Le dix août/L’insurrection

Hachette (p. 84-123).

CHAPITRE V
L’INSURRECTION


Le 10 août fut une insurrection bien faite. Les émeutiers eurent un centre qui dirigea leurs mouvements et les conduisit au succès. Ce centre ne fut pas, comme on pourrait le croire, le directoire secret des Fédérés. Après ses trois tentatives manquées des 26 juillet, 30 juillet et 5 août, le directoire semble s’effacer. Les Fédérés joueront encore un rôle important, mais ils ne dirigeront plus. La direction passe aux sections dans lesquelles, d’ailleurs, les Fédérés se sont incorporés. Ceux-ci contribuent déjà avec les gardes nationaux parisiens à la garde du château et de l’Assemblée. Les Brestois marchent ainsi avec la section du faubourg Saint-Marceau qui s’appellera bientôt, pour rappeler leur glorieux souvenir, la section du Finistère. Les Marseillais marchent avec la section du Théâtre-Français sur laquelle ils sont casernés, et ainsi des autres. Les Fédérés n’ont plus une existence indépendante. Ils sont confondus avec la masse de la Commune, c’est-à-dire de la population de Paris. Ils en partagent les sentiments, les fièvres et les colères. On pourrait supposer que le rôle de direction, abandonné par le directoire secret des Fédérés, passe à la section du Théâtre-Français. Les Cordeliers et Danton ont tenu dans la légende romantique, dévotement recueillie et exaltée par M. Aulard, une telle place que la supposition a été faite bien des fois. Elle n’en est pas plus vraie. S’il y avait un homme bien placé pour connaître les faits et gestes de sa section, c’était Chaumette, qui passa, nous dit-il, cinq nuits au bureau sans fermer l’œil. Pas plus dans ses mémoires que dans son autobiographie, Chaumette n’attribue à sa section un rôle de direction. Fournier, l’Américain, qui appartenait, comme Chaumette, au Théâtre-Français et qui assista à l’assemblée générale de sa section dans la soirée du 9 août, nous dit même que, malgré l’arrêté pris par la section, les gardes nationaux du Théâtre-Français « refusèrent absolument de marcher » contre le château, quand l’ordre leur en fut donné le 10 au matin. Le commandant du bataillon marseillais, Moisson, qui a dicté, le 22 août, une relation des événements, nous apprend qu’il mit son bataillon sous les armes au moment du tocsin, mais qu’il ne jugea pas à propos de sortir de la caserne, « sans avoir avec lui quelque portion de la garde nationale parisienne ». Si le bataillon du Théâtre-Français s’était rassemblé, il l’aurait dit. Or, il ajoute qu’il fit avertir le bataillon du faubourg Saint-Marceau (le bataillon d’Alexandre), et c’est avec ces faubouriens qu’il marcha le 10 au château à la pointe du jour. Chaumette avoue dans ses mémoires que la section du Théâtre-Français « ne contenait plus qu’un faible reste du fameux district des Cordeliers et que la délibération du 30 juillet sur les citoyens passifs avait été « arrachée à force ouverte », à vrai dire par des voies de fait.

Aucun des témoins contemporains, ni Chaumette, ni Fournier, ni Moisson, ni Barbaroux, ne dit un mot de Danton. Ils ne le nomment même pas. Aucun journal non plus ne cite son nom, ni avant, ni après l’émeute. Mais la légende a été créée par Danton lui-même qui s’attribuera, au tribunal révolutionnaire, pour sauver sa tête, un rôle qu’il n’a pas joué. Il prétendra qu’il ne s’était pas couché dans la nuit du 9 au 10, qu’il régla tous les préparatifs de l’insurrection et jusqu’au moment de l’attaque, qu’il fit l’arrêt de mort de Mandat ! Il n’a pas dit, bien entendu, qu’il était allé passer à Arcis-sur-Aube les jours critiques qui précédèrent la prise d’armes. « Les patriotes n’espéraient plus te revoir, lui jettera Saint-Just dans son rapport d’accusation. Cependant, pressé par la honte, par les reproches, et, quand tu sus que la chute de la tyrannie était bien préparée et inévitable, tu revins à Paris, le 9 août, tu voulus te coucher dans cette nuit sinistre, tu fus traîné par quelques amis ardents de la liberté dans la section où les Marseillais étaient assemblés, tu y parlas, mais tout était fait, l’insurrection était déjà en mouvement ! » Le rapport de Saint-Just a reçu de la publication du journal de Lucile Desmoulins une confirmation inattendue. Le 9 août, at-elle écrit, elle avait eu des Marseillais à diner. « Après le diner, nous fûmes tous chez M. Danton… Danton vint se coucher, il n’avait pas l’air fort empressé, il ne dormit presque point. Minuit approchait. On vint le chercher plusieurs fois. Enfin il partit pour la Commune. Le tocsin des Cordeliers sonna… » M. Aulard, pour élargir le rôle de son héros, a voulu qu’il se fût rendu au club des Cordeliers pendant la nuit fameuse. Or, Buchez et Roux ont publié le procès-verbal de la séance du club. Il n’y est question ni de Danton, ni de Camille Desmoulins. Le club était présidé par M. Leroy père. Ce n’est pas au club que s’est rendu Danton, mais à sa section où il ne resta du reste qu’un court instant. Après son somme, il se dirigea vers l’Hôtel de Ville pour siéger au corps municipal en sa qualité de second substitut du procureur-syndic. Quant à l’arrêt de mort de Mandat, dont il s’est vanté, il n’a pu le faire, puisqu’il fut l’œuvre, non du corps municipal et de la Commune légale, comme nous le verrons, mais de la nouvelle Commune insurrectionnelle. Le procès-verbal de la séance où fut jugé Mandat ne le nomme même pas.

L’insurrection n’en eut pas moins un centre et un chef, Le centre fut cette même section des Quinze-Vingts, qui avait déjà organisé la manifestation du 20 juin 1792, et le chef fut ce même Santerre qui l’avait commandée. Mais, alors qu’au 20 juin Le faubourg et Santerre réclamaient le rappel des ministres girondins, cette fois, au 10 août, ils ferment l’oreille aux conseils lénitifs de Petion et des Brissotins pour n’écouter que les Montagnards et pour exiger avec eux la déchéance et la Convention.

Quand on parcourt les mémoires ou les récits des hommes d’action qui ont mené les foules, Chaumette, Fournier, Barbaroux, Moisson, Carra, on est frappé de la place prépondérante qu’y tient Santerre. Il leur paraît à tous l’homme essentiel, celui dont le concours est indispensable. Santerre est de tous les conciliabules du directoire secret. Il est de la première réunion du Cadran Bleu le jour du repas fraternel sur l’emplacement de la Bastille. Les conjurés du repas de Charenton avec les chefs marseillais, le 29 juillet, ne décident rien sans lui dépêcher Foumier. Le lendemain, c’est lui qui reçoit les Marseillais et prend la tête du cortège, etc. Il parait à Fournier et à Barbaroux un personnage tellement important que si leurs projets de prise d’armes sont ajournés, c’est sur lui seul qu’ils en font retomber la responsabilité. Leur état d’esprit se comprend. Santerre occupe une place immense au faubourg. Commandant du bataillon des Enfants-Trouvés, il tient en mains une partie de la force publique. Il a pris part avec ses ouvriers à la prise de la Bastille, il est secrétaire des Vainqueurs, il a démasqué Lafayette un des premiers, il lui a même intenté un procès en diffamation qui fit scandale, il a signé la pétition républicaine du Champ de Mars, ce qui lui a valu des poursuites, il a été un des organisateurs de la fête des Suisses de Châteauvieux. C’est un vétéran des luttes révolutionnaires. Il est environné d’un grand prestige. Puis Santerre exerce sur le monde ouvrier, qu’il s’agit précisément d’entraîner, une influence décisive. Grand patron brasseur, il est généreux et ne manque pas d’abreuver le peuple, quand il est nécessaire. Il a un frère, brasseur aussi, qui est resté dans la vieille brasserie familiale, sur la rive gauche au faubourg Saint-Marceau. Lui s’est établi au faubourg Antoine. Il a de solides attaches sur les deux rives du fleuve. Le commissaire de police Jurie est un de ses parents.

La section des Quinze-Vingts, qui s’assemble dans l’église des Enfants-Trouvés, est bien la section de Santerre. Elle est composée des hommes de son bataillon, commerçants, fabricants, artisans du quartier, Sans-Culottes aussi qu’il a déjà enrôlés dans ses rangs à diverses reprises bien avant le 10 août : lors de la fuite du roi, lors de la démolition du château de Vincennes, lors du 20 juin. Nulle part, à Paris, l’union n’est plus étroite entre la bourgeoisie travailleuse et le peuple qu’ « elle fait vivre », selon l’expression du temps. Le brasseur tient tout le

SANTERRE (1752-1794)


Claude Santerre était un riche brasseur du faubourg Saint-Antoine lorsqu’en 1789, sa nomination de chef de bataillon de la Garde Nationale lui inspira de plus hautes ambitions. Pour l’insurrection du 10 Août, qui peut-être n’aurait pas eu lieu sans lui, la commune révolutionnaire le nomma commandant général de la Garde Nationale. (Musée Carnavalet, Photo Hachette).


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faubourg. C’est un féodal de la bière et de l’épaulette. À l’heure décisive, la nouvelle Commune révolutionnaire ne pourra mieux faire que de le nommer au commandement général de la garde nationale retiré à Mandat. Il dirigera la prise du château.

Or, c’est sa section qui a préparé et conduit les événements. C’est à elle qu’aboutissent tous les fils. C’est elle qui donne les mots d’ordre et qui imprime à l’ensemble l’unité et l’élan.

D’abord elle a fixé la date, irrévocable cette fois, de la journée. Quand Petion lui avait demandé, le 4 août au soir, de ne pas s’associer aux Fédérés qui voulaient marcher sur le château dès le lendemain, elle avait consenti à l’ajournement, mais en fixant la limite de sa patience « jusques à jeudi prochain (9 août), 11 heures du soir, pour attendre le prononcé de l’Assemblée nationale », et elle avait ajouté que si Paris n’obtenait pas justice et droit du corps législatif, ce même jour « à minuit le tocsin sonnera et la générale battra et tout se lèvera à la fois, à l’instant ». Santerre s’est vanté que cet arrêté des Quinze-Vingts avait été pris sur sa proposition. La date fatidique du 9 août à minuit ne fut pas gardée secrète, au contraire ! Fédérés et sections l’adoptèrent et une affiche, placardée le 9 août et intitulée : Le tocsin de la liberté, la rappela aux passants.

La Cour fit son profit de l’avertissement. Dès le 5 août, le roi écrivit à Mme de Brionne pour lui demander de lui céder son hôtel situé en avant du château sur la cour de Marsan pour loger ses gardes suisses. [l en fit venir, dans La nuit du 4 au 5, un premier détachement. De crainte que les envahisseurs ne pénètrent dans le château par la galerie du Louvre qui longeait le fleuve, il ft pratiquer une coupure profonde dans le parquet de la galerie. Dans la nuit du 8 au 9 août le reste du régiment suisse arriva de Courbevoie. 458 hommes furent installés tant bien que mal dans les écuries de l’hôtel de Brionne. Le roi avait pris au sérieux les menaces de la section de Santerre. L’Assemblée nationale, au contraire, ne semble pas avoir compris la gravité de l’heure. Le 7 août, elle nomme à sa présidence le Feuillant Merlet. Le 8, elle entend enfin, bien tard, le rapport du Girondin Jean Debry sur le cas de Lafayette. Jean Debry propose la mise en accusation du général factieux qui a parlé des Jacobins dans les mêmes termes que les émigrés de Coblentz, qui a proclamé que le roi n’était pas libre, que l’Assemblée sortait de la Constitution, etc. Mais Vaublanc fait, au contraire, l’éloge du général qui n’a fait que défendre la légalité et il conclut par une provocation : que l’Assemblée montre aux adversaires de la Constitution leur impuissance, car, « réduits à eux-mêmes, ils ne sont rien ! » En vain Brissot, faisant litière de son ancienne amitié pour Lafayette, prononce contre lui un vif réquisitoire, destiné sans doute à faire oublier aux Sans-Culottes ses volte-face antérieures, l’appel nominal absout Lafayette par 406 voix contre 224. La foule furieuse se livre à des voies de fait contre Vaublanc et contre les députés de son parti qui se plaindront le lendemain avec amertume. Vaublanc parlera même de proposer à l’Assemblée de quitter Paris. On atteignit ainsi la date fatidique du 9 août sans avoir rien fait que de donner de nouveaux griefs aux mécontents. Le procureur général syndic du Département Rœderer vint annoncer à l’Assemblée que, la veille au soir, la section des Quinze-Vingts avait renouvelé son arrêté comminatoire. Le Département avait pris aussitôt un arrêté pour interdire la sonnerie du tocsin. Petion, mandé à la barre, attribua l’agitation à la crainte de l’enlèvement du roi. Il ne pouvait employer que des moyens de persuasion, car la force publique était divisée. Il avait envoyé aux sections un appel au calme où il leur disait qu’il était intolérable de fixer à l’Assemblée le jour et l’instant de sa décision et qu’il fallait prendre garde qu’on ne puisse pas dire que cette décision n’avait pas été libre. On attendait avec impatience le rapport que Condorcet devait faire sur la déchéance. Il se borna à faire lire par Isnard un long, subtil et filandreux projet d’adresse aux Français où il dogmatisait sur les conditions légales de l’exercice de la souveraineté du peuple. L’Assemblée n’en commença même pas la discussion. Elle leva la séance à six heures du soir, plus tôt que d’habitude.

Les sections parisiennes réunies en permanence eurent le sentiment que l’Assemblée se moquait de leurs vœux et de leurs arrêtés. « L’Assemblée est corrompue ! » s’écrie un citoyen des Gobelins en apprenant que l’Assemblée venait de se séparer. De grands applaudissements saluèrent sa réflexion.

Aussitôt, avec un ensemble impressionnant, qui révèle un concert préalable, les sections passèrent à l’action. Elles révoquent les états-majors de leurs bataillons et les remplacent, décident que les nouveaux commandants ne pourront obéir qu’aux ordres qu’elles leur donneront elles-mêmes et par conséquent ne connaîtront plus Mandat. Quelques-unes révoquent aussi et mettent en arrestation les juges de paix, directeurs de jurés, etc., qui ont tenté des poursuites contre les citoyens pour leur opinion. C’était briser d’avance les forces légales qui auraient pu s’opposer au mouvement. Mais il importait de coordonner et de lier en faisceau les forces révolutionnaires.

Dès le 7 août, sur la proposition de Lullier, la section Mauconseil avait eu l’idée de proposer à toutes les sections d’élire chacune six commissaires « qui par leur réunion formeraient un point central à l’Hôtel de Ville ». « Leurs fonctions seraient de s’entendre avec la municipalité sur les moyens d’entretenir le calme et la tranquillité, de communiquer les arrêtés de leurs sections respectives et d’en poursuivre l’exécution auprès de la municipalité, de choisir parmi eux des commissaires qui assisteront aux séances des corps administratifs dont la publicité a été ordonnée par décret. » Il n’est pas douteux que les réunions précédentes des assemblées de commissaires qui avaient élaboré les deux adresses à l’armée et à l’Assemblée nationale pour la déchéance n’aient fourni à Lullier l’idée de sa proposition. Il ne songeait pas encore à créer un nouveau conseil général à côté du conseil général existant. I] lui suffirait d’orgamiser un « point central » qui serait en même temps une assemblée de surveillance des pouvoirs établis. Or, le 9 août, à 11 heures du soir, la section des Quinze-Vingts reprend à son compte le projet de Lullier, mais en l’aggravant. Elle décide « que l’on nommerait trois commissaires par section pour se réunir à la Commune et aviser aux moyens prompts de sauver la chose publique et, à cet effet, on a décidé qu’on ne recevrait d’ordre que de tous les commissaires de la majorité des sections réunis ». Le point central ainsi formé ne sera plus seulement une assemblée de surveillance, mais une assemblée d’exécution, de qui, seule, les sections recevront des ordres.

Cet arrêté capital des Quinze-Vingts fut aussitôt communiqué aux autres sections qui l’adoptèrent avec empressement et nommèrent sur-le-champ des commissaires pour les représenter à l’Hôtel de Ville. Les Quinze-Vingts nommèrent Rossignol, Huguenin et Balin. Mauconseil nomma Lullier, Gomé et Bonhommet : l’Arsenal, Concedieu, Caillouet et Violet, etc. La plupart des élus avaient déjà siégé dans des assemblées de commissaires antérieures. Plusieurs procès-verbaux qui subsistent, par exemple celui de la section de Montreuil, notent formellement que seuls les citoyens actifs participèrent à l’élection. Le souci de l’unité d’action était tel que la section dirigeante des Quinze-Vingts essaya d’arrêter la sonnerie du tocsin jusqu’à ce que la majorité des commissaires des sections fussent réunis à l’Hôtel de Ville et aient donné l’ordre de faire retentir « le terrible signal ». Le tocsin, qui avait commencé aux Quinze-Vingts dès 11 heures et quart, s’arrêta, en effet, jusqu’à 2 heures du matin. Il en fut de même dans la section voisine de Montreuil.

Les commissaires se rendirent à l’Hôtel de Ville les uns après les autres. Le conseil général de la Commune légale, convoqué par son président d’âge Raffron, en l’absence de Petion appelé au château par un billet de Mandat, siégeait dans sa salle habituelle, sous la présidence de Cousin, professeur au Collège de France, et sous l’œil soupçonneux des tribunes bien garnies et fort animées. Les commissaires des sections se réunirent dans une salle voisine et, vers trois heures du matin, quand ils se jugèrent en nombre suffisant (la feuille de présence est signée des représentants de 28 sections), ils commencèrent, toujours pratiques, par s’environner d’une force armée fournie par leurs sections respectives. Mauconseil, par exemple, fut requise d’envoyer 25 hommes bien armés.

Au son du tocsin qui sonnait dans la nuit claire dans les clochers de la section du Théâtre-Français d’abord, puis progressivement dans le centre et l’est de la ville, les gardes nationaux s’armèrent sans hâte et se rendirent ensuite au lieu de rassemblement. Dans le faubourg Antoine les rues étaient illuminées. On battait la générale, Les sections de la rive gauche s’étaient entendues pour concentrer leurs forces à la caserne des Marseillais. Les sections de la rive droite se groupèrent autour du bataillon des Enfants-Trouvés, dans la section de Santerre. Des rassemblements se formèrent en outre à l’Hôtel de Ville et sur la place de la Bastille.

Le château, informé par ses mouchards, dont certains espionnaient dans le local même de la section du Théâtre-Français, s’était mis lui aussi « en permanence ». Personne ne se coucha. À la fin de la nuit, le roi s’étendit seulement sur un fauteuil, dont le contact dérangea sa perruque. Pour une fois on oublia l’étiquette. Bien qu’il fût interdit de s’asseoir dans les appartements, les assistants, recrus de fatigue, imitèrent le roi. Les familiers de la Cour, 200 gentilshommes environ, parmi lesquels le père de Lamartine, habillés les uns en habits bleus de gardes nationaux, ou en habits rouges de gardes suisses, ou simplement en habits de couleur, ceux-ci armés sommairement de sabres et de pistolets, pénétrèrent dans le château après minuit, en présentant des cartes bleues qui portaient en lettres noires : Entrée des appartements. Le commandant général Mandat se multipliait. Fort de l’autorisation générale que lui avait donnée Petion, le 8 août, il renforçait les postes, convoquait des réserves, faisait battre le rappel, mais il était réduit à puiser dans les rares sections restées royalistes et dont les états-majors n’avaient pas été destitués. Il ft venir ainsi pendant toute la nuit des détachements des Filles-Saint-Thomas, du Petit-Saint-Antoine, des Petits-Pères, de Henri-IV, de Saint-Roch, etc. En tout, 2 600 hommes environ qui prirent successivement position avec leurs canons dans les cours du château ou dans le jardin des Tuileries. Mais Mandat comptait surtout après les Suisses sur la gendarmerie à pied et à cheval, l’ancien guet, fort d’un millier d’hommes qu’il répartit aux points stratégiques : 100 hommes pour garder le Pont-Royal, 60 au Palais Royal, 100 en réserve à l’Hôtel de Ville, 580 à la colonnade du Louvre, d’autres au Carrousel, etc.

À 10 heures les ministres arrivent au château conférer avec le roi dans la salle du Conseil. Le roi fit appeler à la délibération le procureur général syndic Rœderer, qui arriva à son tour vers 11 heures. Mandat, de son côté, avait écrit au maire à deux reprises pour lui représenter que sa présence était nécessaire, Il avait probablement l’arrière-pensée de lui faire endosser la responsabilité des ordres qu’il avait donnés pour appeler au château des renforts et des réserves. Petion présidait le conseil général de la Commune quand il reçut le dernier billet de Mandat. Il hésitait à quitter l’Hôtel de Ville. Mais plusieurs officiers municipaux, Boucher René, Borie, J.-J. Leroux, Viguier s’offrirent à l’accompagner et il partit avec eux. Si on en croyait Petion lui-même, sa conversation avec le roi aurait été très brève. Le roi, d’un air irrité, lui aurait dit : « Il paraît qu’il y a beaucoup de mouvement ? » et Petion aurait répondu : « Oui, la fermentation est grande. » Mandat, qui était présent, aurait ajouté : « C’est égal, je réponds de tout, mes mesures sont bien prises. » Mais le ministre de la Justice Dejoly, témoin oculaire, lui aussi, raconte les choses autrement. Petion prit la parole le premier : « Dans ce moment de crise, dont il ne devait pas dissimuler le danger, il s’était empressé de venir en personne pour veiller à la sûreté du roi et à la conservation de sa famille. » Le roi le remercia « de la manière la plus affectueuse » et la conversation se prolongea pendant quelques minutes. Rœderer ajoute que Mandat se plaignit au maire que les administrateurs de police Panis et Sergent lui avaient refusé de la poudre. Petion répondit : « Vous n’étiez pas en règle pour en avoir. » Débat à ce sujet. Le maire demande à Mandat s’il n’était pas pourvu de la poudre réservée des précédentes fournitures. M. Mandat répond : « Je n’ai que trois coups à tirer et encore un grand nombre de mes hommes n’en ont pas un seul et ils murmurent. » Petion ne voulut pas en entendre davantage. Sous prétexte qu’on étouffait il descendit dans le jardin. Des grenadiers qui l’aperçurent se rapprochèrent, l’entourèrent en murmurant des menaces et des injures. L’un d’eux, plus hardi, lui reprocha directement de se laisser dominer par les factieux. Petion bredouilla : « Monsieur, qu’est-ce que cela veut dire ? Vous oubliez le respect, vous manquez… Ah çà ! Voyons ! » Il reprit ensuite sa promenade, mais il avait eu peur. Quand le roi lui fit dire un peu plus tard de remonter dans les appartements, il ft la sourde oreille. Un de ses amis, l’officier municipal Mouchet, s’était rendu à l’Assemblée qui venait de se réunir au bruit du tocsin. Il dit à quelques députés que Petion courait le risque d’être assassiné si l’Assemblée ne l’appelait pas à sa barre. Aussitôt, sur la motion de Basire et de Letourneur votée sans débat, un huissier de l’Assemblée accompagné de gendarmes alla chercher Petion. Il quitta le jardin des Tuileries avec soulagement, persuadé qu’on avait voulu le retenir en otage au château.

La Commune légale, avertie par les administrateurs de police, fut convaincue que Mandat était responsable de l’incident, car c’était Mandat qui avait convoqué Petion au château. À son tour elle convoqua Mandat à sa séance. « Mandat répondit, d’après Dejoly, que son poste était au château, qu’il se rendrait à la Commune après qu’il aurait déposé son commandement. » Mais un second ordre arriva vers cinq heures du matin et détermina son départ. Il laissa le commandement à son collègue La Chesnaye, chef d’une légion. À l’Hôtel de Ville, Mandat fut d’abord interrogé par le conseil général de la Commune qui ne vit rien de répréhensible dans sa conduite, si nous en croyons Mortimer-Ternaux qui eut entre ses mains des procès-verbaux aujourd’hui disparus. Mais « les commissaires de la majorité des sections réunis » le firent à leur tour comparaître devant eux. Huguenin, qui les préside, demande à Mandat en vertu de quel ordre il a doublé la garde du château. Il répond que c’est par ordre du maire. Huguenin insiste : « M. le maire n’a point donné cet ordre. — C’est une réquisition générale que j’ai présentée au Département. Si un commandant général ne peut pas prendre des précautions subites pour un événement imprévu, il n’est pas possible de commander. » Mandat disait vrai. Par sa lettre du 8 août, Petion lui avait ordonné, en effet, de renforcer les postes du château et de former deux réserves. On lui demande ensuite s’il n’a pas retenu le maire au château. Il le nie. Alors l’officier municipal Mouchet déclare qu’il a entendu le secrétaire de Mandat affirmer que Petion ne sortirait pas du château et que Mandat lui-même a dit à des grenadiers des Gravilliers, au moment où Petion fut appelé à l’Assemblée : « Vous allez le ramener, sa tête vous répond du moindre mouvement ! » Sur ce, les commissaires décident de destituer Mandat et de lui donner Santerre pour successeur provisoire. L’interrogatoire continue. À une question sur le nombre des défenseurs du château, Mandat répond par des chiffres inexacts. Les Suisses, dit-il, étaient 600 au lieu de 300, alors qu’ils étaient un millier, les gardes nationaux 1 200, alors qu’ils étaient au moins 2 000. Puis l’incident décisif éclate. On annonce aux commissaires des sections qu’on vient déposer sur le bureau du conseil général de la Commune, qui siège dans la salle voisine, une lettre de Mandat par laquelle il donnait l’ordre de tirer sur les citoyens en fanc et par derrière au moment où ils se dirigeraient vers les Tuileries en venant de l’Hôtel de Ville. Le président du conseil général Cousin, après avoir lu la pièce, l’avait rendue au commandant du poste de la réserve de l’Hôtel de Ville qui l’avait reçue de Mandat. Huguenin réclama la pièce. L’officier municipal Patris partit à sa recherche et l’apporta. Elle était ainsi conçue :

Du 9 août 1792, l’an 4 de la liberté.

« Le commandant général ordonne au commandant du bataillon de service à la Ville de dissiper la colonne d’attroupement qui marcherait pour se porter au château, tant avec la garde nationale qu’avec la gendarmerie soit à pied, soit à cheval, en l’attaquant par dernière.

Le commandant général Mandat. »

« C’est une infamie, c’est un prodige de lâcheté et de perfidie », s’écrie-t-on de toutes parts. Mandat déjà destitué est, cette fois, décrété d’arrestation et enfermé ensuite dans la prison de la Maison Commune.

Mais cette mesure provoque sur-le-champ un conflit avec l’autorité légale. Le conseil général de la Commune avertit les commissaires qu’ils n’ont pas le droit d’ordonner des arrestations, que les juges de paix seuls ont le pouvoir de le faire. En réponse les commissaires déclarent que le peuple en insurrection leur a confié tous ses pouvoirs, qu’ils portent en eux par conséquent toute l’autorité, que les pouvoirs anciens doivent disparaître devant la souveraineté qui leur est déléguée. Les commissaires, en conséquence, suspendent le conseil général de la Commune et s’emparent de sa salle. De l’ancienne municipalité ils ne laissent subsister que le maire, le procureur de la Commune et les 10 administrateurs de police. Le conseil légal se dispersa sans résistance en se bornant à aviser l’Assemblée qui ne prit aucune décision. Un des premiers actes du conseil révolutionnaire fut d’ordonner le transfert de Mandat de la prison de la Maison Commune à la prison de l’Abbaye. Au cours du transfert, le malheureux Mandat fut abattu d’un coup de feu sur les marches de l’Hôtel de Ville. Il pouvait être sept heures du matin. L’affaire de Mandat eut pour conséquence indirecte de rendre Petion quelque peu suspect aux commissaires. Mandat avait affirmé avec force que Petion lui avait ordonné de renforcer les postes du château. Les commissaires étonnés décidèrent sur-le-champ d’envoyer au maire des commissaires pour recueillir ses éclaircissements. Un peu plus tard ils chargèrent Santerre de consigner Petion à la mairie, distincte de l’Hôtel de Ville et située sur l’emplacement actuel de la Préfecture de Police, sous une garde de 600 hommes, soi-disant destinée à sa protection. Petion se prêta d’abord de bonne grâce à cette consigne qui mettait sa responsabilité à l’abri. Il prétendra même plus tard qu’il écrivit plusieurs fois à la Maison Commune pour en presser l’exécution. Mais, sitôt que l’émeute fut victorieuse, Petion s’empressa d’avertir l’Assemblée qu’il était « gardé et retenu ». Ses amis firent voter un décret qui levait la consigne. Mais la Commune révolutionnaire ne se pressa nullement d’exécuter le décret. Elle lui gardait rancune de ses efforts répétés pour empêcher l’insurrection et, plus encore, de l’ordre qu’il avait donné à Mandat de renforcer la garnison des Tuileries. Elle ne savait pas tout. Elle ignorait que Petion avait donné, le 8 août, un réquisitoire au commandant de la garde suisse, d’Erlach, pour renforcer de 400 hommes la garde du château.

On dit souvent que l’arrestation et l’assassinat de Mandat désorganisèrent la défense et furent la raison principale du succès de l’insurrection. Il ne faut pas exagérer ce point de vue. Même si Mandat était resté à son poste au château, on ne voit pas ce qu’il aurait pu faire de plus. Il n’avait plus aucune action sur les sections soulevées. Il avait gardé les ponts sur la Seine : Pont-Royal, Pont-Neuf, Pont Saint-Michel, pour empêcher la jonction des faubourgs. La Chesnaye ne changea rien à ses dispositions. Le commandant de la garde nationale ne dépendait pas du roi mais du maire. Soyons sûrs que, de toute façon, les commissaires des sections l’auraient destitué avant l’action, d’après l’exemple que leur avaient donné les sections soulevées en révoquant leurs états-majors.

Le plan d’attaque avait été arrêté, dans la soirée du 9 août, au cours de deux entretiens que Santerre eut avec Alexandre et Westermann d’abord, avec Westermann et Rossignol ensuite. Les sections de la rive gauche commandées par Alexandre devaient faire leur jonction au Carrousel avec les sections de la rive droite commandées par Santerre. Alexandre fut prêt le premier. Il conduisit le bataillon de Saint-Marcel auquel s’étaient incorporés les Fédérés brestois à la caserne des Marseillais et les deux bataillons descendirent la rue Dauphine vers le Pont-Neuf. Mais le pont était occupé par le bataillon de Henri-IV commandé par Robert, un des fidèles de Mandat. Robert avait fait braquer les canons de son bataillon et les pièces du parc d’artillerie sur toutes les rues adjacentes. Déjà, vers minuit, quand une délégation de Mauconseil était venue lui demander de faire tirer le canon d’alarme, dont il avait la garde, Robert avait refusé et fait arrêter toute la délégation qu’il ne remit en liberté que sur un ordre de la Commune légale. Le commandant des Marseillais avertit l’Hôtel de Ville. La Commune légale, pressée par le procureur Manuel, intervint. Elle donna l’ordre à Robert de retirer les canons qu’il avait mis en batterie. L’ordre lui fut apporté par Osselin, Hue et Baudouin. Robert obéit. Le jour pointait. La troupe d’Alexandre et les Marseillais se présentèrent et passèrent sans encombre. Ils arrivèrent au Carrousel un peu après six heures du matin. La gendarmerie à cheval, qui occupait la place, se replia sans résistance sur le Petit Carrousel. Le commandant des Marseillais, Moisson, déclarera « qu’ils éprouvèrent une sorte d’indisposition » quand ils virent les canonniers en position dans les cours du château. Îls crurent que les canonniers les avaient trahis. Pendant deux bonnes heures ils attendirent, l’arme au pied, l’amivée de Santerre avec le faubourg Antoine et la rive droite.

Santerre avait sous la main son bataillon tout prêt à partir dès 5 heures du matin, mais il attendit les autres bataillons qu’on lui avait promis. Le bataillon des Minimes arriva le premier, mais son commandant, Le Laboureur, ancien commandant du guet, refusait de marcher. Santerre harangua ses hommes et les entraîna. Le commandant du bataillon de Sainte-Marguerite (section de Montreuil), Bonnaud, avait pris la précaution, la veille, d’écrire au maire pour se couvrir. Il lui avait fait cette admirable déclaration qu’aurait enviée Joseph Prudhomme : « Je ne puis éviter de marcher à leur tête sous aucun prétexte ni par aucun ordre, pas même l’éloignement qui exposerait ma famille et mes possessions. En conséquence, je vous prie de me donner acte de ma déclaration, afin que tout ce qui pourrait arriver d’illégal dans cette démarche ne me soit pas imputé, attendu que je proteste et jure derechef que je ne violerai jamais la Constitution à moins que je n’y sois forcé ! » Quand Santerre apprit que le bataillon du faubourg Montmartre était en marche vers la Bastille, il s’ébranla pour aller le rejoindre et s’empara en passant du magasin à poudre de l’Arsenal. Il avait réparti ses forces, auxquelles s’étaient joints les Fédérés de la rive droite, en trois colonnes : à sa gauche, un bataillon avec deux canons qui s’avancerait le long du quai afin de le protéger contre les bataillons de l’ile Saint-Louis, de Saint-Etienne-du-Mont et des Thermes-de-Julien, qui s’étaient montrés hostiles à la déchéance ; à sa droite, un autre bataillon également avec deux canons prendrait par les boulevards pour surveiller les deux sections royalistes des Petits-Pères et des Filles Saint-Thomas ; au centre enfin, avec son bataillon des Quinze-Vingts et celui de Sainte-Marguerite, il s’avancerait par la rue Saint-Antoine jusqu’à la place de Grève et de là au Louvre par les rues Saint-Honoré et de Chartres jusqu’au Carrousel. Santerre était déjà en route quand il apprit sa nomination en remplacement de Mandat. Il dut monter à l’Hôtel de Ville, ce qui retarda encore sa marche, et passer le commandement à Alexandre qui conduisit la colonne du centre au Carrousel où elle n’arriva que vers 9 heures. Beaucoup de sections, sans se soucier des plans de Santerre, avaient envoyé directement leurs forces armées sur le château. Telle la section de Bonne-Nouvelle qui avait mis en marche son bataillon fort de 500 à 600 hommes vers trois heures du matin pour rejoindre le bataillon de Saint-Jacques-la-Boucherie.

Le château était précédé de trois cours inégales séparées par des murs et des constructions : au centre, la cour royale, la plus vaste, qui aboutissait au pavillon de l’Horloge où on entrait par un vestibule et un grand escalier ; à droite, du côté de la rue Saint-Honoré, la petite cour des Suisses qui communiquait par des passages le long des hôtels de La Villière et de Brionne avec la cour de Marsan et le petit Carrousel ; à gauche, du côté de la Seine, la cour des Princes sur laquelle donnait la galerie du Louvre La place du Carrousel était beaucoup plus petite que de nos jours et occupée par des constructions qui encadraient les rues Saint-Nicaise, Saint-Louis et de l’Échelle qui aboutissaient à la rue Saint-Honoré. La rue de Rivoli n’était pas percée. Sur son emplacement, à la hauteur de la rue actuelle de Castiglione, s’élevait le long bâtiment du Manège où siégeait l’Assemblée, dont les Comités étaient installés dans les deux couvents voisins des Feuillants et des Capucins aujourd’hui disparus. Une longue cour étroite, parallèle à la terrasse des Feuillants, permettait de passer du Manège au Petit Carrousel et à la cour de Marsan. Le jardin des Tuileries n’a pas changé, sauf que le Pont tournant, qui permettait d’y accéder en venant de la place Louis-XV (Concorde actuelle), a disparu.

Après le départ de Mandat pour l’Hôtel de Ville, le roi, la reine, Madame Élisabeth avaient tenu au château une sorte de conseil de guerre à l’issue duquel la reine avait fait venir Rœderer dans la chambre du valet Thierry. Interrogé par elle, Rœderer n’avait pas hésité à lui répondre qu’il « lui paraissait nécessaire que le roi et sa famille se rendissent à l’Assemblée nationale ». « Vous proposez de mener le roi à son ennemi, interrompit Dubouchage. — Point du tout, répondis-je, puisqu’ils ont été 400 contre 200 en faveur de Lafayette ; au reste, je propose cela comme le moindre danger. » « La reine me dit alors, continue Rœderer, d’un ton fort positif : « Monsieur, il y a ici des forces, il est temps enfin de savoir qui l’emportera du roi et de la Constitution ou de la faction. » Interrogé sur les moyens de résistance dont il dispose, le successeur de Mandat, La Chesnaye, ne laisse pas ignorer à la reine que la garde nationale est rebutée par la présence dans les appartements « de gens de toute espèce », dont la reine fait aussitôt l’éloge avec vivacité : « Je vous réponds de tous les hommes qui sont ici. Ils marcheront devant, derrière, dans les rangs, comme vous voudrez. Ils sont prêts à tout ce qui pourra être nécessaire. Ce sont des hommes sûrs. » Ce langage décidé fit craindre à Rœderer que la reine, poussée par les aristocrates, souhaitât la bataille. Il entrevit l’insurrection vaincue et, même, la dissolution de l’Assemblée par ordre du roi. Or, Rœderer, lié avec les Girondins, mêlé personnellement à leurs négociations pour la reconstitution du ministère, tenait essentiellement à garder le roi et la Cour sous la dépendance de l’Assemblée. Il ne souhaitait pas, certes, le succès de l’insurrection, mais il ne souhaitait pas davantage le succès des aristocrates. Il a écrit dans un opuscule intitulé L’Esprit de la Révolution de 1789 : « Si le 10 août n’avait pas fait cesser le pouvoir royal, l’étranger n’aurait-il pas eu la facilité de venir à Paris, de s’ingérer dans la Constitution, de faire la loi au corps législatif, ou d’établir un régime équivalent ou pire ? » Il sentait nettement que la cause du roi était celle de l’ennemi, La solution mitoyenne qu’il avait imaginée, d’accord sans doute avec les Girondins, avait l’avantage de ne rien compromettre. Une fois le roi et sa famille réfugiés dans l’Assemblée, l’insurrection perdait tout motif d’attaque, la garde du château tout motif de défense. Pas de bataille, pas de victoire. L’Assemblée restait l’arbitre de la situation et c’était pour lui l’essentiel. « J’espérais, ajoute-t-il, que la terreur jetterait la Cour dans leurs bras (des Girondins) et lui ferait chercher son asile dans leurs talents et leur popularité. » Pour faire adopter sa solution par la famille royale, Rœderer déploya, deux heures durant une rare ténacité. Îl n’aurait pas réussi s’il n’avait èté aidé par tout l’entourage constitutionnel du roi qui pensait confusément comme lui et pour les mêmes raisons.

Il commença par conseiller au roi d’envoyer deux ministres auprès de l’Assemblée pour lui demander asile et protection. Les deux ministres choisis pour cette mission furent le ministre de la Justice Dejoly et le ministre de l’Intérieur Champion, personnages agréables aux Girondins, le premier surtout qui avait été l’intermédiaire entre Vergniaud et le roi. Au reste, Dejoly pensait, comme Rœderer, que tout projet de résistance était « criminel et extravagant ». Il se présenta devant l’Assemblée, alors peu nombreuse, mais n’osa pas articuler nettement sa demande. Il annonça seulement que le roi était « fort agité » par l’annonce du rassemblement et il pria l’Assemblée « de prévenir les désordres qui pourraient suivre ». Peut-être espérait-il que les Girondins compléteraient sa pensée. Mais les Girondins ne se souciaient pas, par une démarche publique, d’avoir l’air de se solidariser avec la Cour. Vergniaud lui-même demanda qu’on attendit le compte à rendre par la municipalité avant de proposer « des mesures ultérieures ».

Pendant que Dejoly et Champion faisaient auprès de l’Assemblée cette démarche inutile, le roi passait la revue des troupes rassemblées pour la défense du château. Dans les cours de la façade du Carrousel, il fut accueilli par de nombreux cris de : Vive le Roi ! mais les canonniers de la cour royale restèrent silencieux ou crièrent : Vive la Nation ! Quand il passa dans le jardin des Tuileries, les cris de : Vive la Nation ! se firent de plus en plus fréquents à mesure qu’il se rapprochait du Pont tournant. Des détachements armés, non requis par Mandat, s’étaient introduits dans le jardin par la porte de l’Orangerie restée ouverte. Du côté du bord de l’eau, il y avait de nombreux Sans-Culottes armés de piques. Ils criaient : À bas le veto ! et aussi : À bas le gros cochon ! La reine, qui du château entendait ces cris, essuyait ses yeux rougis. Après le retour du roi, Dupont de Nemours fit signer aux gardes nationaux une courte pétition à l’Assemblée pour l’inviter à éloigner de Paris les Fédérés.

On venait d’apprendre les événements de l’Hôtel de Ville, la dispersion de la Commune légale, l’arrestation de Mandat par la Commune révolutionnaire, l’approche d’Alexandre et des Marseillais. Rœderer saisit l’occasion pour presser de nouveau les ministres de conduire le roi et sa famille à l’Assemblée nationale. En dépit de la résistance de Dubouchage, Dejoly et Champion reçurent permission de retourner au Manège et, cette fois, ils parlèrent plus clairement. Champion demanda à l’Assemblée d’envoyer une députation au roi comme au 20 juin. Ce serait le moyen, disait-il, d’assurer la tranquillité non seulement au château mais dans la ville. Déjà Bigot de Préameneu convertissait en motion la demande du ministre quand le Montagnard Taillefer marqua son opposition : « J’étais de la députation du 20 juin, je sais les désagréments qu’éprouvèrent vos commissaires. Ils furent insultés et calomniés. Je demande la question préalable. » Boisrot de Lacour, qui demande qu’on invite le roi à se rendre dans le sein du corps législatif, est accueilli par des murmures. Les deux ministres reviennent au château bredouilles. Pendant leur absence, les Marseillais et le faubourg Saint-Marceau avaient occupé en bon ordre la place du Carrousel. Plusieurs à califourchon sur les murs essayaient de fraterniser avec les gardes nationaux, et surtout avec les canonniers, qui occupaient les cours. Les officiers municipaux Borie et J.-J. Leroux, aidés par Rœderer et par les membres du Département, s’approchèrent des portes pour parlementer avec les insurgés du Carrousel. Mais ceux-ci ne voulurent rien entendre avant d’avoir obtenu la déchéance. Alors, Rœderer et les municipaux, rentrés dans les cours, donnèrent lecture aux gardes nationaux et aux Suisses de la loi sur les attroupements et leur ordonnèrent de repousser la force par la force, mais seulement s’ils étaient attaqués. La lecture finie, les canonniers, qui s’étaient déjà querellés à plusieurs reprises avec les grenadiers, retirèrent ostensiblement la charge de leurs canons. Il y avait au début 8 pièces dans la cour royale. Quatre d’entre elles avaient déjà été conduites au Carrousel par leurs canonniers, après la revue passée par le roi, et tournées aussitôt contre le château. Les insurgés en avaient maintenant 12 à leur service. Les 4 qui restaient dans la cour royale n’allaient pas tarder à faire défection à leur tour. Les défenseurs du château n’avaient plus de canons que sur la façade du jardin.

Rœderer et les municipaux furent plus convaincus que jamais que la résistance était impossible. J.-J. Leroux avertit les gens du Carrousel qu’il espérait déterminer le roi à se retirer à l’Assemblée nationale. Il se rendit en effet dans la chambre du roi et essaya de le convaincre. À en croire son récit, Louis XVI semblait acquiescer. Mais la reine fit des objections : « Elle saisit la main du roi qu’elle approcha de ses yeux et qu’elle mouilla de larmes auxquelles le roi répondit. Le prince royal, Madame et sa sœur pleurèrent, et je crois qu’il n’y eut pas un seul des spectateurs qui ne fût obligé de s’essuyer les yeux. » Rœderer entra à son tour et, pour la troisième fois, depuis le départ de Mandat, supplia le roi de se rendre à l’Assemblée : « Votre Majesté n’a pas une minute à perdre, il n’y a de sûreté pour elle que dans l’Assemblée nationale… Vous n’avez pas dans les cours un nombre d’hommes suffisant pour la défense du château, leur volonté n’est pas non plus bien disposée. Les canonniers, à la seule recommandation de la défensive, ont déchargé leurs canons. — Mais, dit le roi, je n’ai pas vu beaucoup de monde au Carrousel. — Sire, il y a 12 pièces de canon et il arrive un monde immense des faubourgs. » Un marchand de dentelles du nom de Gerdret, administrateur du Département et fournisseur de la reine, voulut appuyer l’avis de Rœderer : « Taisez- vous, monsieur Gerdret, dit la reine, il ne vous appartient pas d’élever ici la voix. Quand on a fait le mal, on ne doit pas avoir l’air de vouloir le réparer. Taisez-vous, monsieur, laissez parler Monsieur le procureur général syndic. » — « Mais, Monsieur, dit-elle en m’adressant la parole, nous avons des forces ! — Madame, tout Paris marche », répondit Rœderer. Le ministre Dejoly ajouta : « Marchons et ne délibérons pas. » Le roi regarda la reine, se leva et dit : « Marchons. »

Entre deux haies de Suisses et de gardes nationaux, la famille royale, entourée des ministres, qui donnaient le bras aux dames, et des membres du Département, s’avança donc vers l’Assemblée à travers le jardin des Tuileries. Le roi s’était emparé du chapeau d’un garde national auquel il remit en échange son beau chapeau à plumes que le garde national mit sous son bras à côté de son fusil, n’osant le placer sur sa tête. Un juge de paix, qui précédait le cortège, avertit l’Assemblée de son approche. L’Assemblée envoya une délégation à sa rencontre. La terrasse des Feuillants était pleine de monde. Des cris menaçants s’élevaient : À bas le veto ! Point de femmes ! Nous ne voulons que le roi, le roi seul ! Pour dégager le passage de l’escalier, on dut faire monter sur la terrasse une partie de la garde du roi. Rœderer harangua la foule. Les députés de la délégation s’interposèrent. On entra enfin. La reine et la famille prirent place sur les sièges des ministres, le roi à côté du président. « Messieurs, dit-il, je viens ici pour éviter un grand crime. Je me croirai toujours en sûreté avec ma famille au milieu des représentants de la Nation. » Vergniaud, qui présidait, lui répondit : « L’Assemblée nationale connait tous ses devoirs, elle regarde comme un des plus chers le maintien de toutes les autorités constituées. » Cette réponse contenait l’engagement de maintenir le roi et la royauté.

La Constitution défendait de délibérer en présence du roi. Certains proposèrent, pour résoudre la difficulté, de placer le roi à la barre réservée aux pétitionnaires. D’autres et surtout Cambon proposèrent de le mettre dans la loge du Logotachygraphe, une loge vide qui était à droite et un peu derrière le Président, « une loge où il ne sera pas présent, dit Cambon, puisqu’il y a des rideaux », « une loge qui est en dehors de la salle », ajouta Duhem. Cette solution prévalut. La famille royale entra donc dans l’étroit réduit des sténographes, dont le roi, aidé des ministres, fit sauter la grille qui le fermait pour diminuer la chaleur étouffante. Il était environ huit heures trois quarts.

Quelques instants avant l’arrivée du roi, on avait averti l’Assemblée qu’une fausse patrouille d’une vingtaine d’aristocrates, qui avaient été arrêtés dans la nuit et enfermés dans un corps de garde du bâtiment des Feuillants, était en danger. Une dizaine étaient parvenus à s’échapper par une fenêtre, mais les autres étaient soumis à l’interrogatoire de la section des Tuileries. Sept d’entre eux furent massacrés et parmi eux le journaliste royaliste Suleau, contre lequel s’était acharné Théroigne de Méricourt, une des victimes de sa verve cruelle, l’abbé Bouyon et le beau Vigier, ancien garde du corps. Leurs corps furent mutilés et leurs têtes portées au bout des piques.

En conduisant le roi à l’Assemblée, Rœderer, Dejoly et les Girondins pensaient avoir fait un coup de maître. L’insurrection n’avait plus d’objet. Le peuple s’adresserait maintenant à l’Assemblée nationale, et sous sa pression celle-ci obtiendrait du roi ce qu’il n’avait pas voulu accorder jusqu’alors : le rappel des ministres girondins. Moyennant quoi, il retournerait dans son palais, roi nominal un peu plus avili, un peu plus impuissant. Au pis aller, si l’émeute l’exigeait, on suspendrait son veto pendant la guerre, on le forcerait à abdiquer en faveur de son fils. Mais, de toute façon, les Girondins reprendraient le pouvoir. Pour qu’ils puissent régner on conserverait la royauté.

Rœderer n’avait pas prévu, et ses inspirateurs non plus, qu’un combat s’engagerait entre les insurgés et les derniers défenseurs du château. En partant, le roi avait confié le commandement de la garnison au vieux maréchal de Mailly, qui avait sous ses ordres le maréchal de camp de Boissieu. La garde nationale, qui avait déjà commencé à faire défection depuis la revue, considéra que son rôle était terminé et se retira presque tout entière, à l’exception peut-être d’une centaine de grenadiers. Déjà affaiblie par l’escorte qui avait accompagné le roi (une centaine de Suisses avec leur état-major et 200 gardes nationaux), la garnison du château ne comprenait plus guère que 700 à 800 Suisses, 200 gentilshommes, 100 grenadiers. Quant au millier de gendarmes, dispersés la plupart dans des postes extérieurs, leurs dispositions étaient telles qu’il paraissait déjà impossible de compter sur eux. Les Suisses étaient abondamment approvisionnés de cartouches, 60 dans leur giberne, plus un paquet de 15 dans leur poche, dira le jugement contre Bachmann, leur major. Le départ du roi avait créé un certain flottement dans les rangs qui se mêlèrent. À 9 heures, M. de Boissieu donna l’ordre d’abandonner les postes dans les cours et de se retirer dans le château, sans doute afin de rompre toute tentative de fraternisation avec les insurgés. Presque aussitôt, le maréchal de Mailly fit passer la consigne de ne pas se laisser forcer.

Les insurgés du Carrousel essayaient d’enfoncer les portes des cours en les frappant à coups redoublés. Le portier de la cour royale, voyant celle-ci évacuée par les défenseurs du château, leva la poutre qui fermait la grande porte. Les Marseillais et les faubouriens entrèrent, se glissant le long des murs. Ils firent bientôt signe aux Suisses avec leurs chapeaux et leur promirent de les bien traiter, s’ils passaient du côté de la Nation. Les plus hardis pénétrèrent dans le vestibule, dont on ne s’explique pas que la porte ait été laissée ouverte. Ils essayèrent de fraterniser avec les Suisses et les grenadiers

LE PALAIS DES TUILERIES AU XVIIIe siècle


Le Palais ne communiquait avec le Louvre que par la Galerie du bord de l’eau, à droite.
(Extrait du plan de Turgot, Bibl. Nat., Photo Hachette).
Le Dix Août PL. 8, Page 112


rangés sur le grand escalier. Westermann, qui était Alsacien, s’adressa aux Suisses dans leur langue. En vain, les officiers Suisses, notamment le capitaine Durler, firent poser une barrière de bois en travers de l’escalier. La fraternisation continuait. Déjà plusieurs Suisses répondaient aux avances des Parisiens et se laissaient entraîner bras dessus, bras dessous. Du premier étage les Suisses jetaient, en guise d’amitié, des cartouches aux occupants de la cour royale. Les officiers craignirent que la fraternisation ne leur enlevât leurs hommes. Un coup de feu, probablement tiré par un de ces aristocrates qui étaient venus renforcer la garde du château, partit du haut de l’escalier contre les Marseillais. Ce fut le signal d’une mêlée générale. Au commandement des officiers, les Suisses et les grenadiers firent feu à leur tour du premier étage dans la cour, du haut de l’escalier dans le vestibule. Les gentilshommes rangés dans la galerie du Louvre prirent part à la fusillade. Morts et blessés jonchèrent le sol. Parmi ceux-ci le commandant des Marseillais Moisson fut atteint un des premiers. Surpris, trahis, les fraterniseurs, un moment atterrés, ripostèrent. Profitant de leur trouble, le capitaine Durler rassembla 200 Suisses pour une sortie. À leur tête, il balaya la cour royale et s’empara, dans sa charge, de 4 canons qui ne lui servirent de rien, parce qu’ils étaient sans munitions. Les grenadiers des Filles-Saint-Thomas et des Petits-Pères s’empressèrent de les enclouer avec les baguettes de leurs fusils. Emporté par son élan, Durler pénétra au Carrousel sur les talons des fuyards. Humain autant que brave, il commanda à ses hommes d’épargner un poste de 15 à 20 Marseillais qu’il trouva cachés derrière une guérite. Il les fit prisonniers et leur indiqua les moyens de s’évader. Il y eut un moment de grande panique. Les fuyards déferlaient par les rues avoisinantes jusqu’à l’Hôtel de Ville. La Commune insurrectionnelle se hâta de rassembler des renforts. Elle en demanda jusqu’aux villes voisines, par exemple à Sèvres : « L’assemblée générale conjure, au nom de la Patrie, au nom de ce que la fraternité a de plus cher, nos frères, les citoyens de Sèvres et leurs circonvoisins, de nous envoyer sur-le-champ le plus de forces possible. Le Carrousel est couvert de cadavres de patriotes. Aux armes, à nous, citoyens ! » Panis et Sergent griffonnèrent ce billet : « De la poudre ! De la poudre ! pour différents détachements à la mairie… Rien de si pressé que cette poudre et qu’on nous dise en quelles mains elle est maintenant à l’Arsenal pour qu’au nom de la Commune nous y envoyions directement. » Le bruit courut un instant que les Suisses étaient victorieux. Du côté du jardin des Tuileries ils avaient fait une sortie sous la conduite du capitaine de Salis et s’étaient emparés de trois canons.

Mais la ferme conduite des Marseillais et des Brestois et du faubourg Saint-Marceau, l’arrivée des troupes de Santerre au moment critique, le passage des gendarmes à l’insurrection décidèrent du succès de celle-ci.

Les canonniers de Marseille arrêtèrent l’élan des Suisses sur le Carrousel par des coups de mitraille qui les décimèrent. Durler resté presque seul dut rentrer dans la cour royale. C’était le moment où les troupes du faubourg Antoine, amenées par Alexandre, se présentaient enfin par la rue Nicaise. Elles mirent aussitôt leurs canons en batterie et renforcèrent le feu des Marseillais et du faubourg Saint-Marceau. Déjà la gendarmerie à cheval avait quitté le Petit Carrousel pour charger les Suisses de la cour de Marsan. Fournier l’Américain s’est vanté d’avoir fait mettre le feu dans les baraquements des Suisses pour les épouvanter et les forcer à quitter les cours. « Nous manquions de papier, dit-il, pour allumer le feu en divers endroits. Des assignats en tinrent lieu. Rien ne coûte quand il s’agit de remplir un grand but. »

Mitraillés, enfumés, débordés par le nombre toujours renouvelé des assaillants, les Suisses avaient peine à se maintenir dans les cours. Vers 11 heures, le maréchal de camp d’Hervilly, sans arme et sans chapeau, accourut à travers les coups de fusil en leur criant de cesser le feu de la part du roi et de se retirer dans l’Assemblée nationale. La lutte continua quelque temps encore. Von Luze, Salis, Reding, Pfyfer, Durler rallièrent peu à peu leurs hommes pour la retraite. Von Luze a reconnu qu’au moment où d’Hervilly leur ordonna de cesser le feu, leurs soldats manquaient de cartouches. Durler a dit de même : « Nous n’avions plus de munitions. » Il y avait près de deux heures qu’on se battait !

La retraite à travers le jardin des Tuileries, sous une grêle de balles parties de tous les côtés, fut meurtrière. Les Suisses se débandèrent. Un peloton essaya de gagner le Pont tournant. Il fut fait prisonnier par les gendarmes de piquet sur la place Louis-XV, conduit à l’Hôtel de Ville et massacré dans une cour. Le gros se réfugia dans l’assemblée. Durler, qui le commandait, ne voulut pas que ses soldats rendissent leurs armes avant d’avoir pris les ordres du roi. Il monta dans la loge du Logotachygraphe. Le roi lui dit : « Posez vos armes, je ne veux pas que des braves gens comme vous périssent tous. » Il lui remit ensuite un mot d’écrit. Les Suisses désarmés au nombre de 100 à 200 furent conduits dans une dépendance du couvent des Feuillants, puis dans l’église, pour les soustraire à la rage de la foule. Quant aux gentilshommes, la plupart parvinrent à s’enfuir par la galerie du Louvre jusqu’à un escalier dérobé qui les conduisit au quai. Beaucoup s’échappèrent sous des déguisements.

Les vainqueurs, rendus furieux par la « trahison », dont ils avaient été victimes au début de l’action, et par les lourdes pertes qu’ils avaient faites, ne voulaient accorder aucun quartier. Un détachement de Suisses, qui cherchait à se sauver par la rue de l’Échelle, fut massacré jusqu’au dernier. Au milieu des débris fumants de l’incendie, qu’il fut très malaisé d’éteindre, les insurgés occupèrent les appartements royaux, jetèrent les livres de Marie-Antoinette par les fenêtres, crevèrent les matelas et les édredons dont les plumes voltigèrent dans les cours, mais s’interdirent tout pillage. Quelques voleurs furent exécutés sommairement. L’or, les bijoux, l’argenterie, les objets précieux furent religieusement portés sur le bureau de l’Assemblée. Les femmes trouvées dans le château furent respectées.

L’affaire avait été chaude. Les Fédérés marseillais à eux seuls, avaient perdu 24 tués et 18 blessés, les Fédérés de 18 autres départements 39 tués ou blessés. Les pertes des sections parisiennes étaient de 285 tués ou blessés, dont 23 pour la seule section du Finistère (c’est-à-dire le faubourg Saint-Marceau) qui avait soutenu avec les Marseillais l’assaut des Suisses. La section des Quinze-Vingts, la section de Santerre, qui avait joué le rôle dirigeant dans la préparation de l’insurrection, venait aussi au premier rang pour le chiffre de ses pertes : 51 tués ou blessés. 42 sections sur 48 figurent sur la funèbre liste. Le 10 août fut bien l’œuvre de la grande majorité des sections. La plupart des victimes étaient des hommes du peuple, artisans ou ouvriers. Les bourgeois étaient restés chez eux. Si Camille Desmoulins était sorti avec un fusil, ce n’était pas pour s’en servir. Barbaroux a écrit tranquillement dans ses mémoires : « Des motifs de prudence me déterminèrent à ne pas me mettre à la tête des Marseillais. » Les mêmes motifs retinrent loin du combat ses deux compagnons Pierre Baille et Rebecqui. Ils demandèrent aux Marseillais de les tenir au courant par des ordonnances. La chair bourgeoise avait encore trop de prix, à cette époque, pour être transformée en chair à canon.

On ignore le chiffre exact des pertes subies par les défenseurs du château, car aucune enquête officielle ne fut prescrite pour l’établir. Mais on est peut-être au-dessous de la vérité en l’évaluant à 500 ou 600 tués et blessés. La proportion des morts fut beaucoup plus considérable que chez les assaillants.

Restait à tirer les conclusions politiques de l’événement. Aussi longtemps que le sort des armes avait paru indécis, l’Assemblée était restée dans l’expectative. Elle ne s’était pas prononcée sur l’arrestation de Mandat, sur la suspension de la Commune légale, sur l’usurpation des commissaires des sections. Quand elle apprit, par l’officier municipal Borie, que les portes des cours du château venaient de s’ouvrir aux manifestants, elle nomma, sur la proposition de Lamarque, de Lejosne et de Guadet, deux délégations pour se rendre, l’une dans les cours du château et l’autre à l’Hôtel de Ville. Les délégations venaient à peine de se mettre en marche qu’on entendit les premiers coups de feu. Le député de l’Aude Azéma faisait partie des délégués. « À peine arrivés à la porte du château, vers les Tuileries, écrira-t-il à ses électeurs, une furieuse décharge de mousqueterie a ébloui nos yeux au bas de l’escalier. De suite une seconde, puis une canonnade abattit en partie la façade. Ma foi ! nous avons vu pour lors la mort devant nous. Nous avons cru user d’un expédient sûr en nous transportant de l’autre côté du Carrousel, en prenant de préférence la queue des canons plutôt que la gueule, mais, à peine sortis du Manège, une foule de sabres, de piques, baïonnettes a fondu avec une rage inexprimable de toutes parts sur nos braves gardes qui, dépités de notre opiniâtreté à ne pas reculer, mais à aller de l’avant, nous ont empoignés et reportés comme des hirondelles dans l’Assemblée nationale. » Quand le capitaine de Salis fit une sortie du côté du jardin, il y eut dans l’Assemblée un moment d’émotion. Un officier de la garde nationale, entrant avec précipitation dans la salle, cria : « Législateurs, à vos places, nous sommes forcés ! » Un peu plus tard, des coups de fusil furent tirés dans les croisées. C’était au moment de la retraite de Durler. Comme des députés se levaient pour sortir, leurs collègues les rappelèrent : « C’est ici que nous devons mourir ! » Les tribunes crièrent : « Voilà les Suisses ! Nous ne vous quittons pas, nous périssons avec vous ! » L’Assemblée se leva tout entière au cri de : Vive la liberté ! Vive la Nation !

On peut s’imaginer ce que devaient penser le roi et la reine, en assistant à ces scènes, de l’étroite loge du Logotachygraphe. Le bruit du canon, les décharges de mousqueterie, les sorties des Suisses, dont ils recevaient l’écho, ranimèrent-ils leur espoir que l’insurrection serait vaincue ? C’est probable, car Louis XVI attendit bien longtemps avant d’écrire le billet qu’il remit enfin au maréchal de camp d’Hervilly pour ordonner aux Suisses de cesser le feu.

Quand tout fut consommé et le château conquis, le pouvoir révolutionnaire des commissaires des sections, qui avaient préparé et assuré la victoire, fit son apparition à la barre et dicta ses volontés par la bouche de son président Huguenim, la veille simple commis aux barrières. « Le peuple, dit Huguenin, qui nous envoie vers vous, nous a chargés de vous déclarer qu’il vous investissait de nouveau de sa confiance, mais il nous a chargés en même temps de vous déclarer qu’il ne pouvait reconnaître, pour juge des mesures extraordinaires auxquelles la nécessité et la résistance à l’oppression l’ont porté, que le peuple français, votre souverain et le nôtre, réuni dans ses assemblées primaires. » Guadet, qui présidait alors, fit la grimace à ce langage impérieux, car la convocation des assemblées primaires, c’était l’acte de décès de la Législative. Il répondit en termes vagues que les représentants du peuple maintiendraient jusqu’à la mort la liberté et l’égalité, puis il conseilla aux pétitionnaires de rappeler le peuple au calme, à l’obéissance, « afin que l’Assemblée nationale ne puisse jamais être accusée d’avoir porté aucune de ses délibérations dans le trouble et dans la violence ». La précaution n’était pas inutile, mais il était trop tard. La Gironde dut subir ce qu’elle n’avait pu empêcher.

Le même Vergniaud, qui avait repoussé la déchéance, six jours plus tôt, avec indignation, proposa, au nom de la Commission extraordinaire, de suspendre le roi, de convoquer une Convention qui serait élue, sans condition de cens, au suffrage universel, mais, contrairement au vœu de Robespierre, au suffrage universel indirect, par des collèges électoraux. Les trois ministres girondins, Roland, Clavière et Servan, furent rappelés. On leur adjoignit Monge, Lebrun et Danton, celui-ci proposé par Brissot et Condorcet, qui comptaient l’employer à contenir et à refouler le mouvement démocratique qu’il paraissait servir. Le roi et sa famille, en attendant la réunion de la Convention, seraient gardés en otages, au Luxembourg, avait dit l’Assemblée, dans la Tour du Temple, trancha la Commune révolutionnaire.

La royauté subsistait en théorie. Le jour même du 10 août, Vergniaud avait fait décréter la nomination d’un gouverneur « au prince royal ». Il pouvait sembler que la situation était la même qu’après Varennes. Apparence trompeuse. Après Varennes, le mouvement démocratique avait été noyé dans le sang du Champ de Mars. Il est maintenant triomphant. Il tient le roi à sa discrétion. Il se défie de l’Assemblée. Il lui avait demandé la déchéance, il n’a obtenu que la suspension, sous prétexte, disaient les Girondins, que la déchéance entraînerait, ipso facto, en vertu de la Constitution, l’établissement d’une régence. Mais les démocrates de la Commune nient la conséquence. Il leur faut la déchéance, sans régence, donc la République. Cette solution, qu’ils n’avaient pas préméditée, s’impose à eux. Ils la feront accepter des Girondins eux-mêmes dès le 4 septembre, puis du pays, moins de trois semaines plus tard, le 21 septembre. Solution logique, car la souveraineté du peuple, déjà inscrite dans la Constitution et dans les lois, hurlait d’être accouplée à une royauté héréditaire, comme l’avaient dit les Marseillais dans leurs pétitions. Mais la logique n’avait pas eu raison jusque-là du sentiment et de la routine. Depuis des siècles, la royauté apparaissait aux Français comme une Providence. Le roi, c’était l’État, c’était la patrie, c’était la justice, le ciment de la nation. Une telle yénération mystique entourait ce symbole qu’y porter atteinte paraissait sacrilège. Il avait fallu les parjures répétés de Louis XVI, sa complicité manifeste avec l’ennemi, l’invasion toute proche, les menaces de Brunswick, pour faire évanouir le fantôme séculaire et dresser la France patriote contre le roi de Coblentz.

Dans le secrétaire de Laporte, intendant de Ia liste civile, les vainqueurs avaient trouvé des pièces probantes qui justifaient leurs soupçons, une longue correspondance de Cazotte avec Laporte remplie de la joie des échecs de nos armées, des lettres d’émigrés adressées au duc de Brissac, le chef de l’ancienne garde constitutionnelle, des ordres du roi pour faire payer les appointements de sa garde supprimée et les traitements de ses anciens gardes de corps passés à Coblentz, etc. Ces papiers, aussitôt publiés et affichés, apprirent aux Français des plus lointains villages que le roi parjure était bel et bien l’allié des envahisseurs. Le sentiment monarchique en reçut un coup irrémédiable.

Par voie de conséquence, tous ceux qui, la veille, défendaient le roi devinrent des ennemis publics. Les décrets frappés du veto furent exécutoires. Les prêtres réfractaires, qui refusèrent de jurer le nouveau serment qu’on leur imposa (le serment de défendre la liberté et l’égalité), furent aussitôt déportables et bientôt déportés en bloc par un nouveau décret (celui du 26 août). Les royalistes constitutionnels émigrèrent en grand nombre.

Le pays, dans sa majorité, approuva ou se soumit. La prise d’armes des Vendéens à Bressuire et à Châtillon était aussi promptement réprimée que l’avait été celle de Charrier en Lozère avant l’insurrection. Lafayette, qui était, avec le roi, le principal vaincu de la journée, essaya en vain d’entraîner son armée sur Panis. Il put gagner un moment la municipalité de Sedan et le département des Ardennes, faire emprisonner les commissaires de l’Assemblée, mais les volontaires l’abandonnèrent et il dut s’enfuir dans les Pays-Bas avec son état-major. Les Impériaux l’enfermèrent au château d’Olmutz. Les quelques départements, comme le Haut et le Bas-Rhin, l’Aisne, l’Indre, la Somme, qui firent d’abord des difficultés pour enregistrer la loi qui suspendait le roi, se soumirent presque aussitôt. L’Indre, dans une proclamation, invoqua le danger de la Patrie pour excuser sa soumission.

Le danger de la Patrie, qui avait provoqué l’insurrection, la fit accepter. Aucune autre journée ne sera plus nationale. La Nation, qui n’était jusque-là que le pays légal, s’étendit à la totalité du peuple. Paysans et ouvriers eurent leur part de la victoire. Tous les droits féodaux non justifiés par le titre primitif furent supprimés sans indemnité, le partage des biens communaux autorisé, la mise en vente des biens d’émigrés par petits lots ordonnée, Pour occuper les chômeurs, Paris fit creuser vers Saint-Denis de longues tranchées qui seraient le suprême obstacle contre l’ennemi. De nombreux ateliers de charité furent ouverts dans les autres villes. Pour briser l’égoïsme des possédants, on se mit à user du droit de réquisition. Les Sans-Culottes, qui avaient été à la peine, seront bientôt à l’honneur et au profit. Ils se serrent pour l’instant derrière la commune révolutionnaire qui, par son audace, a vaincu. Elle incarne la défense nationale aussi bien contre la Gironde peureuse et calculatrice que contre la royauté traîtresse. La République, qui s’annonce, sera donc une république populaire puisqu’elle a dû s’établir contre la portion la plus riche et la plus influente de la bourgeoisie. Mais la Gironde ne lâchera pas prise sans retour offensif. L’ère des déchirements n’est pas close !

Les esprits qui réfléchissent se demandent ce que serait devenue la France si l’insurrection n’avait pas triomphé. Brunswick, réalisant les menaces de son manifeste, serait entré à Paris. Il aurait rétabli les choses comme avant 1789, les ordres, les privilèges, les Parlements, les intendants, etc. « La soldatesque effrénée et sans humanité, dit Chaumette, aurait remplacé le régime fraternel des gardes nationales. Les longues robes des suppôts de la chicane auraient remplacé les écharpes tricolores. Les gibets auraient été plantés à la place de ces arbres de la Liberté autour desquels auraient dansé les assassins de la Cour criant Vive le Roi ! »

C’était toute l’œuvre de la Révolution que l’insurrection avait sauvée non seulement contre le Roi, mais contre les Constitutionnels qui reniaient leur passé. « Le peuple français a vaincu dans Paris l’Autriche et la Prusse », écrivait à son mari la femme du futur conventionnel Julien de la Drôme, le jour même du 10 août. Ce n’était pas assez dire. Le principal vaincu avec le roi était Lafayette et toute la classe qu’il représentait.