Le diable est aux vaches/On lie connaissance


On lie connaissance


Cependant le hasard voulut que ce campement fut celui où logeait Jean-Baptiste Pinette.

À l’étranger, et au chantier plus qu’ailleurs peut-être, la voix du sang parle vite entre Canayens.

Aussi les deux hommes ne tardèrent pas à se découvrir un degré quelconque de parenté. Celle-ci « déclarée », ils entrèrent bientôt en commerce d’amitié…

Une complication étant survenue à la blessure, Baptiste se rendit lui-même une nuit au village voisin quérir les soins du médecin pour « Johnny Peanut », comme les Américains appelaient désormais notre héros. L’homme de l’art donna quelques remèdes puis exigea des honoraires assez salés, ce qui contrista beaucoup Johnny et contribua à accroître le mal du pays, dont il commençait à souffrir.

Pour comble de malheur, Baptiste Pinette dût bientôt quitter précipitamment le chantier pour retourner chez lui, comme on l’a déjà vu, ce qui eut pour effet d’augmenter la nostalgie chez le malade.

La « compagnée », lui chargeant $3.00 par semaine de pension Johnny, à bout d’argent, voulut quand même et contre l’avis du médecin, retourner dans son village.

L’esseulement, toute la journée, sur son froid grabat de branches de sapin, entre les quatre murs tristes et sombres de la « campe », qu’éclairait à peine un rayon de soleil, l’indifférence relative des étrangers, qu’il ne voyait d’ailleurs que le soir, leur langage plutôt rude et grossier : tout cela pesait comme du plomb sur la nature joyeuse et sensitive de Jean.

Il ne pouvait se rappeler sans un serrement de cœur la sollicitude de tous les siens, et en particulier les trésors de tendresses maternelles dont il était naguère l’objet, même pour une simple indisposition.

Un dimanche soir, un bûcheron canadien-français, le plus beau chanteux de la « campe », modula d’une voix aussi impressionnante que riche sur un air mélancolique : le « Souvenir du foyer », que l’abbé Apollinaire Gingras avait déjà mis au jour.

(Air : « Sur le grand mât d’une corvette » )


Au sein des plaisirs de la ville
Mon âme est comme un grand tombeau.
Je rêve au bonheur plus tranquille,
Et je regrette le hameau.
Du fond du cœur à ma paupière
Je sens des pleurs souvent monter :
Je me rappelle la chaumière
Et j’entends mes oiseaux chanter !

Quand l’impitoyable tristesse
Jette à mon front, son voile noir :
Quand l’amitié surtout me blesse ;
Quand dans mon âme il se fait soir :
Du fond du cœur à ma paupière
Je sens encor des pleurs monter :
Je me rappelle la chaumière —
J’entends mes sœurs gaiement causer !

Quand sur la ville étincelante
La lune au ciel vogue sans bruit ;
Quand sur la neige éblouissante
Rayonne doucement la nuit :
Encore une larme importune
Du fond du cœur monte toujours : —
Reverrai-je tes clairs de lune,
Ô ma chaumière, ô mes amours !

Le « scaler » (mesureur de bois) chanta ensuite, d’une voix non moins remuante,

Souvenirs du jeune âge,
Sont gravés dans mon cœur ;
Et je pense au village,
Où règne le bonheur…
...............

Cette nuit-là Jean ne dormit pas. Il se leva les yeux rouges, fit, tant bien que mal, son « pack » et, malgré le « tolle » général de ses camarades, il quitta précipitamment le chantier, profitant de l’occasion que lui offrait, pour sortir du bois, le draveur de provisions qui par le « tôte road » se rendait jusqu’au plus proche village. De là un postillon voitura Jean jusqu’au chemin de fer.

Mais il n’était pas à bout de traverses. Au cours du voyage, la blessure se rouvrit, causa beaucoup d’inquiétude à l’infortuné jeune homme qui, de tribulation en tribulation, finit par s’arrêter en chemin, tant la douleur devint forte et le danger de complications imminent. Bref, au lieu de se rendre chez lui, il vint échouer dans les « Tonnechipes », chez son grand cousin, Baptiste Pinette.

Le médecin, à cause de l’accident survenu à la plaie, condamna le blessé à un repos de plusieurs semaines, et lui prohiba la danse pour plusieurs mois.

Tant d’adversité donna à réfléchir à cet étourdi, qui avait maintenant honte de rentrer au foyer, où il se serait vu en butte aux quolibets de ses anciens compagnons de plaisir.

Baptiste, en bon citoyen, profita de l’état d’abattement où se trouvait le jeune homme pendant sa convalescence pour le décider à retourner chez lui et à changer de vie, en se mettant sérieusement au travail.

Bref, il le conduisit au Grand-Tronc, après lui avoir fait beaucoup de recommandations sur la route à suivre, attendu qu’en 187… le Grand-Tronc ne donnait pas aux passagers des tickets rédigés dans les deux langues.



Johnny dans son habillement de noces.