayette marcherait sur Paris avec son armée, fermerait les Jacobins, rappellerait les princes et les émigrés, leur rendrait leurs biens et formerait une seconde chambre où ils seraient admis. Mercy-Argenteau éconduisit l’homme de Lafayette sous prétexte qu’il avait besoin d’en référer à Vienne. Kaunitz lui recommanda de trainer les choses en longueur afin de donner aux armées autrichiennes le temps d’achever leur mobilisation.

Brissot fut presque aussitôt tenu au courant d’une partie de la criminelle intrigue de Lafayette par une lettre du Jacobin Chépy, en date du 17 mai. Mais ni lui, ni son parti n’osèrent regarder la réalité en face. Ils louvoyèrent. Au lieu d’avertir la France en frappant le général factieux, ils se bornèrent à de simples mesures générales de précaution et de défense.

Par trois décrets successifs, dont le second fut voté au cours d’une séance permanente qui dura quatre jours, du 28 au 31 mai, ils s’efforcèrent de frapper de terreur les prêtres réfractaires, de retirer au roi les troupes qui le protégeaient et enfin de mettre Paris à l’abri d’un coup de main des généraux ou d’une tentative de l’ennemi.

Les prêtres réfractaires étaient regardés par les révolutionnaires comme leurs pires ennemis. Ils les accusaient d’entraver le paiement des impôts, d’user de leur influence pour détourner les conscrits de l’armée, de semer la division dans les paroisses et dans les familles, d’être les meilleurs agents des émigrés et de souhaiter hautement la

LA FAYETTE (1757-1834)

Partisan des idées libérales, le marquis de La Fayette, député de la noblesse d’Auvergne aux États Généraux, jeta les premières bases de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. La journée du 10 Août 1792, qu’il ne sut pas empêcher, renversa tous ses projets de monarchie constitutionnelle. (Musée Carnavalet, Photo Hachette).

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victoire de l’ennemi. Le décret du 27 mai 1792 permit de déporter hors du royaume, sur la plainte de 20 citoyens actifs, les prêtres réfractaires perturbateurs.

La Constitution avait stipulé que le roi aurait une garde payée sur les fonds de la liste civile et formée de 1200 cavaliers et de 600 fantassins. Le député Basire, dans un rapport bourré de faits, dénonça l’incivisme de cette garde qui se réjouissait de nos défaites et conspirait avec les émigrés. L’Assemblée, après un véhément débat, vota, le 29 mai, le licenciement de la garde et traduisit son chef, le duc de Cossé-Brissac, devant la Haute Cour. Le 4 juin enfin, le ministre de la Guerre Servan vint proposer, sous prétexte de défendre Paris, d’appeler pour la Fédération du 14 juillet, cinq gardes nationaux fédérés par canton avec lesquels on formerait un camp au nord de la ville. Le projet, légèrement amendé, fut voté quatre jours plus tard. Ainsi les Girondins auraient le moyen de surveiller Lafayette et son armée.

Ils ne doutaient pas que les trois décrets seraient sanctionnés, car leurs amis qui siégeaient au ministère refuseraient à Louis XVI de contresigner son veto au cas où il eût eu l’idée de s’en servir. Et, en effet, tous les ministres refusèrent leur contreseing à la lettre qu’il avait préparée pour notifier à l’Assemblée son refus de licencier sa garde. Il dut exécuter le décret la rage au cœur. Mais ce fut la dernière victoire des Brissotins.

Si Louis XVI avait cédé, au mois de mars, à la pression menaçante exercée sur lui et sur la reine, s’il avait livré Delessart à la Haute Cour et appelé dans son Conseil des bonnets rouges, c’est qu’alors les Brissotins marchaient encore la main dans la main avec les Fayettistes.

Maintenant la situation est renversée. Lafayette et son parti dénoncent les Jacobins comme des ennemis publics en même temps qu’ils multiplient les avances au roi et l’encouragent à la résistance. Adrien Duport vient justement de fonder, le 20 mai, un journal de combat, L’Indicateur, pour sonner le ralliement de tous les propriétaires contre « les anarchistes ». Il leur promettait une paix prompte par la médiation du roi, dont il fallait fortifier les pouvoirs. Le vote du décret du 14 juin qui supprimait sans indemnité une partie des droits féodaux dits casuels (lods et ventes) lui était bientôt une occasion de crier à la violation des propriétés et de réclamer l’institution d’une seconde chambre qui serait une « chambre de propriétaires ». Ce constitutionnel en prenait à son aise avec la Constitution. Il ne manquait pas enfin d’avertir le roi que le camp des 20 000 fédérés serait un moyen aux mains des Jacobins pour s’emparer de sa personne et, en cas de revers, pour l’emmener comme otage dans Le Midi de la France. L’état-major fayettiste de la garde natio- nale parisienne faisait signer une pétition — la pétition des 8 000 — contre le camp des fédérés.

Le roi venait d’apprendre par le comte de Lally-Tollendal, grand ami de Lafayette, les projets de celui-ci. Il ne pouvait ignorer que tout le parti feuillant avait combattu les trois décrets sur les prêtres, sur le licenciement de sa garde et sur le camp. Les divisions des Jacobins et de ses ministres eux-mêmes triomphèrent de ses dernières hésitations. Robespierre critiqua dans son journal le rassemblement du camp qu’il considérait comme une obscure manœuvre brissotine. Au Conseil, Dumouriez se prenait de querelle avec Servan auquel il reprochait d’avoir pris l’initiative du décret sur le camp sans l’avoir consulté.

Comment Louis XVI, dans ces conditions, ne se serait-il pas cru assez fort pour reprendre l’exercice de son veto ? Quand Roland insista de nouveau auprès de lui pour lui arracher son consentement aux décrets et lm remit, à cette occasion, une longue lettre comminatoire rédigée par sa femme pour lui faire peur d’une explosion terrible s’il refusait, il mit la lettre dans sa poche et, deux jours après, le 12 juin, il congédia Roland, Clavière et Servan. Il congédia de même, trois jours plus tard, Dumouriez qui lui demandait également de sanctionner et il signifia son veto à l’Assemblée le 15 juin au matin.

Lafayette appuya le geste royal par une pétition véhémente qu’il envoya à l’Assemblée le lendemain pour demander la fermeture des clubs. Adrien Duport, plus hardi encore, conseillera bientôt au roi de dissoudre aussi l’Assemblée et de s’emparer de la dictature en attendant la réunion d’une Convention, qui serait convoquée pour reviser la Constitution. En attendant, le roi choisit ses nouveaux ministres sur la recommandation de Lafayette et d’Adrien Duport : Terrier de Montciel à l’Intérieur, Scipion Chambonas aux Affaires étrangères, Lacoste à la Marine, Lajard à la Guerre, Beaulieu aux Contributions publiques et Dejoly à la Justice.

Mais, pas plus qu’il n’avait longtemps consenti à n’être qu’un automate aux mains des Girondins, Louis XVI n’entendra se livrer aux Feuillants. Il voulait seulement se servir des uns et des autres pour surnager, pour durer jusqu’à l’amivée des ennemis qui étaient ses amis. Il avait compté sans cette force nouvelle, qui s’appelait le patriotisme.

CHAPITRE II
LA PATRIE EN DANGER


Personne ne considéra le renvoi des ministres et le veto sur les décrets de défense nationale comme de simples incidents de politique intérieure.

L’Assemblée vota, à une grande majorité, que les ministres renvoyés emportaient les regrets de la nation. Le soir même, Robespierre se rendit aux Jacobins pour se réconcilier avec les Girondins, à la condition cependant qu’ils n’essaieraient pas de transformer la Législative en Constituante pour réformer la Constitution. Il trouvait déjà que la Législative était trop divisée et trop timide pour faire œuvre utile et il songeait, comme après Varennes, à un appel aux électeurs pour sauver le pays à la fois de la trahison royale et de l’impuissance parlementaire.

Fiévreusement, les Brissotins combinèrent leurs mesures pour forcer le roi à reprendre leurs amis, les ministres disgraciés. Leur presse haussait le ton de ses attaques contre une Cour perfide, siège du Comité autrichien. Gorsas, dans son Courrier, proclamait que « Louis de Varennes » avait levé le masque, que cet homme « deux fois parjure » voulait absolument la Contre-Révolution. Les Révolutions de Paris tonnèrent contre Louis le Faux et le Tartuffe couronné. Une telle campagne devait affoler tous ceux qui avaient gagné quelque chose à la Révolution et qui craignaient de le perdre si l’ennemi triomphait.

L’Assemblée, sous l’éperon des Girondins, ordonna la formation d’une Commission extraordinaire des Douze qui allait mener une dure vie aux nouveaux ministres, chaque jour sommés de paraîre à la barre pour rendre compte de leurs opérations.

Par Petion, compatriote et ami de Brissot, ils tenaient la mairie de la capitale. Par le brasseur Santerre, très populaire au faubourg Saint-Antoine, par d’obscurs agitateurs stipendiés comme Gonchon et Fourcade, ils croyaient avoir dans leur main les artisans et ouvriers des quartiers de l’Est. Le 20 juin, jour anniversaire de la journée du Jeu de Paume et de la fuite à Varennes, sous prétexte d’aller planter un arbre de la Liberté aux Tuileries, les faubourgs s’ébranlèrent en armes, envahirent le Manège, puis le Château privé de sa garde constitutionnelle, pénétrèrent avec violence dans les appartements du roi, lui réclamèrent avec menaces et injures la levée du veto et le rappel des ministres patriotes. Mais le roi, par son courage tranquille et sa grosse bonhomie, résista à tous les assauts. Il refusa de revenir sur son veto, coiffa le bonnet rouge et but à la Nation. L’événement tournait à la confusion de ses auteurs. L’intimidation avait fait long feu.

Les juges de paix, appelés à la requête de Louis XVI, s’installèrent au Château, commencèrent une enquête sur les violences commises et lancèrent des mandats d’arrêt. Le département suspendit le maire Petion et le procureur de la commune Manuel pour leur conduite suspecte dans leurs fonctions. Les administrations départementales fayettistes, encore nombreuses, protestèrent contre l’odieux attentat dont avait failli être victime « le représentant héréditaire de la Nation ». Le département de la Somme offrit de protéger le roi au moyen de ses gardes nationales qu’il alerta. Une pétition royaliste, déposée chez les notaires de Paris, se couvrit de 20 000 signatures. Lafayette lui-même ne manqua pas de saisir l’occasion pour essayer d’imposer au roi ses services et de tirer vengeance de ses adversaires jacobins. Le 28 juin, il se présenta inopinément à la barre de l’Assemblée, demanda la punition des auteurs du 20 juin et conclut à la prompte fermeture des clubs. Sa popularité était encore telle que, malgré les efforts des Girondins, il fut acclamé par la majorité. Une motion de Guadet, qui tendait à interroger le ministre de la Guerre sur le congé qu’il avait dû accorder au général pour lui permettre de quitter son armée, fut repoussée par 339 voix contre 234. Lafayette était bien résolu à ne pas quitter Paris avant d’avoir réalisé son coup d’Etat. Il avait passé une partie de la nuit, du 27 au 28, chez Lally-Tollendal. Il y réunit ses principaux partisans : La Rochefoucauld, président du Département, les députés Théodore Lameth et Jaucourt, l’ex-constituant Moreau de Saint-Merry, etc. Il leur proposa d’appeler tous les propriétaires parisiens à se réunir sur la place publique autour d’un étendard portant ces mots : « Point de Jacobins ! point de Coblentz ! » Il devait ensuite entraîner cette foule sur le club des Jacobins, saisir leurs papiers, arrêter leurs chefs et raser leur local. Mais les membres du Département et les députés repoussèrent son plan. Il en changea. Il projeta de convoquer pour le lendemain, à la pointe du jour, la première division de la garde nationale commandée par son ami Acloque, le rival de Santerre. Le roi la passerait en revue, Lafayette la haranguerait et l’entraînerait ensuite contre les Jacobins. Mais, d’après Toulongeon, qui fut dans la confidence, Marie-Antoinette, « qui ne craignait pas moins les services de Lafayette que les offenses des Jacobins et qui espérait être délivrée des uns et des autres par les armées étrangères », fit informer sous main le maire Petion qui interdit la revue. Tenace, Lafayette invita ses partisans à se réunir le soir du 29 aux Champs-Élysées. À peine 100 hommes s’y trouvèrent. « On s’ajourna au lendemain pour marcher sur le lieu des séances des Jacobins, si l’on était 300. On ne s’y trouva pas 30. Ces mesures, conclut Toulongeon, ne servirent qu’à empêcher l’arrestation de Lafayette. Il vit le roi qui le remercia froidement de sa démarche, ne profita pas de ses offres de service et le laissa partir. »

Le pronunciamiento avorté du général n’avait eu pour résultat que d’avertir tous ceux qui voulaient se défendre contre l’invasion mais qui refusaient de se soumettre au pouvoir militaire. Son insuccès avait montré encore que le zèle fayettiste des bourgeois parisiens était tout en paroles. Les sections révolutionnaires de Paris, dans une pluie d’adresses à l’Assemblée, reprirent à leur compte les vigoureuses attaques de Robespierre contre le nouveau Monk et demandérent le licenciement de l’état-major de la garde nationale parisienne, « cette féodalité moderne », ce « corps de réserve aristocratique ».

Carra calculait dans son journal que les administrations départementales qui avaient protesté contre le 20 juin étaient au nombre de 33 sur 83. Si on songe que les administrations départementales qui avaient pris des arrêtés, d’ailleurs illégaux, pour interner les prêtres réfractaires étaient au nombre de 47, on aura ainsi à peu de chose près la carte politique du pays légal à ce moment décisif.

Les royalistes purs, qui ne voulaient pas plus de Lafayette que des Jacobins, s’agitaient sourdement. Le marquis de La Rouërie jetait les bases dans l’Ouest d’une grande association secrète destinée à encadrer pour un soulèvement les principaux hobereaux qui n’avaient pas émigré. Dans le Dauphiné et la Provence, un noble de La Mure du nom de Monnier de la Quarrée enrôlait les anciens nobles et magistrats, les abbés, les officiers de l’armée pour un coup de main qu’il dut ajourner quand fut découvert dans l’Ardèche le complot du colonel De Saillans. Celui-ci à la tête de plusieurs milliers d’hommes, prit les armes au début du mois de juillet, s’empara du château de Banne où il finit par être cerné par les forces appelées du Gard et de l’Ardèche. Les papiers saisis après sa mort prouvèrent qu’il était un agent des princes et qu’il avait eu de nombreux complices dans la région.

Dans les Côtes-du-Nord, les paysans s’étaient attrou- pés en juin et en juillet pour s’opposer au départ de leurs prêtres internés au chef-lieu du département. Dans le Finistère, des attroupements du même genre donnaient lieu à des petites insurrections, les 8 et 9 juillet. Dans la Loire-Inférieure, on était obligé de réprimer une petite révolte à Saint-Joachim-la-Trêve le 2 juin. Les prêtres réfractaires se cachaient et il devenait impossible de recouvrer les impôts. Dans le Morbihan, l’administration départementale était si alarmée par la fermentation qu’elle sentait couver, qu’elle interdit la circulation de 13 journaux aristocrates parmi lesquels L’Indicateur d’Adrien Duport. Les Jacobins s’attendaient à un soulèvement général dès que les rois ennemis remporteraient des avantages sur les frontières.

Plus le péril pressait, plus le parti intermédiaire, le parti feuillant, s’effaçait. Capituler ou se défendre, il n’y avait pas de milieu. Barnave, qui était retourné dans son Dauphiné depuis plusieurs mois, voyait les choses d’un tout autre œil que ses anciens amis, les Lameth et Adrien Duport, restés à Paris. Il regrettait la chute du ministère girondin qui seul eût été capable, à son sens, d’éviter les solutions extrêmes. Il souhaitait la sanction du décret sur les prêtres qui tenait à la tranquillité publique et la sanction du décret sur la suppression des droits casuels afin de calmer les paysans. Il répétait qu’une fois retournés dans l’opposition, les Jacobins seraient invincibles, car ils avaient avec eux les patriotes sincères, il blâmait « l’esprit de vertige qui semblait diriger la plupart de ceux qui voulaient la Constitution ».

Au vrai, le parti constitutionnel n’avait aucun programme d’action. Devant le danger il se croisait les bras en répétant : la Constitution, toute la Constitution, rien que la Constitution, formule menteuse dans la bouche de beaucoup de ses chefs qui ne pensaient, comme Adrien Duport et Lafayette, qu’a déchirer cette Constitution, objet de leur soi-disant idolâtrie. Un programme purement négatif dans un moment de danger extrême ne pouvait pleinement satisfaire personne. Les bourgeois, qui composaient le parti, étaient paralysés par la crainte des vengeances des émigrés. Ceux-ci ne leur cachaient pas qu’ils les traiteraient sans ménagement quand ils rentreraient. Les plus intelligents, en dépit de leurs préventions contre les Jacobins, se rendaient compte que si ceux-ci disparaissaient, la Révolution, même la Révolution libérale de 1789, perdrait ses soutiens les plus indispensables, que rien désormais ne s’opposerait plus à la Restauration et ils tremblaient à cette pensée. Parce qu’ils avaient besoin de se rassurer à l’ombre d’une épée tutélaire, ils se rassemblaient toujours sous celle de Lafayette, mais ils manquaient désormais d’ardeur et même de conviction. Et la réflexion de Robespierre que Lafayette, en exigeant la fermeture des Jacobins, exécutait le programme du défunt empereur Léopold, ne pouvait pas ne pas les faire réfléchir. Mais leurs réflexions diverses les condamnaient à l’inaction. L’ancien secrétaire de Mirabeau passé au service de Mercy-Argenteau, Pellenc, envoyait à son patron des messages pessimistes qui font honneur à sa clairvoyance. Comme Barnave, il jugeait que le renversement du ministère girondin avait été une faute et il ne cessait de signaler le défaut d’entente, le décousu, l’incohérence des efforts des Feuillants, qu’il déclarait n’être pas même un parti, mais une cohue d’éléments divers et opposés.

Lafayette était à peine retourné dans son armée qu’on apprenait la retraite de Luckner. Après un semblant d’offensive dans les Pays-Bas, au cours duquel il s’était emparé facilement de Menin et de Courtrai, au lieu de marcher sur Bruxelles qui n’était pas défendu, le vieux maréchal s’était arrêté tout à coup et, sous prétexte que les Belges ne s’empressaient pas de se soulever à la vue des trois couleurs, il avait battu en retraite sur Lille pendant que son lieutenant Jarry livrait aux flammes les faubourgs de Courtrai. La retraite inexplicable du reitre allemand parut aux Jacobins le résultat d’une entente avec Lafayette et d’un ordre secret du roi qui continuait ses trahisons. Ils réclamèrent une enquête et la punition du général Jarry.

Le cercle de l’invasion se resserrait. Le 29 juin, le nouveau ministre des Affaires étrangères Scipion Chambonas annonçait que le comte de Goltz, ministre du roi de Prusse à Paris, était parti sans prendre congé. Louis XVI attendit encore une semaine avant d’annoncer officiellement à l’Assemblée la prochaine entrée en campagne de l’armée prussienne. Des rires insultants et amers sur les bancs de la gauche accueillirent la lettre royale si tardive. Le roi de Prusse accompagné de 50  000 hommes venait d’arriver à Coblentz.

Il était plus que temps de parer au danger imminent. Puisque, d’un accord presque universel, le danger provenait essentiellement de Louis XVI, on aurait pu s’attendre que le remède fût cherché dans la réforme du pouvoir exécutif. Mais, si grande encore était dans le peuple tout entier la superstition monarchique que bien peu de Français songèrent franchement et ouvertement à la solution républicaine qui effrayait. Il semble qu’on était devenu prudent depuis le massacre du Champ de Mars. L’idée républicaine était née simultanément au club fayettiste de 1789 d’une part et au club démocratique des Cordeliers d’autre part. Des « 89 », comme le duc du Châtelet, le marquis de Condorcet, l’économiste Dupont de Nemours, le journaliste Brissot avaient demandé la République après Varennes, avec l’arrière-pensée de mettre à sa tête « le héros des Deux Mondes ». Mais celui-ci s’était dérobé. Il avait eu besoin de la protection des Lameth pour faire face aux attaques des démocrates qui l’accusaient de complicité dans la fuite du roi. Ne pouvant être Washington, il se rallia à la monarchie, et le parti républicain aristocrate qui s’était formé derrière lui disparut subitement. Les républicains démocrates, qui avaient protesté, autour de l’avocat Robert et du publiciste Nicolas de Bonneville, contre la réintégration de Louis XVI, disparurent à leur tour dans la répression dite du Massacre du Champ de Mars.

Robespierre, qui s’était défié de la République de Brissot et de Lafayette et qui professait d’ailleurs que les formes politiques sont assez indifférentes pourvu que la Constitution garantisse les libertés fondamentales et que la question sociale passe au premier plan, Robespierre n’avait cessé, depuis le début de la Législative, de répéter avec insistance que la Constitution de 1791 suffisait à résoudre tous les problèmes, même celui du veto. Il reprochait aux Girondins de n’avoir pas su utiliser toutes les ressources de cette Constitution. Il faisait allusion aux clauses qui concernent l’obligation du contreseing des ministres, leur mise en accusation devant la Haute Cour, l’abdication du roi enfin, au cas où il n’opposerait pas à l’ennemi des forces suffisantes. C’est seulement le 11 juillet, dans son discours prononcé aux Jacobins le jour même de la proclamation de la Patrie en danger, et le même jour une adresse aux Fédérés, que Robespierre conseilla nettement de prononcer la déchéance du roi et de convoquer une Convention pour réformer la Constitution devenue caduque. Dans sa brûlante adresse aux Fédérés, il leur disait de refuser de prêter serment au roi dans la cérémonie de la Fédération toute proche : « De méprisables idoles viendront-elles encore se placer entre vous et la liberté pour usurper le culte qui lui est dü… Ne prêtons serment qu’à la Patrie et à nous-mêmes entre les mains du roi immortel de la Nature qui nous fit pour la liberté et qui punit les oppresseurs. » La provocation était si flagrante que le ministre de la Justice commença immédiatement des poursuites contre Robespierre. Il avait franchi le Rubicon, sans doute parce qu’il voulait couper court aux négociations secrètes alors entamées in extremis entre les Girondins et la Cour, mais aussi parce que la proclamation du danger de la Patrie lui parut ouvrir la crise décisive qu’il se réservait d’exploiter à fond. Peut-être n’est-il pas interdit de supposer qu’il fut entraîné à aller de l’avant par deux célèbres adresses que Marseille, dont il était le mandataire à Paris depuis la Constituante, fit parvenir coup sur coup à l’Assemblée. La première, lue à la séance du 19 juin, commençait par une phrase qui fut fort applaudie à gauche : « Le jour de la colère du peuple est arrivé… » La seconde, lue à la séance du 12 juillet, abordait franchement le problème de la royauté elle-même. Elle montrait que la royauté héréditaire était violemment contraire à la Déclaration des Droits de l’homme et que par conséquent elle devait être abolie pour faire place à la République. Mais cette adresse, qui provoqua un vif tumulte, était à cette date presque unique en son genre. La plupart des Français n’osaient regarder le problème en face, et beaucoup qui se jugeaient hardis se bornaient à des solutions mitoyennes qui conservaient la royauté tout au moins en principe.

Un publiciste assez suspect, Carra, rédacteur d’un journal très lu, les Annales patriotiques, conseillait depuis Varennes de changer la dynastie et de prendre le nouveau roi dans la maison d’Angleterre. Le duc d’York, second fils de George III, lui semblait un excellent candidat, car il était le gendre de Frédéric-Guillaume de Prusse et le neveu de la princesse d’Orange. La France deviendrait ainsi l’alliée de l’Angleterre, de la Prusse et de la Hollande. Elle démembrerait avec ses alliés l’immense empire espagnol. Carra exposa son plan aux Jacobins, le 4 janvier 1792, mais fut mal accueilli.

Îl est vraisemblable que Carra n’était pas seul à songer à un prince étranger pour remplacer Louis XVI. L’abbé Danjou, très mêlé au mouvement des sociétés fraternelles, proposa aux Jacobins, le 3 mai 1792, après les premiers revers, d’appeler au trône un prince anglais. C’est ce qu’il appela « recourir à un émétique ». Sa motion heurta le patriotisme du club et, deux jours plus tard, Robespierre cloua au pilon le malheureux abbé, qu’il représenta comme un intrigant qui cherchait, par sa motion insidieuse, à discréditer les Amis de la Constitution. Danjou fut censuré, Il appartenait comme Carra au parti grondin et le bruit courut qu’ils n’avaient fait tous les deux qu’exposer tout haut la pensée secrète de leur parti. Des lignes équivoques de Condorcet, des propos imprudents de Brissot donnaient de la vraisemblance à ce bruit, et on sait que Robespierre dénoncera Brissot à la Commune révolutionnaire du 10 août comme un des chefs du complot anglo-prussien.

Le duc d’Orléans, qui avait donné tant de gages à la Révolution et qui, aux termes de la Constitution, devait être régent si Louis XVI était déposé, gardait des partisans, comme le marquis de Sillery, qui prit sa défense aux Jacobins, le 4 juin. Il avait manqué le trône après Varennes parce que les Feuillants s’étaient prononcés contre lui, le trouvant trop engagé avec les démocrates cordeliers, mais il n’avait pas renoncé à ses droits. Il se rappela justement à l’attention publique par une lettre où il dénonçait à l’Assemblée le refus du maréchal Luckner de l’admettre dans son armée à titre de volontaire et le refus du roi de l’employer dans la marine avec son grade d’amiral. Si on songe que c’était par ordre de Louis XVI que le maréchal Luckner avait écarté le duc de son armée où il avait servi un moment avec ses enfants, on peut penser que Louis XVI prenait au sérieux le prétendant orléaniste. Mais celui-ci était tellement discrédité dans les cercles populaires eux-mêmes que ses chances de prendre la régence paraissaient bien minimes. Après le 10 août, il parviendra à se faire nommer député à la Convention par la ville de Paris, le dernier de la liste, avec l’appui des Dantonistes, mais contre l’avis de Robespierre qui avait déjà mis en garde les Jacobins, le 4 juin, contre le discours apologétique de Sillery.

Les patriotes étaient tous d’accord sur la nécessité de supprimer le veto. La plupart ne croyaient la chose possible qu’en suspendant le roi pendant la durée de la guerre. Ceux qui répugnaient à confier la régence au duc d’Orléans découvrirent dans la Constitution une autre solution qui leur convenait davantage. Faute de princes ayant prêté le serment civique, la régence, aux termes de la Constitution, devenait élective et était décernée

par un collège électoral spécial composé d’un électeur

par district. Cette régence élective ressemblait fort à la République, mais elle sauvegardait théoriquement la royauté. C’est pourquoi elle plut à un grand nombre de patriotes et particulièrement aux fédérés brestois.

Des patriotes plus impatients ou plus pénétrés des nécessités de la défense nationale empruntaient à l’antiquité grecque l’idée de remplacer le roi par un ou plusieurs dictateurs nommés pour la durée de la guerre. Dans un grand discours prononcé au moment même où l’Assemblée nationale discutait le danger de la patrie, le 5 juillet 1792, l’évêque constitutionnel Torné, après avoir dénoncé les trahisons du roi et montré que la Constitution ne fournissait aucune solution satisfaisante, poursuivit en ces termes : « Apprenons de l’antiquité à sauver les États dans les périls extrêmes par des mesures extrêmes qui s’écartaient temporairement de la Constitution pour la mieux sauver. Apprenons des anciens à créer des magistrats extraordinaires pour le temps seulement du danger de la chose publique : magistrats hors de la Constitution qui recevaient leur latitude de pouvoir et d’autorité aussi extraordinaire que les circonstances. La France eut ses connétables, Lacédémone ses éphores, Corinthe ses stratèges, Syracuse ses mégaclès, l’Angleterre son Protecteur, Rome ses dictateurs. » La droite furieuse interrompit l’évêque, le traita de parjure, de démagogue en délire, mais nul doute que cette colère même ne témoignât d’une crainte réelle.

Marat aurait souscrit à l’idée de la dictature s’il avait dû en profiter. Mais, pour l’instant, il est découragé, il ne croit plus l’insurrection possible, il se plaint de « la noire ingratitude du peuple, du lâche abandon des


JÉRÔME PËTION, DIT DE VILLENEUVE (1753-1794)


Né en 1753, à Chartres, mort à St-Emilion en 1794, il fut élu maire de Paris le 14 Novembre 1791. Suspendu quelque temps de ses fonctions pour n’avoir pas empêché l’insurrection du 20 Juin 1792, puis rétabli, il n’empêcha pas davantage celle du 10 Août. Englobé dans la proscription des Girondins, il se suicida alors qu’il allait être découvert dans les grottes où il s’était caché. (Bibl. Nat. Photo Hachette).

Le Dix AoûtPL. 3, Page 32


patriotes ». Si on en croyait Barbaroux, il aurait songé à quitter Paris pour aller se réfugier à Marseille. Sa solution à lui n’est plus à ce moment la dictature, mais une solution de guerre. Il conseille, le 18 juillet, de s’emparer du roi et de sa famille et de les garder en otages, en menaçant de les égorger si l’ennemi envahissait la France.

Cependant l’idée lancée par Torné trouva de l’écho. Elle était dans l’air. Déjà Anacharsis Cloots avait pro- posé, dans les Annales patriotiques du 18 juin, d’élire « le vénérable Roland » régent du royaume. « Quant à Louis XVI, disait Cloots, on lui assignerait une pension et une maison de retraite où il serait tenu de rester six mois. » Le Journal général de l’Europe conseilla, le 24 juillet, de nommer « dictateurs pour la durée de la guerre : Roland, Servan et Petion, en les imvestissant de tous les pouvoirs que donne la Constitution au pouvoir exécutif, Ces Messieurs nommeront les ministres, lesquels réunis à eux formeront le conseil suprême et pourront admettre au ministère les membres de l’Assemblée Constituante aussi bien que les députés actuels ». La Législative s’ajournerait jusqu’à la paix et les dictateurs, en lui communiquant la paix, lui rendraient compte de leur conduite.

Cet article ne passa pas inaperçu. Il fut tiré en brochure et affiché sous le titre : Aperçu d’une grande mesure pour sauver la France. Le grand journal démocratique, Les Révolutions de Paris, le réfuta en exprimant l’espoir que Roland, Petion et Servan refuseraient la dictature. Il s’opposa à l’ajournement de l’Assemblée qui comblerait les vœux du roi. Mais le vaniteux Petion, grisé par les démonstrations de popularité que lui avait values sa suspension, avait été agréablement chatouillé par l’idée qu’il avait l’étoffe d’un dictateur. Sous la Convention, quand il polémiquera avec Robespierre, il se fera un titre d’honneur d’avoir refusé cette magistrature romaine : « Jamais homme, lui jeta-t-il, vous pouvez m’en croire, n’a été plus à portée de souiller sa vie par une ambition criminelle et insensée ! »

La diversité des solutions proposées pour mettre fin à la crise, en même temps qu’elle manifeste le désarroi de l’opinion, nous fait mieux comprendre la politique girondine. Celle-ci n’a, en aucune façon, soif de clarté. Elle ne fera rien pour dégager une solution nette qu’elle veuille avouer et recommander. Ses journaux, ses orateurs attaquent Louis XVI, le montrent sans cesse comme l’obstacle capital à la défense du pays, l’accusent ouvertement de préparer la victoire de l’ennemi, mais ils s’en tiennent là. Quand il s’agit d’examiner par qui et par quoi le roi parjure sera remplacé, ils restent silencieux ou ne font que des réponses vagues et contradictoires. C’est qu’au fond ils ne tiennent pas à détrôner Louis XVI, ils n’ont pas perdu l’espoir de le forcer à reprendre les ministres qui ont leur confiance et ils croient y parvenir en intimidant le monarque, en augmentant les difficultés sous les pas de ses nouveaux ministres et en démembrant ou en paralysant ce qui lui reste de pouvoir. Ils essaient de se servir, à cet effet, de la Commission extraordinaire des Douze qu’ils ont fait instituer le jour même du renvoi de Roland pour veiller au salut de la patrie.

Le 30 juin, un homme du juste milieu, Pastoret, fait un rapport, au nom de la Commission, sur l’état de la France. Il promet que la Haute Cour, instituée pour punir les conspirateurs et qui n’en juge aucun, va sortir enfin de son inaction. Il invite le roi à éloigner de sa Cour les ennemis de la Constitution, mais il flétrit en même temps les excès du 20 juin. Il flétrit de même les maux causés par le fanatisme et il justifie l’existence des clubs, tout en ajoutant que ceux-ci doivent se renfermer dans leurs attributions et ne pas empiéter sur les autorités constituées. Thuriot s’impatiente de ce discours si balancé qui ne conclut à aucune mesure pratique et Isnard le qualifie un peu après de « dose d’opium donnée à un agonisant ».

Mais un autre rapporteur de la Commission des Douze, le girondin Jean Debry, succéda à Pastoret et proposa, lui, une série de mesures pratiques ingénieusement calculées pour frapper les imaginations des foules et pour paralyser le pouvoir exécutif. Elles se résumaient dans la procédure de la proclamation de la Patrie en danger. Dés que l’Assemblée aurait décidé cette proclamation par un vote qui échapperait à la sanction royale, toutes les administrations, les départements, les districts, les municipalités se mettraient en état de surveillance permanente, les gardes nationales se tiendraient prêtes à marcher, le corps législatif fixerait le contingent de chaque département et, dans les trois jours, les gardes nationaux désignés pour former ce contingent se formeraient en compagnies et en bataillons, les individus trouvés en possession de signes de rébellion seront punis de mort, les ministres enfin seront responsables non plus seulement des affaires de leur département, mais collectivement de tout ce que le Conseil aura délibéré. Toutes ces mesures furent adoptées le 5 juillet.

L’état-major girondin donnait comme un seul homme contre le château. Empruntant le thème d’un de ses plus beaux discours à une pétition des Jacobins de Blois, Vergniaud se demandait, le 3 juillet, si le roi ne s’était pas mis dans le cas de l’article de la Constitution qui prononçait son abdication au cas où il ne s’opposerait pas par un acte formel aux entreprises faites en son nom contre la Nation. « C’est au nom du roi, disait-il, que les princes français ont tenté de soulever contre la Nation toutes les Cours de l’Europe ; c’est pour venger la dignité du roi que s’est conclu le traité de Pillnitz et formé l’alliance monstrueuse entre les Cours de Vienne et de Berlin ; c’est pour défendre le roi qu’on a vu accourir en Allemagne sous les drapeaux de la rébellion les anciennes compagnies des gardes du corps, c’est pour venir au secours du roi que les émigrés sollicitent et obtiennent de l’emploi dans les armées autrichiennes et s’apprêtent à déchirer le sein de leur patrie… » Le réquisitoire était si formidable qu’on crut que Vergniaud allait conclure à la déchéance immédiate. Mais le grand orateur déçut, à cet égard, l’attente de Mme Roland qui lui en garda rancune. Après avoir brandi la foudre, il tourna court et proposa simplement une adresse au roi où il exprimait l’espoir que les suppositions terribles qu’il venait de faire resteraient de simples hypothèses que le roi dissiperait.

L’émotion produite par le discours de Vergniaud était à peine calmée que Condorcet revenait à la charge, le 6 juillet, dans un discours très étudié où il établissait que la Constitution ne devait pas être interprétée dans un sens restrictif des droits des représentants du peuple, car autrement « dans les grands dangers de la patrie tout dépendrait encore d’un seul homme et la Révolution n’aurait fait que varier les formes du despotisme ». Après une menace à la reine : « le roi seul est inviolable aux yeux de la loi, il n’existe absolument aucune autre exception », Condorcet dressait un réquisitoire contre les ministres et demandait la mise en accusation de ceux de l’Intérieur et de la Guerre. Il proposait encore une série de décrets destinés à ligoter les ministres et le roi. Les premiers seraient assujettis à rendre compte de leurs actes tous les jours devant les comités de l’Assemblée. « Dans le cas où la sanction serait refusée à un décret portant expressément qu’il a été jugé nécessaire à la sûreté de l’État ou à la tranquillité publique, les ministres seront « responsables des désordres qui en pourront résulter. » Tout général qui négocierait avec l’ennemi ou qui abandonnerait son armée, — Lafayette n’était pas oublié — serait déclaré coupable d’attentat et de trahison. L’administration de la liste civile ne pourrait plus effectuer aucun paiement avant de faire parapher ses registres de dépenses par le commissaire de la Trésorerie. Un dernier projet de décret permettait à l’Assemblée de destituer les hauts fonctionnaires des Finances sans en référer au pouvoir exécutif et de supprimer le poste de ministre des Contributions publiques dont les fonctions seraient confiées aux commissaires de la Trésorerie. Si les projets de Condorcet avaient été votés, le roi n’aurait plus été qu’un personnage purement décoratif. Mais les Girondins ne demandèrent pas le vote immédiat. Il leur avait suffi de faire briller les armes qu’ils fourbissaient.

Brissot, à son tour, demande, le 9 juillet, la proclamation immédiate de la Patrie en danger. Il justifie la mesure par la nécessité « de mettre à l’épreuve le patriotisme du pouvoir exécutif. S’il veut comme vous le salut public, il n’hésitera pas. S’il refuse,… je m’arrête ! Le danger public nous inspirera, nous ouvrirons l’évangile de la Constitution ». Après avoir dénoncé le projet formé par Adrien Duport de dissoudre l’Assemblée et d’établir une seconde Chambre, après avoir fait l’éloge des mesures proposées par Condorcet, Brissot n’hésitait pas à lancer à Vergniaud ce désaveu : « Ce n’est pas avec des mouvements oratoires qu’on maintient la Constitution contre l’insurrection du pouvoir exécutif… J’admire avec tous les patriotes le tableau véritablement éloquent tracé par M. Vergniaud d’un roi contre-révolutionnaire, mais je lui dirai que ces hypothèses ne sont propres qu’à enhardir les coupables et à corrompre l’opinion… Le roi est-il coupable ? Il faut le dire franchement ! » Mais il en restait, lui aussi, à la menace. Tout son effort, à la fin de son discours, avait pour but d’obliger le roi à rappeler les ministres patriotes. Il proposait, en effet, de déclarer que les ministres en fonctions n’avaient pas la confiance de l’Assemblée et d’en mettre trois en accusation, ceux des Affaires étrangères, de la Guerre et de l’Intérieur. Il proposait enfin de remplacer la Commission extraordinaire des Douze par une nouvelle Commission dite de Sûreté, composée de sept membres seulement, élus au scrutin public mais délibérant en secret et chargés de toutes les accusations pour crime de haute trahison. Cette Commission de Sûreté réclamée par Brissot serait en quelque sorte la contrepartie du veto. Les ministres qui commettraient l’imprudence de contresigner le veto sauraient désormais qu’ils mettaient en jeu leur tête ! L’Assemblée, débordée, divisée, enfiévrée, poussée en sens divers, ne suivait les Girondins que par soubresauts et comme à regret. L’idée de commencer la procédure de la déchéance, — et la proclamation du danger de la Patrie en était le signal — lui donnait la chair de poule. Et, d’autre part, l’invasion la terrifiait. Aussi, quand l’évêque du Rhône-et-Loire Lamourette lui proposa, le 7 juillet, pour ramener l’union dans son sein, de foudroyer à la fois la République et les deux Chambres, — ces deux motifs de division — elle répondit par une acclamation universelle. Les adversaires de la veille se réconcilièrent et les tribunes elles-mêmes prirent part à la scène attendrissante. Une députation alla porter la bonne nouvelle au roi. Il vint lui-même s’attendrir avec l’Assemblée. Mais il manqua l’occasion de prouver qu’il oubliait le passé. Il ne leva pas la suspension de Petion. Il refusa de suivre le conseil de son ministre de la Justice Dejoly qui la lui avait recommandée. Dès le lendemain les partis reprenaient leurs querelles. Le Courrier de Gorsas écrivait que le baiser Lamourette n’était qu’un tour de la Cour qui espérait ainsi émousser le glaive des lois prêt à frapper Lafayette et empêcher en même temps la proclamation de la Patrie en danger. Les Révolutions de Paris se moquèrent de « la réconciliation normande » et se livrèrent à de vives attaques contre Lamourette, créature de Mirabeau et instrument de Lafayette. Le grand journal démocratique prédit que les sociétés populaires feraient les frais de cette réconciliation à laquelle ne tarderait pas de s’associer le général factieux. « Cette trêve perfide, conclut-il, est destinée à mener droit à une amnistie en faveur des grands coupables. » La trêve ne dura pas quarante-huit heures.

Le 10 juillet, le garde des sceaux Dejoly, ayant rendu compte de l’état du royaume, avertit l’Assemblée que, ne pouvant plus faire le bien, les six ministres avaient remis, le matin même, leur démission collective entre les mains du roi. Cette annonce inattendue fut accueillie dans l’Assemblée par un profond silence, mais les tribunes accompagnèrent la sortie des ministres par des huées prolongées. Le député Ducos commenta le lendemain le geste des ministres : « Est-ce par condescendance pour la Cour, ou par crainte pour l’Assemblée nationale que les ministres ont ainsi conspiré leur retraite ? » En ce qui regarde la Cour, Ducos se trompait. Dejoly nous dit lui-même que « le roi et la reine leur témoignèrent le mécontentement le plus marqué. La reine se plaignit très amèrement d’une démission qu’elle qualifiait de lâcheté. Elle la reprocha surtout à mes cinq collègues qui, ayant assisté le roi dans sa séance du 20 juin, ne devaient plus se séparer d’un prince qui avait déployé un si grand courage. Mes collègues s’excusèrent sur les circonstances et la conversation finit par l’embarras où se trouvait le roi par la difficulté de nous remplacer ». Il se peut que les trois ministres, menacés la veille de la Haute Cour par Brissot : Terrier de Montciel, Scipion Chambonas et Lajard, aient démissionné pour éviter la mise en accu- sation. Mais il y eut autre chose. Les ministres, qui étaient en presque totalité des créatures de Lafayette, ou des Lameth, avaient, les jours précédents, invité le roi à les accompagner à l’Assemblée pour lui dénoncer les factieux, c’est-à-dire les Jacobins, et, par cet acte énergique, prévenir la proclamation de la Patrie en danger. Le roi et la reine s’étaient refusés à cette démarche dont ils avaient compris l’impossibilité. En se retirant, les ministres mettaient le roi en demeure de se livrer à Lafayette. Ce qui le montre bien, c’est que le seul qui n’obéissait pas à Lafayette, le ministre de la Justice Dejoly, qui intriguait avec les Girondins, fut aussi le seul à reprendre et à garder son portefeuille, à la demande du roi.

Rœderer a comparé la disparition soudaine des ministres à celle de « divinités infernales qui rentrent subitement sous terre par les trappes de nos théâtres ». La conséquence fut la Proclamation officielle du danger de la Patrie qui fut votée le lendemain, 11 juillet, sur un rapport d’Hérault de Séchelles. Les Feuillants ne firent presque aucune opposition à la mesure qui ne leur déplaisait pas. Rœderer en a dit la raison. La mesure allait avoir pour effet « de substituer à l’autorité des ministres et du roi celle des corps administratifs de département et ils espéraient du moins le maintien d’un peu d’ordre sous une autorité qui, en général, s’était montrée indignée des attentats du 20 juin ». Deux jours plus tard, l’Assemblée levait la suspension de Petion, qui put ainsi assister, en qualité de maire de Paris, à la Fédération du lendemain.

Mais le Département de Paris ressentit le vote comme une injure. Ses membres démissionnèrent l’un après l’autre. Leur président, le duc de La Rochefoucauld, ne se borna pas à les imiter. Il jeta l’opprobre sur le parti jacobin dans un violent placard où il dénonçait : « Ceux qui, soudoyés sans doute par l’argent des puissances étrangères, sont fomentés et dirigés par quelques chefs qui espèrent trouver dans un bouleversement général à satisfaire leur ambition ou leur cupidité et dont les instruments, bien moins coupables qu’eux, sont de ces hommes sans patrie, attirés par l’appât d’une paye journalière et par celui, plus grand encore, du pillage ou des crimes lucratifs qu’on leur promet… » Injures gratuites et sanglantes dont les Jacobins se souviendront !

Comme il était facile de le prévoir, la proclamation de la Patrie en danger remua le pays jusque dans ses profondeurs. Robespierre s’écria le même soir aux Jacobins que l’Assemblée avait voulu réveiller la Nation de sa léthargie. « Elle a voulu dire : En vain nous faisons de bonnes lois, si le pouvoir exécutif ne les fait pas exécuter, s’il les entrave par des vetos perfides, si les administrateurs anonymes conspirent avec la Cour pour tuer la Constitution par la Constitution… Dans des circonstances aussi critiques, les moyens ordinaires ne suffisent pas. Français, sauvez-vous ! » Avant même que Robespierre eût lancé son appel, les Fédérés s’étaient levés. Ils étaient en marche.

CHAPITRE III
LES FÉDÉRÉS
La haine pour le roi était devenue un instinct populaire.
Rœderer.


La prise de la Bastille avait été l’œuvre des seuls Parisiens appelés à la révolte et armés par les soins du Comité des Électeurs qui avaient élu leurs députés aux États généraux. La prise des Tuileries fut au contraire l’œuvre de la France entière. À côté des Sectionnaires parisiens combattirent coude à coude les Fédérés des départements.

Bien que le décret du 8 juin, qui ordonnait la formation à Soissons d’un camp de 20 000 fédérés, eût été frappé du veto, dans plus d’un département il avait été cependant mis en vigueur. Ainsi à Toulon. Dès la nouvelle du renvoi des ministres girondins, les Jacobins mettent en marche la commune et le district. Le Département fait observer que le décret ne lui est pas encore connu officiellement. La commune de Toulon passe outre. Elle décide d’envoyer immédiatement 15 gardes nationaux à Paris pour assister à la Fédération et défendre l’Assemblée. Les communes voisines imitent son exemple : Hyères envoie 5 fédérés, La Seyne 3, La Baume 4, Solliès 2, etc. Mais le Département apprend le veto. Il refuse d’autoriser de nouvelles levées.

Le ministre de l’Intérieur Terrier lance une circulaire, datée du 30 juin, pour prescrire aux départements d’empêcher, « au besoin par la force », les gardes nationaux volontaires de se rendre à Paris. Il les invite à employer la police, la gendarmerie, toute la force publique pour « dissiper tout rassemblement de gens armés marchant sans réquisition ni autorisation légale hors de leur territoire, quand même ils prendraient pour prétexte l’intention de se rendre à Paris ». Cette circulaire comminatoire arriva trop tard dans le Var.

Les 65 fédérés du département étaient déjà partis. On ne les arrêta pas en route, car, dans l’intervalle, l’Assemblée avait tourné le veto royal.

Sur la proposition du député Lacuée, au nom de la Commission des Douze, l’Assemblée avait décrété, le 2 juillet, que les fédérés déjà en marche se rendraient, à leur arrivée, auprès de la municipalité de Paris qui leur délivrerait des billets de logement. Ils assisteraient au serment fédératif et se rendraient ensuite au camp de Soissons. Le décret ainsi rendu fut porté le jour même à la sanction du roi qui n’osa user de son veto, Un décret complémentaire du 12 juillet alloua aux fédérés cinq sous par lieue depuis le chef-lieu de leur département jusqu’à Paris.

Recrutés en général dans l’artisanat et la petite bourgeoisie, les fédérés représentaient l’élite du patriotisme. Ils avaient le sentiment qu’on les appelait à sauver la patrie. Ceux du Var, qui furent parmi les premiers arrivés, bien qu’ils aient eu le chemin le plus long à parcourir, avaient averti le club de Marseille, dès le 25 juin, qu’ils partaient pour demander la déchéance de Louis XVI.

Dans le lointain Finistère, les choses ne se passèrent pas autrement que dans le Var. Le 24 juin, le directoire du district de Brest et les officiers municipaux de la ville décidèrent de lever une compagnie de 100 hommes parmi les citoyens actifs et d’expédier cette compagnie à Paris en payant ses membres cinq sous par lieue et vingt sous par jour après leur arrivée. Le Département, à son tour, décida de lever un bataillon. La correspondance du capitaine Desbouillons de la compagnie brestoise montre qu’il n’était pas moins convaincu que les Varois de la nécessité de la déchéance. « Ce nest plus le temps de parler, écrit-il le 26 juillet, il faut agir et il n’y a qu’un mouvement universel qui puisse nous sauver ! »

De tous les coins de la France les fédérés se mirent en marche vers la capitale. Il en vint de tous les départements. Mais ceux qui ont fait le plus d’impression sur les contemporains, sans doute parce qu’ils étaient les plus nombreux, ce furent les Marseillais. La levée du bataillon de Marseille fut provoquée par une lettre de Barbaroux qui représentait à Paris depuis plusieurs mois les intérêts de sa ville natale dont il était secrétaire-greffier. Le lendemain de l’échec de la manifestation girondine, le 21 juin, il peignit sous de sombres couleurs la situation créée par le veto. Une proposition de Couthon pour supprimer le veto sur les décrets de circonstance avait été repoussée le jour même. Il déclara en conséquence à ses compatriotes qu’il n’y avait plus qu’une chose à faire : exiger la revision de la Consti= tution. Il rappela que si la Constituante avait ajourné cette revision après un intervalle de neuf ans, elle avait du moins consacré le principe qu’une nation a toujours « le droit imprescriptible de changer sa Constitution quand il lui plaît ». Il conseillait à la municipalité de réunir les citoyens actifs et de leur faire émettre le vœu que la Constitution fût revisée et qu’en attendant les décrets de circonstance fussent exécutés sur-le-champ. Barbaroux n’était ici que l’écho de ses amis de Paris, de Robespierre, qu’il avait fréquenté dès son arrivée, aussi bien que de Brissot et de Roland qu’il avait vus ensuite,

Mais Barbaroux recommandait encore à ses concitoyens un autre moyen d’action qu’il jugeait sans doute plus efficace que le pétitionnement. « Il faut désespérer, disait-il, que la Cour change de système si nous ne lui donnons un plus grand effroi que ne peut lui inspirer l’insurrection des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau… Il faut effrayer tout de bon le pouvoir exécutif ou se soumettre à être égorgé par lui, au nom et dans les formes de la Constitution. Or, pour l’effrayer, le moyen le plus court est d’exécuter spontanément le décret sur la formation d’un camp de gardes nationales auprès de Paris, en formant le nombre de ces citoyens-soldats beaucoup plus haut qu’il n’est indiqué par le même décret. Marseille pourrait fournir 600 hommes. » Le conseil de Barbaroux tombait sur un terrain préparé. Avant même d’avoir reçu sa lettre, le club de Marseille avait demandé à la municipalité d’ouvrir un registre pour inscrire les volontaires destinés à la Fédération. Le 21 juin, le médecin Mireur, de la ville de Montpellier, y avait prononcé un brûlant discours contre Louis XVI : « Comme tu te fais un métier de trahir tes serments, nous te déclarons encore une fois que si tu t’écartes de la ligne constitutionnelle, nous allons t’appliquer le décret de la déportation que tu as refusé de sanctionner. » Au banquet du lendemain, Mireur entonna le chant de guerre de l’armée du Rhin, encore inconnu. Chaque fédéré reçut à son départ un exemplaire de la chanson nouvelle. On exigea de chacun des volontaires un certificat de civisme et la preuve qu’il avait fait son service personnel dans la garde nationale depuis le 14 juillet 1790. Tous les enrôlés étaient des citoyens domiciliés soit à Marseille, soit en Provence. Ce n’était pas un ramassis de brigands, d’échappés de la Glacière d’Avignon, de Nizzards ou d’Italiens comme les représentèrent aussitôt les journaux de la Cour. Au moment du départ, le 2 juillet, le maire de Marseille, le vieux Mouraille, encore vert malgré ses soixante-dix ans, les harangua : « Allez faire pälir le tyran sur son trône qu’il ne mérite plus ! Allez lui dire que le peuple souverain est là pour sanctionner les décrets qu’il a frappés de son monstrueux veto ! » Le bataillon partit, marchant à petites étapes, précédé de deux canons et suivi de trois voitures pour porter les bagages. Il mit vingt-sept jours pour faire la route, semant à tous les échos les paroles de la Marseillaise et enfiévrant les villes et les villages de la passion patriotique dont il brûlait.

Chacun savait que les fédérés préparaient la revanche du 20 juin. Ils étaient encore trop peu nombreux pour tenter un coup de main, le jour de la Fédération. Les premiers arrivés, les Bordelais qui se logèrent à la section des Lombards, la section des épiciers en gros et des denrées coloniales, les Limousins, les Normands, les Jurassiens, qui refusèrent l’invitation que leur fit leur compatriote, le ministre Terrier, de se loger dans son hôtel, etc., n’étaient pas plus de quelques centaines. D’un état fourni par la mairie de Paris à la date du 18 juillet, il résulte que sur les 2 900 fédérés qui s’étaient fait inscrire à la mairie, 2 000 étaient partis pour le camp de Soissons. Il n’y en avait donc que 900 en résidence dans la capitale.

Le ministre de la Justice Déjoly aurait voulu que le roi se rendit à la cérémonie dans les rangs de l’Assemblée nationale. Le roi s’y refusa. On lui avait fait craindre un attentat. Il s’entoura d’une escorte imposante de gendarmerie, de gardes suisses et de grenadiers et alla se poster à l’Ecole militaire d’où il ne sortit que pour prêter serment sur la première plate-forme de l’autel de la Patrie, n’ayant pas pu accéder au sommet dont s’étaient emparés les fédérés. Dans sa précipitation il oublia de mettre le feu à l’arbre de la Féodalité, qui fut brülé par la main de quelques députés avec les croix, les écussons héraldiques, les casques, les cordons qui pendaient à ses branches. Petion fut le héros du jour. Sur leurs chapeaux les assistants avaient écrit à la craie : Vive Petion ! On cria beaucoup : Vive la Nation ! À bas Lafayette ! Lafayette à la guillotine ! Les cris de : Vive le Roi ! furent rares.

Une feuille aristocrate, le Journal général de France, fit remarquer que les Sans-Culottes occupèrent dans la fête une place exagérée : « Aucun arrangement, aucun ordre, aucune dignité, les habits gris mêlés avec les habits bleus, les piques froissant les bayonnettes, des femmes armées de sabres marchant au milieu des grenadiers, des enfants, des vieillards, des filles, des prêtres en habit ecclésiastique portant des bandoulières et des

UNE SÉANCE AU CLUB DES JACOBINS


Elle se tient dans l’ancienne bibliothèque du couvent des Jacobins désaffecté. À droite, la tribune, face au bureau du Président. (Musée Carnavalet, Photo Hachette).

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épées, les bonnets rouges confondus avec le panache du militaire et le plumet noir du magistrat, un peuple immense, innombrable, mais aucun spectacle propre à flatter l’œil ; enfin un assemblage informe, monstrueux, image de l’anarchie et du désordre dans lesquels la France est plongée. » Ce désordre fraternel, ce mélange des classes réjouissait au contraire la girondine Chronique de Paris, qui se félicitait aussi qu’on eût supprimé la cérémonie religieuse qui avait tenu tant de place dans la première Fédération. « La patrie était la seule divinité et la fête de tous les peuples n’a point été profanée ou rétrécie dans son objet par la domination d’aucune secte religieuse. »

Il semblait que Louis XVI était de plus en plus isolé au milieu de son peuple. Et cependant il était au moment même l’objet des sollicitations secrètes et opposées des Feuillants et des Girondins, qui, les uns par la persuasion, les autres par les menaces, s’efforçaient d’en faire l’instrument de leurs politiques opposées.

Quelques jours avant la Fédération, Lafayette avait chargé Adrien Duport d’être son intermédiaire auprès du ministre Terrier pour qu’il soumit au roi un plan de fuite. Le plan devait s’exécuter primitivement le 12 juillet. Mais la date fut reculée au 15, parce que le roi voulut assister à la Fédération. Lally-Tollendal fit savoir au roi, le 9 juillet, que Lafayette s’était entendu avec Luckner : « Ils proposent que Sa Majesté sorte publiquement de la ville entre eux deux, en l’écrivant à l’Assemblée nationale, en lui annonçant qu’elle ne dépassera par la ligne constitutionnelle et qu’elle se rend à Compiègne. Sa Majesté et toute sa famille seront dans une seule voiture. Il est aisé de trouver 100 bons cavaliers qui l’escorteront. Les Suisses au besoin et une partie de la garde nationale protégeront le départ…

M. de Lafayette, toutes ses places garnies, ainsi que son camp de retraite, a de disponible pour cet objet dans son armée 10 escadrons et l’artillerie à cheval. Deux marches forcées peuvent amener toute cette division à Compiègne. Si, contre toute vraisemblance, Sa Majesté ne pouvait sortir de la ville, les lois étant évidemment violées, les deux généraux marcheraient sur la capitale avec une armée. Les suites de ce projet se montrent d’elles-mêmes : la paix avec toute l’Europe par la médiation du roi, le roi rétabli dans tout son pouvoir légal, une longue et nécessaire extension de ses prérogatives sacrées… » Pour décider le roi, Lafayette lui remontra, dans une lettre du 8 juillet, qu’en restant à Paris, lui et sa famille seraient à la merci des factieux et qu’à la première défaite qu’il considérait comme certaine, les factieux s’empareraient de leurs personnes pour les emmener dans le Midi.

Comme d’habitude, Louis XVI en référa à sa femme qui fit échouer le projet, sur lequel elle consulta Fersen, qui ne cessait de lui recommander de ne pas sortir de Paris, surtout sous l’égide de Lafayette. Louis XVI répondit à celui-ci, en manière d’excuse, que le plan était impraticable. S’il s’enfuyait du côté du Nord, il aurait l’air d’aller au-devant des Autrichiens !

Lafayette ne vint donc pas à Paris. Luckner y parut seul, le jour même de la Fédération, aux côtés du roi. Mais le vieux reître fut imprudent. Dans une conversation chez l’évêque Gobel, il parla trop. Il fit allusion à la proposition que Lafayette lui avait faite de conduire son armée sur Paris. Ses paroles furent recueillies par plusieurs députés girondins et donnèrent lieu à de vifs incidents dans l’Assemblée. Luckner démentit les propos que les députés disaient avoir entendus de ses lèvres, mais son démenti ne parut pas convaincant et il devint suspect à beaucoup de patriotes qui jusque-là l’avaient porté aux nues. Quant à Lafayette, il s’efforça de nouveau de négocier un armistice avec l’Autriche par l’intermédiaire de Mercy-Argenteau, auquel il adressa un agent secret, Masson de Saint-Amand, sans plus de succès d’ailleurs qu’à sa première tentative. L’Autriche ne voulait traiter qu’avec Louis XVI.

Cependant Marie-Antoinette, qui avait repoussé l’offre de Lafayette, était loin d’être rassurée. Le 24 juillet, elle écrivit à Fersen une lettre affolée : « Dites donc à M. de Mercy que les jours du roi et de la reine sont dans le plus grand danger, qu’un délai d’un jour peut produire des malheurs incalculables, qu’il faut arranger le manifeste sur-le-champ, qu’on l’attend avec une extrême impatience, que nécessairement il ralliera beaucoup de monde autour du roi et le mettra en sûreté, qu’autrement personne ne peut en répondre pendant vingt-quatre heures. La troupe des assassins grossit sans cesse. » Ce manifeste sauveur, dont la reine pressait l’envoi dans son aveuglement, était le fameux manifeste signé du duc de Brunswick qui menaçait de passer par les armes les Français qui se défendraient et de démolir et d’anéantir Paris si le roi et sa famille n’étaient pas remis en liberté sur-le-champ. Ce manifeste absurde, qui devait centupler la volonté des Français de résister, fut connu à Paris le 28 juillet. Alors que les journaux aristocrates se réjouissaient, que le Journal de la Cour et de la Ville prédisait la fin prochaine de la Constitution « sous le fer allemand », la plupart des journaux fayettistes atterrés voulaient douter de l’authenticité du manifeste. L’Indicateur lui-même s’étonnait de la dureté et de l’arrogance de ses expressions et invitait le roi à se proclamer hautement le défenseur et le soutien de l’indépendance nationale. Il lui conseillait encore d’accepter les offres de Lafayette et de quitter Paris sous sa protection : « Y a-t-il rien d’aussi étonnant que le courage du roi de rester à Paris malgré tous les dangers dont il est entouré et les desseins bien connus de ceux qui ameutent le peuple ? Cela est admirable sans doute, mais tout ce qui est admirable n’est pas pour cela utile. »

Cette fois encore Adrien Duport était l’écho de Lafayette qui avait tenté une ultime démarche pour décider Louis XVI à se réfugier dans son armée ou tout au moins à quitter Paris. Les principaux Feuillants, Montmorin, Bertrand de Moleville, Clermont-Tonnerre, Lally-Tollendal, Malouet, dans une réunion qui dura trois heures, le 4 août, projetèrent de faire sortir le roi à tout prix, sous une escorte de Suisses et de gardes nationaux dévoués. Le duc de la Rochefoucauld-Liancourt avait offert de venir de Rouen au-devant du roi. Lafayette avait promis aussi son concours. Montmorin, Lally pressèrent Louis XVI qui les renvoya d’abord à ses ministres Bigot de Sainte-Croix et Dubouchage qui avaient, de leur côté, réfléchi à la question. Le candide Dubouchage avait remis au roi un mémoire où il lui conseillait de demander à l’Assemblée de lui désigner une ville de France où il se rendrait seul, laissant sa famille à Paris. Dans la ville désignée, il convoquerait une nouvelle Constituante qui reviserait la Constitution et, en même temps, il inviterait l’ennemi à arrêter les hostilités ! Finalement Louis XVI refusa, une fois de plus, de sortir de Paris en disant qu’il aimait mieux s’exposer à tous les dangers que de risquer de donner le signal de la guerre civile.

De même qu’il avait repoussé les offres de protection des Feuillants, Louis XVI repoussa les avances que lui prodiguaient en même temps les Girondins, dont il méprisa les menaces.

Rœderer, qui a bien connu les chefs girondins — il fut lié d’amitié avec Vergniaud — et qui a été mêlé à leurs intrigues, a dit que les Girondins étaient peut-être plus royalistes que les Fayettistes. « Ils ne demandaient, dit-il, qu’un ministère dévoué à leurs principes. M. de Lafayette voulait de plus une Cour qui professät les principes constitutionnels et, pour cet effet, il voulait s’en rendre maître par la reconnaissance du roi envers lui et son parti. » Il y a beaucoup de vérité dans ce jugement en apparence paradoxal.

Dès que les ministres feuillants eurent donné leur démission, le 10 juillet, les chefs girondins firent des efforts inouïs pour obliger Louis XVI à leur donner comme successeurs des hommes pris dans leur propre parti.

Entre le 16 et le 18 juillet, ils lui firent parvenir, par le peintre Boze et le valet de chambre Thierry, un mémoire rédigé par Gensonné et signé aussi de Guadet et de Vergniaud, où ils lui disaient que sa couronne était en danger s’il ne changeait pas promptement de politique. Même si l’ennemi triomphait et rétablissait le roi dans son ancienne autorité, celle-ci serait toujours précaire et ne durerait qu’autant que l’occupation ennemie. Pour rétablir la confiance, Louis XVI devait déclarer solennellement qu’il n’accepterait en aucun cas d’augmentation de pouvoir que du peuple français et non de l’ennemi. Il ferait bien d’essayer d’obtenir un armistice et, en tout cas, de ne rien négliger pour écarter le soupçon qu’il favorisait l’ennemi. Le seul moyen efficace était de choisir ses ministres parmi « les hommes les plus prononcés pour la Révolution ». Il ferait bien d’offrir à l’armée les fusils et les chevaux de sa garde, de publier les comptes de sa liste civile, de choisir pour le prince royal un gouverneur populaire, de retirer à Lafayette son commandement. Le roi fit répondre : « 1o Qu’il n’avait garde de négliger le choix des ministres ; 2o qu’on ne devait la déclaration de guerre qu’à des ministres soi-disant patriotes ; 3o qu’il avait mis tout en œuvre dans le temps pour empêcher la coalition des puissances et qu’aujourd’hui, pour éloigner les armées de nos frontières, il n’y avait que les moyens généraux. » Malgré cette réponse tant soit peu ironique et illusoire, les Girondins s’obstinérent. Leurs journaux firent courir le bruit du futur rappel des ministres patriotes. Gorsas se défendit d’être républicain : « On peut mépriser, haïr un roi parjure et ne point haïr la royauté. » La Sentinelle de Louvet mit en garde contre les agitateurs et essaya jusqu’au 10 août d’empêcher l’insurrection.

Dans l’Assemblée les chefs girondins freinaient maintenant le mouvement. Si Vergniaud obtenait, le 21 juillet, un décret pour inviter le roi à recomposer le ministère, il conseillait, trois jours plus tard, de ne rien précipiter. Il trouvait qu’on parlait trop de la déchéance. Il craignait la guerre civile. Son langage parut si nouveau qu’il recueillit les applaudissements du centre et de la droite, pendant que la gauche murmurait. Brissot évoluait comme Vergniaud et menaçait, le 25 juillet, la faction des régicides : « Si ce parti de régicides existe, s’il existe des hommes qui tendent à établir à présent la République sur les débris de la Constitution, le glaive de la loi doit frapper sur eux comme sur les amis actifs des deux Chambres et sur les contre-révolutionnaires de Coblentz. » Les Jacobins crurent que Vergniaud et Brissot avaient été achetés par la Cour.

Guadet proposa, le lendemain, un message au roi pour l’inviter une dernière fois à se rallier à la Nation en écartant de sa personne les ennemis de la Constitution. Appuyant Guadet, Brissot montrait qu’il fallait soumettre le monarque à une dernière épreuve avant de recourir aux moyens de rigueur, ménager ceux qui attachent au titre de roi une vertu magique qui préserve leurs propriétés, repousser le projet cher à Robespierre de convoquer les assemblées primaires. Délibérer devant l’ennemi était impossible ! Il n’était pas encore temps de déchirer la Constitution ! Écarter la déchéance comme périlleuse, écarter l’appel aux électeurs comme impossible, c’était permettre au roi de continuer son jeu dilatoire.

La gauche murmura de nouveau.

Les chefs girondins s’obstinèrent dans leur politique de suicide. Ils pouvaient compter sur Dejoly et Rœderer. Dejoly reprit auprès du roi le rôle auquel s’étaient déjà employés Boze et Thierry. Le 27 juillet, Dejoly déclara au roi qu’il était devenu l’objet de la haine publique. Il lui lut une injurieuse brochure, La Vente de la Ménagerie royale, où il était trainé dans la boue avec sa femme. Il lui demanda de renvoyer de sa Cour les prêtres réfractaires et les nobles, il le supplia de nommer des ministres agréables à l’Assemblée. « Faites mieux, fortifez votre conseil de personnes irréprochables, investissez-vous de la confiance publique, approchez de Votre Majesté quatre membres de l’Assemblée Constituante, sans qualité, sans émoluments, appelez le maire de Paris, le procureur général du Département, qu’ils participent à nos délibérations, qu’ils instruisent tous les citoyens de la manière dont nous travaillons. » Dejoly fut soutenu par le ministre des Contributions Beaulieu, mais combattu par le ministre de la Marine Dubouchage. « Le sacrifice de la liste civile était impossible. Le roy manquerait des premiers moyens. L’appel au Conseil de quatre membres de l’Assemblée Constituante contrarierait la Constitution. La présence de M. Petion et celle de M. Rœderer seraient impolitiques… » Dejoly n’était, en cette affaire, que l’instrument de Vergniaud qui lui remit, le 29 juillet, un mémoire dont il fit lecture au Conseil. Vergniaud y conseillait, en toutes lettres, de faire entrer au Conseil les quatre constituants, Camus, Tronchet, Fréteau et Rabaut de Saint-Étienne, et d’y adjoindre aussi Petion et Rœderer. Il ajoutait, comme pour répondre à l’objection de Dubouchage, qu’il avait sans doute connue par Dejoly : « Pas d’inconvénient à nommer le maire de Paris ; s’il refuse, le roi n’aura pas moins eu le mérite de le nommer. » Si les documents authentiques n’étaient pas là, on aurait peine à croire qu’un homme d’État de la réputation de Vergniaud se soit mépris à ce point qu’il ait cru sauver la Monarchie et empêcher l’insurrection au moyen d’expédients aussi pauvres. On comprend que Louis XVI les ait dédaigneusement écartés.

Mais, ce qu’il y a de plus étrange, c’est que, même après ce second refus, les chefs girondins persistèrent dans leur aveuglement et firent tous leurs efforts pour

MAXIMILIEN DE ROBESPIERRE (1759-1794)


Le plus mystérieux de ces hommes de la Révolution qui moururent si jeunes et dont la vie fut si remplie. Durant la période d’hésitation qui précéda le 10 Août, c’est Robespierre qui maintint le principe de la déchéance du Roi.

(Musée Carnavalet, Photo Hachette).
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empêcher l’insurrection, conserver non seulement la forme monarchique mais la couronne de Louis XVI.

Si on en croit un récit du neveu de Guadet, celui-ci se serait rendu au château un soir à la demande du roi. La reine, prenant elle-même un bougeoir, l’aurait conduit dans la chambre où le dauphin dormait. Guadet aurait embrassé l’enfant. Mais ce récit n’a pour garant que la femme du député qui désira sans doute après la Révolution faire montre de sentiments royalistes. Il me paraît difficile d’admettre que le roi, qui faisait à Vergniaud et à Gensonné des réponses sèches et dérisoires, ait tenu à l’égard de Guadet une attitude toute différente, à moins de supposer que Guadet avait donné des gages particuliers à la Cour. Il n’est que juste aussi de noter que Brissot n’approuva pas l’idée de Vergniaud de faire entrer des Constituants dans le Conseil du roi. Il y vit un piège : « Par là, dit-il, le roi couvrirait ses ministres du manteau de la popularité des Constituants populaires, par là il dépopulariserait ces derniers et amuserait la nation et gagnerait le moment de la Contre-Révolution. »

Pendant que les politiciens, constitutionnels ou girondins, intriguaient dans l’ombre, les Fédérés agissaient en pleine lumière. Dès leur arrivée à Paris ils se rendaient aux Jacobins comme au quartier général de la Révolution. Les Jacobins leur donnèrent un local, les logèrent chez eux, organisèrent des collectes en leur faveur, leur offrirent des repas.

Très habilement, les Fédérés évitaient de s’isoler de la population parisienne. Ils décidaient, le 15 juillet, qu’ils ne formeraient qu’une seule armée, qu’un seul corps avec la garde nationale et qu’ils communiqueraient aux bataillons de Paris les pétitions qu’ils se proposaient d’adresser à l’Assemblée. Le même jour ils organisaient un Comité central formé, en principe, d’un fédéré par département. Billaud-Varenne et Robespierre ne se bor- nérent pas à rédiger leurs pétitions, mais il les mirent en garde dès le début contre les Girondins. On n’avait que trop négocié, disait Billaud-Varenne, le 15 juillet, il fallait en finir, ne pas se contenter de demi-mesures, reconduire le roi et sa famille immédiatement hors des frontières, renouveler tous les corps administratifs et les tribunaux, supprimer toute distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs, mettre en arrestation Lafayette et Luckner, décharger de tout impôt quiconque n’aurait pas plus de 600 livres de revenu !

Robespierre rédigea la pétition que les Fédérés présentèrent à l’Assemblée le 18 juillet et qui porte, entre autres, les signatures de son jeune frère, de son correspondant de Strasbourg le journaliste Frédéric Simon, de Vaugeois du Loir-et-Cher, de Garet de la Haute-Saône, etc. On lisait dans le texte qu’il avait préparé : « Faites du pouvoir exécutif ce que le salut de l’État et la Constitution même exigent dans le cas où la nation est trahie par le pouvoir exécutif, » Cela voulait dire : prononcez la déchéance. Mais l’orateur des Fédérés, le Caennais Louis Caille, de peur de n’être pas assez bien compris, rejeta la périphrase : « Pères de la Patrie, dit-il, suspendez provisoirement le pouvoir exécutif dans la personne du roi ! »

Dans cette atmosphère enfiévrée les Fédérés haussaient le ton. Ceux de la Charente promettaient au club, le 12 juillet, de ne quitter Paris « qu’après que l’Assemblée nationale aura mis en activité le pouvoir exécutif national. » Îls entendaient par là l’autorité nouvelle qui remplacerait Louis XVI déchu. « Si l’Assemblée nationale n’a pas le droit de rendre la souveraineté au peuple, ajoutait un fédéré de la Drôme, le peuple le reprendra. » Des Fédérés la fièvre gagnait l’extrême gauche de l’Assemblée, d’autant plus facilement que les Fédérés siégeaient maintenant dans la salle où une grande tribune leur avait été réservée. Les futurs Montagnards, Choudieu, Duhem, Huguet, Chabot, Basire réclamaient la déchéance à chaque séance et ne se faisaient pas faute de dénoncer les lenteurs suspectes, « le système hermaphrodite » de la Gironde.

Les Fédérés s’impatientaient. Leur seconde pétition pour la déchéance présentée le 23 juillet n’ayant pas eu plus de succès que la première, ils songèrent à recourir sans plus tarder à l’insurrection. Déjà le tocsin avait retenti au clocher de Saint-Roch le 21 juillet. Le Comité central des Fédérés, trop nombreux, décida de constituer dans son sein un directoire secret, qui se réunit d’abord chez le Constituant Anthoine à la maison Duplay, tout près de Robespierre. Il n’y siégea au début : que 5 membres : Vaugeois, grand ami de Chabot et vicaire épiscopal de Blois comme lui, Debesse, fédéré de la Drôme, Guillaume, professeur à Caen, Simon de Strasbourg, ami de Robespierre, et Galissot de Langres. Dans la suite le Directoire s’affilia les journalistes Gorsas et Carra, le brasseur Santerre, l’agent de change Alexandre, commandant du bataillon de Saint-Marcel, Lazowski, capitaine des canonniers du même bataillon, l’ancien planteur Fournier l’Américain, l’ancien soldat Westermann, le boulanger Garin, grand ami de Marat, etc.

Il semble bien, si on en croit Carra, que le jour de l’insurrection avait d’abord été fixé au dimanche 22 juillet. Ce jour-là les Jacobins devaient offrir aux Fédérés un banquet sur les ruines de la Bastille. En raison de la proclamation de la Patrie en danger qui fut faite en grande solennité les 22 et 23 juillet, le banquet fut remis au 26 juillet. Les fédérés brestois arrivèrent la veille, au milieu des acclamations. Le banquet fraternel, dont le patriote Palloy fut l’organisateur, eut lieu à la date fixée. Chaque assistant apporta ses vivres. On chanta des hymnes civiques, puis on dansa au milieu des illuminations. On tira un feu d’artifice. Le ministre de l’Intérieur Champion, qui avait eu l’imprudence de se rendre déguisé sur l’emplacement du banquet, fut reconnu et accablé de soufflets. Le directoire secret, qui s’était réuni à 7 heures du soir au cabaret du Soleil d’Or, rue Saint-Antoine, et à la Chasse Royale et au Cadran Bleu sur le boulevard, avait décidé de marcher sur le château en trois colonnes qui seraient formées par les faubourgs, les Fédérés et la garde nationale de Versailles, alertée par Westermann. Des drapeaux rouges portant l’inscription en caractères noirs : Résistance à l’oppression, Loi martiale du peuple souverain contre la rébellion du pouvoir exécutif, avaient été préparés et déposés chez Santerre, d’où Fournier les fit prendre et les apporta au Soleil d’Or. Carra s’est vanté d’avoir imaginé l’inscription qu’ils portaient par laquelle le nouveau souverain, le peuple, mettait hors la loi l’ancien, considéré comme un rebelle. Carra s’est vanté aussi d’avoir fait imprimer 500 affiches de couleur bleuâtre ainsi conçues : Ceux qui tireront sur les colonnes du peuple seront mis à mort sur-le-champ ; ceux qui se joindront à ces colonnes seront garantis de tout accident à leurs personnes et leurs propriétés. On devait, après la prise du château, s’emparer de la personne du roi et lui donner comme prison le château de Vincennes. Pour émouvoir le peuple, on répandit des bruits faux qu’il existait des dépôts d’armes aux Tuileries et que Chabot et Merlin de Thionville venaient d’être assassinés par les chevaliers du poignard.

Mais Petion, qui secondait, de tout cœur, les dernières négociations de Brissot et de Vergniaud avec la Cour, ft échouer l’insurrection. Il parut au banquet vers minuit, reprit le thème développé dans Le Patriote français de la veille, dit aux assistants qu’on leur tendait un piège, que l’émeute était désirée par la Cour qui avait préparé la résistance. Il recommença les mêmes homélies au faubourg Saint-Marceau avec le même succès. Les Fédérés, qui avaient sonné le tocsin au faubourg Saint-Antoine et battu la générale, s’étaient rassemblés vers cinq heures du matin. Plusieurs bataillons s’étaient mis sous les armes avec leurs canons. Petion accourut encore pour les dissuader. Peu à peu tout rentra dans l’ordre. Le maire reçut les félicitations du Département feuillantin et du ministre de l’Intérieur. Il se vantera, après le 10 août, d’avoir empêché une insurrection prématurée, vouée, dit-il, à un échec certain. Il faut dire d’ailleurs que Petion semble avoir eu dans le directoire secret des agents à lui. Le sieur Carra, qui en faisait partie, n’écrivit-il pas, dans son numéro du 28 juillet, que le banquet civique « s’était fait avec la plus parfaite tranquillité, malgré les efforts de quelques émissaires du cabinet autrichien qui, sous l’apparence du patriotisme, cherchaient à profiter de ce rassemblement pour égarer l’opinion publique » ? Ceci éclaire la sincérité révolutionnaire du personnage.

Craignant de ne pouvoir retenir plus longtemps les Fédérés, les Girondins s’avisèrent de demander leur départ immédiat de Paris pour le camp de Soissons. Déjà le député Laureau avait fait voter, le 20 juillet, un décret qui ordonnait aux Fédérés de se rendre à Soissons dans les trois jours de leur arrivée à Paris. Les Montagnards, pour cette raison que rien n’était préparé pour les recevoir à Soissons, trouvèrent moyen d’en retenir un grand nombre à Paris. L’aigre pasteur Lasource n’hésita pas à blâmer devant les Jacobins, le 29 juillet, ceux qui avaient persuadé aux Fédérés que le danger était à Paris et non aux frontières. On excitait ainsi une fermentation qui n’était bonne à rien. « Des ennemis de la liberté avaient voulu engager les Fédérés à des crimes, à des actes… » Il fut interrompu par de violentes clameurs qui obligèrent le président à se couvrir.

Les Girondins perdirent la partie aux Jacobins, mais ils profitèrent de leur influence à l’Hôtel de Ville pour faire partir pour Soissons un grand nombre de Fédérés. Du 24 au 28 juillet, 513 fédérés s’étaient rendus à Soissons ; du 28 au 29, il en partit 824 et, dans la seule journée du 30 juillet, 2 289. Hué aux Jacobins, Lasource prenait sa revanche dans le bureau de Petion.

Depuis le renvoi des ministres patriotes, les députés girondins et montagnards s’étaient rapprochés dans une sorte de groupe parlementaire qui tenait ses séances près du Manège et qu’on appelait La Réunion. La question du départ des Fédérés pour Soissons y fut agitée avec violence, Isnard et Brissot menacèrent de dénoncer à l’Assemblée Anthoine et Robespierre pour les faire envoyer devant la Haute Cour. Indigné de leur langage, le député de Bellegarde déchira sa carte d’entrée au club. Anthoine porta aux Jacobins une dénonciation en règle contre Brissot et demanda sa radiation qu’il ne put obtenir. Il exhorta du moins les Fédérés de rester à Paris « parce que c’est à Paris qu’existe le directoire qui gouverne Coblentz ». Mais ce n’est pas assez, ajoutait-il, que les Fédérés exigent la déchéance, « le roi déchu, nous avons son fils, et, par conséquent, un régent de sa famille. Or, la grande source de nos maux, c’est que, contradictoirement aux principes posés dans la Constitution, nous avons placé à notre tête une famille contre laquelle nous avons fait la Révolution. » Donc plus de Bourbonsi « À la déchéance de Louis XVI, il faut ajouter celle de sa famille. »

À Robespierre non plus la déchéance ne suffisait pas. L’Assemblée ne lui inspirait aucune confiance. « La principale cause de nos maux, disait-il dans cette même séance du 29 juillet, est à la fois dans le pouvoir exécutif et dans la législature, dans le pouvoir exécutif qui veut perdre l’État et dans la législature qui ne peut pas ou qui ne veut pas le sauver. » L’Assemblée n’avait pas osé punir Lafayette, elle avait livré la France au despotisme militaire. « Il faut donc régénérer à la fois le pouvoir exécutif et la législature. » Réfutant Brissot, Robespierre assurait que les assemblées primaires ne seraient pas dominées par les aristocrates et les amis des Prussiens. « Où chercherez-vous donc l’amour de la patrie et la volonté générale, si ce n’est dans le peuple lui-même ? » Il voulait que la nation tout entière, sans distinction de citoyens actifs et de citoyens passifs, füt admise à voter dans la grande consultation qu’il souhaitait : « Par cette seule disposition, disait-il, vous soutenez, vous ranimez le patriotisme et l’énergie du peuple, vous multipliez à l’infini les ressources de la Patrie, vous anéantissez l’influence de l’aristocratie et de l’intrigue et vous préparez une véritable Convention nationale, la seule légitime, la seule complète que la France ait jamais vue. » C’est ce puissant discours de Robespierre qui donna aux futurs insurgés le programme qu’ils cherchaient. Avec une grande habileté, Robespierre avait écarté tout ce qui aurait pu les diviser, par exemple les questions dynastiques. La déchéance, la Convention, le suffrage universel, ces trois points pouvaient être acceptés par tous.

La parole de Robespierre trouva dans les sections un écho immédiat. La section du Théâtre-Français prit, le lendemain, un arrêté pour effacer toute distinction entre les citoyens actifs et passifs et pour admettre ceux-ci à ses séances et dans la garde nationale. Les sections de la Croix-Rouge, de l’Observatoire, du Roi de Sicile et sans doute d’autres encore suivirent aussi le conseil de Robespierre. L’esprit égalitaire soufflait avec une telle force qu’il ne se passait pour ainsi dire pas de jour sans que des grenadiers ou des chasseurs de la garde nationale vinssent abjurer devant l’Assemblée leurs marques distinctives en déposant sur le bureau leurs bonnets à poil (ou oursons), leurs ceinturons et leurs épaulettes.

L’amivée des Fédérés marseillais était attendue avec impatience. Ils étaient à Charenton le 29 juillet. Barbaroux, Rebecqui, Pierre Baille accompagnés de Fournier, de Bourdon de l’Oise, de l’ancien marin breton Héron, ami de Marat, allèrent à leur rencontre. Après le diner, Fournier et Barbaroux exposèrent leurs plans au commandant Moisson et à son second Garnier. D’après Fournier, on se serait mis d’accord pour marcher le lendemain sur le château, s’emparer du roi et de sa famille. D’après Barbaroux, on se serait borné à camper dans les Tuileries, bloquées avec l’aide des faubourgs, et on aurait invité l’Assemblée à sauver la Patrie. Fournier, accompagné de deux Marseillais, aurait vu Santerre le soir même pour le mettre au courant. Santerre aurait promis son concours ainsi qu’Alexandre et Lazowski. Barbaroux prétend que Santerre devait se rendre au-devant des Marseillais le lendemain avec 40  000 hommes, mais il manqua de parole. Il ne vint sur la route de Charenton que 200 gardes nationaux, la plupart Fédérés. Santerre attendit les Marseillais à l’entrée du faubourg. Les Jacobins, au nombre d’un millier, les attendirent sur la place de la Bastille. Le peintre Wille, qui était présent, à consigné dans son journal l’entrée impressionnante du bataillon de Marseille : « Tambour battant, drapeau déployé sur lequel étaient ces mots : Marseille, liberté ou la mort. Au milieu il y avait un fort sur un rocher et au bas du drapeau des canons et des mortiers. » Chaumette remarque que le drapeau était surmonté du bonnet rouge, « signe jusqu’alors inconnu à nos bataillons de Paris, encore bataillons bourgeois, réunis sous les drapeaux aux chiffres de Lafayette, au buste de Henri IV et presque tous parsemés de fleurs de lys et de couronnes ». Wille ajoute que les Marseillais « avaient bonne mine et la démarche fière ». « Il me semble encore les voir, dit Chaumette, avec leurs figures martiales et basanées marchant serrés les uns contre les autres, répondant à notre accueil aux cris de Vive la liberté ! n’osant faire un geste sous leurs armes tyrannicides et regardant d’un air d’inquiétude fraternelle tout ce qui les approchait. »

Santerre prit la tête du cortège qui entonna le chant de Rouget de Lisle, qui n’était plus inconnu des Parisiens, Gorsas l’ayant publié dans son Courrier de l’avant-veille. On fit halte devant la mairie. Santerre monta chez Petion et y resta longtemps. On se remit en marche par le Pont-Neuf et le quai de l’École. Fournier voulait qu’on obliquât vers le château. « Santerre dit : Non, non, nous prendrons par la rue Saint-Honoré. Arrivé dans cette rue, reprend Fournier, je me mis à faire défiler du côté du château. Santerre court, gagne la tête, fait faire halte et dit aux Marseillais et aux troupes que l’intention de M. Petion était que les Marseillais allassent se caserner. » Une fois encore Petion avait fait ajourner le grand coup.

Pendant qu’une partie du bataillon prenait possession de la caserne de la Nouvelle-France au faubourg Poissonnière, l’autre partie se rendait à un diner qu’on lui offrit aux Champs-Elysées dans une vaste salle entourée d’un jardin et ayant pour enseigne : Au grand salon du couronnement de la Constitution. Or, par une fâcheuse coïncidence, des gardes nationaux du parti fayettiste ban- quetaient déjà, de l’autre côté de l’avenue, en face, Au Jardin Royal du traiteur Dubertier. Les royalistes, au nombre de 160, la plupart grenadiers des Filles-Saint-Thomas, sortirent les premiers trois par trois. La foule, qui avait accompagné les Marseillais, voulut leur faire crier : Vive la Nation ! Ils crièrent : Vive Lafayette ! Vive le Roi ! Vive la Reine ! La foule leur jeta des pierres, les couvrit de boue. Ils tirèrent leurs sabres. Alors les Marseillais, appelés au secours, s’élancèrent de leur restaurant par les fenêtres, escaladant les palissades, chargeant les grenadiers et les mettant en fuite. Les royalistes eurent une quinzaine de blessés et un mort. Ils se réfugièrent au château par le pont tournant et ils furent soignés par les dames de la Cour, par Madame Élisabeth et par la reine. Le roi dénonça à l’Assemblée les Marseillais comme des criminels et le ministre de la Justice entama contre eux des poursuites. Une nuée de pamphlets, payés par la liste civile, s’efforça de déchainer contre eux l’opinion publique. Une collecte faite en faveur de la veuve de l’agent de change Duhamel, tué dans la bagarre, produisit 24 000 francs en quelques jours.

Petion, à qui le Département demanda des explications, répondit en mettant en cause le royaliste Mandat, commandant de la garde nationale, qui avait fait battre la générale, « ce qui a contribué à jeter de plus en plus l’alarme ». « Il paraît aussi, continue-t-il, qu’il a requis une force considérable pour se porter au château, le tout sans m’avertir, soit avant, soit après, de sorte que pour une rixe particulière, très affligeante sans doute, voilà tout Paris en feu ! » Les Jacobins organisèrent des collectes en faveur des Marseillais. Des sections leur votèrent des félicitations. Les Marseillais se mirent à faire la guerre dans les rues aux cocardes de rubans dont l’élégance aristocratique les offusquait. Ils ne toléraient que les cocardes de laine.

Les articles insultants des journaux de la Cour exaspéraient les patriotes. Le Journal de la Cour et de la Ville leur prédisait qu’on les enchaînerait bientôt deux à deux pour balayer les rues et pour apporter les matériaux nécessaires à la reconstruction de la Bastille. « Ils seront conduits, disait le journal, par des Allemands qu’on dresse pour cela et qui appuyeront les motions qu’ils s’aviseront de faire par de vigoureuses schlagues. » Le même journal voyait les arbres de la Liberté sécher à vue d’œil et trouvait que le manifeste de Brunswick était une consolation pour les honnêtes gens.

Le Journal général de France prédisait le retour des émigrés pour la fin du mois. Il annonçait, avec joie, que l’Angleterre déclarerait la guerre à la France si le roi était détrôné. La Correspondance politique déclarait que la guerre était une guerre de Jacobins : « C’est donc aux Jacobins à prendre les armes. Nous autres, nous les regarderons faire. » Elle chantait sur le mode lyrique les louanges de Brunswick : « Brunswick, si ta mission est plus noble mille fois que celle d’Agamemnon, ta gloire en deviendra plus illustre ! Puisse un nouvel Homère naître au milieu de tes armées ! »

Le directoire secret des Fédérés ft une nouvelle tentative pour déclencher enfin l’insurrection que Petion avait déjà fait échouer à deux reprises. Billaud-Varenne avait proposé aux Jacobins, le 3 août, de former un camp dans les Champs-Elysées et autour du château pour empêcher le départ de la famille royale. Les Fédérés accueillirent l’idée. Leur directoire se réunit au Cadran Bleu le lendemain, puis dans la chambre d’Anthoine. Dans cette même journée, deux officiers municipaux chargés de la police et de la garde nationale, Panis et Sergent, firent délivrer aux Marseillais 5 000 cartouches à balles et dans la nuit les Marseillais, conduits par Chaumette et Momoro, quittèrent la Nouvelle-France pour s’établir sur la rive gauche dans la section du Théâtre-Français où ils occupèrent un cantonnement que venaient de quitter les Fédérés brestois passés au faubourg Saint-Marceau. Là, au couvent des Cordeliers, les Marseillais seraient plus près du château. On se préparait pour le lendemain 5 août qui était un dimanche. Les deux faubourgs avaient promis leur concours. Le rendez-vous était à 9 heures du matin à la Bastille. Mais Petion, une fois encore, veillait. Il invita les sections à attendre que l’Assemblée ait eu le temps de faire une réponse à la pétition pour la déchéance que Petion lui avait présentée, le 3 août, au nom du peuple de Paris. Les sections se rendirent à cette raison et les Fédérés, ne voulant pas agir seuls, attendirent l’expiration du délai fixé par les sections au jeudi 9 août.

Petion continua les jours suivants sa campagne pour l’ajourmement de l’insurrection. Le 7 août, pour la première fois de sa vie, il se rendit chez Robespierre à la maison Duplay pour l’inviter à prècher le calme aux Jacobins. Il fit des démarches analogues auprès de Chabot et de Léonard Bourdon. Les Montagnards s’inquiétèrent. Le 8 août, Choudieu proposa au club de la Réunion d’envoyer à Petion une délégation pour lui demander quelle serait sa conduite si Le château était attaque. Il répondit qu’il repousserait la force par la force.

Les Fédérés furent le levain qui fit lever la pâte révolutionnaire, mais les sections jouèrent le rôle capital. Sans elles il y aurait eu peut-être une émeute. Avec elles l’émeute devint Révolution.

CHAPITRE IV
LES SECTIONS
On délibérait au grand jour en présence
de la nation.
Robespierre


« Chaque section de Paris, a dit Chaumette, présentait l’image de deux armées prêtes à en venir aux mains. Les royalistes osaient y publier hautement le prochain massacre des patriotes, le rétablissement de l’ancien régime, et poussaient l’effronterie au point d’offrir aux faibles des brevets d’amnistie. C’étaient des petits cœurs entourés d’une couronne, peints sur des cartes et qui, au jour de la grande contre-révolution, devaient sauver la vie et les propriétés de ceux qui en seraient porteurs. » Au dire du même Chaumette, si les patriotes firent taire les royalistes et parvinrent à les maîtriser, c’est qu’ils eurent le bon esprit d’appeler en renfort les citoyens passifs en leur promettant l’égalité. Chaumette souligne avec raison que les Girondins eux-mêmes, qui se montreront bientôt si dédaigneux des pauvres, se mirent à flatter les porte-blouses. La tactique réussit. Les bonnets de laine et les piquiers se laissèrent enrôler et formèrent l’appoint qui intimida les bourgeois fayettistes. N’allons pas croire cependant que le 10 août fut une insurrection de classe ! Les prolétaires n’y furent que des instruments. L’initiative vint d’ailleurs de ces petits bourgeois appartenant aux professions libérales, avocats, maîtres de pension, publicistes, artistes, qui avaient fondé depuis plus d’un an déjà dans chaque quartier ces sociétés fraternelles, où citoyens actifs et passifs, hommes et femmes, se réunissaient pour prendre des leçons de civisme. Chacun d’eux avait une troupe de fidèles à son service. Il suffit de nommer le graveur Sergent, qui avait présidé la société fraternelle de la rue de Mondétour (section de Mauconseil) et qui est aujourd’hui une des chevilles ouvrières de l’insurrection ; le publiciste Tallien, président et fondateur de la société fraternelle des Minimes (section de la Place royale) ; le journaliste Louvet, qui tient une grande place à la société fraternelle des Lombards ; le commis Pache, fondateur de la société fraternelle des Élèves de la Constitution (section des Tuileries) ; l’auteur dramatique Marie-Joseph Chénier, qui inspire avec Collot d’Herbois la société fraternelle de la section de la Bibliothèque ; le publiciste Jean-Pierre Audouin, membre important de la société fraternelle des Carmes (section du Panthéon), etc. Tous accéderont aux honneurs et aux places après l’insurrection.

Alors que les Fayettistes n’avaient rien à offrir aux citoyens passifs, sinon une politique de résistance à leurs besoins et à leurs vœux, les meneurs des sociétés fraternelles se faisaient les organes de leurs revendications. Aux paysans ils promettaient l’abolition sans indemnité des nombreux droits féodaux qui subsistaient encore et la prompte mise en vente des biens des émigrés. Aux ouvriers et artisans ils faisaient miroiter des mesures contre la vie chère, le cours forcé de l’assignat. À tous ils répétaient que tous les maux dont ils se plaignaient avaient pour cause essentielle l’entente de la Cour avec l’ennemi. Comment les citoyens passifs ne les auraient-ils pas suivis ?

Déjà le meneur girondin Gonchon avait condamné dans sa pétition du 25 juin le titre de citoyen actif « qui substitue au crédit de la naissance l’aristocratie des richesses ». Brissot s’était écrié, le 9 juillet, à un moment où il ne négociait pas encore avec la Cour : « Soyez peuple, éternellement peuple, ne distinguez pas les proprétaires des non-propriétaires, ne méprisez pas les piques pour honorer seulement les uniformes. » Le décret du 1er août, qui prescrivait la fabrication des piques dans chaque commune, avait stipulé qu’elles seraient distribuées à tous les citoyens indistinctement, « excepté les vagabonds et gens sans aveu et personnes notoirement reconnues pour leur incivisme ». Le décret du 3 août avait accordé le droit de citoyen actif à tout soldat qui aurait fait la guerre de la liberté. Chabot avait même essayé de leur faire accorder le droit d’être électeur, mais sans succès.

Cette sollicitude intéressée pour les citoyens passifs ne doit pas cependant nous faire perdre de vue la réalité. Dans la longue liste des morts et des blessés dans l’attaque du château, il est aisé de relever les noms de nombreux prolétaires, plus nombreux peut-être que dans la liste des vainqueurs de la Bastille. Mais, prenons garde que pas plus au 10 août qu’au 14 juillet les prolétaires n’exercent sur les événements une action originale et encore moins une action de classe. Ils sont bons pour payer de leur vie la politique des meneurs qui les conduisent. Mais ils ne sont pas encore admis à prendre eux-mêmes les résolutions. Ils en seraient incapables. Nous connaissons les professions de 206 membres de la Commune révolutionnaire que les sections éliront au moment du combat. On y rencontre tout juste 2 ouvriers authentiques.

Si donc le peuple des travailleurs fut un appoint décisif dans le combat que se livrait la bourgeoisie divisée contre elle-même, ne nous pressons pas de proclamer qu’une nouvelle classe paraissait à la vie politique.

Grâce à l’appoint populaire, la lutte engagée dans chaque section devait tourner à la confusion des royalistes. Dès le 1er août, dans une lettre à Jefferson, l’ambassadeur américain Gouverneur Morris constatait que la popularité de Lafayette était au plus bas : « Je crois, en vérité, que si M. de Lafayette se montrait en ce moment à Paris sans être accompagné de son armée, il serait écharpé. » Et, dans sa lettre suivante du 18 août, l’ambassadeur, en regard des divisions et des hésitations des royalistes, vantait, comme Chaumette, l’union, la décision et le concert des révolutionnaires.

On distinguait dans le vocabulaire politique de l’époque la Commune, qui était l’ensemble des habitants, et la municipalité qui les administrait. Il suffisait à Paris que 8 sections en fissent la demande à la municipalité pour que celle-ci fût obligée de convoquer la Commune, c’est-à-dire les 48 autres qui délibéraient et envoyaient des commissaires à l’Hôtel de Ville. Or, dès le 6 juillet, la municipalité fut obligée de convoquer la Commune dans ses sections pour le mardi 17 à l’effet de délibérer sur un projet d’adresse à l’armée. La grande objection des Brissotins contre la déchéance, c’était que cette mesure inconstitutionnelle ne serait pas acceptée par l’armée et que celle-ci se soulèverait à la voix de Lafayette si on avait l’imprudence d’y recourir. Les révolutionnaires entendaient répondre à l’argument girondin. La consultation de la Commune tourna en leur faveur. Les commissaires nommés par les sections qui se réunirent à l’Hôtel de Ville, le 23 juillet, choisirent, pour rédiger l’adresse à l’armée, Tallien, Collot d’Herbois et Audouin, trois dirigeants des sociétés fraternelles, et ce qui sortit de leur plume fut un réquisitoire contre Lafayette et contre le roi.

Sur l’initiative de la Fontaine de Grenelle, la municipalité convoqua de nouveau les sections pour le 24 à l’effet de délibérer sur une adresse à l’assemblée. Les Commissaires, qui délibérèrent à l’Hôtel de Ville les 26, 28, 29 juillet, 1er, 2 et 3 août, adoptèrent le texte de la fameuse pétition pour la déchéance que Petion, en leur nom, présenta le 3 août. Ce n’était pas seulement un acte d’accusation contre Louis XVI, « premier anneau de la chaîne contre-révolutionnaire », mais une répudiation de la dynastie elle-même. Elle dénonçait « ce despotisme héréditaire, s’accroissant de règne en règne avec la misère du peuple, les finances entièrement ruinées par Louis XVI et par ses prédécesseurs ; des traités infâmes pour l’honneur national, les éternels ennemis de la France devenant ses allés et ses maîtres ». L’esprit montagnard s’affirmait dans la demande de la déchéance — et non de la suspension — et de la réunion immédiate d’une Convention.

Dès la fin de juin, plusieurs sections, Croix-Rouge, Faubourg Montmartre, etc., avaient réclamé le droit de siéger en permanence. Après la proclamation de la Patrie en danger la loi du 25 juillet leur donna satisfaction. Mais elles n’avaient pas attendu la loi pour se réunir et délibérer puisqu’elles avaient déjà mis en marche le mécanisme de la convocation de la Commune qui les obligea à tenir d’interminables séances. La loi du 25 juillet fournit au procureur de la Commune, Manuel, alors ardent révolutionnaire, l’occasion de créer entre elles un organe de liaison sous la forme d’un bureau central de correspondance composé d’un délégué par chacune des 48 sections. Celles-ci sont devenues, à la fin de juillet, 48 petites républiques fédérées entre elles à l’Hôtel de Ville, communiquant sans cesse par des commissaires et finissant par submerger la municipalité légale, qui n’avait jamais voulu retirer de sa salle des délibérations les bustes de Bailly et de Lafayette. Chaumette, l’un de ces commissaires, raconte qu’ayant découvert le drapeau rouge, qui avait été déployé l’année précédente au Champ de Mars, il s’en empara avec Lazowski et le déchira devant le corps municipal stupéfait. Le 10 août devait être, en effet, la revanche du Champ de Mars !

Il serait vain de tracer une carte politique précise des sections à la veille de l’insurrection. Dans beaucoup la majorité se déplaçait sans cesse, tenant à quelques voix. La pétition de la Commune pour la déchéance avait été signée par les commissaires de 46 sections (le Temple et la Place Louis XIV manquaient). Mais, les jours suivants, 5 sections désavouèrent leurs commissaires : Bibliothèques, Henri IV, Thermes de Julien, Roi de Sicile, Arsenal. À l’Arsenal, le désaveu fut rédigé par le fermier général Lavoisier, mais le désaveu fut à son tour désavoué les jours suivants par une délibération rédigée par un commis au Mont-de-Piété, Concedieu.

Une des sections du centre de Paris, la section Mau- conseil, celle de Sergent, décida, le 31 juillet, de résoudre la question de la déchéance pour son propre compte. Elle déclara qu’elle ne reconnaissait plus Louis XVI pour roi des Français et elle supprima son nom de la formule du serment. Son exemple fut imité non seulement par d’autres sections mais par de simples citoyens, tel l’abbé Danjou qui, nommé président de la section des Arcis, refusa, le 6 août, de prêter serment au roi.

En vain les chefs girondins voulurent arrêter un mouvement qui devenait irrésistible. Avec une hâte qui n’était pas dans ses habitudes, Vergniaud fit casser l’arrêté de Mauconseil, le jour même qu’il fut présenté à l’Assemblée, le 4 août. Le Département se hâta d’envoyer le décret d’annulation à Petion en lui demandant de le faire publier à son de trompes. Le corps municipal s’y refusa. Mauconseil et les sections qui lui avaient envoyé leur adhésion présentèrent le lendemain une nouvelle pétition conçue exactement dans les mêmes termes que la délibération qui avait été annulée. Un jeune agitateur du nom de Varlet recueillit au Champ de Mars un grand nombre de signatures pour une pétition aussi radicale qui exprimait, en outre, les besoins des Sans-Culottes en réclamant la suppression du commerce de l’argent et une loi contre l’accaparement.

Le mouvement pour la déchéance emportait tout.

La Cour, à son agonie, persistait plus que jamais à ne compter que sur la prompte arrivée des troupes de Brunswick. Le roi, comme engourdi par cette unique

TERRASSE DES FEUILLANTS EN 1792


Elle était située à peu près à l’emplacement de la terrasse qui sépare actuellement la rue de Rivoli du Jardin des Tuileries. (Musée Carnavalet, Photo Hachette).

Le Dix Août PL. 6, Page 76

pensée, ne réagissait plus que faiblement. La lettre qu’il écrivit, le 3 août, à l’Assemblée au sujet du fameux manifeste, dont il tenta de contester l’authenticité, n’excita que le rire et le mépris, tant son insincérité apparut éclatante. Après avoir ouvert au public le jardin des Tuileries, le jour du baiser Lamourette, il le fit fermer dès le lendemain sous prétexte que des propos malsonnants avaient retenti à ses fenêtres. Mais cette fermeture donna prétexte au député Fauchet de faire voter un décret qui comprit dans l’enceinte de l’Assemblée la terrasse des Feuillants qui longeait le jardin du côté du Manège. Le roi mit des factionnaires à la bordure de la terrasse pour défendre l’accès de son jardin. Aussitôt le public tendit en travers des escaliers, qui conduisaient au jardin, de légers rubans tricolores portant des inscriptions railleuses : « Louis, tu dis que le peuple est méchant, vois, Louis, comme tu mens ! — Amis, si vous voulez m’en croire, n’allez pas dans la Forêt Noire. — La colère du peuple tient à un ruban, la couronne du roi tient à un fil. »

La terrasse fut baptisée terre de la Liberté et le jardin terre de Coblentz.

Marie-Antoinette, autrefois si hautaine, avait perdu dans ces derniers jours toute son assurance. La peur maintenant l’angoissait. Elle se croyait environnée d’assassins. Depuis l’affaire du 30 juillet aux Champs-Elysées elle n’avait plus confiance dans les gardes nationaux, comme en témoigne sa lettre à Fersen du 1er août : « L’affaire qui a eu lieu le 30, à la suite d’un diner aux Champs-Élysées entre 180 grenadiers d’élite de la garde nationale et des Fédérés marseillais, à démontré clairement la lâcheté de la garde nationale et le peu de fond qu’il faut faire sur cette troupe… Les 180 grenadiers ont pris la fuite !… Vous avez pu juger par ma précédente lettre combien il est intéressant de gagner vingt-quatre heures, je ne ferai que vous le répéter aujourd’hui en ajoutant que si on n’arrive pas, il n’y a que la Providence qui puisse sauver le roi et sa famille. » Fersen lui répondit le 7 août : « Mon inquiétude est extrême et le peu de fond qu’il y a à faire sur la garde nationale, même la partie bien intentionnée, me désespère. »

Seule la sœur de Louis XVI, Mme Élisabeth, toute confite en dévotion, continuait d’être confiante. Elle se plaisait à contredire sa belle-sœur dont l’incrédulité l’offensait. Quand Marie-Antoinette avait déclaré qu’elle aimait mieux périr que d’être sauvée par Lafayette, elle avait conseillé à son frère d’accepter les offres du général. Le 8 août, elle écrivait à son amie Mme de Raigecourt : « On dit qu’il y aura un mouvement très fort dans Paris. Y crois-tu ? Pour moi je n’en crois rien. Je crois à du bruit, mais sans résultat. Voilà ma profession de foi. Au reste, tout est aujourd’hui d’un calme parfait. »

Pour empêcher l’émeute, la Cour comptait sur l’achat des chefs populaires. Le bureau politique que Mirabeau avait fondé et que dirigeait Talon sous la haute surveillance de Montmorin avait pris une extension considérable, Toute une police secrète payée par le journaliste Collenot d’Angremont espionnait pour le château. Les ministres, Terrier, Chambonas, Beaulieu, Dejoly, Dubouchage, etc., s’étaient efforcés de se procurer, à prix d’argent, des intelligences aux Jacobins. Danton, depuis longtemps enrôlé dans l’équipe de Talon, recevait une forte somme, 50 000 écus, a dit Lafayette, qu’il s’empressait d’aller mettre à l’abri à Arcis-sur-Aube où il constituait une donation en faveur de sa mère, le 6 août, et d’où il ne revenait à Paris que le 9 août au soir. Toute la bande dont Danton était le chef se précipitait à la curée. Fabre d’Églantine offrait à Dubouchage d’acheter les canonniers de Paris, dont l’esprit révolutionnaire alarmait la Cour. Il demandait 3 millions. Westermann déposera devant le Comité de Süreté générale de la Convention qu’on lui avait offert 3 millions quelques jours avant le 10 août et qu’il en avait donné avis à Danton. Camille Desmoulins se vantera, dans Le Vieux Cordelier, d’avoir refusé les offres tentantes qui lui furent faites : « On marchanda jusqu’à mon silence et fort chèrement. » Soulavie accusera Brissot de s’être laissé acheter par Chambonas pour ajourner la déchéance. Chambonas essaya d’acheter Soulavie lui-même au moyen d’une mission auprès de Catherine II. Barbaroux raconte que son compatriote Lieutaud, ancien agent de Mirabeau devenu l’agent de la Cour, lui écrivit trois billets pour lui demander un rendez-vous. On avait songé à lui offrir un million. Fournier l’Américain prétend qu’il reçut la visite du duc de Brissac qui lui offrit de terminer son procès à Saint-Domingue, de le nommer colonel et même gouverneur d’une colonie. Qu’il y ait eu de l’argent versé, ce ne sont pas seulement les pièces trouvées chez Laporte d’abord, dans l’armoire de fer ensuite, qui l’attestent, mais l’ambassadeur américain Morris, qui prit part personnellement aux distributions d’argent, le confirme. Il déclare que Terrier lui remit 547 000 livres à la fin de juillet et 449 750 livres le 2 août, particulièrement pour acheter les Marseillais.

S’il est vrai, comme l’assure Lafayette, que la reine avait mis quelque espérance dans ces moyens de corruption, si elle croyait que les 50 000 écus qu’elle avait fait remettre à Danton étaient bien placés, elle témoignait d’une naïveté peu commune. Les aventuriers qui promettaient de trahir la Révolution pour de l’argent étaient parfaitement capables de prendre l’argent et d’oublier le lendemain leurs promesses. À ce jeu facile ils ne couraient aucun risque, car la Cour n’oserait jamais avouer qu’elle les avait achetés.

Environnée de la haine publique qui grondait menaçante, décidée à rester à Paris coûte que coûte et à refuser les offres de concours des Feuillants pour favoriser sa fuite, la Cour, de plus en plus isolée dans la Nation, réussirait-elle à atteindre l’échéance libératrice de l’arrivée de Brunswick ? Elle était espionnée et trahie par ses serviteurs les plus proches. Choudieu nous dit dans ses mémoires que son collègue Roux-Fazillac, ancien garde du corps, avait pour maîtresse une dame de la Cour qui le renseignait sur tout ce qui s’y passait. En outre, Choudieu lui-même recevait les confidences d’un allumeur de quinquets qui avait son entrée dans les appartements et qui lui rendait compte tous les soirs.

Pour se défendre, le château ne disposait que de forces réduites. La garde constitutionnelle était dissoute. Un décret du 15 juillet avait ordonné le départ pour la frontière de toutes les troupes de ligne séjournant encore à Paris. Il s’agissait de trois régiments formés, la plupart, d’anciens gardes françaises qui assuraient le service du château, conjointement avec les gardes nationaux, et la police des ports et des marchés. Le décret fut immédiatement exécuté pour les troupes françaises. Mais l’Assemblée avait visé aussi les gardes suisses, un beau régiment à trois bataillons à l’effectif de 1 200 à 1 300 hommes casernés à Rueil et à Courbevoie. Le roi, qui voyait dans les Suisses sa suprême ressource, fit un effort considérable pour les conserver. Le colonel des Suisses d’Affry invoqua les capitulations pour refuser d’envoyer son régiment au front. Il envisagea pourtant la possibilité d’y envoyer deux bataillons sur trois. Prenant d’Affry au mot, l’Assemblée vota, le 17 juillet, un nouveau décret qui ordonnait le départ de Paris de ces deux bataillons. Le ministre de la Guerre commença par faire le mort. Nouveau décret le 20 juillet pour lui ordonner de rendre compte. Il continue à se taire. L’Assemblée lui réitère son invitation le 1er août. Alors d’Abancourt se résigne à donner quelques explications confuses. Le roi, dit-il, avait d’abord décidé d’envoyer les deux bataillons à Cambrai à l’exception d’un détachement de 300 hommes chargés de protéger les arrivages à destination de Paris. Mais le colonel d’Affry s’était de nouveau opposé au départ des bataillons pour Cambrai. La diète helvétique lui avait ordonné de ne pas séparer les bataillons d’un même régiment. En conséquence, le départ des Suisses avait été suspendu. En vain Thuriot, Lasource, Guadet voulurent faire maintenir l’ordre de départ. L’Assemblée se laissa impressionner par la crainte de déplaire au corps helvétique et l’affaire fut renvoyée au Comité diplomatique qui l’enterra. Louis XVI garda sa fidèle garde suisse.

Il croyait pouvoir compter sur le commandant de la garde nationale, le royaliste Mandat de Grancey, ancien capitaine aux gardes françaises. Mais les lois soumettaient la garde nationale à l’autorité directe et exclusive du maire qui seul la mettait en mouvement. Petion, très ombrageux, avait déjà blâmé les initiatives de Mandat lors de la rixe des Champs-Élysées. Le conflit latent du maire et du commandant devait durer jusqu’au 10 août.

Les Fédérés et les sections vivaient dans la hantise d’une nouvelle fuite du roi. Robespierre avait mis en garde les Jacobins contre cette éventualité à la séance du 6 août. L’idée régnait qu’il fallait surveiller le château en permanence. Le corps municipal crut donner satisfaction au vœu public en arrêtant, le 6 août, que la garde du roi serait renforcée et composée désormais de citoyens pris dans tous les bataillons, de manière que toutes les sections y participeraient. L’arrêté ordonna encore l’établissement de deux réserves, l’une au Carrousel et l’autre à la place Louis-XV. Mais Mandat vit des inconvénients à faire camper sous la tente les deux réserves prescrites. Il demanda à Petion, le 9 août, des corps de garde pour les abriter. L’insurrection éclata avant que la question fût tranchée.

Nulle insurrection ne fut préparée plus ouvertement. On conspirait en plein jour. On annonçait d’avance ce qu’on allait faire. On fixait le jour et l’heure des résolutions et des actes. « C’était le peuple entier, a dit Robespierre, qui usait de ses droits, il agissait en souverain. » Les peureux et les timides ainsi avertis eurent le temps de mettre ordre à leurs affaires et de quitter Paris avant l’échéance fatale. Dès le 28 juillet, le Journal de Paris notait l’exode des citoyens paisibles que confirma le citoyen Pio, chef du bureau des passeports à l’Hôtel de Ville, par une note du 1er août. L’officier municipal J.-J. Leroux a déclaré qu’il avait éloigné sa femme et ses enfants à partir du lundi 7 août et que, après leur départ, « il arrangea ses affaires domestiques », c’est-à-dire qu’il fit son testament. « Je voyais la mort au milieu du chemin dans lequel me poussait le devoir. » L’Assemblée elle-même se dégarnissait. Le député Riboud ayant demandé, le 1er août, un congé pour raison de santé, l’énergique Choudieu s’écria qu’il n’était malade que de peur. Ces défections augmentèrent encore un peu plus l’impopularité de l’Assemblée qui, après avoir proclamé le danger de la Patrie, n’avait pas su se résoudre à adopter la seule mesure capable de la sauver.

CHAPITRE V
L’INSURRECTION


Le 10 août fut une insurrection bien faite. Les émeutiers eurent un centre qui dirigea leurs mouvements et les conduisit au succès. Ce centre ne fut pas, comme on pourrait le croire, le directoire secret des Fédérés. Après ses trois tentatives manquées des 26 juillet, 30 juillet et 5 août, le directoire semble s’effacer. Les Fédérés joueront encore un rôle important, mais ils ne dirigeront plus. La direction passe aux sections dans lesquelles, d’ailleurs, les Fédérés se sont incorporés. Ceux-ci contribuent déjà avec les gardes nationaux parisiens à la garde du château et de l’Assemblée. Les Brestois marchent ainsi avec la section du faubourg Saint-Marceau qui s’appellera bientôt, pour rappeler leur glorieux souvenir, la section du Finistère. Les Marseillais marchent avec la section du Théâtre-Français sur laquelle ils sont casernés, et ainsi des autres. Les Fédérés n’ont plus une existence indépendante. Ils sont confondus avec la masse de la Commune, c’est-à-dire de la population de Paris. Ils en partagent les sentiments, les fièvres et les colères. On pourrait supposer que le rôle de direction, abandonné par le directoire secret des Fédérés, passe à la section du Théâtre-Français. Les Cordeliers et Danton ont tenu dans la légende romantique, dévotement recueillie et exaltée par M. Aulard, une telle place que la supposition a été faite bien des fois. Elle n’en est pas plus vraie. S’il y avait un homme bien placé pour connaître les faits et gestes de sa section, c’était Chaumette, qui passa, nous dit-il, cinq nuits au bureau sans fermer l’œil. Pas plus dans ses mémoires que dans son autobiographie, Chaumette n’attribue à sa section un rôle de direction. Fournier, l’Américain, qui appartenait, comme Chaumette, au Théâtre-Français et qui assista à l’assemblée générale de sa section dans la soirée du 9 août, nous dit même que, malgré l’arrêté pris par la section, les gardes nationaux du Théâtre-Français « refusèrent absolument de marcher » contre le château, quand l’ordre leur en fut donné le 10 au matin. Le commandant du bataillon marseillais, Moisson, qui a dicté, le 22 août, une relation des événements, nous apprend qu’il mit son bataillon sous les armes au moment du tocsin, mais qu’il ne jugea pas à propos de sortir de la caserne, « sans avoir avec lui quelque portion de la garde nationale parisienne ». Si le bataillon du Théâtre-Français s’était rassemblé, il l’aurait dit. Or, il ajoute qu’il fit avertir le bataillon du faubourg Saint-Marceau (le bataillon d’Alexandre), et c’est avec ces faubouriens qu’il marcha le 10 au château à la pointe du jour. Chaumette avoue dans ses mémoires que la section du Théâtre-Français « ne contenait plus qu’un faible reste du fameux district des Cordeliers et que la délibération du 30 juillet sur les citoyens passifs avait été « arrachée à force ouverte », à vrai dire par des voies de fait.

Aucun des témoins contemporains, ni Chaumette, ni Fournier, ni Moisson, ni Barbaroux, ne dit un mot de Danton. Ils ne le nomment même pas. Aucun journal non plus ne cite son nom, ni avant, ni après l’émeute. Mais la légende a été créée par Danton lui-même qui s’attribuera, au tribunal révolutionnaire, pour sauver sa tête, un rôle qu’il n’a pas joué. Il prétendra qu’il ne s’était pas couché dans la nuit du 9 au 10, qu’il régla tous les préparatifs de l’insurrection et jusqu’au moment de l’attaque, qu’il fit l’arrêt de mort de Mandat ! Il n’a pas dit, bien entendu, qu’il était allé passer à Arcis-sur-Aube les jours critiques qui précédèrent la prise d’armes. « Les patriotes n’espéraient plus te revoir, lui jettera Saint-Just dans son rapport d’accusation. Cependant, pressé par la honte, par les reproches, et, quand tu sus que la chute de la tyrannie était bien préparée et inévitable, tu revins à Paris, le 9 août, tu voulus te coucher dans cette nuit sinistre, tu fus traîné par quelques amis ardents de la liberté dans la section où les Marseillais étaient assemblés, tu y parlas, mais tout était fait, l’insurrection était déjà en mouvement ! » Le rapport de Saint-Just a reçu de la publication du journal de Lucile Desmoulins une confirmation inattendue. Le 9 août, at-elle écrit, elle avait eu des Marseillais à diner. « Après le diner, nous fûmes tous chez M. Danton… Danton vint se coucher, il n’avait pas l’air fort empressé, il ne dormit presque point. Minuit approchait. On vint le chercher plusieurs fois. Enfin il partit pour la Commune. Le tocsin des Cordeliers sonna… » M. Aulard, pour élargir le rôle de son héros, a voulu qu’il se fût rendu au club des Cordeliers pendant la nuit fameuse. Or, Buchez et Roux ont publié le procès-verbal de la séance du club. Il n’y est question ni de Danton, ni de Camille Desmoulins. Le club était présidé par M. Leroy père. Ce n’est pas au club que s’est rendu Danton, mais à sa section où il ne resta du reste qu’un court instant. Après son somme, il se dirigea vers l’Hôtel de Ville pour siéger au corps municipal en sa qualité de second substitut du procureur-syndic. Quant à l’arrêt de mort de Mandat, dont il s’est vanté, il n’a pu le faire, puisqu’il fut l’œuvre, non du corps municipal et de la Commune légale, comme nous le verrons, mais de la nouvelle Commune insurrectionnelle. Le procès-verbal de la séance où fut jugé Mandat ne le nomme même pas.

L’insurrection n’en eut pas moins un centre et un chef, Le centre fut cette même section des Quinze-Vingts, qui avait déjà organisé la manifestation du 20 juin 1792, et le chef fut ce même Santerre qui l’avait commandée. Mais, alors qu’au 20 juin Le faubourg et Santerre réclamaient le rappel des ministres girondins, cette fois, au 10 août, ils ferment l’oreille aux conseils lénitifs de Petion et des Brissotins pour n’écouter que les Montagnards et pour exiger avec eux la déchéance et la Convention.

Quand on parcourt les mémoires ou les récits des hommes d’action qui ont mené les foules, Chaumette, Fournier, Barbaroux, Moisson, Carra, on est frappé de la place prépondérante qu’y tient Santerre. Il leur paraît à tous l’homme essentiel, celui dont le concours est indispensable. Santerre est de tous les conciliabules du directoire secret. Il est de la première réunion du Cadran Bleu le jour du repas fraternel sur l’emplacement de la Bastille. Les conjurés du repas de Charenton avec les chefs marseillais, le 29 juillet, ne décident rien sans lui dépêcher Foumier. Le lendemain, c’est lui qui reçoit les Marseillais et prend la tête du cortège, etc. Il parait à Fournier et à Barbaroux un personnage tellement important que si leurs projets de prise d’armes sont ajournés, c’est sur lui seul qu’ils en font retomber la responsabilité. Leur état d’esprit se comprend. Santerre occupe une place immense au faubourg. Commandant du bataillon des Enfants-Trouvés, il tient en mains une partie de la force publique. Il a pris part avec ses ouvriers à la prise de la Bastille, il est secrétaire des Vainqueurs, il a démasqué Lafayette un des premiers, il lui a même intenté un procès en diffamation qui fit scandale, il a signé la pétition républicaine du Champ de Mars, ce qui lui a valu des poursuites, il a été un des organisateurs de la fête des Suisses de Châteauvieux. C’est un vétéran des luttes révolutionnaires. Il est environné d’un grand prestige. Puis Santerre exerce sur le monde ouvrier, qu’il s’agit précisément d’entraîner, une influence décisive. Grand patron brasseur, il est généreux et ne manque pas d’abreuver le peuple, quand il est nécessaire. Il a un frère, brasseur aussi, qui est resté dans la vieille brasserie familiale, sur la rive gauche au faubourg Saint-Marceau. Lui s’est établi au faubourg Antoine. Il a de solides attaches sur les deux rives du fleuve. Le commissaire de police Jurie est un de ses parents.

La section des Quinze-Vingts, qui s’assemble dans l’église des Enfants-Trouvés, est bien la section de Santerre. Elle est composée des hommes de son bataillon, commerçants, fabricants, artisans du quartier, Sans-Culottes aussi qu’il a déjà enrôlés dans ses rangs à diverses reprises bien avant le 10 août : lors de la fuite du roi, lors de la démolition du château de Vincennes, lors du 20 juin. Nulle part, à Paris, l’union n’est plus étroite entre la bourgeoisie travailleuse et le peuple qu’ « elle fait vivre », selon l’expression du temps. Le brasseur tient tout le

SANTERRE (1752-1794)


Claude Santerre était un riche brasseur du faubourg Saint-Antoine lorsqu’en 1789, sa nomination de chef de bataillon de la Garde Nationale lui inspira de plus hautes ambitions. Pour l’insurrection du 10 Août, qui peut-être n’aurait pas eu lieu sans lui, la commune révolutionnaire le nomma commandant général de la Garde Nationale. (Musée Carnavalet, Photo Hachette).


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faubourg. C’est un féodal de la bière et de l’épaulette. À l’heure décisive, la nouvelle Commune révolutionnaire ne pourra mieux faire que de le nommer au commandement général de la garde nationale retiré à Mandat. Il dirigera la prise du château.

Or, c’est sa section qui a préparé et conduit les événements. C’est à elle qu’aboutissent tous les fils. C’est elle qui donne les mots d’ordre et qui imprime à l’ensemble l’unité et l’élan.

D’abord elle a fixé la date, irrévocable cette fois, de la journée. Quand Petion lui avait demandé, le 4 août au soir, de ne pas s’associer aux Fédérés qui voulaient marcher sur le château dès le lendemain, elle avait consenti à l’ajournement, mais en fixant la limite de sa patience « jusques à jeudi prochain (9 août), 11 heures du soir, pour attendre le prononcé de l’Assemblée nationale », et elle avait ajouté que si Paris n’obtenait pas justice et droit du corps législatif, ce même jour « à minuit le tocsin sonnera et la générale battra et tout se lèvera à la fois, à l’instant ». Santerre s’est vanté que cet arrêté des Quinze-Vingts avait été pris sur sa proposition. La date fatidique du 9 août à minuit ne fut pas gardée secrète, au contraire ! Fédérés et sections l’adoptèrent et une affiche, placardée le 9 août et intitulée : Le tocsin de la liberté, la rappela aux passants.

La Cour fit son profit de l’avertissement. Dès le 5 août, le roi écrivit à Mme de Brionne pour lui demander de lui céder son hôtel situé en avant du château sur la cour de Marsan pour loger ses gardes suisses. [l en fit venir, dans La nuit du 4 au 5, un premier détachement. De crainte que les envahisseurs ne pénètrent dans le château par la galerie du Louvre qui longeait le fleuve, il ft pratiquer une coupure profonde dans le parquet de la galerie. Dans la nuit du 8 au 9 août le reste du régiment suisse arriva de Courbevoie. 458 hommes furent installés tant bien que mal dans les écuries de l’hôtel de Brionne. Le roi avait pris au sérieux les menaces de la section de Santerre. L’Assemblée nationale, au contraire, ne semble pas avoir compris la gravité de l’heure. Le 7 août, elle nomme à sa présidence le Feuillant Merlet. Le 8, elle entend enfin, bien tard, le rapport du Girondin Jean Debry sur le cas de Lafayette. Jean Debry propose la mise en accusation du général factieux qui a parlé des Jacobins dans les mêmes termes que les émigrés de Coblentz, qui a proclamé que le roi n’était pas libre, que l’Assemblée sortait de la Constitution, etc. Mais Vaublanc fait, au contraire, l’éloge du général qui n’a fait que défendre la légalité et il conclut par une provocation : que l’Assemblée montre aux adversaires de la Constitution leur impuissance, car, « réduits à eux-mêmes, ils ne sont rien ! » En vain Brissot, faisant litière de son ancienne amitié pour Lafayette, prononce contre lui un vif réquisitoire, destiné sans doute à faire oublier aux Sans-Culottes ses volte-face antérieures, l’appel nominal absout Lafayette par 406 voix contre 224. La foule furieuse se livre à des voies de fait contre Vaublanc et contre les députés de son parti qui se plaindront le lendemain avec amertume. Vaublanc parlera même de proposer à l’Assemblée de quitter Paris. On atteignit ainsi la date fatidique du 9 août sans avoir rien fait que de donner de nouveaux griefs aux mécontents. Le procureur général syndic du Département Rœderer vint annoncer à l’Assemblée que, la veille au soir, la section des Quinze-Vingts avait renouvelé son arrêté comminatoire. Le Département avait pris aussitôt un arrêté pour interdire la sonnerie du tocsin. Petion, mandé à la barre, attribua l’agitation à la crainte de l’enlèvement du roi. Il ne pouvait employer que des moyens de persuasion, car la force publique était divisée. Il avait envoyé aux sections un appel au calme où il leur disait qu’il était intolérable de fixer à l’Assemblée le jour et l’instant de sa décision et qu’il fallait prendre garde qu’on ne puisse pas dire que cette décision n’avait pas été libre. On attendait avec impatience le rapport que Condorcet devait faire sur la déchéance. Il se borna à faire lire par Isnard un long, subtil et filandreux projet d’adresse aux Français où il dogmatisait sur les conditions légales de l’exercice de la souveraineté du peuple. L’Assemblée n’en commença même pas la discussion. Elle leva la séance à six heures du soir, plus tôt que d’habitude.

Les sections parisiennes réunies en permanence eurent le sentiment que l’Assemblée se moquait de leurs vœux et de leurs arrêtés. « L’Assemblée est corrompue ! » s’écrie un citoyen des Gobelins en apprenant que l’Assemblée venait de se séparer. De grands applaudissements saluèrent sa réflexion.

Aussitôt, avec un ensemble impressionnant, qui révèle un concert préalable, les sections passèrent à l’action. Elles révoquent les états-majors de leurs bataillons et les remplacent, décident que les nouveaux commandants ne pourront obéir qu’aux ordres qu’elles leur donneront elles-mêmes et par conséquent ne connaîtront plus Mandat. Quelques-unes révoquent aussi et mettent en arrestation les juges de paix, directeurs de jurés, etc., qui ont tenté des poursuites contre les citoyens pour leur opinion. C’était briser d’avance les forces légales qui auraient pu s’opposer au mouvement. Mais il importait de coordonner et de lier en faisceau les forces révolutionnaires.

Dès le 7 août, sur la proposition de Lullier, la section Mauconseil avait eu l’idée de proposer à toutes les sections d’élire chacune six commissaires « qui par leur réunion formeraient un point central à l’Hôtel de Ville ». « Leurs fonctions seraient de s’entendre avec la municipalité sur les moyens d’entretenir le calme et la tranquillité, de communiquer les arrêtés de leurs sections respectives et d’en poursuivre l’exécution auprès de la municipalité, de choisir parmi eux des commissaires qui assisteront aux séances des corps administratifs dont la publicité a été ordonnée par décret. » Il n’est pas douteux que les réunions précédentes des assemblées de commissaires qui avaient élaboré les deux adresses à l’armée et à l’Assemblée nationale pour la déchéance n’aient fourni à Lullier l’idée de sa proposition. Il ne songeait pas encore à créer un nouveau conseil général à côté du conseil général existant. I] lui suffirait d’orgamiser un « point central » qui serait en même temps une assemblée de surveillance des pouvoirs établis. Or, le 9 août, à 11 heures du soir, la section des Quinze-Vingts reprend à son compte le projet de Lullier, mais en l’aggravant. Elle décide « que l’on nommerait trois commissaires par section pour se réunir à la Commune et aviser aux moyens prompts de sauver la chose publique et, à cet effet, on a décidé qu’on ne recevrait d’ordre que de tous les commissaires de la majorité des sections réunis ». Le point central ainsi formé ne sera plus seulement une assemblée de surveillance, mais une assemblée d’exécution, de qui, seule, les sections recevront des ordres.

Cet arrêté capital des Quinze-Vingts fut aussitôt communiqué aux autres sections qui l’adoptèrent avec empressement et nommèrent sur-le-champ des commissaires pour les représenter à l’Hôtel de Ville. Les Quinze-Vingts nommèrent Rossignol, Huguenin et Balin. Mauconseil nomma Lullier, Gomé et Bonhommet : l’Arsenal, Concedieu, Caillouet et Violet, etc. La plupart des élus avaient déjà siégé dans des assemblées de commissaires antérieures. Plusieurs procès-verbaux qui subsistent, par exemple celui de la section de Montreuil, notent formellement que seuls les citoyens actifs participèrent à l’élection. Le souci de l’unité d’action était tel que la section dirigeante des Quinze-Vingts essaya d’arrêter la sonnerie du tocsin jusqu’à ce que la majorité des commissaires des sections fussent réunis à l’Hôtel de Ville et aient donné l’ordre de faire retentir « le terrible signal ». Le tocsin, qui avait commencé aux Quinze-Vingts dès 11 heures et quart, s’arrêta, en effet, jusqu’à 2 heures du matin. Il en fut de même dans la section voisine de Montreuil.

Les commissaires se rendirent à l’Hôtel de Ville les uns après les autres. Le conseil général de la Commune légale, convoqué par son président d’âge Raffron, en l’absence de Petion appelé au château par un billet de Mandat, siégeait dans sa salle habituelle, sous la présidence de Cousin, professeur au Collège de France, et sous l’œil soupçonneux des tribunes bien garnies et fort animées. Les commissaires des sections se réunirent dans une salle voisine et, vers trois heures du matin, quand ils se jugèrent en nombre suffisant (la feuille de présence est signée des représentants de 28 sections), ils commencèrent, toujours pratiques, par s’environner d’une force armée fournie par leurs sections respectives. Mauconseil, par exemple, fut requise d’envoyer 25 hommes bien armés.

Au son du tocsin qui sonnait dans la nuit claire dans les clochers de la section du Théâtre-Français d’abord, puis progressivement dans le centre et l’est de la ville, les gardes nationaux s’armèrent sans hâte et se rendirent ensuite au lieu de rassemblement. Dans le faubourg Antoine les rues étaient illuminées. On battait la générale, Les sections de la rive gauche s’étaient entendues pour concentrer leurs forces à la caserne des Marseillais. Les sections de la rive droite se groupèrent autour du bataillon des Enfants-Trouvés, dans la section de Santerre. Des rassemblements se formèrent en outre à l’Hôtel de Ville et sur la place de la Bastille.

Le château, informé par ses mouchards, dont certains espionnaient dans le local même de la section du Théâtre-Français, s’était mis lui aussi « en permanence ». Personne ne se coucha. À la fin de la nuit, le roi s’étendit seulement sur un fauteuil, dont le contact dérangea sa perruque. Pour une fois on oublia l’étiquette. Bien qu’il fût interdit de s’asseoir dans les appartements, les assistants, recrus de fatigue, imitèrent le roi. Les familiers de la Cour, 200 gentilshommes environ, parmi lesquels le père de Lamartine, habillés les uns en habits bleus de gardes nationaux, ou en habits rouges de gardes suisses, ou simplement en habits de couleur, ceux-ci armés sommairement de sabres et de pistolets, pénétrèrent dans le château après minuit, en présentant des cartes bleues qui portaient en lettres noires : Entrée des appartements. Le commandant général Mandat se multipliait. Fort de l’autorisation générale que lui avait donnée Petion, le 8 août, il renforçait les postes, convoquait des réserves, faisait battre le rappel, mais il était réduit à puiser dans les rares sections restées royalistes et dont les états-majors n’avaient pas été destitués. Il ft venir ainsi pendant toute la nuit des détachements des Filles-Saint-Thomas, du Petit-Saint-Antoine, des Petits-Pères, de Henri-IV, de Saint-Roch, etc. En tout, 2 600 hommes environ qui prirent successivement position avec leurs canons dans les cours du château ou dans le jardin des Tuileries. Mais Mandat comptait surtout après les Suisses sur la gendarmerie à pied et à cheval, l’ancien guet, fort d’un millier d’hommes qu’il répartit aux points stratégiques : 100 hommes pour garder le Pont-Royal, 60 au Palais Royal, 100 en réserve à l’Hôtel de Ville, 580 à la colonnade du Louvre, d’autres au Carrousel, etc.

À 10 heures les ministres arrivent au château conférer avec le roi dans la salle du Conseil. Le roi fit appeler à la délibération le procureur général syndic Rœderer, qui arriva à son tour vers 11 heures. Mandat, de son côté, avait écrit au maire à deux reprises pour lui représenter que sa présence était nécessaire, Il avait probablement l’arrière-pensée de lui faire endosser la responsabilité des ordres qu’il avait donnés pour appeler au château des renforts et des réserves. Petion présidait le conseil général de la Commune quand il reçut le dernier billet de Mandat. Il hésitait à quitter l’Hôtel de Ville. Mais plusieurs officiers municipaux, Boucher René, Borie, J.-J. Leroux, Viguier s’offrirent à l’accompagner et il partit avec eux. Si on en croyait Petion lui-même, sa conversation avec le roi aurait été très brève. Le roi, d’un air irrité, lui aurait dit : « Il paraît qu’il y a beaucoup de mouvement ? » et Petion aurait répondu : « Oui, la fermentation est grande. » Mandat, qui était présent, aurait ajouté : « C’est égal, je réponds de tout, mes mesures sont bien prises. » Mais le ministre de la Justice Dejoly, témoin oculaire, lui aussi, raconte les choses autrement. Petion prit la parole le premier : « Dans ce moment de crise, dont il ne devait pas dissimuler le danger, il s’était empressé de venir en personne pour veiller à la sûreté du roi et à la conservation de sa famille. » Le roi le remercia « de la manière la plus affectueuse » et la conversation se prolongea pendant quelques minutes. Rœderer ajoute que Mandat se plaignit au maire que les administrateurs de police Panis et Sergent lui avaient refusé de la poudre. Petion répondit : « Vous n’étiez pas en règle pour en avoir. » Débat à ce sujet. Le maire demande à Mandat s’il n’était pas pourvu de la poudre réservée des précédentes fournitures. M. Mandat répond : « Je n’ai que trois coups à tirer et encore un grand nombre de mes hommes n’en ont pas un seul et ils murmurent. » Petion ne voulut pas en entendre davantage. Sous prétexte qu’on étouffait il descendit dans le jardin. Des grenadiers qui l’aperçurent se rapprochèrent, l’entourèrent en murmurant des menaces et des injures. L’un d’eux, plus hardi, lui reprocha directement de se laisser dominer par les factieux. Petion bredouilla : « Monsieur, qu’est-ce que cela veut dire ? Vous oubliez le respect, vous manquez… Ah çà ! Voyons ! » Il reprit ensuite sa promenade, mais il avait eu peur. Quand le roi lui fit dire un peu plus tard de remonter dans les appartements, il ft la sourde oreille. Un de ses amis, l’officier municipal Mouchet, s’était rendu à l’Assemblée qui venait de se réunir au bruit du tocsin. Il dit à quelques députés que Petion courait le risque d’être assassiné si l’Assemblée ne l’appelait pas à sa barre. Aussitôt, sur la motion de Basire et de Letourneur votée sans débat, un huissier de l’Assemblée accompagné de gendarmes alla chercher Petion. Il quitta le jardin des Tuileries avec soulagement, persuadé qu’on avait voulu le retenir en otage au château.

La Commune légale, avertie par les administrateurs de police, fut convaincue que Mandat était responsable de l’incident, car c’était Mandat qui avait convoqué Petion au château. À son tour elle convoqua Mandat à sa séance. « Mandat répondit, d’après Dejoly, que son poste était au château, qu’il se rendrait à la Commune après qu’il aurait déposé son commandement. » Mais un second ordre arriva vers cinq heures du matin et détermina son départ. Il laissa le commandement à son collègue La Chesnaye, chef d’une légion. À l’Hôtel de Ville, Mandat fut d’abord interrogé par le conseil général de la Commune qui ne vit rien de répréhensible dans sa conduite, si nous en croyons Mortimer-Ternaux qui eut entre ses mains des procès-verbaux aujourd’hui disparus. Mais « les commissaires de la majorité des sections réunis » le firent à leur tour comparaître devant eux. Huguenin, qui les préside, demande à Mandat en vertu de quel ordre il a doublé la garde du château. Il répond que c’est par ordre du maire. Huguenin insiste : « M. le maire n’a point donné cet ordre. — C’est une réquisition générale que j’ai présentée au Département. Si un commandant général ne peut pas prendre des précautions subites pour un événement imprévu, il n’est pas possible de commander. » Mandat disait vrai. Par sa lettre du 8 août, Petion lui avait ordonné, en effet, de renforcer les postes du château et de former deux réserves. On lui demande ensuite s’il n’a pas retenu le maire au château. Il le nie. Alors l’officier municipal Mouchet déclare qu’il a entendu le secrétaire de Mandat affirmer que Petion ne sortirait pas du château et que Mandat lui-même a dit à des grenadiers des Gravilliers, au moment où Petion fut appelé à l’Assemblée : « Vous allez le ramener, sa tête vous répond du moindre mouvement ! » Sur ce, les commissaires décident de destituer Mandat et de lui donner Santerre pour successeur provisoire. L’interrogatoire continue. À une question sur le nombre des défenseurs du château, Mandat répond par des chiffres inexacts. Les Suisses, dit-il, étaient 600 au lieu de 300, alors qu’ils étaient un millier, les gardes nationaux 1 200, alors qu’ils étaient au moins 2 000. Puis l’incident décisif éclate. On annonce aux commissaires des sections qu’on vient déposer sur le bureau du conseil général de la Commune, qui siège dans la salle voisine, une lettre de Mandat par laquelle il donnait l’ordre de tirer sur les citoyens en fanc et par derrière au moment où ils se dirigeraient vers les Tuileries en venant de l’Hôtel de Ville. Le président du conseil général Cousin, après avoir lu la pièce, l’avait rendue au commandant du poste de la réserve de l’Hôtel de Ville qui l’avait reçue de Mandat. Huguenin réclama la pièce. L’officier municipal Patris partit à sa recherche et l’apporta. Elle était ainsi conçue :

Du 9 août 1792, l’an 4 de la liberté.

« Le commandant général ordonne au commandant du bataillon de service à la Ville de dissiper la colonne d’attroupement qui marcherait pour se porter au château, tant avec la garde nationale qu’avec la gendarmerie soit à pied, soit à cheval, en l’attaquant par dernière.

Le commandant général Mandat. »

« C’est une infamie, c’est un prodige de lâcheté et de perfidie », s’écrie-t-on de toutes parts. Mandat déjà destitué est, cette fois, décrété d’arrestation et enfermé ensuite dans la prison de la Maison Commune.

Mais cette mesure provoque sur-le-champ un conflit avec l’autorité légale. Le conseil général de la Commune avertit les commissaires qu’ils n’ont pas le droit d’ordonner des arrestations, que les juges de paix seuls ont le pouvoir de le faire. En réponse les commissaires déclarent que le peuple en insurrection leur a confié tous ses pouvoirs, qu’ils portent en eux par conséquent toute l’autorité, que les pouvoirs anciens doivent disparaître devant la souveraineté qui leur est déléguée. Les commissaires, en conséquence, suspendent le conseil général de la Commune et s’emparent de sa salle. De l’ancienne municipalité ils ne laissent subsister que le maire, le procureur de la Commune et les 10 administrateurs de police. Le conseil légal se dispersa sans résistance en se bornant à aviser l’Assemblée qui ne prit aucune décision. Un des premiers actes du conseil révolutionnaire fut d’ordonner le transfert de Mandat de la prison de la Maison Commune à la prison de l’Abbaye. Au cours du transfert, le malheureux Mandat fut abattu d’un coup de feu sur les marches de l’Hôtel de Ville. Il pouvait être sept heures du matin. L’affaire de Mandat eut pour conséquence indirecte de rendre Petion quelque peu suspect aux commissaires. Mandat avait affirmé avec force que Petion lui avait ordonné de renforcer les postes du château. Les commissaires étonnés décidèrent sur-le-champ d’envoyer au maire des commissaires pour recueillir ses éclaircissements. Un peu plus tard ils chargèrent Santerre de consigner Petion à la mairie, distincte de l’Hôtel de Ville et située sur l’emplacement actuel de la Préfecture de Police, sous une garde de 600 hommes, soi-disant destinée à sa protection. Petion se prêta d’abord de bonne grâce à cette consigne qui mettait sa responsabilité à l’abri. Il prétendra même plus tard qu’il écrivit plusieurs fois à la Maison Commune pour en presser l’exécution. Mais, sitôt que l’émeute fut victorieuse, Petion s’empressa d’avertir l’Assemblée qu’il était « gardé et retenu ». Ses amis firent voter un décret qui levait la consigne. Mais la Commune révolutionnaire ne se pressa nullement d’exécuter le décret. Elle lui gardait rancune de ses efforts répétés pour empêcher l’insurrection et, plus encore, de l’ordre qu’il avait donné à Mandat de renforcer la garnison des Tuileries. Elle ne savait pas tout. Elle ignorait que Petion avait donné, le 8 août, un réquisitoire au commandant de la garde suisse, d’Erlach, pour renforcer de 400 hommes la garde du château.

On dit souvent que l’arrestation et l’assassinat de Mandat désorganisèrent la défense et furent la raison principale du succès de l’insurrection. Il ne faut pas exagérer ce point de vue. Même si Mandat était resté à son poste au château, on ne voit pas ce qu’il aurait pu faire de plus. Il n’avait plus aucune action sur les sections soulevées. Il avait gardé les ponts sur la Seine : Pont-Royal, Pont-Neuf, Pont Saint-Michel, pour empêcher la jonction des faubourgs. La Chesnaye ne changea rien à ses dispositions. Le commandant de la garde nationale ne dépendait pas du roi mais du maire. Soyons sûrs que, de toute façon, les commissaires des sections l’auraient destitué avant l’action, d’après l’exemple que leur avaient donné les sections soulevées en révoquant leurs états-majors.

Le plan d’attaque avait été arrêté, dans la soirée du 9 août, au cours de deux entretiens que Santerre eut avec Alexandre et Westermann d’abord, avec Westermann et Rossignol ensuite. Les sections de la rive gauche commandées par Alexandre devaient faire leur jonction au Carrousel avec les sections de la rive droite commandées par Santerre. Alexandre fut prêt le premier. Il conduisit le bataillon de Saint-Marcel auquel s’étaient incorporés les Fédérés brestois à la caserne des Marseillais et les deux bataillons descendirent la rue Dauphine vers le Pont-Neuf. Mais le pont était occupé par le bataillon de Henri-IV commandé par Robert, un des fidèles de Mandat. Robert avait fait braquer les canons de son bataillon et les pièces du parc d’artillerie sur toutes les rues adjacentes. Déjà, vers minuit, quand une délégation de Mauconseil était venue lui demander de faire tirer le canon d’alarme, dont il avait la garde, Robert avait refusé et fait arrêter toute la délégation qu’il ne remit en liberté que sur un ordre de la Commune légale. Le commandant des Marseillais avertit l’Hôtel de Ville. La Commune légale, pressée par le procureur Manuel, intervint. Elle donna l’ordre à Robert de retirer les canons qu’il avait mis en batterie. L’ordre lui fut apporté par Osselin, Hue et Baudouin. Robert obéit. Le jour pointait. La troupe d’Alexandre et les Marseillais se présentèrent et passèrent sans encombre. Ils arrivèrent au Carrousel un peu après six heures du matin. La gendarmerie à cheval, qui occupait la place, se replia sans résistance sur le Petit Carrousel. Le commandant des Marseillais, Moisson, déclarera « qu’ils éprouvèrent une sorte d’indisposition » quand ils virent les canonniers en position dans les cours du château. Îls crurent que les canonniers les avaient trahis. Pendant deux bonnes heures ils attendirent, l’arme au pied, l’amivée de Santerre avec le faubourg Antoine et la rive droite.

Santerre avait sous la main son bataillon tout prêt à partir dès 5 heures du matin, mais il attendit les autres bataillons qu’on lui avait promis. Le bataillon des Minimes arriva le premier, mais son commandant, Le Laboureur, ancien commandant du guet, refusait de marcher. Santerre harangua ses hommes et les entraîna. Le commandant du bataillon de Sainte-Marguerite (section de Montreuil), Bonnaud, avait pris la précaution, la veille, d’écrire au maire pour se couvrir. Il lui avait fait cette admirable déclaration qu’aurait enviée Joseph Prudhomme : « Je ne puis éviter de marcher à leur tête sous aucun prétexte ni par aucun ordre, pas même l’éloignement qui exposerait ma famille et mes possessions. En conséquence, je vous prie de me donner acte de ma déclaration, afin que tout ce qui pourrait arriver d’illégal dans cette démarche ne me soit pas imputé, attendu que je proteste et jure derechef que je ne violerai jamais la Constitution à moins que je n’y sois forcé ! » Quand Santerre apprit que le bataillon du faubourg Montmartre était en marche vers la Bastille, il s’ébranla pour aller le rejoindre et s’empara en passant du magasin à poudre de l’Arsenal. Il avait réparti ses forces, auxquelles s’étaient joints les Fédérés de la rive droite, en trois colonnes : à sa gauche, un bataillon avec deux canons qui s’avancerait le long du quai afin de le protéger contre les bataillons de l’ile Saint-Louis, de Saint-Etienne-du-Mont et des Thermes-de-Julien, qui s’étaient montrés hostiles à la déchéance ; à sa droite, un autre bataillon également avec deux canons prendrait par les boulevards pour surveiller les deux sections royalistes des Petits-Pères et des Filles Saint-Thomas ; au centre enfin, avec son bataillon des Quinze-Vingts et celui de Sainte-Marguerite, il s’avancerait par la rue Saint-Antoine jusqu’à la place de Grève et de là au Louvre par les rues Saint-Honoré et de Chartres jusqu’au Carrousel. Santerre était déjà en route quand il apprit sa nomination en remplacement de Mandat. Il dut monter à l’Hôtel de Ville, ce qui retarda encore sa marche, et passer le commandement à Alexandre qui conduisit la colonne du centre au Carrousel où elle n’arriva que vers 9 heures. Beaucoup de sections, sans se soucier des plans de Santerre, avaient envoyé directement leurs forces armées sur le château. Telle la section de Bonne-Nouvelle qui avait mis en marche son bataillon fort de 500 à 600 hommes vers trois heures du matin pour rejoindre le bataillon de Saint-Jacques-la-Boucherie.

Le château était précédé de trois cours inégales séparées par des murs et des constructions : au centre, la cour royale, la plus vaste, qui aboutissait au pavillon de l’Horloge où on entrait par un vestibule et un grand escalier ; à droite, du côté de la rue Saint-Honoré, la petite cour des Suisses qui communiquait par des passages le long des hôtels de La Villière et de Brionne avec la cour de Marsan et le petit Carrousel ; à gauche, du côté de la Seine, la cour des Princes sur laquelle donnait la galerie du Louvre La place du Carrousel était beaucoup plus petite que de nos jours et occupée par des constructions qui encadraient les rues Saint-Nicaise, Saint-Louis et de l’Échelle qui aboutissaient à la rue Saint-Honoré. La rue de Rivoli n’était pas percée. Sur son emplacement, à la hauteur de la rue actuelle de Castiglione, s’élevait le long bâtiment du Manège où siégeait l’Assemblée, dont les Comités étaient installés dans les deux couvents voisins des Feuillants et des Capucins aujourd’hui disparus. Une longue cour étroite, parallèle à la terrasse des Feuillants, permettait de passer du Manège au Petit Carrousel et à la cour de Marsan. Le jardin des Tuileries n’a pas changé, sauf que le Pont tournant, qui permettait d’y accéder en venant de la place Louis-XV (Concorde actuelle), a disparu.

Après le départ de Mandat pour l’Hôtel de Ville, le roi, la reine, Madame Élisabeth avaient tenu au château une sorte de conseil de guerre à l’issue duquel la reine avait fait venir Rœderer dans la chambre du valet Thierry. Interrogé par elle, Rœderer n’avait pas hésité à lui répondre qu’il « lui paraissait nécessaire que le roi et sa famille se rendissent à l’Assemblée nationale ». « Vous proposez de mener le roi à son ennemi, interrompit Dubouchage. — Point du tout, répondis-je, puisqu’ils ont été 400 contre 200 en faveur de Lafayette ; au reste, je propose cela comme le moindre danger. » « La reine me dit alors, continue Rœderer, d’un ton fort positif : « Monsieur, il y a ici des forces, il est temps enfin de savoir qui l’emportera du roi et de la Constitution ou de la faction. » Interrogé sur les moyens de résistance dont il dispose, le successeur de Mandat, La Chesnaye, ne laisse pas ignorer à la reine que la garde nationale est rebutée par la présence dans les appartements « de gens de toute espèce », dont la reine fait aussitôt l’éloge avec vivacité : « Je vous réponds de tous les hommes qui sont ici. Ils marcheront devant, derrière, dans les rangs, comme vous voudrez. Ils sont prêts à tout ce qui pourra être nécessaire. Ce sont des hommes sûrs. » Ce langage décidé fit craindre à Rœderer que la reine, poussée par les aristocrates, souhaitât la bataille. Il entrevit l’insurrection vaincue et, même, la dissolution de l’Assemblée par ordre du roi. Or, Rœderer, lié avec les Girondins, mêlé personnellement à leurs négociations pour la reconstitution du ministère, tenait essentiellement à garder le roi et la Cour sous la dépendance de l’Assemblée. Il ne souhaitait pas, certes, le succès de l’insurrection, mais il ne souhaitait pas davantage le succès des aristocrates. Il a écrit dans un opuscule intitulé L’Esprit de la Révolution de 1789 : « Si le 10 août n’avait pas fait cesser le pouvoir royal, l’étranger n’aurait-il pas eu la facilité de venir à Paris, de s’ingérer dans la Constitution, de faire la loi au corps législatif, ou d’établir un régime équivalent ou pire ? » Il sentait nettement que la cause du roi était celle de l’ennemi, La solution mitoyenne qu’il avait imaginée, d’accord sans doute avec les Girondins, avait l’avantage de ne rien compromettre. Une fois le roi et sa famille réfugiés dans l’Assemblée, l’insurrection perdait tout motif d’attaque, la garde du château tout motif de défense. Pas de bataille, pas de victoire. L’Assemblée restait l’arbitre de la situation et c’était pour lui l’essentiel. « J’espérais, ajoute-t-il, que la terreur jetterait la Cour dans leurs bras (des Girondins) et lui ferait chercher son asile dans leurs talents et leur popularité. » Pour faire adopter sa solution par la famille royale, Rœderer déploya, deux heures durant une rare ténacité. Îl n’aurait pas réussi s’il n’avait èté aidé par tout l’entourage constitutionnel du roi qui pensait confusément comme lui et pour les mêmes raisons.

Il commença par conseiller au roi d’envoyer deux ministres auprès de l’Assemblée pour lui demander asile et protection. Les deux ministres choisis pour cette mission furent le ministre de la Justice Dejoly et le ministre de l’Intérieur Champion, personnages agréables aux Girondins, le premier surtout qui avait été l’intermédiaire entre Vergniaud et le roi. Au reste, Dejoly pensait, comme Rœderer, que tout projet de résistance était « criminel et extravagant ». Il se présenta devant l’Assemblée, alors peu nombreuse, mais n’osa pas articuler nettement sa demande. Il annonça seulement que le roi était « fort agité » par l’annonce du rassemblement et il pria l’Assemblée « de prévenir les désordres qui pourraient suivre ». Peut-être espérait-il que les Girondins compléteraient sa pensée. Mais les Girondins ne se souciaient pas, par une démarche publique, d’avoir l’air de se solidariser avec la Cour. Vergniaud lui-même demanda qu’on attendit le compte à rendre par la municipalité avant de proposer « des mesures ultérieures ».

Pendant que Dejoly et Champion faisaient auprès de l’Assemblée cette démarche inutile, le roi passait la revue des troupes rassemblées pour la défense du château. Dans les cours de la façade du Carrousel, il fut accueilli par de nombreux cris de : Vive le Roi ! mais les canonniers de la cour royale restèrent silencieux ou crièrent : Vive la Nation ! Quand il passa dans le jardin des Tuileries, les cris de : Vive la Nation ! se firent de plus en plus fréquents à mesure qu’il se rapprochait du Pont tournant. Des détachements armés, non requis par Mandat, s’étaient introduits dans le jardin par la porte de l’Orangerie restée ouverte. Du côté du bord de l’eau, il y avait de nombreux Sans-Culottes armés de piques. Ils criaient : À bas le veto ! et aussi : À bas le gros cochon ! La reine, qui du château entendait ces cris, essuyait ses yeux rougis. Après le retour du roi, Dupont de Nemours fit signer aux gardes nationaux une courte pétition à l’Assemblée pour l’inviter à éloigner de Paris les Fédérés.

On venait d’apprendre les événements de l’Hôtel de Ville, la dispersion de la Commune légale, l’arrestation de Mandat par la Commune révolutionnaire, l’approche d’Alexandre et des Marseillais. Rœderer saisit l’occasion pour presser de nouveau les ministres de conduire le roi et sa famille à l’Assemblée nationale. En dépit de la résistance de Dubouchage, Dejoly et Champion reçurent permission de retourner au Manège et, cette fois, ils parlèrent plus clairement. Champion demanda à l’Assemblée d’envoyer une députation au roi comme au 20 juin. Ce serait le moyen, disait-il, d’assurer la tranquillité non seulement au château mais dans la ville. Déjà Bigot de Préameneu convertissait en motion la demande du ministre quand le Montagnard Taillefer marqua son opposition : « J’étais de la députation du 20 juin, je sais les désagréments qu’éprouvèrent vos commissaires. Ils furent insultés et calomniés. Je demande la question préalable. » Boisrot de Lacour, qui demande qu’on invite le roi à se rendre dans le sein du corps législatif, est accueilli par des murmures. Les deux ministres reviennent au château bredouilles. Pendant leur absence, les Marseillais et le faubourg Saint-Marceau avaient occupé en bon ordre la place du Carrousel. Plusieurs à califourchon sur les murs essayaient de fraterniser avec les gardes nationaux, et surtout avec les canonniers, qui occupaient les cours. Les officiers municipaux Borie et J.-J. Leroux, aidés par Rœderer et par les membres du Département, s’approchèrent des portes pour parlementer avec les insurgés du Carrousel. Mais ceux-ci ne voulurent rien entendre avant d’avoir obtenu la déchéance. Alors, Rœderer et les municipaux, rentrés dans les cours, donnèrent lecture aux gardes nationaux et aux Suisses de la loi sur les attroupements et leur ordonnèrent de repousser la force par la force, mais seulement s’ils étaient attaqués. La lecture finie, les canonniers, qui s’étaient déjà querellés à plusieurs reprises avec les grenadiers, retirèrent ostensiblement la charge de leurs canons. Il y avait au début 8 pièces dans la cour royale. Quatre d’entre elles avaient déjà été conduites au Carrousel par leurs canonniers, après la revue passée par le roi, et tournées aussitôt contre le château. Les insurgés en avaient maintenant 12 à leur service. Les 4 qui restaient dans la cour royale n’allaient pas tarder à faire défection à leur tour. Les défenseurs du château n’avaient plus de canons que sur la façade du jardin.

Rœderer et les municipaux furent plus convaincus que jamais que la résistance était impossible. J.-J. Leroux avertit les gens du Carrousel qu’il espérait déterminer le roi à se retirer à l’Assemblée nationale. Il se rendit en effet dans la chambre du roi et essaya de le convaincre. À en croire son récit, Louis XVI semblait acquiescer. Mais la reine fit des objections : « Elle saisit la main du roi qu’elle approcha de ses yeux et qu’elle mouilla de larmes auxquelles le roi répondit. Le prince royal, Madame et sa sœur pleurèrent, et je crois qu’il n’y eut pas un seul des spectateurs qui ne fût obligé de s’essuyer les yeux. » Rœderer entra à son tour et, pour la troisième fois, depuis le départ de Mandat, supplia le roi de se rendre à l’Assemblée : « Votre Majesté n’a pas une minute à perdre, il n’y a de sûreté pour elle que dans l’Assemblée nationale… Vous n’avez pas dans les cours un nombre d’hommes suffisant pour la défense du château, leur volonté n’est pas non plus bien disposée. Les canonniers, à la seule recommandation de la défensive, ont déchargé leurs canons. — Mais, dit le roi, je n’ai pas vu beaucoup de monde au Carrousel. — Sire, il y a 12 pièces de canon et il arrive un monde immense des faubourgs. » Un marchand de dentelles du nom de Gerdret, administrateur du Département et fournisseur de la reine, voulut appuyer l’avis de Rœderer : « Taisez- vous, monsieur Gerdret, dit la reine, il ne vous appartient pas d’élever ici la voix. Quand on a fait le mal, on ne doit pas avoir l’air de vouloir le réparer. Taisez-vous, monsieur, laissez parler Monsieur le procureur général syndic. » — « Mais, Monsieur, dit-elle en m’adressant la parole, nous avons des forces ! — Madame, tout Paris marche », répondit Rœderer. Le ministre Dejoly ajouta : « Marchons et ne délibérons pas. » Le roi regarda la reine, se leva et dit : « Marchons. »

Entre deux haies de Suisses et de gardes nationaux, la famille royale, entourée des ministres, qui donnaient le bras aux dames, et des membres du Département, s’avança donc vers l’Assemblée à travers le jardin des Tuileries. Le roi s’était emparé du chapeau d’un garde national auquel il remit en échange son beau chapeau à plumes que le garde national mit sous son bras à côté de son fusil, n’osant le placer sur sa tête. Un juge de paix, qui précédait le cortège, avertit l’Assemblée de son approche. L’Assemblée envoya une délégation à sa rencontre. La terrasse des Feuillants était pleine de monde. Des cris menaçants s’élevaient : À bas le veto ! Point de femmes ! Nous ne voulons que le roi, le roi seul ! Pour dégager le passage de l’escalier, on dut faire monter sur la terrasse une partie de la garde du roi. Rœderer harangua la foule. Les députés de la délégation s’interposèrent. On entra enfin. La reine et la famille prirent place sur les sièges des ministres, le roi à côté du président. « Messieurs, dit-il, je viens ici pour éviter un grand crime. Je me croirai toujours en sûreté avec ma famille au milieu des représentants de la Nation. » Vergniaud, qui présidait, lui répondit : « L’Assemblée nationale connait tous ses devoirs, elle regarde comme un des plus chers le maintien de toutes les autorités constituées. » Cette réponse contenait l’engagement de maintenir le roi et la royauté.

La Constitution défendait de délibérer en présence du roi. Certains proposèrent, pour résoudre la difficulté, de placer le roi à la barre réservée aux pétitionnaires. D’autres et surtout Cambon proposèrent de le mettre dans la loge du Logotachygraphe, une loge vide qui était à droite et un peu derrière le Président, « une loge où il ne sera pas présent, dit Cambon, puisqu’il y a des rideaux », « une loge qui est en dehors de la salle », ajouta Duhem. Cette solution prévalut. La famille royale entra donc dans l’étroit réduit des sténographes, dont le roi, aidé des ministres, fit sauter la grille qui le fermait pour diminuer la chaleur étouffante. Il était environ huit heures trois quarts.

Quelques instants avant l’arrivée du roi, on avait averti l’Assemblée qu’une fausse patrouille d’une vingtaine d’aristocrates, qui avaient été arrêtés dans la nuit et enfermés dans un corps de garde du bâtiment des Feuillants, était en danger. Une dizaine étaient parvenus à s’échapper par une fenêtre, mais les autres étaient soumis à l’interrogatoire de la section des Tuileries. Sept d’entre eux furent massacrés et parmi eux le journaliste royaliste Suleau, contre lequel s’était acharné Théroigne de Méricourt, une des victimes de sa verve cruelle, l’abbé Bouyon et le beau Vigier, ancien garde du corps. Leurs corps furent mutilés et leurs têtes portées au bout des piques.

En conduisant le roi à l’Assemblée, Rœderer, Dejoly et les Girondins pensaient avoir fait un coup de maître. L’insurrection n’avait plus d’objet. Le peuple s’adresserait maintenant à l’Assemblée nationale, et sous sa pression celle-ci obtiendrait du roi ce qu’il n’avait pas voulu accorder jusqu’alors : le rappel des ministres girondins. Moyennant quoi, il retournerait dans son palais, roi nominal un peu plus avili, un peu plus impuissant. Au pis aller, si l’émeute l’exigeait, on suspendrait son veto pendant la guerre, on le forcerait à abdiquer en faveur de son fils. Mais, de toute façon, les Girondins reprendraient le pouvoir. Pour qu’ils puissent régner on conserverait la royauté.

Rœderer n’avait pas prévu, et ses inspirateurs non plus, qu’un combat s’engagerait entre les insurgés et les derniers défenseurs du château. En partant, le roi avait confié le commandement de la garnison au vieux maréchal de Mailly, qui avait sous ses ordres le maréchal de camp de Boissieu. La garde nationale, qui avait déjà commencé à faire défection depuis la revue, considéra que son rôle était terminé et se retira presque tout entière, à l’exception peut-être d’une centaine de grenadiers. Déjà affaiblie par l’escorte qui avait accompagné le roi (une centaine de Suisses avec leur état-major et 200 gardes nationaux), la garnison du château ne comprenait plus guère que 700 à 800 Suisses, 200 gentilshommes, 100 grenadiers. Quant au millier de gendarmes, dispersés la plupart dans des postes extérieurs, leurs dispositions étaient telles qu’il paraissait déjà impossible de compter sur eux. Les Suisses étaient abondamment approvisionnés de cartouches, 60 dans leur giberne, plus un paquet de 15 dans leur poche, dira le jugement contre Bachmann, leur major. Le départ du roi avait créé un certain flottement dans les rangs qui se mêlèrent. À 9 heures, M. de Boissieu donna l’ordre d’abandonner les postes dans les cours et de se retirer dans le château, sans doute afin de rompre toute tentative de fraternisation avec les insurgés. Presque aussitôt, le maréchal de Mailly fit passer la consigne de ne pas se laisser forcer.

Les insurgés du Carrousel essayaient d’enfoncer les portes des cours en les frappant à coups redoublés. Le portier de la cour royale, voyant celle-ci évacuée par les défenseurs du château, leva la poutre qui fermait la grande porte. Les Marseillais et les faubouriens entrèrent, se glissant le long des murs. Ils firent bientôt signe aux Suisses avec leurs chapeaux et leur promirent de les bien traiter, s’ils passaient du côté de la Nation. Les plus hardis pénétrèrent dans le vestibule, dont on ne s’explique pas que la porte ait été laissée ouverte. Ils essayèrent de fraterniser avec les Suisses et les grenadiers

LE PALAIS DES TUILERIES AU XVIIIe siècle


Le Palais ne communiquait avec le Louvre que par la Galerie du bord de l’eau, à droite.
(Extrait du plan de Turgot, Bibl. Nat., Photo Hachette).
Le Dix Août PL. 8, Page 112


rangés sur le grand escalier. Westermann, qui était Alsacien, s’adressa aux Suisses dans leur langue. En vain, les officiers Suisses, notamment le capitaine Durler, firent poser une barrière de bois en travers de l’escalier. La fraternisation continuait. Déjà plusieurs Suisses répondaient aux avances des Parisiens et se laissaient entraîner bras dessus, bras dessous. Du premier étage les Suisses jetaient, en guise d’amitié, des cartouches aux occupants de la cour royale. Les officiers craignirent que la fraternisation ne leur enlevât leurs hommes. Un coup de feu, probablement tiré par un de ces aristocrates qui étaient venus renforcer la garde du château, partit du haut de l’escalier contre les Marseillais. Ce fut le signal d’une mêlée générale. Au commandement des officiers, les Suisses et les grenadiers firent feu à leur tour du premier étage dans la cour, du haut de l’escalier dans le vestibule. Les gentilshommes rangés dans la galerie du Louvre prirent part à la fusillade. Morts et blessés jonchèrent le sol. Parmi ceux-ci le commandant des Marseillais Moisson fut atteint un des premiers. Surpris, trahis, les fraterniseurs, un moment atterrés, ripostèrent. Profitant de leur trouble, le capitaine Durler rassembla 200 Suisses pour une sortie. À leur tête, il balaya la cour royale et s’empara, dans sa charge, de 4 canons qui ne lui servirent de rien, parce qu’ils étaient sans munitions. Les grenadiers des Filles-Saint-Thomas et des Petits-Pères s’empressèrent de les enclouer avec les baguettes de leurs fusils. Emporté par son élan, Durler pénétra au Carrousel sur les talons des fuyards. Humain autant que brave, il commanda à ses hommes d’épargner un poste de 15 à 20 Marseillais qu’il trouva cachés derrière une guérite. Il les fit prisonniers et leur indiqua les moyens de s’évader. Il y eut un moment de grande panique. Les fuyards déferlaient par les rues avoisinantes jusqu’à l’Hôtel de Ville. La Commune insurrectionnelle se hâta de rassembler des renforts. Elle en demanda jusqu’aux villes voisines, par exemple à Sèvres : « L’assemblée générale conjure, au nom de la Patrie, au nom de ce que la fraternité a de plus cher, nos frères, les citoyens de Sèvres et leurs circonvoisins, de nous envoyer sur-le-champ le plus de forces possible. Le Carrousel est couvert de cadavres de patriotes. Aux armes, à nous, citoyens ! » Panis et Sergent griffonnèrent ce billet : « De la poudre ! De la poudre ! pour différents détachements à la mairie… Rien de si pressé que cette poudre et qu’on nous dise en quelles mains elle est maintenant à l’Arsenal pour qu’au nom de la Commune nous y envoyions directement. » Le bruit courut un instant que les Suisses étaient victorieux. Du côté du jardin des Tuileries ils avaient fait une sortie sous la conduite du capitaine de Salis et s’étaient emparés de trois canons.

Mais la ferme conduite des Marseillais et des Brestois et du faubourg Saint-Marceau, l’arrivée des troupes de Santerre au moment critique, le passage des gendarmes à l’insurrection décidèrent du succès de celle-ci.

Les canonniers de Marseille arrêtèrent l’élan des Suisses sur le Carrousel par des coups de mitraille qui les décimèrent. Durler resté presque seul dut rentrer dans la cour royale. C’était le moment où les troupes du faubourg Antoine, amenées par Alexandre, se présentaient enfin par la rue Nicaise. Elles mirent aussitôt leurs canons en batterie et renforcèrent le feu des Marseillais et du faubourg Saint-Marceau. Déjà la gendarmerie à cheval avait quitté le Petit Carrousel pour charger les Suisses de la cour de Marsan. Fournier l’Américain s’est vanté d’avoir fait mettre le feu dans les baraquements des Suisses pour les épouvanter et les forcer à quitter les cours. « Nous manquions de papier, dit-il, pour allumer le feu en divers endroits. Des assignats en tinrent lieu. Rien ne coûte quand il s’agit de remplir un grand but. »

Mitraillés, enfumés, débordés par le nombre toujours renouvelé des assaillants, les Suisses avaient peine à se maintenir dans les cours. Vers 11 heures, le maréchal de camp d’Hervilly, sans arme et sans chapeau, accourut à travers les coups de fusil en leur criant de cesser le feu de la part du roi et de se retirer dans l’Assemblée nationale. La lutte continua quelque temps encore. Von Luze, Salis, Reding, Pfyfer, Durler rallièrent peu à peu leurs hommes pour la retraite. Von Luze a reconnu qu’au moment où d’Hervilly leur ordonna de cesser le feu, leurs soldats manquaient de cartouches. Durler a dit de même : « Nous n’avions plus de munitions. » Il y avait près de deux heures qu’on se battait !

La retraite à travers le jardin des Tuileries, sous une grêle de balles parties de tous les côtés, fut meurtrière. Les Suisses se débandèrent. Un peloton essaya de gagner le Pont tournant. Il fut fait prisonnier par les gendarmes de piquet sur la place Louis-XV, conduit à l’Hôtel de Ville et massacré dans une cour. Le gros se réfugia dans l’assemblée. Durler, qui le commandait, ne voulut pas que ses soldats rendissent leurs armes avant d’avoir pris les ordres du roi. Il monta dans la loge du Logotachygraphe. Le roi lui dit : « Posez vos armes, je ne veux pas que des braves gens comme vous périssent tous. » Il lui remit ensuite un mot d’écrit. Les Suisses désarmés au nombre de 100 à 200 furent conduits dans une dépendance du couvent des Feuillants, puis dans l’église, pour les soustraire à la rage de la foule. Quant aux gentilshommes, la plupart parvinrent à s’enfuir par la galerie du Louvre jusqu’à un escalier dérobé qui les conduisit au quai. Beaucoup s’échappèrent sous des déguisements.

Les vainqueurs, rendus furieux par la « trahison », dont ils avaient été victimes au début de l’action, et par les lourdes pertes qu’ils avaient faites, ne voulaient accorder aucun quartier. Un détachement de Suisses, qui cherchait à se sauver par la rue de l’Échelle, fut massacré jusqu’au dernier. Au milieu des débris fumants de l’incendie, qu’il fut très malaisé d’éteindre, les insurgés occupèrent les appartements royaux, jetèrent les livres de Marie-Antoinette par les fenêtres, crevèrent les matelas et les édredons dont les plumes voltigèrent dans les cours, mais s’interdirent tout pillage. Quelques voleurs furent exécutés sommairement. L’or, les bijoux, l’argenterie, les objets précieux furent religieusement portés sur le bureau de l’Assemblée. Les femmes trouvées dans le château furent respectées.

L’affaire avait été chaude. Les Fédérés marseillais à eux seuls, avaient perdu 24 tués et 18 blessés, les Fédérés de 18 autres départements 39 tués ou blessés. Les pertes des sections parisiennes étaient de 285 tués ou blessés, dont 23 pour la seule section du Finistère (c’est-à-dire le faubourg Saint-Marceau) qui avait soutenu avec les Marseillais l’assaut des Suisses. La section des Quinze-Vingts, la section de Santerre, qui avait joué le rôle dirigeant dans la préparation de l’insurrection, venait aussi au premier rang pour le chiffre de ses pertes : 51 tués ou blessés. 42 sections sur 48 figurent sur la funèbre liste. Le 10 août fut bien l’œuvre de la grande majorité des sections. La plupart des victimes étaient des hommes du peuple, artisans ou ouvriers. Les bourgeois étaient restés chez eux. Si Camille Desmoulins était sorti avec un fusil, ce n’était pas pour s’en servir. Barbaroux a écrit tranquillement dans ses mémoires : « Des motifs de prudence me déterminèrent à ne pas me mettre à la tête des Marseillais. » Les mêmes motifs retinrent loin du combat ses deux compagnons Pierre Baille et Rebecqui. Ils demandèrent aux Marseillais de les tenir au courant par des ordonnances. La chair bourgeoise avait encore trop de prix, à cette époque, pour être transformée en chair à canon.

On ignore le chiffre exact des pertes subies par les défenseurs du château, car aucune enquête officielle ne fut prescrite pour l’établir. Mais on est peut-être au-dessous de la vérité en l’évaluant à 500 ou 600 tués et blessés. La proportion des morts fut beaucoup plus considérable que chez les assaillants.

Restait à tirer les conclusions politiques de l’événement. Aussi longtemps que le sort des armes avait paru indécis, l’Assemblée était restée dans l’expectative. Elle ne s’était pas prononcée sur l’arrestation de Mandat, sur la suspension de la Commune légale, sur l’usurpation des commissaires des sections. Quand elle apprit, par l’officier municipal Borie, que les portes des cours du château venaient de s’ouvrir aux manifestants, elle nomma, sur la proposition de Lamarque, de Lejosne et de Guadet, deux délégations pour se rendre, l’une dans les cours du château et l’autre à l’Hôtel de Ville. Les délégations venaient à peine de se mettre en marche qu’on entendit les premiers coups de feu. Le député de l’Aude Azéma faisait partie des délégués. « À peine arrivés à la porte du château, vers les Tuileries, écrira-t-il à ses électeurs, une furieuse décharge de mousqueterie a ébloui nos yeux au bas de l’escalier. De suite une seconde, puis une canonnade abattit en partie la façade. Ma foi ! nous avons vu pour lors la mort devant nous. Nous avons cru user d’un expédient sûr en nous transportant de l’autre côté du Carrousel, en prenant de préférence la queue des canons plutôt que la gueule, mais, à peine sortis du Manège, une foule de sabres, de piques, baïonnettes a fondu avec une rage inexprimable de toutes parts sur nos braves gardes qui, dépités de notre opiniâtreté à ne pas reculer, mais à aller de l’avant, nous ont empoignés et reportés comme des hirondelles dans l’Assemblée nationale. » Quand le capitaine de Salis fit une sortie du côté du jardin, il y eut dans l’Assemblée un moment d’émotion. Un officier de la garde nationale, entrant avec précipitation dans la salle, cria : « Législateurs, à vos places, nous sommes forcés ! » Un peu plus tard, des coups de fusil furent tirés dans les croisées. C’était au moment de la retraite de Durler. Comme des députés se levaient pour sortir, leurs collègues les rappelèrent : « C’est ici que nous devons mourir ! » Les tribunes crièrent : « Voilà les Suisses ! Nous ne vous quittons pas, nous périssons avec vous ! » L’Assemblée se leva tout entière au cri de : Vive la liberté ! Vive la Nation !

On peut s’imaginer ce que devaient penser le roi et la reine, en assistant à ces scènes, de l’étroite loge du Logotachygraphe. Le bruit du canon, les décharges de mousqueterie, les sorties des Suisses, dont ils recevaient l’écho, ranimèrent-ils leur espoir que l’insurrection serait vaincue ? C’est probable, car Louis XVI attendit bien longtemps avant d’écrire le billet qu’il remit enfin au maréchal de camp d’Hervilly pour ordonner aux Suisses de cesser le feu.

Quand tout fut consommé et le château conquis, le pouvoir révolutionnaire des commissaires des sections, qui avaient préparé et assuré la victoire, fit son apparition à la barre et dicta ses volontés par la bouche de son président Huguenim, la veille simple commis aux barrières. « Le peuple, dit Huguenin, qui nous envoie vers vous, nous a chargés de vous déclarer qu’il vous investissait de nouveau de sa confiance, mais il nous a chargés en même temps de vous déclarer qu’il ne pouvait reconnaître, pour juge des mesures extraordinaires auxquelles la nécessité et la résistance à l’oppression l’ont porté, que le peuple français, votre souverain et le nôtre, réuni dans ses assemblées primaires. » Guadet, qui présidait alors, fit la grimace à ce langage impérieux, car la convocation des assemblées primaires, c’était l’acte de décès de la Législative. Il répondit en termes vagues que les représentants du peuple maintiendraient jusqu’à la mort la liberté et l’égalité, puis il conseilla aux pétitionnaires de rappeler le peuple au calme, à l’obéissance, « afin que l’Assemblée nationale ne puisse jamais être accusée d’avoir porté aucune de ses délibérations dans le trouble et dans la violence ». La précaution n’était pas inutile, mais il était trop tard. La Gironde dut subir ce qu’elle n’avait pu empêcher.

Le même Vergniaud, qui avait repoussé la déchéance, six jours plus tôt, avec indignation, proposa, au nom de la Commission extraordinaire, de suspendre le roi, de convoquer une Convention qui serait élue, sans condition de cens, au suffrage universel, mais, contrairement au vœu de Robespierre, au suffrage universel indirect, par des collèges électoraux. Les trois ministres girondins, Roland, Clavière et Servan, furent rappelés. On leur adjoignit Monge, Lebrun et Danton, celui-ci proposé par Brissot et Condorcet, qui comptaient l’employer à contenir et à refouler le mouvement démocratique qu’il paraissait servir. Le roi et sa famille, en attendant la réunion de la Convention, seraient gardés en otages, au Luxembourg, avait dit l’Assemblée, dans la Tour du Temple, trancha la Commune révolutionnaire.

La royauté subsistait en théorie. Le jour même du 10 août, Vergniaud avait fait décréter la nomination d’un gouverneur « au prince royal ». Il pouvait sembler que la situation était la même qu’après Varennes. Apparence trompeuse. Après Varennes, le mouvement démocratique avait été noyé dans le sang du Champ de Mars. Il est maintenant triomphant. Il tient le roi à sa discrétion. Il se défie de l’Assemblée. Il lui avait demandé la déchéance, il n’a obtenu que la suspension, sous prétexte, disaient les Girondins, que la déchéance entraînerait, ipso facto, en vertu de la Constitution, l’établissement d’une régence. Mais les démocrates de la Commune nient la conséquence. Il leur faut la déchéance, sans régence, donc la République. Cette solution, qu’ils n’avaient pas préméditée, s’impose à eux. Ils la feront accepter des Girondins eux-mêmes dès le 4 septembre, puis du pays, moins de trois semaines plus tard, le 21 septembre. Solution logique, car la souveraineté du peuple, déjà inscrite dans la Constitution et dans les lois, hurlait d’être accouplée à une royauté héréditaire, comme l’avaient dit les Marseillais dans leurs pétitions. Mais la logique n’avait pas eu raison jusque-là du sentiment et de la routine. Depuis des siècles, la royauté apparaissait aux Français comme une Providence. Le roi, c’était l’État, c’était la patrie, c’était la justice, le ciment de la nation. Une telle yénération mystique entourait ce symbole qu’y porter atteinte paraissait sacrilège. Il avait fallu les parjures répétés de Louis XVI, sa complicité manifeste avec l’ennemi, l’invasion toute proche, les menaces de Brunswick, pour faire évanouir le fantôme séculaire et dresser la France patriote contre le roi de Coblentz.

Dans le secrétaire de Laporte, intendant de Ia liste civile, les vainqueurs avaient trouvé des pièces probantes qui justifaient leurs soupçons, une longue correspondance de Cazotte avec Laporte remplie de la joie des échecs de nos armées, des lettres d’émigrés adressées au duc de Brissac, le chef de l’ancienne garde constitutionnelle, des ordres du roi pour faire payer les appointements de sa garde supprimée et les traitements de ses anciens gardes de corps passés à Coblentz, etc. Ces papiers, aussitôt publiés et affichés, apprirent aux Français des plus lointains villages que le roi parjure était bel et bien l’allié des envahisseurs. Le sentiment monarchique en reçut un coup irrémédiable.

Par voie de conséquence, tous ceux qui, la veille, défendaient le roi devinrent des ennemis publics. Les décrets frappés du veto furent exécutoires. Les prêtres réfractaires, qui refusèrent de jurer le nouveau serment qu’on leur imposa (le serment de défendre la liberté et l’égalité), furent aussitôt déportables et bientôt déportés en bloc par un nouveau décret (celui du 26 août). Les royalistes constitutionnels émigrèrent en grand nombre.

Le pays, dans sa majorité, approuva ou se soumit. La prise d’armes des Vendéens à Bressuire et à Châtillon était aussi promptement réprimée que l’avait été celle de Charrier en Lozère avant l’insurrection. Lafayette, qui était, avec le roi, le principal vaincu de la journée, essaya en vain d’entraîner son armée sur Panis. Il put gagner un moment la municipalité de Sedan et le département des Ardennes, faire emprisonner les commissaires de l’Assemblée, mais les volontaires l’abandonnèrent et il dut s’enfuir dans les Pays-Bas avec son état-major. Les Impériaux l’enfermèrent au château d’Olmutz. Les quelques départements, comme le Haut et le Bas-Rhin, l’Aisne, l’Indre, la Somme, qui firent d’abord des difficultés pour enregistrer la loi qui suspendait le roi, se soumirent presque aussitôt. L’Indre, dans une proclamation, invoqua le danger de la Patrie pour excuser sa soumission.

Le danger de la Patrie, qui avait provoqué l’insurrection, la fit accepter. Aucune autre journée ne sera plus nationale. La Nation, qui n’était jusque-là que le pays légal, s’étendit à la totalité du peuple. Paysans et ouvriers eurent leur part de la victoire. Tous les droits féodaux non justifiés par le titre primitif furent supprimés sans indemnité, le partage des biens communaux autorisé, la mise en vente des biens d’émigrés par petits lots ordonnée, Pour occuper les chômeurs, Paris fit creuser vers Saint-Denis de longues tranchées qui seraient le suprême obstacle contre l’ennemi. De nombreux ateliers de charité furent ouverts dans les autres villes. Pour briser l’égoïsme des possédants, on se mit à user du droit de réquisition. Les Sans-Culottes, qui avaient été à la peine, seront bientôt à l’honneur et au profit. Ils se serrent pour l’instant derrière la commune révolutionnaire qui, par son audace, a vaincu. Elle incarne la défense nationale aussi bien contre la Gironde peureuse et calculatrice que contre la royauté traîtresse. La République, qui s’annonce, sera donc une république populaire puisqu’elle a dû s’établir contre la portion la plus riche et la plus influente de la bourgeoisie. Mais la Gironde ne lâchera pas prise sans retour offensif. L’ère des déchirements n’est pas close !

Les esprits qui réfléchissent se demandent ce que serait devenue la France si l’insurrection n’avait pas triomphé. Brunswick, réalisant les menaces de son manifeste, serait entré à Paris. Il aurait rétabli les choses comme avant 1789, les ordres, les privilèges, les Parlements, les intendants, etc. « La soldatesque effrénée et sans humanité, dit Chaumette, aurait remplacé le régime fraternel des gardes nationales. Les longues robes des suppôts de la chicane auraient remplacé les écharpes tricolores. Les gibets auraient été plantés à la place de ces arbres de la Liberté autour desquels auraient dansé les assassins de la Cour criant Vive le Roi ! »

C’était toute l’œuvre de la Révolution que l’insurrection avait sauvée non seulement contre le Roi, mais contre les Constitutionnels qui reniaient leur passé. « Le peuple français a vaincu dans Paris l’Autriche et la Prusse », écrivait à son mari la femme du futur conventionnel Julien de la Drôme, le jour même du 10 août. Ce n’était pas assez dire. Le principal vaincu avec le roi était Lafayette et toute la classe qu’il représentait.

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE

Parmi les sources les plus importantes, nous citerons : 1o du côté des insurgés les mémoires et la correspondance de Barbaroux, les mémoires de Chaumette, de Fournier l’Américain, le récit de Moisson (dans Séligman, La Justice en France pendant la Révolution, t. I), le récit de Santerre (dans Revue de la Révolution, 1886), de Robespierre (Défenseur de la Constitution, n° 12), d’Azéma (La Rév. fr., t. XXVII), de Sergent (Revue rétrospective, 2o s., t. VIII), de Viard dans Buchez et Roux, t. XVII : 2o du côté des Feuillants, la Chronique des Cinquante jours de Rœderer, les mémoires de Lafayette, de Théodore Lameth, le récit de l’officier municipal J.-J. Leroux (dans Mortimer Ternaux, Histoire de la Terreur, t. II), l’histoire du 10 août de Bigot de Sainte-Croix, les conseils de Dubouchage à Louis XVI (dans les Annales historiques de la R. F., de 1930), les deux récits de Dejoly, dont Montjoye a publié le plus important dans son Histoire de Marie-Antoinette, l’autre étant manuscrit aux Archives nationales, F74666 ; 3o du côté Girondin, les différents récits de Petion, dont beaucoup sont reproduits dans Buchez et Roux, les mémoires de Buzot, les débats du procès des Girondins, les papiers de Petion aux Archives (F74774-7°. et T. 94-96) ; le précis de Carra ; 4o du côté royaliste, la correspondance de Marie-Antoi-nette, le journal de Fersen, le récit de l’officier suisse Durler (English historical Review, 1887), le dossier d’Angremont aux Archives (C 190), les dossiers Tassin (W 244) et Boscary (W 243), les récits de Peltier, Regnaud, Maton de la Varenne, la lettre de Boelmann p. p. A. Chuquet, Lettres de 1792, etc. :

Parmi les études récentes il me suffira de renvoyer à Alexandre Tuetey, Répertoire, t. IV, introduction, Bræsch, la Commune du 10 août, Ph. Sagnac, La Chute de la royauté, Pollio et Marcel, Le bataillon du 10 août, E. Poupé, Les Fédérés varois (Rév. fr., 1904), A. Corre, Les Fédérés brestais (Rév. fr., 1897), Kershaw, L’esprit public dans l’Ouest du 20 juin au 10 août (Annales historiques de la R. F., 1925).

TABLE DES MATIÈRES


CHAPITRE PREMIER


CHAPITRE II


CHAPITRE III


CHAPITRE IV


CHAPITRE V



BRODARD   &   TAUPIN
COULOMMIERS PARIS
         20258-2-34.